Tribune de Lorenzo Soccavo

Redécouvrir la magie des mots

L'exposition "Magie, anges et démons dans la tradition juive", qui a lieu jusqu'au 19 juillet 2015 au Musée d'art et d'histoire du judaïsme, ne peut que faire écho chez toute personne sensible à la lecture et aux pouvoirs des mots. Lorenzo Soccavo nous livre une analyse éclairante, dans laquelle il place le propos de l'exposition en perspective avec la réalité actuelle où la puissance des algorithmes écrits par les hommes, liée à la puissance de l'imaginaire humain, désigne le lecteur comme un véritable magicien du futur. 

Comme dans probablement toutes les traditions, le langage révèle, dans la kabbale dite « pratique », toute sa puissance suggestive et son fort potentiel créateur. Ici tout est langage, invocations et formules. Parmi les 300 œuvres exposées, pratiquement toutes sont recouvertes de texte. Les nombreuses amulettes de protection dans de petits étuis portés autour du cou, ou fixées aux montants des portes des habitations, sont de petits rouleaux de parchemin manuscrits, mais les bols incantatoires et les bijoux sont eux aussi recouverts d'inscriptions. Textes et images se fondent et se confondent parfois, comme ces chandeliers à sept branches sous forme de calligrammes qu'aurait pu réaliser Apollinaire.

Cette kabbale pratique est certes réservée aux « Maîtres du Nom », intercesseurs entre les êtres humains et Dieu, mais on peut aussi y percevoir une perspective algorithmique et une profonde interrogation sur les mécanismes de la pensée humaine.

 Des pratiques divinatoires à l'origine des écritures

 Quiconque s'intéresse à la lecture en vient vite à conclure que nous ne pouvons pas rationnellement remonter aux sources de l'émergence du langage au sein de l'espèce humaine, ni à celles de l'invention des écritures, ou de la lecture, laquelle fut d'abord lecture de la bibliographie naturelle du monde.

Le débat, par exemple, n'est pas tranché entre ceux qui voient à l'origine des écritures des motivations d'ordre purement économique, et ceux qui y voient la poursuite de pratiques magiques. Le sinologue français Léon Vandermeersch, par exemple, est de ceux-là, qui rattache l'invention de l'idéographie chinoise à des pratiques divinatoires.

Mais si nous sommes naturellement enclins à toujours imaginer davantage de spiritualité à l'Orient, là où le soleil se lève, plusieurs éléments dans la tradition occidentale vont aussi dans ce sens. Par exemple, ce recours systématique à l'écrit dans les pratiques magiques de tradition juive me fait également songer aux objets dits « parlants » de la Grèce archaïque, ou encore aux statues épigraphiques de Sumer.

Dans le premier cas il s'agissait d'amphores, de statuettes ou de pierres tombales, par nature muettes, mais qui étant porteuses d’inscriptions à la première personne du singulier se retrouvaient comme investies de fait d'un pouvoir locuteur. Très rares aussi étaient ceux qui savaient lire, et ceux-là étaient alors spontanément auréolés de facultés surnaturelles.

Dans le second cas, il s'agit de statues recouvertes de texte. Les plus connues sont celles du souverain mésopotamien Gudea, dont certaines sont visibles au Musée du Louvre. Recouvertes d’inscriptions cunéiformes, elles semblent donner directement la parole au roi. Les statues étaient alors ses porte-parole auprès des divinités et, nous ne pouvons que le constater aujourd’hui, auprès des générations futures également.

La sacralisation du livre prend source dans l'histoire de l'écriture

Ainsi, bien plus que les marchands, les thaumaturges fixèrent et interprétèrent les premiers signes, et aux sources du langage et des écritures s'origine un courant de pensée magique, dont nous retrouvons aujourd'hui la trace, non seulement dans la kabbale pratique, mais aussi, tout simplement, dans la sacralisation du livre imprimé par rapport aux écrans du numérique.

 Du pouvoir guérisseur des mots

 Nous nous sommes tous déjà interrogés sur ces hasards de la vie qui paraissent comme écrits à l'avance. Dans une nouvelle, Le Pré Béjine, de son recueil Récits d'un chasseur, Ivan Tourgueniev rapporte l'histoire suivante : de retour de chasse le narrateur est surpris par la nuit au Pré Béjine où un groupe d'enfants garde des chevaux. Ils se racontent des histoires fantastiques et évoquent l'esprit qui rôde la nuit près de la rivière proche. Soudain les chiens se lancent à la poursuite on ne sait de quoi. Le jeune Pavloucha ne réfléchit pas, il saute sur un cheval et se lance à leur poursuite. Il revient peu après et l'inquiétante veillée se poursuit. Rien d'anormal, mais quelques jours plus tard le narrateur apprend que Pavloucha est mort d'une chute de cheval.

Même si le fait de mourir pour avoir pris le risque de suivre un esprit ne relevait que d'une forme d'autosuggestion, cela n'enlèverait rien aux faits, le résultat est le même.

Quand Jung recourt à la thérapie narrative

Jung, dans son essai de 1943, L’homme à la découverte de son âme, prend lui un exemple dans l'Antiquité égyptienne. Il met en scène une personne mordue au pied par une vipère des sables. Le prêtre-médecin consulté recourt alors à une thérapie narrative. Par sa parole, il réécrit l'incident qui a eu lieu sur le plan physique terrestre, en le portant sur un plan métaphysique où une solution peut alors être mise en œuvre. Il entreprend de raconter au patient comment le grand Dieu-Soleil parcourant ses domaines a été mordu par un serpent venimeux mis sur son chemin par la Déesse-Mère, comment tous les autres dieux la supplièrent alors de créer le contrepoison efficace, comment elle y consentit et comment fut alors guéri le Dieu souffrant. Pour Jung : « il nous faut bien nous dire qu’à l’échelon psychique qui était celui des Égyptiens d’alors, ce récit constituait bel et bien un procédé thérapeutique : à cet échelon, en effet, l’homme pouvait encore être facilement plongé dans l’inconscient collectif par un simple récit, dont les images s’emparaient alors de tout son être avec une puissance telle que son système vasculaire et que ses régulations humorales rétablissaient l’équilibre compromis. C’est d’ailleurs, poursuit Jung, ce qui explique en toute généralité la valeur curative de la médecine magique à l’échelon primitif, alors que nous ne concevons la possibilité d’efficacités de cette sorte que tout au plus dans le domaine moral. ».

A ce niveau de lecture aucun de nous n'est plus alors un être unique, séparé, mais il incarne la totalité de l’humanité. A ce niveau de lecture littéraire du monde, nous aurions peut-être accès à la mémoire de l'espèce, à l'expérience engrangée par l'humanité depuis plusieurs millions d'années.

 Lecteurs et magiciens

 Depuis des millénaires en effet les grandes traditions spiritualistes questionnent le sens de la destinée humaine en élaborant des méthodes de lecture. Le Pardès du judaïsme propose ainsi quatre niveaux de lecture pour étudier les textes sacrés. Le premier est appelé PESHAT, il ne considère que le sens littéral du texte au niveau du monde sensible. Le deuxième, REMEZ, éclaire les allusions du texte qui pourraient mener à un niveau plus élevé de compréhension. Le troisième, DERASH, vise à l'interprétation figurée des paraboles et des légendes, c'est-à-dire de ce qu'en vérité il faut lire. Enfin, SOD, au niveau ésotérique, dévoile le Secret véritable qui était caché dans le texte.

Un lecteur, qui serait aussi magicien, devrait pouvoir appliquer une telle méthode de lecture, non plus seulement aux textes, mais également aux contextes, aux multiples réalités du monde.

C'est là une simple question de rapport aux lieux. Nous pouvons ici penser au chamanisme ou au druidisme. Nous pourrions réfléchir aussi aux rébus habitables dans lesquels nous nous retrouvons souvent à notre insu. Nous connaissons tous de tels contextes qui dissimulent des alphabets non phonétiques, comme les cathédrales par exemple. Enfin, lorsque nous lisons un roman, nous pourrions avec ce regard explorer notre espace mental de lecteur.

 Écrire aujourd'hui le livre à venir

 Il faut aujourd'hui oser rêver le futur du livre, comme un futur magique. La mutation du système rhétorique, c'est-à-dire du programme d'influence du langage sur nos esprits, relève davantage de cet ordre de la puissance magique des mots, que de celui des simples dispositifs de lecture.

Algorithmes, métadonnées et big data, ne sont que les expressions contemporaines de forces antédiluviennes, des mots substitués pour désigner en fait des avatars, d'anges et de démons.

La vraie révolution du livre est ainsi ailleurs que dans les objets du numérique, car ce qui se joue n'a jamais été de l'ordre des machines, mais toujours de celui de la pensée et des mystères de la conscience du vivant.

Aujourd'hui la puissance des algorithmes, que des hommes écrivent, liée à la puissance de l'imaginaire humain, nous désigne comme de véritables magiciens dans l'ordre des substitutions analogiques qui rendent sensibles et plausibles les multiples réalités de l'univers. Ne parle-t-on pas de plus en plus de virtuel, de réalité augmentée et de réalités alternées ? Même si nous n'en tirons généralement pas les conséquences, nous savons bien que le langage que nous utilisons détermine notre perception du monde, comme l'exprime hypothèse Sapir-Whorf, depuis déjà les années 1930.

C'est cela aussi qui est écrit dans cette exposition au Musée d'art et d'histoire du judaïsme, pour celles et ceux qui savent lire au-delà des apparences.

Pourquoi alors, avec la puissance de programmation du numérique et les outils d'investigation des neurosciences, ne pas chercher à mettre au profit de l'édition, des auteurs et des lecteurs, cette force créatrice du langage ?

Par ignorance ou par peur peut-être. Beaucoup en vérité ont oublié que Gutenberg, avant de concevoir l'imprimerie, fabriquait des petits miroirs magiques pour les pèlerins. 

L.S.

>Jusqu'au 19 juillet 2015: Exposition "Magie, anges et démons dans la tradition juive", au Musée d'art et d'histoire du judaïsme à Paris. Plus d'informations sur le site du Musée.
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[image:3,xs,g]Prospectiviste du livre et de la lecture, Lorenzo Soccavo est chercheur associé à l'Institut Charles Cros, rattaché au programme de recherche « Éthiques et Mythes de la Création ». >Plus d'informations sur son blog.

En savoir plus

>Pour aller plus loin, lire ce texte de David Livingstone ( traduction Bahrmanou ) sur Platon et la Kabbale:

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