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Mes extraits (18)

« Macabre découverte en Champagne » de Claude Joseph, Editions Il est midi

Claude JOSEPH
MACABRE DÉCOUVERTE EN CHAMPAGNE
Un cadavre dans un chai Il est huit heures. La petite dizaine d'employés de Comté – une entreprise vinicole champenoise de renom – arrivent au travail. Les uns garent leur voiture dans la vaste cour qui fait face aux bâtiments. D'autres y garent leur moto, leur scooter ou leur vélo. Comme chaque matin, Henri le patron de l'établissement est présent sur le parking. Il tient à accueillir le personnel, serre les mains en disant un petit...

Une amarante réfléchie de Damien Dussol

Damien DUSSOL
D'UNE AMARANTE RÉFLÉCHIE
Au café En ce début de soirée pluvieux et comme de coutume désormais, Henri quitta son hôtel particulier du 18 rue Napoléon. Il s'était revêtu de son manteau et de son chapeau afin de se rendre dans cette gargote à quelques encablures de là. Il ne l'aimait guère – lui répugnait même un peu – mais il s'y rendait immanquable­ment chaque jour. Finalement, il ne comprenait pas très bien comment lui était venue cette habitude....

L'incroyable épopée d'une plume rose sentimental de Bénédicte Mamode

Benedicte MAMODE
L' incroyable épopée d'une plume rose sentimental
« Viens, mon Ange, mes millions, mon partage. Viens, on s'ennuie ici. On va voir la vie, on va voir les autres. Donne-moi la main, ça fait si longtemps. Je vais m'essouffler à marcher plus vite, à faire le jeune. On va se moquer de la trogne des gens comiques, regarde celui-là avec sa chemise rouge fluo. Allez, viens ! Souris, on va rêver de longs voyages, la Tanzanie, le Pôle Nord, choisis. Allons nous asseoir sur ce banc au bord du...

Mes avis (8)

Le 5 janvier, 2024 - 17:00

 

 

Jean LUFFIN

 

 

 

LE RÊVEUR IMPÉNITENT

Et autres nouvelles

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

Nul n’est parfait


 

 

Homme politique radical blanchi sous le harnais, petit râblé fort en gueule et en déclarations percutantes, le député Norbert Fondry prépare fiévreusement sa prochaine campagne électorale.

Grand guide adulé du parti ultra-démocrate Souveraineté Pour Demain (SPD), il envisage de frapper fort, de sortir des discours convenus qui n’obtiennent qu’une attention somnolente et autres infâmes compromissions, que d’ailleurs, il dénoncera bientôt. Il a prévu de s’acharner à ce sujet, sans concessions, tant dans les médias que lors de l’université d’été qu’il animera, prochainement, dans la perspective des élections présidentielles prévues l’an prochain.

Outre son tempérament de fonceur, la nature l’a doté d’une voix claironnante, haut perchée, d’une telle surprenante puissance, qu’elle parvient toujours jusqu’aux rangs les plus éloignés parmi le public. C’est un réel atout pour réveiller les assoupis comme les indécis.

Seule ombre au tableau d’une carrière pourtant prometteuse, on l’invite de moins en moins dans les studios de télévision, tant ses propos font division.

Fondry, marié, père de famille, qui, il y a encore deux ans, s’enorgueillissait de faire régulièrement les manchettes des quotidiens de presse, prend conscience qu’il figure sur une liste noire : celle de la censure. Le monde politique le juge trop opposé à l’optique européenne. Ses propos clairs, une prodigieuse mémoire des faits, en font, lors des débats, un redoutable concurrent, dont peu sortent fiers.

C’est ce qui explique que cet homme d’importance, sûr de lui, de son programme, doit faire face, non seulement à l’accroissement de ses ennemis, mais encore à l’injustice, aux magouilles abjectes, à l’inertie et à la complicité tant de ses collègues que des journalistes, dont, selon sa propre expression : « Beaucoup gagneraient à relire la Charte de Munich ! », ainsi qu’il l’avait presque hurlé, lors d’une de ses dernières interventions, au Parlement.

Il n’ignore pas, non plus, qu’il représente, aux yeux du pays, l’un de ces candidats qui ont toutes leurs chances pour obtenir l’assentiment d’une majorité qui le hisserait sur les marches du pouvoir suprême.

Or, au fil du temps, il a été de plus en plus écarté des caméras et des salles de rédaction. Bref, c’est un homme qui dénote totalement, à cause de sa conception d’une politique exercée dans le sens le plus noble du terme. Perspective qui a tout pour déranger ses congénères, habituellement soucieux de clientélisme, de réélection, de prérogatives et autres petits amusements du genre, chers à la gent politicaille.

L’heure est donc venue de rassembler les troupes et de frapper fort, afin de remettre les élus sur les rails du service à rendre au peuple, et non l’inverse.

 

Dans son coquet petit pavillon de banlieue, au moment où, les mains chargées de liasses de feuillets passablement malmenés, notre homme providentiel fait énergiquement irruption dans son bureau, Cynthia Cortani, sa nouvelle secrétaire, l’y attend.

Vêtue d’un strict ensemble veste-pantalon, d’un chemisier ocre, elle s’y trouve sagement assise, toute raide devant sa table de travail.

Joli teint frais et longs cheveux bruns soyeux, ses yeux noirs lui donnent un regard perçant qui vous procurent la sensation de chuter dans un gouffre.

C’est un ami, proche du clan privé de Fondry, qui lui a expressément recommandé ce sujet d’élite, il y a un mois à peine, élément aussi professionnel qu’on ne peut plus séduisant.

Du bout de ses doigts, fins, mais énergiques, elle est présentement occupée à dactylographier, sans poser les yeux sur le clavier de sa petite machine mécanique portable. Fondry et elle, travaillent ensemble, quasiment chaque jour.

La somme de labeur semble ne jamais devoir se réduire.

Ce jour-là, comme à son habitude, il arrive en retard, ouvre la porte brutalement et lance un vigoureux :

— Ah ! Chère Cynthia, mon petit, bonjour ! Déjà au travail ? Belle journée, hein ! Aujourd’hui, nous serons seuls, nous allons pouvoir œuvrer en paix !

— Bonjour, Monsieur Fondry.

— Oh, non, pas de ces façons entre nous. Contentez-vous de Norbert, et vous me ferez un incommensurable plaisir !

La jeune femme acquiesce d’un sourire entendu.

Les manières de son nouveau patron ne l’étonnent plus beaucoup. Quelque chose lui dit qu’elle devrait bientôt s’attendre à ce qu’il la tutoie.

En malmenant quelques liasses de feuillets qu’il éparpille devant lui, sur son bureau, le politicien annonce le travail du jour :

— Puisque je vous sais douée pour la frappe rapide, alors je vais aujourd’hui vous demander de taper ces quelques pages. Il s’agit de notes, que j’ai prises et rassemblées durant ces dernières semaines fort agitées. Cette nuit, j’ai songé à en destiner le résultat à l’un de mes prochains meetings. Eh oui, il faut toujours se projeter dans le futur, mon petit ! Afin de voir si tout est conforme à ce que je souhaite, je vais tout lire à haute voix, ainsi, si j’ai oublié quelque chose, je m’en apercevrai. Vous me direz ce que vous en pensez, car j’aime assez avoir un regard extérieur de la part de mes proches collaborateurs.

— Bien, monsieur.

— Non : Norbert !... Je pense que nous pouvons voir dans tout ceci un texte capital qui tranchera sur les habituelles rodomontades de mes concurrents. Car je leur réserve une surprise qui va en faire pâlir plus d’un : notre parti va posséder son propre réseau télévisuel ! Vous êtes l’une des premières personnes à l’apprendre ! Qu’en dites-vous ?

— Que cela ne pouvait que s’imposer. Et aussi que vous allez enfin pouvoir passer outre les médias qui vous ont fermé leurs portes, et que… ».

— Voilà qui est bien dit, Cynthia, exactement ! Ah, j’en jubile déjà ! Bon ! Alors, ne vous préoccupez pas d’un titre, nous verrons ce détail par après. Vous n’aurez qu’à taper tel quel ce que je vous dicte. Vous en ferez ensuite deux exemplaires, pour corrections. Hum… Tiens, c’est vous qui répandez ce délicieux parfum, Cynthia ?

La secrétaire minaude, les joues légèrement empourprées.

Il inspire exagérément, les yeux comme en extase :

— Il est tout simplement foudroyant ! Il vous va à ravir ! Et avec des yeux comme les vôtres, vous devez en faire, des ravages ! Bon ! Allez, passons aux choses sérieuses !

Il bondit de son fauteuil, un paquet de feuilles à la main, chausse ses lunettes, et selon son habitude, commence par aller et venir à grands pas nerveux.

« Trente ans plus tard, le monde pour lequel nous nous sommes battus n’existe pratiquement plus. Voyez ce décor, cette mentalité, cette table rase de notre évolution sociale, économique, environnementale, de nos usages et modes de pensées. Fini, tout cela, terminé ! Tout bascule désormais pour se fondre dans un système qui prétend balayer ce qui subsiste de nos anciennes valeurs. À la trappe, les traditions qui faisaient notre fierté ! La nation s’est liquéfiée dans l’opportunisme, et à présent, il est devenu évident pour nous de croire que tout se vaut, tandis que plus rien ne dure… »

Cynthia martèle le clavier, de ses doigts extraordinairement véloces, sans jamais faillir, ni ralentir. Elle parvient à suivre le débit passionné du député.

— Ça va toujours, je ne lis pas trop vite ?

— Pas du tout, monsieur.

— Norbert !

Elle pose deux doigts sur ses lèvres qui répriment un sourire.

— Pardon ! Norbert.

Puis, il enchaîne : «...Quelques-unes de ces prétendues valeurs, revues et corrigées à l’aune d’une pseudo-modernité, ont pour nom : amour de l’argent, du pouvoir, du prétendu progrès technologique… ».

Surveillant du coin de l’œil le rythme cliquetant de la machine à écrire, de temps à autre, il passe et repasse dans le dos de la jeune femme, semblant vérifier ce qui surgit de l’agile pianotage.

Ce faisant, il accorde une petite tape affectueuse sur l’épaule de la jeune femme, marque d’affection qui a tendance à s’appesantir, à se prolonger chaque fois un peu plus.

«...Toutes valeurs tronquées d’un jeu de cartes sournois, méchamment truqué. Avant de prétendre jouer les affranchis, mieux vaudrait nous initier à désapprendre l'interprétation que nous faisons de quelques mots, car parmi nous, de plus en plus de gens attribuent un sens, une étymologie à certains vocables, selon leurs intérêts particuliers. Ces mots, je vous en cite quelques-uns : bonheur, amour, avenir, paix, confort, progrès, démocratie,... Il est temps, selon moi, de les ramener dans le juste sens qu’ils possèdent, et qui fondent la logique des propos intelligibles. Il est grand temps d’en nourrir nos pensées et nos propos ! Bannissons donc la langue de bois qui pollue nos cénacles ! Peut-être userions-nous alors des facultés dont devrait normalement user l’espèce humaine, toute entière !... »

 

Fondry décide de s’octroyer une petite pause. Il s’approche de Cynthia, qui achève de dactylographier la dernière phrase.

Il se penche, renifle le parfum de son ample chevelure, effleure distraitement une joue lisse d’un index léger tandis que la jeune femme demeure stoïque, et poursuit :

«...Aucune guerre ne saurait être gagnée, dès lors que ses fomentateurs se révèlent notoirement inaptes à résoudre leurs problèmes existentiels autrement que par saccages et massacres interposés. Jeunesses, vos fautes vénielles ne sont peut-être que le fruit de passagères ignorances ou la conséquence de troubles métaboliques, voire la conjugaison des deux. Il n’empêche qu’il n’y a pas d’âge pour la vacuité. Ce monde, vous avez plus de difficultés à le refaire que de chances de le finir ! Et ce n'est pas une parole de vieux ! »

Le politicien, qui s’agitait déjà comme s’il était à la tribune, suspend sa lecture, respire un bon coup, relève ses lunettes sur son front et invite sa secrétaire à faire une pause, en prenant avec lui un drink.

Les voilà assis côté à côte, sur un étroit divan. Fondry passe négligemment un bras autour des épaules de l’aguichante jeune femme, qui ne bronche pas, mais conserve de la raideur dans sa tenue.

— Qu’avez-vous, chère amie ? Je vous sens tendue.

La secrétaire esquisse un sourire crispé, sans répondre.

— Je ne vous intimide pas, tout de même ?

Il prend un faux air apitoyé.

— Vous savez, on a beau dire, ma profession est épuisante. Et, ma foi, un homme dans la pleine force de l’âge tel que moi a bien droit à quelques distractions, convenez-en.

D’un hochement de tête, Cynthia approuve volontiers.

En un mois, elle a appris la manière dont son patron interprète certaines distractions et certains gestes. Fondry songe que cette femme, pour séduisante qu’elle est, manque singulièrement de souplesse. Et puis sa démarche, un peu trop sportive, la rend quelque peu garçonne, ce qui est dommage.

Sans parler de cette manie de n’apparaître vêtue que de pantalons, jamais de jupe, c’est d’un triste. Voilà qui manque de classe. Il faudra que cela change...

— Vous êtes drôlement sérieuse, hein, dites-moi, pour une aussi jolie femme. Savez- vous que je suis très satisfait de vos services, et je…

— Oui ?

— Ben… Je voudrais… Enfin, je souhaiterais que vous acceptiez de dîner, un de ces soirs, en ma compagnie.

— Vous voulez dire, ici ?

— Non, pas forcément.

Sans un mot, la secrétaire se dégage, se lève et retourne derrière sa machine, les yeux baissés sur le clavier. Fondry soupire, vide son verre puis retourne à son bureau.

Soudain embarrassé. Il se tourne vers Cynthia, et lui murmure :

— Je vous rebute, c’est ça, hein ? Dit-il avec un air contrarié.

Cynthia relève les yeux qui n’expriment rien de particulier.

— Non, pas du tout.

— Quoi, alors ? Vous me trouvez abject ? Vous pensez à ma femme, c’est ça ?

— Là n’est pas la question. Et puis… Je ne me permettrais pas de vous juger.

— Bon, eh bien, assez tergiversé. Continuons, voulez-vous.

Il se lève, repose ses lunettes sur son nez, s’empare de ses feuillets, et lit, d’un ton plus rude que nécessaire :

« L'affiche publicitaire que j’ai eu dernièrement sous les yeux donnait – imposait plutôt – à contempler un superbe trio de petits abrutis à tronches de dégénérés, et qui ressemblaient déjà fougueusement à leurs papas. Slogan massue, vulgaire, et familiarité de mauvais goût, dans le genre : Qui a dit p’tits cons ? Moi ! Qu’attendons-nous pour faire le ménage qui s’impose, devant les conseils de look en loques, devant les panoplies de codes débilitants, devant les poubellées d’expressions franglaises qui signent notre maladive faculté imitative. Aurions-nous désormais peur d’être vraiment différents par le biais de l'intelligence ? »

— Qu’en pensez-vous, Cynthia ? demande brusque­ment le député.

— Je connais trop peu le sujet pour partager une opinion utile, mais...

— Non, je ne vous parle pas de ça, mon petit, je vous demande ce que cela provoque en vous. Estimez-vous que j’y vais trop fort ?

— Euh… Non, je pense que vous êtes totalement synchrone avec votre idéal. Que peut-on demander de plus ?

Fondry ne peut s’empêcher de subir le charme de cette femme. Son humeur s’étant radoucie, il se décide à jouer son va-tout, il s’en approche, la contourne, puis lui passe la main sous le menton, pour la forcer à pencher la tête en arrière. Le député tente alors un baiser, mais Cynthia se dérobe fermement, ce qui refroidit illico l’ardeur de son patron.

— Bon, bon, d’accord, lui glisse-t-il à l’oreille, d’un ton acariâtre, mais nous en reparlerons. Allez, continuons !

D’une voix portée, il entame encore la lecture de plusieurs paragraphes, mais à une cadence accélérée, comme une manière de vengeance, en mettant la secrétaire en difficulté. Mais celle-ci parvient à suivre l’allure forcenée qu’il lui impose, dans un bel esprit de vengeance qui lui ressemble bien :

« Dans mon genre, je fus un précoce, et pratiquai, tôt, spontanément, le principe biphasé de l’enfance dégressive, à compression ironico-indirecte, en échappant au quotidien tourment des tentations multiples, qui gangrènent habituel­lement une chère petite tête blonde. Question de survie. Je fus donc un gamin docile, discret, solitaire, dénué de ces sottes exigences dont s’honorent des flopées de foutriquets qui, souvent, méritent des mandales en travers de la hure. Pressentais-je déjà que j’aurais à souffrir de la promiscuité de tant d’adultes ratés ? Eh bien oui, puisque j’en ai fait les frais, tant la connerie est contagieuse...

« Il doit y en avoir qui sont tombés dedans étant petit. Ou alors c’est que la fée Stupide s’est penchée sur leur berceau. Très vite, ils forment des nids aux coins des squares, dans les abribus. Toujours en groupe, histoire de s’imposer de tout leur pesant de médiocrité. Ceux-là s’extasient au son des martèlements primitifs dont on leur a fait croire qu’il s’agissait de culture musicale. Ceux-là développent des codes de vulgarité et de fainéantise de sous-alimentés aux chips-coca. Il leur faut des amourachements chaperonnés par des magazines débiles, dont les animateurs se penchent sur leurs cas en se frottant les mains, et dans lesquels ils apprennent comment arnaquer leurs petits copains, comment « larguer en se poilant » la petite rouquine qui se cramponne, ou encore : comment mentir sans culpabiliser, trouver la manière de tailler sa place dans le patrimoine du voisin. Bon : à quand le P38 à monter soi-même vendu au bureau de tabac du coin ?

« On me l’a fréquemment reproché, oui, c’est vrai, je fustige souvent un certain peuple. Celui qui a les pieds puants, celui qui saccage le vocabulaire, qui chewouine­gomme à la lobotomisée, celui dont le bas de pantalon balaie les trottoirs merdeux et dont le crâne miroite en magnifique boulet de forçat. Son grand œuvre ? : eh bien, ma foi, une voie bruyante, constellée de vidanges, de canettes, de papiers gras largués évidemment sur le bas-côté ou à trois centimètres de poubelles destinées aux porcs à deux pattes. Parallèlement à cela, il y a des gens à peu près humains, qui essayent de bien se finir, qui s’avèrent aptes à regarder la vie en lui donnant du sens et d’en tâter par le bon bout de la lorgnette, en cultivant une imagination respectueuse, et même des projets d’altruisme discret. Il y en a. Mais il faut un détecteur drôlement sensible, pas du genre made in China. Éprouvons moins de méfiance à l’égard de ceux qui nous détestent, nous jalousent ou nous craignent qu’envers ceux qui nous veulent du bien… »

C’est à ce moment que Cynthia, après avoir consulté sa montre, cesse brusquement de dactylographier.

Le silence s’abat soudain dans le bureau. Fondry regarde d’un air étonné le visage inexpressif de sa secrétaire qui, se lève.

— Quoi ? Que se passe-t-il ? s’étonne Fondry, pressentant une banale nécessité organique.

Sans un mot, la jeune femme sort d’une de ses poches un pistolet automatique, le dirige vers le front du député et fait feu.

Tirée pratiquement à bout portant, la balle atteint le cœur.

Dans la fumée qui se dissipe, elle contemple d’un œil terne, mais néanmoins serein, son patron qui s’est affalé de tout son long. Une petite tache rouge s’étend et dégouline le long de son thorax. Ensuite, elle dirige l’arme vers la fenêtre et appuie une seconde fois sur la détente.

Avec précaution, elle retire de sa machine la feuille qu’elle était occupée à taper, rassemble celles déjà terminées, plus quelques dossiers qui gisent sur le bureau. Après quoi elle fouille les tiroirs, y prélève quelques carnets. Elle range le tout dans un sac pliable, range la machine dans sa housse.

Durant quelques secondes, du regard, elle fait le tour de la pièce. Puis, d’un geste vif, elle arrache sa perruque, ôte ses faux cils, essuie ses lèvres rougies, nettoie son fond de teint. Le tout rejoint le reste, dans le grand sac.

Une fois que cela est fait, Alexandre Migrenne, alias Cynthia Cortani, quitte tranquillement le bureau, après avoir effacé les empreintes de tout ce qu’il a pu toucher.

 

 

Le lendemain, les journaux titrèrent : Scandale dans le monde politique : le député Norbert Fondry, l’homme de l’année, le candidat de tous les possibles, assassiné chez lui! Encore un coup des factions anarchistes communistes !

 

( ... )

Le 28 novembre, 2023 - 15:44

 

Thomas SEGUIN

 

 

 

 

Et Que Vive la 7ème République !

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

La fin d’un régime, mais de quel régime ?

Ce serait un argument facile et aisé que de personnaliser la situation politique en blâmant certains hommes politiques ou en accusant les partis politiques. Nous pourrions dénoncer la stagnation générale causée par les élites. Il y a de cela dans le contexte que nous vivons, mais pas seulement. En réalité, nous faisons face à une longue sédimentation, une très lente et agonisante fin de régime politique. Ou bien, et c’est la thèse de cet ouvrage, nous sommes passés à un autre régime politique sans même nous en rendre compte, ce qui est la cause de nombre d’incompréhensions sur ce que nous vivons. Nous pensions vivre sous un régime qui n'existe plus, et nous avons du mal à nommer la nouvelle situation politico-institutionnelle dans laquelle nous nous trouvons.

 

La crise de l'autorité politique dans notre pays, illustrée par la fin des mandats des deux présidents de la République (Sarkozy et Hollande) à des niveaux d'impopularité sans précédent, et on peut présager la même atmosphère pour la suite du mandat du Président actuel, témoigne de la crise institutionnelle résultant de l'inadaptation des formes constitutionnelles à notre époque. L'abstention électorale et le désintéressement politique grandissent au fur et à mesure que nous nous enlisons.

 

Chaque génération a le droit de définir son avenir, souvent à travers les institutions qu'elle met en place pour faire face aux défis du présent. Pour cela, il lui est essentiel de comprendre la nature particulière de son temps historique. Écrire une nouvelle Constitution est donc à la fois un acte identitaire fort pour affirmer un projet générationnel et un moyen de sortir de la situation périlleuse dans laquelle nous nous trouvons. Nous pouvons non seulement enregistrer les promesses d'un nouvel âge, mais aussi redéfinir les institutions adéquates, c’est-à-dire celles qui correspondent le mieux aux nouvelles mœurs et aux nouvelles conceptions du monde de notre époque.

 

Cependant, pour trouver des solutions effectives à moyen terme, il est essentiel de bien comprendre les problèmes. La bonne solution issue de la nouvelle Constitution dépend du diagnostic de la situation historique. Le problème de notre temps est peut-être que nous ne parvenons pas à trancher sur notre situation ; nous sommes peut-être dans une zone imperceptible où l'histoire n'a plus de sens car elle n'a plus de forme, ou plutôt elle n'a plus l'enveloppe qui lui donne forme. Comme les générations précédentes, nous devons surmonter les crises politiques, sociales et économiques qui se présentent à nous. Nous devons inscrire dans la pierre la nouvelle conception anthropologico-politique qui est la nôtre, dans la dimension universelle qui est notre destin sur la scène mondiale.

Je ne décrirai pas les grandes lignes précises et prédéterminées de l'architecture complète du nouveau projet constitutionnel. Je discuterai plutôt des évolutions qui doivent être prises en compte dans la philosophie politique du projet constitutionnel. Un projet aussi complexe doit être le résultat d'un processus engageant toutes les composantes du peuple.

Il est incontestable qu'un projet d'une telle complexité doit être le fruit d'un processus impliquant la totalité du peuple, toutes ses composantes. Les intellectuels devraient s'en emparer également, afin de définir dans leurs sphères respectives les priorités les plus éthiques, et d'élever l'humanité vers une conception plus élevée d'elle-même.

Cette nouvelle constitution ne peut être conservatrice et réactionnaire, elle se doit de porter le pays vers le progrès social, politique, économique qui a toujours été la lumière qui l’a guidé. 

La définition de la démocratie ne doit comporter aucune limite, car il s'agit de continuellement élargir ses horizons. Il est impossible de circonscrire l'utopie démocratique aux pratiques actuelles de notre cadre formel, car l'indécidabilité sur la définition des pratiques démocratiques est une caractéristique inhérente à la démocratie.

Comme l'a expliqué Derrida, la singularité de la démocratie est conditionnée par la reconnaissance d'une inadéquation à son modèle, une caractéristique qui ne se trouve pas dans l'essence des autres régimes. En conséquence, on ne peut limiter le concept de démocratie à ce que nous connaissons aujourd’hui ; être démocrate consiste justement à s'interroger constamment sur l'origine, les fondements et les limites de notre propre appareil conceptuel. Être démocrate, c’est vouloir faire avancer la démocratie vers une définition toujours plus haute d’elle-même.

La notion de régime politique englobe bien plus que de simples institutions. Il est souvent erroné de considérer seulement le cadre constitutionnel sans analyser les mœurs politiques.

Les institutions sont en effet animées par et pour une culture politique. Par conséquent, un régime politique concerne l'ensemble des institutions et des pratiques caractérisant un mode d'organisation de l'État et de la société.

Il convient également de prendre en compte la manière dont la société est organisée, car les modes de pouvoir ou les modalités d'organisation institutionnelle du pouvoir sont également visibles dans la culture.

 

Les temps sont assurément difficiles pour la 5ème République, mais les observateurs se trompent en la croyant encore existante. Elle est déjà morte, enterrée avec la génération des quinquagénaires qui l'a vue naître en 1958. De manière graduelle, insidieuse mais inexorable, les institutions ont évolué en quelque chose de différent de ce qu’elles ont été initialement, de sorte que cette constitution ne nous permet plus de résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés et de répondre à l'esprit du temps qui a changé.

 

La 5ème République est morte car nous vivons à bien des égards sous un régime d'exception qui menace notre esprit démocratique et l'essence même du contrat social. Nous vivons donc sous la 6ème République, et les historiens du droit constitutionnel ou des régimes politiques qui étudieront notre période dans plusieurs décennies auront sans doute suffisamment de recul pour décrypter les décisions et évolutions marquant ce changement, les moments de rupture qui ont fait que ce régime politique n’est plus celui de 1958.

Or, nous le savons, vivre dans un régime inadapté à notre situation, incapable de répondre à nos problèmes, menace notre vivre-ensemble. Sans changement notable, il est possible que le pouvoir se crispe, concentre et réprime, que les mentalités collectives républicaines et démocratique s’affaissent en attendant l’autoritarisme. Nous constatons déjà que la France est à la croisée d’un chemin, sur les rebords de l’illibéralisme. Si la 5ième République est morte, et que nous sommes sous une 6ième République viciée qui ne porte pas son nom, je proclame alors : « Et que Vive la 7ième République ! ».

 

 

 

( ... )

Le 15 novembre, 2023 - 09:58

 

Christophe BIENVENU

 

 

 

 

PAS SI BÊTE !

L'inattendue parenthèse

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Tant que les lapins n’ont pas d’historien, l’histoire est racontée par les chasseurs. »

 

Howard Zinn.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes, ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Épisode 1.


 

Décembre 2023

 

« Arf, arf… Salut l’ami ! ».

« Heyyy ! Depuis tout ce temps ! Comment vas-tu ? Quelles sont tes nouvelles ? Il y avait tellement longtemps ! Combien ? Et puis tu m’as l’air bien essoufflé. Tu viens d’où ?» demanda l’hôte par obligation, étalé de tout son long face au ciel.

« Houlààààà… » répondit difficilement l’autre avant de continuer : « Arf… Arf… T’as pas un truc à boire ? J’ai une de ces pépies ! Arf… Tu parles ! Le temps de courir de la maison à ta demeure mon cher prince… avec cette chaleur… Arf, arf… après je te répondrai. ».

« Bah tiens, ça tombe bien, j’allais justement rentrer pour aller me rafraichir. Suis-moi, on va passer par le bureau. Il fait la sieste et moi j’en ai profité pour aller paresser au soleil. Faut vraiment être idiot de ne pas en profiter. ».

 

Silencieusement, ils contournèrent la maison pour se rendre vers une porte fenêtre dont le volet n’était pas entièrement abaissé.

 

« Excuse-moi si j’entre le premier. Il n’y a que le patron à qui je cède cette priorité. Il m’a éduqué ainsi. Politesse et obéissance l’ami ! Tu connais ça j’imagine ! Allez, glisse-toi sous le rideau et tâche de ne pas le crouler. Ça ferait un raffut terrible qui pourrait les réveiller. Y z’apprécieraient pas et pis moi je s’rais sans doute interdit de recevoir des potes. ».

 

L’autre, malgré sa grande taille, fit tout le nécessaire pour se faufiler sous le volet. Presque ventre à terre.

« Qu’est-ce que tu ne me fais pas faire ! Tout ça pour boire un coup !! Pff, tu parles d’une gymnastique ! Y a intérêt que cette boisson soit fraîche. Bon, voilà, on y est. On va où ? ».

« Allons dans la cuisine pour commencer. Je vais te laisser t’abreuver de ce délicieux nectar et après… ».

« Un délicieux nectar ? C’est quoi ? De l’hydromel ? De l’ambroisie ? Tu excites mes papilles et en appelles à ma gourmandise, saligaud. ».

 

L’autre de lui désigner de la tête ce contenant déjà rempli comme s’il était destiné à un possible invité. L’assoiffé, en se rendant compte du tour que lui avait joué son hôte, soupira :

« Oh ! Gros malin, juste de l’eau ! C’est ça ton délice à tous nous faire pâlir ? Elle est fraîche au moins ?».

Il but malgré tout d’un trait, à en perdre haleine. Puis il releva la tête.

« Et c’est quoi la suite du programme ? ».

« Et bah, la suite c’est que tu vas répondre d’abord à la question que je t’ai posé tout à l’heure… ».
« Et c’était quoi ? »
demanda l’ex assoiffé, embêté d’avoir une mémoire si volatile.

« À quand remonte notre dernière rencontre ? Trois ? Six mois ? Plus ? Moins ? Tu te souviens, toi ?».

« Attends, je réfléchis… C’était le premier épisode de cette étrange période où rien ne se passait plus comme d’habitude... Après on s’est plus revus. Ou alors juste de loin quand on allait se promener eux et moi. Ils restaient tous à la maison sans en ressortir. Jusqu’à certaines heures de la journée… et jamais très longtemps… Nous allions toujours nous balader aux mêmes heures. »

« Tiens ! Toi aussi ? Je n’ai jamais autant marché qu’à cette époque-là. Tous les jours… Plusieurs fois même dans la même journée ! Comme si je devenais leur prétexte à mettre leurs truffes dehors. Ils n’ont jamais été si attentifs avec moi qu’à cette époque-là… Mais chut ! J’entends du bruit à l’étage. La sieste doit être finie. File car s’ils te voient dans la maison ils risquent de ne pas apprécier et de te virer à coups de pied au derrière. ».

L’invité de demander, stupéfait de la réaction possible des maîtres de la demeure :

« Oh ! Tu crois ? C’est pas chez moi que ça se passerait comme ça. Du moins je crois. Quand je reçois, ils sont tout aussi obligeants que moi. Manquerait plus qu’ils ne le soient pas ! ».

« Allez, zou !! File Succo ! Reviens me voir dès que tu en as l’occasion. Moi je prends pas l’risque de m’faire la malle. La cantine est trop bonne ici. » termina l’autre en faisant un clin d’œil particulièrement appuyé.

Le temps que l’information parvienne à son cerveau, le visiteur, qui n’était pourtant pas une blonde, se retourna et demanda :

« Succo ? Quesaco ? C’est pas mon nom ça ! Succo, quelle drôle d’idée ! ».

L’hôte, mort de rire presqu’à s’en rouler par terre, compléta son propos qui avait juste l’air d’une vanne gigantesque :

« Tu ne regardes pas la boîte à images, ça se voit. Sinon tu aurais compris la plaisanterie : il y a quelques temps déjà, aux infos, ils ont fait un reportage sur celui qu’ils ont surnommé le roi de la belle, Antonio Ferrara dit Succo1… Deux évasions spectaculaires, des mois de liberté volée, une cavale infernale… pour… enfin se retrouver libéré pour bonne conduite ! Comme quoi… s’il avait été patient depuis le début de sa peine… Mais, bref ! Je trouvais que ce surnom te collait à la peau. D’ailleurs, je vais te nommer ainsi maintenant. ».

Le fugitif, avant de prendre congé de son hôte maintenant revenu dans sa position initiale, allongé au soleil :

« C’est toi qui vois. C’est vrai que Monsieur ne perd jamais l’occasion de se divertir… Si tu veux jouer à ça ! Moi aussi je te trouverais un surnom. Tiens ! La sentinelle ! Ou… et ça sonne mieux : The Sentinel ! comme dans cette série de l’avant-guerre. Oups ! Non, pas si vieux que ça ! Je veux dire d’autrefois. Enfin, de jadis… Bref ! Du passé, je crois… Encore que cette notion de temps ne soit que typiquement humaine… ».

 

 

( ... )

1 Antonio Ferrara dit « Nino » ou « Succo », surnommé « le roi de la belle », né le 12 octobre 1973 à Cassino en Italie, est une figure du grand banditisme français ayant réalisé des attaques de fourgons blindés à l'explosif.

Le 9 novembre, 2023 - 11:26

 

 

Ysalia Marie ROUDIL

 

 

 

 

 

 

 

 

MARIE MAGDELEINE

LES SECRETS

DE LA GRÂCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A l’orée de l’Histoire

De l’Imagination

Et de l’Intuition !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN MOT DE L’AUTEUR

 

A ma Présence Je Suis et à la Grande Fraternité Céleste dont les bénédictions sont illimitées...

Avec toute ma gratitude !

 

A l'heure où la conscience collective s'éveille et qu'émergent de nombreux ouvrages parlant de cette femme libre qu’était Marie de Magdala, tantôt injustement humiliée, tantôt glorifiée à l'excès, celle que j'incarne aujourd'hui a ressenti l'extrême nécessité de parler d’Elle avec la Flamme d’Or de cette nouvelle aurore qui perce déjà à l’horizon. Puisse cet ouvrage, secouer les voiles empoussiérés de cette magnifique histoire, sublimée par l'Amour et devenue avec le temps une légende où se mêlent l’ombre et la lumière.

 

N'étant ni historienne ni théologienne, ces lignes restent celles d’une femme intuitive bien ancrée dans la réalité d'aujourd'hui, qui danse sans cesse sur les vagues de la vivante mémoire. Elles n'ont pas la prétention de prouver quoi que ce soit. Elles relatent simplement l’histoire humaine de cette femme amoureuse telle que mon cœur la ressent. 

 

Une petite voix chante en moi sa confiance en ce qu'il m'est donné de voir, de percevoir et de ressentir. Mon humanité n'a pourtant ni preuve, ni certitude mais chacun est libre de puiser sa dose de lumière ici ou ailleurs. Je suis à la fois celle qui écrit et celle qui dicte, car au service du divin, où le passé et le présent se superposent, nous sommes toutes et tous Un : "Ay Am, je Suis"...

 

 

 

 

 

L'histoire peut montrer plusieurs visages. La plume que Je Suis a choisi d’en partager un dans ces textes, en laissant la liberté de parole à Marie de Magdala. Sur le fil de l’imaginaire et des ailes de l’intuition, c'est Elle qui délivre ses confidences et soulève le voile de certains souvenirs enfouis dans les sables de l’oubli mais dont l’écho résonne encore dans la mémoire collective endormie...

Au nom de la Présence Je Suis, je vous invite à vous libérer du passé, de certains clichés et croyances religieuses erronés et à garder à l'esprit, au-delà des détails et polémiques que cette histoire humaine peut susciter encore, le Message d'Amour de l'homme qui fut, il y a 2000 ans, le Maître Bien Aimé Yeshua. Son chemin d’inspiration peut guider l'humanité vers une véritable Fraternité, vers la Liberté dans l'Unité…

 

"EGO EIMI"

 

Yssa-Lia-Marie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LIVRE 1

 

LE VISAGE DE LA LUMIÈRE

 

 

Dans mon cœur habite JÉSUS de GALILÉE


L’Esprit qui frappe à notre porte

Et nous invite à nous réveiller

A nous lever et à marcher

Dévoilés et ailés

Pour aller à la rencontre de la vérité…
 

K.Gibran

 

 

PRÉLUDE entre CIEL et TERRE

 

Vêtue de voiles bleutés,

Je flotte aérienne vers les rives du lac

Et aux dires de la caresse du vent,

Je suis déjà parmi vous…

Je suis Marie l’Exaltée

Marie l’Amoureuse

Marie de Magdala dans le cœur des hommes !

 

Dans cette douce clarté, je confie ma parole et mon chant d’amour à la liberté de ta plume et à ses miracles à venir. Au-delà des mondes d’illusions et leurs voiles de brume, je sais le soleil couronné et ses longs rubans de lumière. Je sais la force qui anime les ailes de l’oiseau qui, pour une terre plus clémente, ose traverser tous les océans. Sur les dentelles de ma légende, comme lui je vogue entre deux mondes, entre deux rives, je traverse les temps…

 

A l’orée de l’âge d’or, j’ai déposé dans les replis de ma mémoire, toutes les confidences en attente et celles qui se bousculent déjà dans la marge. J’ai tant à partager que la Source qui m’inspire ne fait plus qu’Une avec la rivière de ces mots ! De cet espace-temps où je demeure en vérité, la brise m’accompagne dans cette spirale d’eau et de lumière et je glisse dans le nid éthéré de la terre, dans le reflet de l'encre où s'émeuvent les oiseaux, dans le désordre du buisson, dans le caprice des mots. Ô, femme aux cheveux mêlés de lunes et d’étoiles, je viens jusqu’à toi, mon autre, mon double, mon miroir.

Je suis ce que Tu Es, Tu Es ce que Je Suis !

 

Sur le fil de l’horizon où le ciel et la terre se mêlent, tu avances en robe d'or pour rejoindre la Source et t'envoler plus loin que ton chant. Je t’accueille pour effeuiller les pages de mon histoire.

 

En cette heure embaumée de roses et de lilas où l'attente et l'infini se confondent, sur ta chevelure offerte à l’ivresse d’un matin, chaque phrase glisse ma vérité, ce miel ivre d'azur et de jasmin. Si elle entre en résonance avec vous, cette vérité peut devenir aussi la vôtre ! Et pour cela, sur la plage de vos déserts, je trace un rayon neuf, un passage bleu, car il n'y a qu'un pas entre ce monde et le vôtre, un espace entre deux feuilles que vos saisons ne savent pas encore et mon chant que les notes ne suffisent pas à dire…

 

Sur l’échelle du temps et sa coulée de lumière

Je retrouve Yeshua, mon amour infini !

 

En ce point précis, il apparaît dans l’émeraude du soleil, sur ce talus d'herbes odorantes, sous les arbres et les vents. Comme un rire aux tourbillons d'une étincelle, sonate des ruisseaux, ses mots en couvaison deviennent des eaux vives. Et je reste, tel un rameau frissonnant, le calice à la cascade de ses eaux ! Quand la nécessité du partage s'impose comme une évidence, les garde-fous de l'intimité se retirent d'eux-mêmes et laissent mon cœur enfin nu au soleil !

 

Lumière sur l'épaule, sur la main, sur la feuille

Enfin, les mots s’étalent !

Diamants purs scintillants entre les pages…

 

 

1

 

UN CHANT D’AMOUR

 

 Et je voudrais, âme et corps me mêler

Aux longs accords qui roulent de cimes en cimes… 

E. Blemont

 

LETTRE A YESHUA

 

Comme les étoiles filantes, deux mille ans ont glissé sur le fil du temps. Sur la courbe de sa course, ton chant d'amour hante mes rivages et dans son sillage, sans cesse, je tourne autour de toi…

 

Ô Mon Aimé, en cette cinquième saison où l'infini se conjugue au présent, je reviens sur ce chemin de terre, pour glisser à nouveau sous tes pas l'onde douce de mes cheveux et sa coulée de pétales. L’heure est venue pour moi de participer activement à la réhabilitation de ce que tu es en vérité. Ma légitimité ouvre un espace-temps dans lequel il m’est possible de te délivrer de cette image d’éternel crucifié et de permettre à chacun d’être plus proche de toi. Peu importe les incrédules, les rumeurs et critiques ! Peu importe si mon existence à tes côtés apparaît à certains comme une parenthèse, un délire, une extravagance ! Blottie dans l’écrin de Dieu, je dis ce qu’il y a à dire et je fais ce qu’il y a à faire...

 

Dans un écho, j'ai entendu la plainte de la terre. Elle s'essouffle sous le poids des peines qu'elle porte et attend ta délivrance. Aussi, avant même de partager ce que fut notre vie, de la fréquence la plus élevée de mon être, je viens dès ces premières pages, te descendre de la croix et effacer dans la mémoire des hommes les images de douleurs qui s'y accrochent encore. Ton expérience sur la croix ne peut plus occulter sans cesse la sagesse de ton exemple d’homme d’esprit et de chair.

 

Ô mon Sublime, debout, vivant, resplendissant, tu accompagnes joyeusement notre évolution. Il est grand temps que toutes les croix de fer, de bois, de pierre, d'or ou d'argent qui te portent encore, s'envolent dans le vent. Afin que la croix puisse devenir le symbole sacré de l'union du ciel et de la terre, j'accepte d'écrire notre histoire et tous les mots qui guérissent en duvet de lumière. J’accepte d'écrire ce silence pur des hautes cimes qui dit mieux ce que l’on a voulu taire et je laisse ses étincelles d'or sur les ramures du ciel, dans les prairies, dans les berceaux d'enfants, dans le chemin des phrases jusqu’à la dernière page…

 

Pour arriver jusqu’à toi, j’ai traversé les sables arides de la mémoire. Plusieurs vies ont nourri mon âme pour retrouver ton souffle et écouter ta voix. D'une naissance à l'autre, j'ai parcouru d'innombrables terres, visité de multiples saisons. Jusqu’à l’usure de mes interrogations, j’ai arpenté la terre. Toutes les erreurs ont heurté mon navire. Comme une artiste, j’ai essayé d'améliorer mon œuvre, d'adoucir ses courbes. De mes rires et de mes larmes, j’ai tracé patiemment mon chemin. Soudain, un jour de lumière, j’ai retrouvé mon fil d’Ariane et je suis remontée jusqu’à la Source. La mer s'est mise alors à monter à perte de vue, innocente et blanche jusqu'au soupir sans cesse renouvelé. Et là, dans l’écume de sa vague diamantine, il n'y avait plus de temps, plus d'espace, que le firmament de ton amour où les oiseaux sans fin caressent la brise et sur ton sourire, éternellement, le soleil à son zénith. Depuis, mes saisons s’abreuvent de lumière. Partout l’amour creuse son sillon aussi je me glisse avec délice dans l’empreinte de tes mots. Sur cette terre de mouvance où les paysages occitans se superposent aux souvenirs d’antan, je suis et je me souviens !

 

Sur cette terre d’eau et de feu, les échos de notre Galilée d’antan résonnent encore. Je salue ce lieu et sa mémoire sachant que je vais retrouver, le long de ces chemins, des traces de pas que le temps n’a pas effacées. Mon regard survole l'infinitude des champs et des prés, véritable camaïeu de verts mêlés ou de brumes bleues. Au loin derrière les feuillages touffus, se découpe la silhouette enneigée des Pyrénées. Sur ces collines verdoyantes, le fil de ma mémoire me ramène deux mille ans en arrière, là où une seule caresse de toi a suffi à combler mes multiples fêlures, là où les rires et les larmes se mêlent aux cascades pures qui déferlent sur la terre, là où tes paroles moissonnent tous les épis de mon cœur. Dans cet espace, reste pour nous, le duvet de tes mots :

 

 Apprenez la Vérité et la Vérité vous rendra libre… 

 

Pour la dévoiler, j’accepte d’écrire notre vie et ses voyages, nos chemins de poussières dans les monts et les plaines, dans les déserts et les contrées lointaines où j’inventais déjà le sable pour alléger tes pas. Je n'ai rien oublié de notre pays, de notre famille, de nos amis. Je revois la courbe douce de nos collines aux dentelles du lac, l'eau vive de nos fontaines et nos pieds nus dans la fraîcheur de la maison. Je n’ai rien oublié des nuits d'iris en lune d'eau, en ondes fines, des reflets des terres bleues comme baisers d'ailes quand bruissent les vents, du ciel rose dans les roseaux et de nos rires clairs à la flûte des eaux. Je songe encore à cette brise légère dans le désordre de tes cheveux et à mes longs rubans flottants dans les frissons frêles à la courbe du couchant, plus doux qu'une prière. Espace où le silence se pose doucement comme un pétale de nénuphar blanc.

 

Ô Mon Bien-Aimé, maintenant, je te sais au déferlement soyeux de ton amour absolu qui abonde, à cette eau vive qui coule dans mes veines. Ô ma source de paix, tu me précèdes et je te suis, moi, l’enchantée au cœur de braise. Tu m'accueilles, toi qui sais mon âme couronnée de lys blancs et cette légende dont l'encre bleue tantôt nous meurtrit, tantôt nous glorifie. Même dans la nuit déshabillée d’étoiles, sans cesse, j’épouse ton regard ! Ton jour enfante sa mélodie et je veux être partout où ton verbe se hasarde ! Je veux en briser l’écorce et en libérer le souffle aux franges du jour. Dans l’appel des blanches nuées, dans l’espace infini des hirondelles, reste ton amour vibrant qui inonde la terre. Tes pas ont ouvert pour nous toutes les prisons et libéré notre rêve le plus pur : celui d'aimer et danser dans le vent !

 

Fenêtre ouverte sur ciel nu

Un ange passe…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2

 

LA PALESTINE

 

En aucun pays du monde

Les montagnes ne se déploient avec plus d'harmonie

Et n'inspirent de plus hautes pensées…

Ernest Renan

 

En ce jour nouveau où le soleil perce la brume, je feuillette les replis de ma mémoire pour vous parler de Yeshua, mon amour, mon maître, mon compagnon ! Avant de tourner les pages de sa vie mêlée à la mienne et de plonger dans ce créneau embrumé du passé, je vous invite à découvrir la société qui influença le cours de notre histoire en ce pays de miel et d’épines dans lequel ensemble, nous avons œuvré et honoré la vie. Pour cela, je me projette maintenant en Palestine et plus précisément en Galilée aux temps de mon incarnation auprès de Yeshua…

 

"…Assise au plus haut de la colline, je laisse errer mon regard sur les rives du lac qui ont si souvent accueilli nos pas. Les mots me manquent pour exprimer ce que je ressens devant ces paysages enchanteurs et contrastés. Au loin, la splendeur imposante et fascinante du Mont Hermon, bien souvent couronné de neige, dont la majesté est une louange à Dieu et à sa puissance, marque la frontière du royaume d’Hérode.

Plus près, le Mont Thabor domine les vallonnements verdoyants de notre pays et les multiples méandres du Jourdain. Ce fleuve tumultueux traverse la mer de Galilée et rejoint la Mer Morte. Autour de ce lac, appelé aussi le lac de Génésareth, sont installés de nombreux petits villages de pêcheurs. Ma rêverie contemplative m’entraîne doucement dans l’écrin du Soleil. En ce lieu, je me retrouve et laisse aller ma pensée et ma plume…

 

Nous sommes au premier siècle de notre ère. La Galilée ou Terre des Gentils fait partie des quatre provinces de la Palestine avec la Judée, la Samarie, la Pérée à l'est du Jourdain. Elle se trouve au nord de la Palestine, entre le lac de Tibériade ou lac de Génésareth et la mer Méditerranée. La Basse Galilée offre ses collines verdoyantes et ses belles vallées, la Haute Galilée, ses grands espaces montagneux d’une beauté à couper le souffle.

 

Comme la braise sous le vent,

Terre chaude aux multiples visages,

Ton jour enfante l'histoire !

 

En cette terre d'accueil vivent de nombreux étrangers, entre autres, Phéniciens, Syriens, Arabes ou Grecs. Ces hommes sont pour la plupart convertis et circoncis de force. Ces non-juifs appelés Gentils, se sont au fil du temps intégrés au peuple de Palestine. Pour eux, la vie n'est pas simple. Beaucoup ont finalement épousé les traditions et respecté la Loi Mosaïque, certains par obligation, d’autres par choix. Ils se sont installés sur cette terre galiléenne aux douces collines pour la cultiver ou faire du commerce, d'autres ont des tendances plus nomades. La fertilité du sol galiléen contraste avec l'austérité de la Judée parsemée de grottes, de déserts et de vallées rocailleuses aux falaises abruptes.

 

La Galilée, déjà largement hellénisée, participe pleinement au monde gréco-romain de notre temps. La population est majoritairement de confession juive et bénéficie d’une certaine liberté de croyance et de culte. Si Rome permet à chacun de pratiquer librement sa religion, il interdit toute activité politique dans ses provinces. Pour le peuple juif, la séparation des pouvoirs politiques et religieux est inexistante, ce qui est source de nombreux problèmes pour l'occupant. Il fait bon y vivre malgré les problématiques inhérentes à l’occupation romaine. Toute la population bénéficie des échanges commerciaux florissants. Cette économie active est favorisée par les grandes voies de communication comme la Via Maris et les belles routes qui traversent la Basse Galilée en direction des villes côtières et des ports. Même si elles sont construites avec des objectifs militaires, elles jouent un rôle essentiel dans le développement de tout le pays. Le réseau routier supporte un trafic important, aussi les romains n’hésitent pas, grâce à la main d’œuvre locale, à paver les voies de grosses pierres qu’ils puisent dans nos carrières.

Nous aimons ce beau pays de contrastes où malheureusement parfois la pauvreté côtoie l’opulence…

 

Comme les autres provinces, la Galilée, composée en majorité de Gentils, n’est pas une nation homogène. Sa population métissée, où se mêlent pratiquants et païens est contrainte de se soumettre à l'occupation romaine, tout comme elle doit se plier aux traditions juives et à la rigidité de ses rites religieux. Voici une citation qui résume bien les conditions de vie imposées en Palestine:

"…La Palestine du 1er siècle avait ses structures sociales et économiques spécifiques, ses coutumes et sa mentalité religieuse, sa hiérarchisation des valeurs…

L'ensemble de la société juive était organisé autour de la vie religieuse et les 613 lois écrites de la Torah, comportant des obligations et des interdictions, étaient l'objet de nombreux débats et interprétations. Il ne faut pas oublier que la Torah légiférait l'ensemble de la vie séculière, servant de code de loi pour traiter les affaires civiles et criminelles. Elle réglementait non seulement tous les domaines de la vie privée et publique, mais aussi les grands rouages de la société, l'agriculture, le commerce, la propriété avec toutes ses implications financières…" E.Edelman "Jésus parlait l'araméen"

Le peuple, aux castes et aux idéaux difficilement conciliables, parle des langues différentes: l'araméen la langue internationale, l'hébreu le langage de la religion et du droit et le grec pratiqué pour les affaires et le commerce, en particulier dans les familles aisées et cultivées comme la mienne. Les grandes cités, telles qu'Alexandrie ou Antioche, sont pratiquement hellénisées en totalité. Les galiléens utilisent la langue araméenne et un patois local assez rustre. Leur accent singulier fait souvent l'objet de moquerie de la part des Judéens.

En rébellion constante contre toute autorité, la population ne supporte plus l'ingérence étrangère pas plus que l'intransigeance des chefs religieux des différentes sectes. Notre pays est sans cesse au bord de l'explosion tant l'injustice est profonde. Dans cette véritable poudrière, nous cherchons aux côtés de Yeshua, une ligne d’équilibre entre les différents courants d’influence juive et dans un élan de liberté, nous tentons de diffuser plus de lumière…

 

 

( ... )

Le 4 juillet, 2023 - 18:46


Sydney SIMONNEAU

 

 

 

LES STIGMATES DU PARADIS

Tome 1

 

Dans l'ombre des Cangaceiros

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

Du même auteur :

 

 

 

Sartrouville, l’envol d’une île. Auto-édition, 2015

 

Quand les marées s’émancipent de la lune. Montauriol poésie, 2015

 

Vendée, l’onde de choc. Encres vives, 2016

 

Les trains qui roulent sur la mer. Intervention à Haute Voix, 2018

 

After Ellis Island. Auto-édition, 2018

 

Quelques épaves particulières. Auto-édition, 2020

 

La harpe des Kerguelen. Éditions Il Est Midi, 2021

 

Y a-t-il encore de l’eau au fond de l’océan ? À paraître, éditions Sémaphore

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à Orminda ...

 

et à Denise, Tex, Vanda, Bertrand,

Jacques, Leia, Denis, Didier, Gabriela ...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand un pauvre vole, il va en prison. Quand un riche vole, il devient ministre.

 

Luiz Inácio Lula da Silva ( président de la république fédérative du Brésil )

 

 

J’invente ? Oui, j’invente, sans la moindre pudeur. Et bien quoi, les histoires ne sont-elles pas inventées ? Même les vraies, quand elles sont racontées. Je mets au défi quiconque de relater fidèlement un événement passé. Entre le fait et la narration, quelque chose se perd.

 

Conceição Evaristo

( poétesse et écrivaine )

 

 

 

Qui aime n’a jamais peur.

 

Zé Ramalho

( chanteur-compositeur, poète )

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Em memória de Valérie,

meu amor para sempre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.

 

 

Les germes de douleur et de révolte avaient grandi dans cette terre rougie de sang, dans cette terre de famine.

Jorge Amado

 

 

 

 

 

 

 

 

Luiz, contrairement à son habitude, avait refusé de jouer au billard. Il restait là, sur son tabouret, à boire sa bière, pendant que Nelson, Gusttavo et les autres rivalisaient de positions acrobatiques autour de la table. À la lanchenete A cruz do Nordeste, derrière le comptoir, on avait accroché de vieilles cartes postales de Caruaru, de Recife et de João Pessoa. Sur les murs, parmi de nombreuses photos de footballeurs, trônait le portait de Lampião*, le héros du Nordeste, le robin des bois du Sertão. Des dizaines de rubans jaunes et verts pendaient d’une étagère sur laquelle on avait disposé des bouteilles de vin qui, à voir la poussière qui s’y était accumulée, n’avaient visiblement qu’une fonction décorative. Ce n’était par contre pas du tout le cas des bouteilles de cachaça que le patron débouchait à intervalles réguliers afin de répondre à la demande de ses clients. Cela devait déjà faire une vingtaine d’années qu’il était arrivé ici. Venu tout droit de son Pernambuco natal, il avait eu la chance de pouvoir ouvrir ce petit établissement grâce à ses modestes économies et à celles de sa femme, une paulista* rencontrée sur une plage un soir de printemps, non loin de Santos. Bien que de taille moyenne, son physique impressionnait. La tête directement posée sur les épaules, l’absence de cou faisait ressortir à la fois la muscu­lature de ses bras et de son buste mais aussi sa totale calvitie. À l’arrière de son crâne, il s’était fait tatouer un chapeau de cangaceiros, auréolé d’étoiles. Derrière cette allure un peu rustre, on devinait à son regard pétillant et à ses sourires chaleureux une grande sensibilité.

- Oh, Luiz ! Viens me voir petit !

Le jeune homme que le patron venait d’appeler tourna la tête, regarda d’un air étonné le gaillard derrière le comptoir et consentit finalement à se lever. Il devait avoir quinze ou seize ans tout au plus mais déjà, son visage était marqué. Marqué par la vie. Elle n’avait pas dû être très généreuse avec lui, déjà. Plutôt baraqué, le teint hâlé, ses cheveux longs étaient attachés par un élastique dans son dos. Deux bracelets de force à ses poignets laissaient supposer chez lui un penchant pour les sports de combat. Ses yeux d’un bleu très clair lui donnaient l’allure d’un félin.

- Qu’est-ce que tu me veux, Paulinho ?

- Comment vont tes parents, petit ?

Luiz leva les yeux au ciel puis lâcha :

- Ils vont bien, je suppose. Ça doit faire deux semaines que je ne les ai pas vus. Et puis, s’il te plaît, arrête de m’appeler « petit ».

Le colosse l’attrapa aussitôt par le bras :

- Et de un, je continuerai à t’appeler comme ça tant que ça me chantera. Lorsque je suis parti du Nordeste, il y a maintenant bien des années, ton père et ta mère étaient avec moi. Lui, je le connais depuis toujours et elle aussi. Et bien justement tiens, elle était enceinte à l’époque. Enceinte de toi, petit !

- Je sais ! Ça doit faire la centième fois que tu me l’a racontée, cette histoire …

- Et bien ça sera la 101ème … Et de deux, je préférais te voir traîner avec la bande du quartier plutôt qu’avec celle du Carioca. Ça fait plusieurs fois que je te vois avec eux. Et de trois, je n’oublie pas ce que ton père a fait pour moi. Sans son témoignage, je serais encore en prison à l’heure actuelle. C’est le seul qui a osé tenir tête à la police à l’époque. Alors s’il te plait, ménage-le, ainsi que ta mère …

D’un air bravache, Luiz détacha son bras de l’emprise du patron et fit mine d’ignorer ce qu’il venait d’entendre. Le tenancier continua :

- Luiz, fais très attention au Carioca. Ce type-là ne m’inspire pas.

Le jeune jeta sur le comptoir quelques pièces de monnaie, fit demi-tour et, avant de sortir, dit en souriant effrontément :

- Ne t’inquiète pas Paulinho, je sais c’que je fais. Et j’avais prévu justement d’aller voir mes parents. Allez, tchao !

- Tchao petit, embrasse-les de ma part quand tu les verras !

 

Luiz Girão de Matos quitta rapidement la rua das Jangadas, bifurqua après un immeuble en parpaings ocres d’où pendaient misérablement des dizaines de fils électriques et se retrouva vite dans une ruelle boueuse qu’il semblait parfaitement connaître. De chaque côté, des logements s’étaient édifiés là, se soutenant les uns les autres. Assemblages hétéro­clites de tôles, de poutres et de briques, mélange de maté­riaux récupérés sur quelque chantier abandonné, l’ensemble recouvrait partiellement la misère de couleurs éclatantes et de cris d’enfants. Quelques ouvertures seulement avaient été équipées de fenêtres. Les autres se contentaient d’un morceau de toile pour cacher la béance d’une pièce. De partout, au milieu de ces constructions de planches et de moellons, des fils étaient tendus qui supportaient comme ils le pouvaient les vêtements des habitants, offerts aux vents et aux rayons du soleil. Au milieu de la ruelle, coulait un filet d’eau souillée que des chiens lapaient, faute de mieux. Parfois, sur les parois d’une habitation ou sur la devanture baissée d’un magasin, on devinait aisément le portrait de Zico ou de Sócrates. À ces fresques gigantesques de joueurs de football, on avait souvent peint d’énormes graffitis à la gloire de l’équipe nationale, quand ce n’était pas des slogans en faveur de Lula et du Parti des Travailleurs. Des enfants couraient au milieu de ce désordre. Une vieille femme, assise sur une chaise, devant sa porte, attendait. Quoi donc ? Personne n’aurait pu le dire, pas même elle d’ailleurs. Beaucoup revenaient de leur travail, une musette à l’épaule. De partout, du bruit. Une télévision ou un poste de radio à plein volume, un groupe parlant fort, les cris de quelqu’un, au loin, le passage d’une moto rafistolée, les musiciens d’une école de samba qui répétaient l’hymne de leur quartier.

Après avoir progressé dans ce dédale bruyant, empli d’odeurs de cuisine, de lessive et de terre mouillée, Luiz parvint à un semblant de carrefour où stationnaient quelques jeunes montés sur des scooters. Il les salua sans s’arrêter et tourna dans une impasse, plus étroite encore que la voie qu’il avait prise. Arrivé devant la cinquième masure, il s’arrêta un moment, regarda sa montre et se décida finalement à pousser la porte métallique.

- Luiz, mon fils, mais où étais-tu bon sang ?

- Bonsoir maman.

Celle qui venait de parler s’était aussitôt arrêtée de s’occuper du repas. Agée d’à peine quarante ans, ses longs cheveux noirs lui tombaient sur ses épaules dénudées. Elle portait une jolie et ample robe blanche qui faisait ressortir son teint hâlé de mulâtre. La finesse de son visage, les courbes gracieuses de son corps, son regard profond, tout chez elle incarnait la beauté mais aussi la volonté et la force de caractère.

Après avoir longuement embrassé sa mère, Luiz demanda :

- Tu es seule ?

- Oui, ton père n’es pas encore revenu du travail.

- Et Natália, et Mário ?

La femme s’approcha du jeune homme et lui dit :

- Mário est encore à l’école. Tu sais, sa maîtresse nous a dit qu’il travaillait très bien et que si nous le pouvions, nous devrions lui permettre de suivre des études, plus tard …

Devant la moue que faisait son fils, elle explosa soudain :

- Oui, c’est sûr que pour toi, nous n’avons pas eu à nous poser la question, avec ton père …

- Oh ça va hein, si c’est encore pour me dire ça, je me tire …

Un silence pesant s’abattit dans la petite pièce. Des enfants criaient dehors en tirant sur leurs cerf-volants.

- Et Natália, tu ne m’as pas dit où elle était !

- Parlons-en, de Natália. Tu peux te vanter de lui avoir servi d’exemple, à ta sœur !

- Pourquoi dis-tu ça ?

- Parce qu’elle traîne depuis des semaines avec Gabriel …

- Quoi ? Je lui avais pourtant interdit. Attends qu’elle rentre …

- Qu’est-ce que tu vas lui dire et de quel droit ? Tu n’es pas son père que je sache. Tu n’as que deux ans de plus qu’elle, en plus. Et surtout, tu devrais plutôt te demander comment ça se fait qu’elle est dans la rue au lieu d’être au collège …

Luiz s’assit à la table et la regarda. Malgré cet instant où la colère l’avait saisie, il vit dans ses yeux d’un noir intense toute la tendresse d’une mère. Un instant, il eut envie de lui répondre. Mais les mots ne venaient pas. Ils ne venaient pas car il savait qu’au fond, elle avait raison. En théorie. Elle avait raison à condition d’oublier qu’ils habitaient la plus grande favela de la plus grande ville du Brésil. Et que pour eux, de ce fait, tout était beaucoup plus compliqué qu’ailleurs.

 

Il se remémora alors leur installation dans ce secteur de Paraisópolis alors qu’il n’avait même pas deux ans et que sa mère était enceinte pour la deuxième fois. Seuls quelques instants très courts lui étaient restés en mémoire. Des flashs dont la brièveté l’avaient probablement incité à broder autour quelques scènes purement imaginaires. Ces souvenirs, à présent, mélange de réalité et de mythes, constituaient ses fondations. Sa vie consciente avait démarré là. Les premières images qui s’imprimèrent dans son cerveau venaient de cet endroit. Sa mère lui souriait, son père soulevait des troncs d’arbres lourds comme des rochers, on jouait de la musique et la pluie ruisselait sur son corps nu offert aux vents et à la boue des ruelles. Des odeurs, aussi, s’étaient invitées dans cette ébauche de décor originel. La douceur des mangues, la force unique de l’açaï* ou encore l’amertume du jaboticaba* le surprirent au cours de ces années-là. Comme autant de références et de balises.

 

Son père, heureusement, avait rapidement trouvé du travail à São Bernardo do Campo, à l’usine Wolkswagen d’Anchieta. À l’époque, ils manquaient de bras là-bas. C’était pour alimenter les chaînes de production que beaucoup de miséreux du Nordeste vinrent à Saõ Paulo à cette époque. Il en vint des milliers qui s’entassaient là où ils pouvaient, bâtissant leurs abris de fortune sur des terrains inconstruc­tibles avec des matériaux de récupération. Le provisoire, en attendant mieux. Mais un provisoire qui allait durer très longtemps. Alors on aménageait progressivement le quartier, on installait vaguement l’électricité, plus ou moins légalement. On plaçait ça et là des arrivées d’eau potable, on bricolait, on s’arrangeait pour le ramassage des ordures, pour l’évacuation des eaux sales… les parpaings remplaçaient petit à petit les planches, une école ouvrait, puis une crèche, un centre de santé …

Quant à sa mère, elle avait vite trouvé à s’embaucher comme femme de ménage dans les beaux quartiers des alentours. Elle apprit très vite à supporter les caprices des bourgeoises et de leurs maris, les lubies de ces parvenus sans scrupules. Pour nourrir ses enfants, peu lui importait d’obéir à ces nantis. À condition toutefois d’être respectée. Il devait encore se souvenir de la formidable gifle qu’elle lui avait administrée, ce minable chef d’entreprise qui, un jour, avait eu la mauvaise idée de lui mettre la main aux fesses… elle était restée sans travail un certain temps à l’époque, refusant de servir plus longtemps ce gros vicelard, ce bel hypocrite qui, c’était certain, devait tromper sa femme régulièrement et sans le moindre scrupule …

Les souvenirs que Luiz gardait de cette époque étaient forcément imprécis. Ils formaient comme une ébauche qu’il avait tendance à magnifier et à sacraliser. La confusion encourageant l’embellissement, il finit par idéaliser les premiers instants de sa vie à défaut de s’en remémorer.

Ce dont il se rappelait parfaitement par contre, c’était les cris de sa sœur à sa naissance. Le monde changea alors d’un seul coup pour lui. Immédiatement, il l’avait adorée. Immédiatement, il s’était transformé en guerrier, en soldat, en chevalier capable de tout pour défendre ce petit bout de femme bavant et gesticulant dont il se sentit tout de suite responsable. Il se promit que toujours il serait là pour la protéger, pour chasser les mauvais esprits et accessoirement les bandits et les voleurs. En grandissant, son amour pour sa petite sœur n’avait jamais faibli, bien au contraire. Et elle lui rendait bien. Constamment pendue à ses basques, elle s’appliquait à copier ses manies et ses lubies. Dans le quartier, on voyait rarement l’un sans l’autre. Luiz n’aurait sans doute pas été le même sans sa petite sœur. Il ne se serait évidemment pas senti investi d’une mission sacrée, celle d’éduquer celle qui allait compter plus que tout dans sa vie. Inconsciemment, il accepta ce rôle d’autant plus que ses parents avaient de plus en plus de mal à faire face aux conditions matérielles difficiles et à leur surcroit de travail. Dans la favela surpeuplée, en effet, les enfants s’élevaient souvent tout seuls. Trop souvent. Lorsque Francisco revenait de l’usine, lorsque Yolanda avait terminé sa journée de travail, ses ménages interminables dans les maisons cossues des quartiers privilégiés, la fatigue ne leur laissait malheureuse­ment pas d’autre choix que d’espérer que leurs enfants ne s’éloignent pas trop du droit chemin. Qu’ils n’empruntent pas un jour celui menant directement à la prison, voire à la morgue.

Luiz se repassait quelques scènes du film de sa plus tendre jeunesse, ces moments décisifs où les rencontres pouvaient se révéler déterminantes. Il se souvint avec tristesse du jour où il ne fut pas sélectionné par cet entraineur des Corinthians. Devenir un jeune espoir du plus grand club de football de l’État, tous les gamins de la rue, ou presque, en rêvaient. Pourtant, ce jour-là, il avait tout donné, dribblant comme jamais, offrant à ses coéquipiers des ballons en or, stoppant net nombre de tirs de l’adversaire. Rien n’y avait fait. Tous ses espoirs s’envolèrent en un instant. Difficile, à dix ans, d’accepter l’échec. Il se remémorait ces moments difficiles, les larmes qui lui venaient et celles de sa sœur, inconsolable … il se rappelait aussi les descentes de la police militaire dans le quartier, l’odeur de la poudre, les cris et la peur. Il revit ce jeune, guère plus âgé que lui, qui s’écroula un jour, criblé de balles, juste devant lui. Simplement parce qu’il avait tenter de prendre la fuite. Roberto qu’il s’appelait. Très vite, Luiz avait compris qu’il n’aurait pas le choix. Pour survivre, il lui fallait être fort. Fort et malin. Et Natália, par sa seule présence, l’obligeait à se surpasser. Pour la protéger, il devait devenir l’un de ces hommes que les autres respectent et admirent. En grandissant, elle ne faisait qu’accroître chez lui cette envie de ne jamais se laisser dominer, de rester, quoiqu’il arrive, fondamentale­ment libre. Il continua encore un moment à se perdre dans ses pensées, il revoyait cette bagarre où, lorsqu’il avait tout juste douze ans, il avait corrigé Andreu, un petit caïd pourtant plus grand que lui. Il sourit en repensant à ce voyage en stop qu’il fit jusqu’à Santos, un soir d’été. Il venait tout juste d’avoir quatorze ans. Sa virée dans les bars du port, puis la nuit où il s’endormit dans les bras d’une gamine aussi jeune que lui et qu’il avait charmée. La chaleur poivrée de son ventre, les courbes de son dos, ses lèvres tremblantes, l’empreinte de leurs corps sur le sable de la côte. Leur première fois inscrite pour toujours dans leur mémoire. Il se rappelait de toutes ces choses qui l’avaient fait devenir ce qu’il était désormais.

 

- Natália ne s’en sortira pas si elle continue comme ça …

Luiz regarda sa mère qui venait à nouveau de lui parler. Il ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Elle avait passé toutes ces années à travailler sans jamais s’arrêter, elle s’était efforcée à élever comme elle pouvait ses trois enfants, elle était restée fidèle à son Francisco, son querido comme elle l’appelait. Elle était belle. Belle aussi et surtout de l’intérieur. Luiz, tout en continuant à la regarder, se leva, et lui dit :

- Je vais lui parler, maman. Elle m’écoutera …

- Je l’espère parce que ton père, lui, si ça continue, il va la flanquer à la porte !

Luiz eut un sourire forcé. Il sortit, s’assit sur une chaise, juste à côté de la porte d’entrée et s’alluma une cigarette. Des voisins passèrent et le saluèrent. Le soleil venait de disparaître à l’horizon et, déjà, on apercevait tant bien que mal les étoiles derrière le voile de pollution qui recouvrait l’immense ville. Il réfléchissait à la manière dont il allait tenter de convaincre sa sœur lorsqu’il vit deux silhouettes qui s’approchaient. Malgré l’obscurité qui venait de s’abattre sur le quartier, il les reconnut aussitôt. Un homme, solidement charpenté, tenait un enfant par la main.

- Mário, regarde qui est là-bas !

- Luiz, Luiz !

L’enfant qui venait de s’élancer manqua de trébucher plusieurs fois. Il parvint tout de même à sauter au cou de celui qui le brandissait maintenant très haut au-dessus de lui.

- Mon Mário ! Alors, maman m’a dit que tu étais un petit génie !

- Plus tard, tu sais, je serai explorateur, je découvrirai plein de nouvelles espèces d’arbres et de plantes !

- Alors il faudra apprendre à te battre contre les ours, contre les tigres !

- Je serai fort … comme toi !

Luiz reposa alors son petit frère au sol. Celui-ci s’engouffra en riant à l’intérieur de la petite maison de planches et de tôles, savourant à l’avance le goûter tant attendu que sa mère lui avait préparé. C’était un enfant de neuf ans environ, aussi souple que robuste, la mine réjouie et le teint légèrement hâlé.

- Un petit génie, je ne sais pas. Mais à l’école, il ne semble pas suivre l’exemple de son grand frère en tout cas …

- Ça va, papa, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !

- Et bien … tu ne salues plus ton vieux père ?

Francisco Giraõ de Matos, qui venait de prendre vigoureu­sement son grand fils dans ses bras était ce que l’on appelle une force de la nature. Métis aux cheveux courts, son visage, souligné par une barbe naissante, était éclairé par des yeux clairs qui lui donnaient un charme particulier. Simplement vêtu d’un tee-shirt blanc, on devinait une musculature que l’approche de la cinquantaine n’entamait guère. Arborant un large sourire, il poursuivit :

- Entrons, fils. J’ai à te parler …

 

Après avoir tendrement embrassé sa femme, il posa sa musette sur le sol, s’ouvrit une bière et s’affala dans un canapé élimé posé le long du mur, face au poste de télévision. Luiz, lui, le coude appuyé sur un meuble où de la vaisselle était rangée, attendait patiemment. Dans un coin de la pièce, déjà, le petit Mário s’appliquait à faire ses devoirs d’école en grignotant quelques biscuits.

- Ils embauchent à l’usine. Si tu veux, je pourrais te faire entrer …

- Tu me dis ça à chaque fois Papa. Je t’ai déjà répondu.

Francisco donna un grand coup de poing sur l’accoudoir du canapé. Mário s’arrêta d’écrire et de manger. Il regardait intensément son père et son grand frère. Ce fut sa mère qui rompit le silence qui venait de s’installer :

- Pour l’amour de Dieu, Luiz, quand vas-tu comprendre que tu as tout à perdre en refusant cet emploi ?

L’adolescent regarda son petit frère et baissa les yeux. Il ne répondit rien et ressortit dans la ruelle. La nuit qui était maintenant tombée sur le quartier offrait aux regards indiscrets l’intérieur des logis. On surprenait des silhouettes, des ombres, des formes au détour d’un rideau soulevé, d’une porte entrebâillée. La moiteur de l’air s’emplissait de toutes les odeurs des repas. Les télévisions allumées, les bruits de couverts, les rires, les cris, les pleurs d’enfants, les radios et les chants; tout cela formait une drôle de musique qui s’en venait rythmer ce début de soirée.

Doucement, sans qu’il s’en aperçoive, Yolanda était sortie elle aussi et, en posant doucement la main sur son épaule :

- Il s’est battu pour ces emplois, tu sais …

Luiz se retourna et regarda sa mère dans les yeux. Elle ne pleurait pas mais avait dans la voix ce léger tremblement qui précède les larmes.

- Il s’est tellement battu. Au risque de se faire licencier. Heureusement, avec le syndicat, ils ont gagné …

- Maman, tu sais bien que …

- Tais-toi. Tais-toi pour une fois et écoute-moi, plutôt. Je sais parfaitement ce que tu vas me dire. Avec ton père nous n’en pouvons plus de t’entendre dire ce genre d’âneries …

À cet instant, Luiz se recula de quelques pas et enfonça la main dans la poche de son jeans. Il en sortit une liasse de billets de banque qu’il exhibait maintenant rageusement à sa mère.

- Là, tu vois …

Avisant aussi son père qui venait de sortir lui aussi :

- Là, vous voyez tous les deux, hein ? Là, il y en a pour cinq mois de salaire ! Et j’ai gagné ça hier soir. Hier soir vous m’entendez ? En une soirée, ce que vous gagnez tous les deux en cinq mois. Et tu voudrais que j’aille me casser le dos à l’usine Papa ? Tu voudrais que je finisse comme toi ?

Francisco bouillait. Heureusement, Yolanda lui avait pris la main et le retenait. Elle enchaîna aussitôt :

- Arrêtez ! Vous me fatiguez tous les deux. Toi Luiz, range-moi ces billets et rentrons à la maison. Mário doit se demander ce qui se passe …

Elle venait de prononcer ces dernières paroles en fronçant les sourcils et sur un ton qui interdisait toute réponse. Ils pénétrèrent donc à nouveau dans la pièce qui était à la fois l’entrée, le salon, la cuisine et qui pouvait également faire office de chambre, deux matelas étant posés au fond, près d’un poêle à charbon. Deux ampoules pendaient au-dessus de la table et du coin cuisine, attirant inévitablement quelques insectes qui voltigeaient un moment avant de finir grillés. Sur le réfrigérateur, trônaient trois statuettes en plastique, partiellement recouvertes de fleurs séchées et de rubans multicolores. Au centre, la plus grande, la sainte vierge, toute de bleu et de blanc colorée. À ses côtés, Oxóssi et Iemanjá, deux divinités du candomblé, la religion afro-brésilienne plongeant ses racines dans les croyances que les esclaves avaient jadis rapporté avec eux.

 

Yolanda disposa au centre de la table le plat de feijoada qu’elle avait mijoté. À côté du plat principal dans lequel la viande et les saucisses baignaient dans une sauce parfumée, un bol contenait la farofa, la farine de manioc. Pour compléter le tout, bien entendu, elle joignit une grande assiette de riz et un saladier de feijãos, ces inévitables haricots noirs. Très vite, les couverts furent mis et chacun s’installa à sa place, la faim aiguisée maintenant par la délicieuse odeur qui emplissait toute la pièce. Lorsque les assiettes furent remplies, le silence se fit, seulement troublé par le bruit des couverts et des bouchées mastiquées. Francisco, marquant une pause, s’adressa alors à Yolanda :

- Querida, tu penseras à demander aux Vasconcelos s’il vendent leur voiture et combien ils en demandent ?

- Pourquoi, répondit-elle, tu veux l’acheter ?

Éclatant de rire, il poursuivit :

- Tu sais bien qu’on ne peut pas, non. C’est Carlos qui m’a demandé ce service …

- Carlos, ton contremaître ?

- Non, pas lui. Celui-là il peut toujours attendre que je l’aide à quoi que ce soit. Cet enfoiré … Non, je te parle de Carlos Andrade, le fils de Gerardo et de Manuella …

- Ah je comprends mieux. Mais …

À cet instant, quelqu’un frappa à la porte et l’ouvrit toute grande sans attendre d’y avoir été invité. Tournant vivement la tête, Luiz hurla :

- Natália !

Se jetant dans les bras l’un de l’autre, ils manquèrent de renverser une chaise.

- Bonsoir tout le monde. Comment allez-vous ?

Tout en disant cela, celle qui venait de faire irruption dans la pièce s’employait à embrasser chacun et chacune. Elle s’attarda davantage sur son petit frère :

- Mon petit Mário chéri, comme tu m’as manqué, mon trésor joli …

Natália venait d’avoir quatorze ans quelques jours auparavant. Elle était le portait craché de sa mère. Tout le monde, depuis qu’elle était née, l’affirmait en tout cas. Aussi belle et aussi gracieuse, les cheveux flottant sur ses épaules dénudées, le teint hâlé, les courbes parfaites de son dos, de ses hanches. Jusqu’à la forme de ses yeux, en amandes. Mais elle n’était pas tout à fait d’accord avec ce constat. Elle parvenait toujours à se trouver quelque res­semblance, même approximative, avec son père.

- Où étais-tu, grand frère, lança-t-elle à Luiz en souriant ?

Pour toute réponse, elle n’eut que le bruit de la fourchette et du couteau dont il venait de se saisir afin de terminer son repas. D’ailleurs, tous l’imitèrent bientôt et un silence pesant succéda au tapage provoqué par son arrivée soudaine.

- Bon, ça fait plaisir … dit-elle en prenant l’assiette pleine que lui tendait sa mère.

Elle poursuivit :

- Merci maman, ça sent rudement bon. Tu l’as préparée aujourd’hui cette feijoada ?

- Oui.

Devant une réponse aussi brève, Natália abdiqua. Elle choisit de se taire et commença à manger.

Les regards se croisaient. On essayait de se parler, avec les yeux, avec les sourcils. On essayait de deviner la pensée de l’autre. On tentait de déchiffrer un signe, une mimique, un silence. Mário, lorsqu’il eut terminé le premier son assiette, se leva, prit une banane dans le saladier posé près de l’évier et sortit. Probablement attendaient-ils tous cela pour parler à nouveau ?

- Où étais-tu, grand frère, alors ? Réitéra Natália.

- Et toi ? Maman m’a dit que tu revoyais Gabriel, je t’avais pourtant interdit de …

- Arrête Luiz, tu es ridicule. De quel droit tu m’interdis quelque chose, de quel droit, hein ?

Francisco donna un tel coup sur la table qu’un verre se brisa en retombant.

- Stop vous deux. Là vous commencez sérieusement à m’énerver. Je me suis battu toute la semaine dernière pour avoir cette foutue augmentation de salaire, on a failli se retrouver en tôle, le gouverneur de l’État était à deux doigts de nous envoyer la troupe.

Il se leva et, se penchant vers eux en s’appuyant sur le rebord de la table, leur demanda très lentement :

- D’après vous, mis à part pour votre mère, pour qui croyez-vous que je me batte comme ça ? Hein, pour qui ?

Natália et Luiz ne disaient rien. Il poursuivit :

- Et bien je vais vous le dire. Depuis plus de vingt ans que nous sommes arrivés ici, votre mère et moi n’avons cessé de trimer pour que vous puissiez vous en sortir. Que vous ayez les diplômes que nous n’avons pas eus et un travail, un vrai travail! Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Rien du tout. Pire que ça, oui. Vous commencez à trafiquer ! Luiz, ne me dis pas le contraire, tu étais même fier tout à l’heure en nous exhibant tes billets sous le nez. Et toi, Natália. Évidemment, tu veux faire comme ton frère, pas vrai ? Toujours comme ton frère, les même conneries ! Ouvre donc les yeux, bon dieu.

- Arrête Papa, fit Natália. On sait tout ça. On sait que vous vous tuez au boulot pour nous. On le sait !

- Et d’abord, où étais-tu ? On aimerait beaucoup le savoir …

Elle s’était levée et faisait face à son colosse de père. Petite adolescente, déjà presque femme, les yeux pleins de cet envie de vivre que l’on a à cet âge, le sourire lumineux, la poitrine naissante et la voix tout juste sortie de l’enfance :

- Je vais vous le dire où j’étais ces jours-ci. Non, je n’étais pas avec Gabriel figure-toi Luiz. C’est fini avec cet idiot. Terminé !

Yolanda regardait sa fille qui parlait avec cet affront qu’elle avait toujours eu. Cette audace qui lui donnait une force et une aura incroyable. Elle se surprit à l’admirer. Natália poursuivit :

- J’étais avec Adélia.

Tous se regardaient avec étonnement.

- Oui, Adélia, insista-t-elle en regardant plus particulière­ment sa mère qui baissa alors les yeux. Adélia qui est venue ici l’autre jour. Vous vous souvenez, elle m’avait aidée à finir un devoir de math. Elle habite vers Jaguaré.

Luiz intervint aussitôt :

- Qu’est-ce que tu nous chantes là ? Je la connais très bien ton Adélia, elle n’habite pas du tout à Jaguaré …

À cet instant, Yolanda voulut intervenir mais préféra s’abstenir. Mieux valait éviter de compliquer les choses.

- Comment ça, elle n’habite pas du tout à Jaguaré, interrogea Natália  ? Et où crois-tu donc qu’elle habite, gros malin ?

Luiz marqua une pause. Il se demanda s’il n’en avait pas trop dit … Yolanda venait de se coller à Francisco. Elle attendait avec un mélange de curiosité et d’anxiété ce que son fils allait dire. Dehors, on entendait Mário qui jouait au football avec d’autres enfants. Leurs cris et le bruit du ballon qui s’en venait parfois cogner contre le mur bousculait le silence qui s’était à nouveau imposé dans la pièce.

- Adélia habite la favela da Paz

- La favela da Paz ? Quelle favela da Paz ?

- Tu le sais très bien, la favela da Paz, près de Jardim São Roque …

- Et pourquoi, s’il te plaît, sais-tu mieux que moi où habite ma copine ?

- Pour rien …

Luiz se leva prestement et commençait à se diriger vers la porte lorsqu’une main vigoureuse l’empoigna, l’obligeant à rester sur place.

- À quoi vous jouez tous les deux, lança Francisco qui tenait toujours fermement son fils par le bras ? Ça va durer encore longtemps ce jeu de devinettes ?

- Laisse-moi Papa, j’ai dû me tromper. J’la connais pas sa copine, en fait. Et je m’en fous d’ailleurs …

 

Francisco laissa son fils s’éloigner. Celui-ci sortit, alluma une cigarette et s’assit sur les marches en bois devant la maison. Il regardait maintenant distraitement la partie que disputait son frère avec ses copains. Il sourit en le voyant dribbler avec adresse. Il se revoyait quelques années plus tôt. Les mêmes gestes, la même dextérité, la même passion surtout pour ce qui, ici, était beaucoup plus qu’un sport. Son sourire se crispa lorsque lui revint en mémoire le verdict de l’entraineur des Corinthians, le mythique club de São Paulo. Il aurait tout donné, à l’époque, pour rejoindre ce club où avaient brillé tant de joueurs héroïques, à commencer par Sócrates. Le grand Sócrates qui était parvenu à instaurer un système hautement démocratique, autogestionnaire, au sein même de ce club, alors que la dictature militaire tenait encore les rênes du pouvoir. Sócrates qui avait tellement fait rêver son père lorsqu’il était plus jeune.

Il écrasa alors nerveusement sa cigarette, se leva et se mit à marcher sans trop savoir où il allait. Pour se détendre et tenter de penser à autre chose.

Il longeait ces habitations qui lui étaient tellement familières. Ces logis qu’il avait parfois vu s’édifier, en toute hâte, par de nouveaux arrivants. Là où habitaient certains de ses amis d’enfance. Là où vivaient certaines de ses premières conquêtes. Tout le monde se connaissait d’ailleurs et l’on vivait autant dans la rue que chez soi. Il salua machinalement deux jeunes garçons, échangea quelques mots avec une femme qui étendait du linge. Il caressa un vieux chien qui l’avait reconnu et qui, sans trop savoir pourquoi, s’était attaché à lui. Cela devait faire dix minutes qu’il marchait ainsi lorsqu’il sentit confusément que quelqu’un le suivait. Il devina immédiatement qui mettait depuis quelques temps ses pas dans les siens.

- Tu m’as manqué, frangin !

Natália se rapprocha et marchait maintenant juste à côté de lui. Il lui sourit et, posant son bras sur son épaule, l’embrassa sur le côté de la tête, respirant à pleins poumons l’odeur sucrée de ses cheveux.

- Toi aussi tu m’as manqué. Presque autant que la feijoada de Maman, fit-il en éclatant de rire.

- Salaud, lui lança-t-elle en grimaçant !

Ils déambulèrent ainsi un petit moment, accrochés l’un à l’autre, unis par une force singulière, inséparables. Personne, dans le quartier, ne s’étonnait de les voir comme cela. Ils avaient toujours été ainsi. Unis dans une relation totalement fusionnelle. Incapables de se passer l’un de l’autre.

- Je culpabilise un peu tu sais, pour nos parents, avança Luiz. Mais là, j’ai une opportunité de gagner beaucoup d’argent. Beaucoup.

Il s’était arrêté de marcher et fixait sa sœur avec gravité.

- C’est Léandro qui m’a proposé le job.

- Quoi, Léandro ? Léandro Ferreira-Guimarães ?

- Oui.

Natália eut un mouvement de recul.

- Je commence à comprendre, maintenant, fit-elle, pourquoi tu me contredisais, tout à l’heure, à propos de l’adresse d’Adélia …

- Évidemment, et c’est bien pour ça que je n’ai pas insisté. Pas devant Papa et Maman. Alors dis-moi, pourquoi as-tu inventé cette adresse bidon ?

- Mais je n’ai rien inventé du tout. Adélia habite bel et bien à Jaguaré. Rua Barcelona si tu veux tout savoir …

- Mais alors … ils n’habitent pas ensemble ? Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ?

- Tu n’as qu’à demander à Léandro, tu verras bien que je ne te raconte pas de conneries.

Luiz regardait sa sœur avec intensité. Elle continua :

- En tout cas, ce que je constate, c’est que tu continues à le fréquenter, lui.

- Qu’est-ce que ça peut te faire ? Ce n’est quand même pas le diable …

- Pas à moi, Luiz, pas à moi.

- Bon, c’est vrai. Il m’a proposé quelques plans. Mais ce n’est rien que du sérieux, avec un minimum de risques …

- Un minimum de risques ! Laisse-moi rire. Le Carioca serait donc devenu un modèle du genre, un vrai profession­nel en somme ?

Elle détourna la tête un instant et :

- Laisse tomber, Luiz. Laisse tomber avant qu’il ne soit trop tard.

- Je sais ce que je fais. Lâche-moi un peu avec tes conseils. Et puis, tu vois bien sa sœur, toi, et je ne te le reproche pas !

- Là tu t’enfonces, mon pauvre. Que je sache, sa sœur n’est pas cheffe de gang !

Luiz accusa le coup. Il savait qu’elle avait raison. Car contrairement à eux, qui se ressemblaient terriblement, tout distinguait, en apparence en tout cas, le Carioca de sa sœur. L’un avait déjà connu la prison quand l’autre envisageait d’embrasser une carrière de journaliste. Lui dirigeait une bande d’une vingtaine de types et régnait déjà sur tout un secteur de la favela alors qu’elle maîtrisait déjà cinq langues et s’était faite remarquée lors d’une exposition photo. Bien qu’étant la plus jeune participante, ses clichés avaient suscité l’admiration du jury et un reporter de La Folha de São Paulo s’était longuement entretenu avec elle. Luiz s’était d’ailleurs souvent interrogé sur ces inhabi­tuelles différences de parcours. Soudain, un détail lui revint en mémoire.

- Dis-moi, lorsque tu as parlé d’Adélia, tout à l’heure, j’ai remarqué que Maman avait l’air embarrassée. Comme si elle savait quelque chose à ce sujet …

Natália sourit et fit quelques pas. Se retournant soudain, elle regarda son frère, lui mit la main sur l’épaule en disant :

- Tu imagines Papa apprenant que Maman fait des ménages chez le Carioca ?

Livide, Luiz interrogeait sa sœur du regard. Celle-ci poursuivit :

- Attends, tu vas comprendre. Tu te souviens du jour où tu m’avais présenté à lui.

- Bien sûr, et alors ?

- Adélia était là. Nous nous sommes tout de suite très bien entendues. Depuis, nous nous voyons souvent, d’autant plus qu’elle m’aide accessoirement à faire mes devoirs. Un jour, elle m’a emmené chez elle, un grand appartement au neuvième étage d’une résidence sécurisée.

- Leurs parents sont donc séparés ?

- Oui, et depuis longtemps apparemment.

- C’est donc ça.

- Leur mère est prof de philo au lycée Vera Cruz et d’après ce que j’ai pu comprendre, ses parents ont beaucoup de fric, ils possèderaient une fazenda dans le Mato Grosso.

- Rien à voir avec le père, dis donc !

- Non, rien à voir. Et puis elle est très sympa en plus. Sa fille lui a raconté ce que nos parents faisaient, où nous vivions …

- Et alors, fit Luiz sur un ton agressif ? Je n’ai pas honte, j’en suis fier de mes parents, moi !

- Ne t’énerve pas, voyons. Moi aussi j’en suis fière, ce n’est pas la question. Justement, elle était plutôt admirative, les trouvant sacrément courageux. Et c’est là qu’elle m’a demandé de proposer à Maman de venir faire le ménage dans son appartement.

- Depuis combien de temps est-ce que Maman va travailler chez elle ?

- Un mois, peut-être deux, je ne sais plus …

 

Tout en parlant, ils venaient de contourner une ancienne fabrique de bidons en métal qui servait maintenant de salle de concert ou de réunions. Couverts de fresques, les murs de tôles et de briques commençaient à se lézarder et le toit préservait de moins en moins des pluies tropicales qui, souvent, pouvaient être particulièrement violentes. Ils arrivèrent bientôt sur une petite place. Les façades des constructions hétéroclites qui l’entouraient étaient hérissées de fils électriques, de cordes à linge, d’antennes paraboliques. Des enfants surgissaient de partout. Des groupes d’hommes et de femmes allaient et venaient. Certains discutaient, accroupis. Plusieurs scooters, conduits par des jeunes gens, slalomaient comme ils pouvaient pour éviter les nombreuses flaques et les nids de poule. Finalement, ils empruntèrent la ruelle de gauche afin de revenir sur leurs pas et de rentrer chez eux. C’est à ce moment-là qu’ils entendirent quelqu’un hur­ler derrière eux :

- Je vous retrouve enfin, tous les deux !

Un garçon, torse nu, qui devait avoir seize ou dix-sept ans les regardait en affichant un sourire nerveux. Plutôt costaud, les cheveux crépus, il arborait un tatouage énorme dans le dos. Une espèce de serpent avec des ailes. Les yeux plein de haine, il les menaçait avec un couteau qu’il tenait vigoureusement dans la main droite. D’instinct, Luiz s’était placé devant sa sœur.

- Gabriel, lâche ce couteau, espèce de connard, lui lança Natália.

Avisant Luiz qui le fixait en guettant le moindre faux pas, il répondit :

- C’est toi qui lui a dit de ne plus me voir, pas vrai ?

Luiz ne répondait pas. Les deux bras écartés comme pour se préparer à l’attaque, il s’était immobilisé et fixait celui que sa sœur avait décidé de quitter. Tout autour, les gens s’étaient écartés. À la vue de la lame qui brillait sous l’éclairage de la place, le silence s’était fait. Leurs ombres dessinaient sur le sol boueux une scène lourde de menaces. Tout d’un coup, un chien aboya après un chat et le prit aussitôt en chasse. Durant un dixième de seconde, Gabriel, surpris, détourna le regard. Immédiatement, Luiz en profita pour se précipiter sur son adversaire et lui asséna un violent coup de poing qui le déséquilibra. Voulant achever de le corriger, Luiz se jeta sur lui. Malheureusement, celui-ci tenait toujours fermement le couteau. En tombant lourdement sur son adversaire, Luiz se planta la lame en plein dans le ventre. Il se tordit alors de douleur et poussa un cri terrible.

- Luiz ! Non !

Natália se rua aussitôt sur son frère qui, déjà, peinait à maintenir les yeux ouverts.

- Luiz, regarde-moi, s’il te plaît. Non, Luiz, ne t’en va pas, non …

Autour d’eux, une petite foule s’était approchée et les entourait maintenant en silence. Gabriel, profitant de l’effet de surprise, était parvenu à s’extirper de là, brandissant toujours son arme pour éloigner quiconque aurait voulu l’arrêter. Les vêtements couverts de boue et du sang de sa victime, il disparut rapidement dans le dédale inextricable des ruelles de la favela.

Natália, le visage tordu par la douleur :

- Luiz, mon frère. Non, ça va aller, je suis là, je suis avec toi …

Sentant ses forces lui échapper, Luiz ouvrit les yeux et les posa une dernière fois sur celle qu’il avait aimée depuis le premier jour.

- Promets-moi Natália . Promets-moi, petite sœur …

Elle le regardait, les yeux pleins de larmes. Désespérée, elle sentait le sang qui coulait sous le corps de son frère.

- Promets-moi … de t’occuper … de Mário …

- Je te le pro …

Elle ne put terminer sa phrase.

Son frère était mort.

Elle serra de toutes ses forces son corps inerte et ensanglanté contre le sien. Alors, brisant le silence qui s’était abattu sur la favela, elle poussa un hurlement sinistre dans la nuit.

Le 31 mai, 2023 - 12:49

 

Annie CHALON

 

 

 

 

 

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La vie est belle

 

 

Grand reporter


 


 

Je sortis de l’hôtel quand les lumières orangées des nouveaux réverbères s’allumaient. Sur la place, de nombreuses voitures arrivaient comme des bolides, les chauffeurs s’arrêtaient, faisaient claquer leurs portières, montaient l’escalier du marchand de journaux en sautant les marches, les redescendaient une à une en courant. J’aspirais au calme et empruntai la grand-rue presque déserte. Au premier croisement, au fond de la ruelle du Lac, j’aperçus la maison, je marchai vite. Les feuilles éparses, rougeâtres de la vigne vierge bloquaient ses volets écaillés, sa toiture couleur d’ambre était en mauvais état. Elle paraissait abandonnée, mais devant l’entrée traînait un petit bol destiné à un chat, alors j’appuyai très fort sur la sonnette.

L’escalier s’alluma, le nez collé contre la vitre de la porte d’entrée, je regardai un homme descendre lentement et je reconnus Julien. Vêtu de son éternel jean, de son pull-over de laine torsadée, les cheveux crépus grisonnants, il m’ouvrit, un peu essoufflé, et planta un regard morne dans le mien.

- Julien ! Tu es là ! Je me demandais si tu habitais toujours la maison.

- Oui bien sûr et j’espère y rester … Il sembla hésiter à dire quelque chose, reprit son souffle puis lâcha : tu n’as pas beaucoup changé, mais ton nouveau coup de sonnette réveillerait un mort.

Son accueil me glaça. Comme à regret, il me fit entrer dans le séjour en s’effaçant devant la porte, et me pria de ne pas ôter mon manteau, car la maison n’était pas chauffée. Tout ou presque y avait été modifié. À la place de notre gros fauteuil de velours marron traînait une bergère rouge en chintz usé. Devant la cheminée, notre tapis était élimé. Julien m’offrit la bergère et me demanda si je voulais boire quelque chose d’une voix ralentie, un peu étudiée, mais je remarquai qu’il se déplaçait prestement comme avant. En le suivant des yeux, je redécouvris la cuisine dans la continuité du séjour et le jardin grâce à la grande baie vitrée. Les feuilles jaunies du vieux pommier que nous chérissions me rappelèrent les asters mauves et tout le fouillis des haies faites de ronciers, la pelouse qui courait jusqu’au lac et Gatsby, notre chat roux, dormant enroulé sous la table bistrot. J’aimais particulièrement le jardin en automne. Malgré ma folle envie d’aller y manger des mûres, de m’y remplir de l’odeur fade du lac et de revoir l’emplacement du monticule de terre, je ne bougeai pas. J’osai juste une question :

- Le jardin a-t-il toujours son charme délicat d’automne ?

- Hum … Je n’ai pas le temps de m’en occuper. Il reste quelques fleurs. La pelouse est devenue un pré d’herbes folles.

En me laissant tomber dans la bergère, j’aperçus sur la cheminée une photo de notre chat, la tête levée, une patte en l’air. Son regard insistant me toucha tant que me revint avec beaucoup d’acuité le jour de sa mort. J’entendis les crissements de la voiture, mes hurlements face au chauffard : « Assassin, vous rouliez trop vite ! ». Me traversa aussi ce que j’avais ressenti en serrant le corps chaud contre le mien. Ce chauffard venait d’écraser la seule chose que Julien et moi avions fabriquée ensemble, Gatsby. Il était un pont entre nous, un rempart contre la vulnérabilité de notre liaison. Sans le vouloir, Julien avait laissé ouverte une fenêtre donnant sur la ruelle et le chat avait couru dans la grand-rue. Coupable, irresponsable, incapable de protéger un être dépendant de lui, je l’accusais de tout cela.

Pour dissiper ce flot d’images pénibles, je m’enfonçai dans la bergère et me forçai à observer avec application les mains de Julien. Toujours plates, carrées, avec des ongles mal soignés, elles claquaient impatiemment les portes des placards au-dessus de l’évier, avant de tambouriner contre.

- Je n’ai plus de thé, je n’en bois jamais. Un verre d’eau à température ambiante te conviendra ? demanda-t-il. Je dus tendre l’oreille pour l’entendre.

Deux verres en main, il revint, s’assit en face de moi sur une chaise basse de campagne que je ne connaissais pas. Jouant au valet maladroit, il me tendit un verre, posa le sien sur le parquet encrassé, puis alluma la lampe sur un guéridon proche de moi qui m’éclaira en le laissant dans l’ombre. J’y déposai mon verre.

- Mon mari et moi sommes venus rendre visite à des amis dans la région, j’ai eu envie de te revoir, mais je ne suis pas sûre d’avoir bien fait…

- Hum, je viens de rentrer, dit-il épuisé. Je suis encore reporter de guerre. Tu as de la chance de me trouver.

- Tu reviens de Syrie ?

Il hocha la tête, son visage afficha la tourmente des retours que je lui connaissais. Pour tenter de retrouver le Julien que j’avais aimé, j’enchaînai des questions banales sans lien les unes avec les autres.

- Tu es encore un militant convaincu ?

- Difficile de ne pas l’être dans mon métier, mais j’ai pris de la distance.

Je lui annonçai que, moi aussi, je militais chez B., il grommela qu’il s’agissait de l’homme politique le plus con que la France ait connu. Sa réaction pleine de morgue me blessa, mais je ne lui montrai pas.

- Y-a-t-il toujours le banc sous le pommier ? Te rappelles-tu que nous ne savions jamais lequel de nous croquait la première pomme ?

- Hum, hum, hum, grogna-t-il en se penchant un peu en avant. Je vis ses yeux redevenir taquins, j’en profitai pour tenter d’apprendre qui était à l’origine du chamboulement opéré dans la pièce.

- Pardonne-moi mes indiscrétions, mais j’ai envie de savoir tant de choses sur toi. Comment va Hélène ?

Il se renfonça dans la pénombre et murmura pour lui seul :

- Elle m’a quitté, il y a longtemps.

Je n’étais pas surprise, mais heureuse de cette annonce. Lors de notre rupture, Julien m’avait méchamment comparée à elle. C’était juste après la mort de Gatsby, il m’avait reproché d’être une petite bourgeoise lâche se sacrifiant par devoir pour ses enfants. M’avait dit que j’étais incapable de vivre dans le lit de l’homme que j’aimais. Qu’il me fallait deux foyers dont un tenu au secret. Que tout cet affichage contre mon cœur venait de mon besoin d’une image de moi en femme vertueuse. Et, pour finir, il avait jeté :

- Tu n’es qu’une petite femelle. Je préfèrerais vivre uniquement avec Hélène qui fait moins de chichis avec son cul !

J’avais riposté :

- Monstre ! Monstre ! Tu es un monstre d’égoïsme ! Et tu n’as aucune mémoire !

Le Julien d’aujourd’hui me semblait si étranger à celui des insultes — et semi-vérités — jetées ce soir-là que je délaissai ma stupide enquête sur le changement de décor.

- Et ton fils, la vie est belle pour lui ?

- Pierre est metteur en scène, il a un petit succès d’estime insuffisant pour gagner correctement sa vie. As-tu vu l’un de ses films ?

- Non, aucun. Rappelle-toi, tu me traînais de force au cinéma.

J’aurais voulu savoir s’il avait vraiment oublié ces épisodes de nos moments de vie partagée. J’essayai de le fixer, mais en vain, il demeurait dans la pénombre. J’ajoutai doucement :

- J’ai simplement lu une critique sévère de son dernier film, il a été tourné ici, je crois ?

- Oui. Sur la place et dans les prés des plus gros fermiers. Je lui ai prêté la maison. L’équipe a trouvé les meubles si moches qu’elle est allée fouiller dans les brocantes du coin pour les échanger contre ceux-ci.

Il me sembla que son regard balayait la pièce, puis se posait sur moi comme s’il cherchait mon avis sur ce changement.

- C’est un peu vieillot, moins chaleureux que …

Je n’achevai pas ma phrase, car en apprenant que l’équipe d’un film était à l’origine du nouveau décor, je retrouvai tout mon entrain et lui demandai ce que lui en pensait.

- Je m’en fous complètement. Ces choses matérielles qui font courir le monde n’ont plus aucune importance pour moi, souffla-t-il.

- Tu ne me feras pas croire que tu ne penses plus qu’à la politique et à ton métier ?

- Non, je pense aussi à Pierre et à mes deux chats.

- Où sont-ils ? Je veux les voir, c’est vrai que cela sent un peu le vieux matou chez toi. Tu me les montreras, n’est-ce pas ? Étouffant un rire d’amante persuadée d’être encore désirable, je m’exclamai : alors, les femmes, c’est fini aussi ?

Il rapprocha son visage, me fixa durement, haussa à nouveau les épaules et persifla :

- Mon cœur ne bat plus pour aucune d’elle. Aujourd’hui, si je n’étais pas athée, je dirais que je ressemble à un moine.

- Non, c’est impossible, je ne te crois pas.

- Toi tu veux toujours entendre ce qui te plaît, et non pas la vérité.

J’aurais voulu qu’il se tût. Ses révélations étaient encore plus cruelles que son accueil. Je préférais le Julien sensuel, agressif, jaloux, cynique, quasi amnésique du moment de notre rupture. Car, dans sa dernière colère, celle de sa préférence avouée pour le cul d’Hélène, il avait oublié notre accord tacite : nous devions vivre ensemble des moments privilégiés sans qu’ils remettent en question nos vies privées respectives. Ce soir-là, sa mauvaise foi et sa violence m’avaient tant bouleversée que j’avais couru me réfugier près de la tombe de Gatsby. J’avais fait glisser entre mes doigts la terre fraîche, la plus fine, parlé au chat comme on parle à celui ou celle qu’on vient de perdre et qui est encore tout proche : « Je m’en vais, mon petit chou à nous, je m’en vais mon petit chéri. » La froideur de la nuit, le bruit régulier du ressac et des claques mouillées du lac sur les barques avaient réussi à engourdir mon chagrin. Frigorifiée mais déterminée, j’avais fini par me relever, puis en poussant violemment du pied toutes les badines utiles à amuser Gatsby j’étais rentrée dans la maison. Au petit matin, j’avais quitté Julien et ne l’avais jamais revu. De temps en temps, j’avais lu son nom au bas de quelques photos dans les journaux.

Maintenant, il était assis en face de moi, sans colère, sans désir. Et, c’était pire. Mon regard se posa sur le guéridon éclairé, il était recouvert d’une épaisse couche de poussière. Je me mis à gratter avec l’ongle un petit tas de grains noirâtres solidifiés. Mon cœur battait lentement, je ne voulais surtout plus entendre une seule parole sans chaleur, sans émoi de Julien, alors je trouvai le courage de me lever et de m’approcher de lui avec l’envie de le secouer comme on secoue un tiroir qui résiste à l’ouverture. Je l’implorai : « Julien, arrête avec tes sarcasmes, arrête avec ton austérité ! » Il sembla se reprendre, se releva lentement de sa chaise basse. J’en profitai pour caresser son épaule et me blottir contre son gros pull-over, comme avant. Sur son cou griffonné de rides, je cherchai son odeur et murmurai :

- Je suis gelée. Réchauffe-moi.

Sa main se posa sur la mienne. J’entendis sa voix si distinctement que je reculai. Pour la première fois depuis mon arrivée, il disait mon prénom :

- Marianne, Marianne, qu’est-ce que tu fous à grelotter et à pleurnicher devant cette porte ? Je n’arrête pas de t’appeler et tu ne réponds pas.

C’était la voix irritée de mon mari. Il braquait sur moi son regard lourd de griefs dissimulés, il allumait la lampe de son mobile pour éclairer nos pas dans la ruelle.

- Tu es folle ou quoi ? Tu sais bien que Julien Salvat est mort dans un de ses reportages, il y a plus de dix ans. Le brouillard commence à épaissir, rentrons à l’hôtel.

Le 19 mai, 2023 - 16:02

 

 


 

 

 

 

Christine SCHNEIDER

 

 

 

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1. CHRIS - VOYAGE VOLE


 

Le roulis régulier de la voiture finit par me bercer totalement. Je m’abandonne contre l’oreiller que j’ai glissé entre la portière et le côté droit de mon visage, afin de m’accorder une petite incursion dans ma vie intérieure. Laisser Jo gérer la route, ou plutôt l’autoroute sur laquelle nous filons à bonne allure. Je sais qu’elle conduit bien, elle me l’a prouvé lors des longues heures de voyage que nous avons déjà partagées en discutant.

Alors je plonge de plus en plus dans mes abysses personnels, et tandis que mon corps se laisse aller presque complètement, je sens que la voiture ralentit et Jo me lance avec douceur :

« On s’arrête cinq minutes sur l’aire d’autoroute, je vais faire tes petites courses et boire un café, je reviens. T’inquiète, j’ai pris ton sac pour payer avec tes espèces comme tu l’as dit ! »

Puis la portière se claque précautionneusement, et je poursuis ma chute dans mon autre monde.

Mon autre monde où je me revois en Afrique, les vagues de l’océan tapent en rythme contre le mur de ma petite maison, une légère brise fait onduler la moustiquaire autour de mon lit. Je sens le parfum de l’encens et j’entends au loin le bruit de la musique sur la plage, le temps semble figé dans une éternité rassurante…

Dire ce qui a fini par me réveiller est difficile. Sans doute une manière de conduire qui ne produit pas le ronron habituel, qui interpelle trois secondes avant de replonger dans les limbes du sommeil. Et puis… oui une odeur particulière qui sollicite le cerveau où il erre, une senteur indéfinissable, ni odeur corporelle, ni parfum à proprement parler. Et là…

J’ouvre les yeux pour voir le paysage défiler derrière la vitre… normal en voyage ! Mais une nouvelle inspiration odorante me fait tourner la tête côté conducteur, et pousser, hurler même, de stupeur !

Quand nous sommes parties hier toutes les deux avec mon amie Jo, notre objectif était de nous offrir quelques bonnes journées entre copines, loin de chez nous, au soleil. Avec si possible - et c’est ça qui avait guidé notre route - des churros à tremper dans notre café le lendemain. C’est Jo qui avait lancé l’idée en rigolant, et je l’avais prise au mot. Dans le décor, il nous fallait aussi la mer, des bons petits restaus et le tissage de notre relation amicale.

Même en se connaissant finalement peu, un principe de confiance assez immédiat s’était créé entre nous. On avait envie toutes les deux d’une bonne escapade, et c’était le moment où jamais. J’aimais bien sa silhouette juvénile et un peu fragile, son regard de biche et son petit visage de chat, ses cheveux joliment argentés. Mais aussi son humour ciselé, ses valeurs. Depuis hier, nous n’avions fait que discuter, sans arrêt, pour constater que nous avions plein de choses à partager. C’était chouette, le voyage s’annonçait cool.

Alors, quand je tourne la tête vers elle en sortant de mon sommeil juste lâché, un cri monte direct de mes tréfonds. Je me suis endormie auprès de ma copine et je me réveille pour voir ça ! A côté de moi au volant, c’est une silhouette massive, au profil aquilin, qui me lance un regard rapide. Le son jaillit de moi sans que je puisse le contrôler. J’ose espérer trois secondes que je vais me réveiller, mais la stridence de mon propre cri m’assure que non, c’est bien la réalité. Putain mais qu’est-ce qu’il fout là celui-là ?

Trente-six scenarii se bousculent dans ma tête, en n’osant bouger tant je suis pétrifiée de surprise. C’est qui ce mec ? On va où ? Il m’a kidnappée ? C’est peut-être un fou ? Un évadé de prison ? … je dois faire quoi là ??

Il a bien compris que sa présence au volant crée un remous inhabituel dans la vie de cette femme qui dormait là à côté de lui. Elle vient de l’apercevoir ; apparemment, cette vision n’est pas une bonne surprise pour elle. Il sait que quelque chose ne tourne pas rond, pas rond du tout même. Que probablement il ne devrait pas être là… mais pour être où ??

Sa voisine n’ose maintenant plus bouger ; il constate dans son immobilité exagérée qu’elle a peur ! Qu’elle est même terrifiée. Le cri strident a pris fin, c’est un soulagement pour les tympans. Il la voit se redresser d’un coup, et éloigner son corps le plus possible vers la portière, sans le lâcher des yeux jamais.

Il la regarde et se rend compte que cette femme est sans doute sexagénaire, qu’elle a des yeux verts perçants et des cheveux auburn. Il sait qu’il ne doit pas quitter la route malgré tout ce qui peut arriver.

Je ne comprends pas ce qu’il fout là ni ce qu’il me veut ! Et où est Jo ? Depuis combien de temps suis-je enfermée avec ce type dans ma propre voiture ? Je pense à mon portable qui n’est pas sur le tableau de bord devant moi et que je ne sens pas dans mes poches, merde il est où ? Je jette un coup d’œil à l’inconnu qui envahit mon espace et trouve le courage de hurler, plus que je ne voudrais d’ailleurs !

« Mais vous êtes qui ??? » tout en craignant une réaction virulente voire violente de sa part.

Pourtant il regarde la route et ne m’accorde même plus un coup d’œil, comme si je n’existais pas. Alors je m’enhardis et crie encore un peu plus fort :

« Vous faites quoi là ??? ».

Et n’obtiens pas davantage de réaction. Purée ce que ça m’énerve !!! Je le regarde maintenant sans retenue. Difficile de lui donner un âge, une tête peu ordinaire mais avec de la beauté, sans doute pas très grand, des fringues simples et classes. Qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ?

Je reprends mon questionnement tout haut, cette fois en le suppliant presque :

« Mais vous êtes qui ? Et on va où là ??? » sans le faire ciller le moins du monde. J’ai envie de le frapper ou le secouer pour qu’il me réponde, mais pas non plus envie qu’il perde le contrôle du véhicule, ou s’énerve après moi, on ne sait jamais. Je voudrais JUSTE COMPRENDRE CE QUI EST EN TRAIN DE SE PASSER ! …

 

 

 

 

 

 

 


  2. JO - VOYAGE STATIQUE


 

Jo apprécie de sortir de la voiture pour respirer un peu, marcher même quelques pas et inspirer profondément après toute cette conduite. Elle sait que Chris est à moitié endormie et qu’elle peut aller boire un café tranquillement. La machine lui en sert un petit mais bien chaud et bien serré, ses voisins parlent en espagnol, ça sent les vacances.

Après avoir fini son gobelet et être passé acheter quelques bricoles que son amie lui a demandé de lui prendre au prochain arrêt, elle met tout cela dans le grand sac coloré et sort. Le soleil a fait son apparition, elle est heureuse d’être ici en Espagne comme elles en ont rêvé toutes les deux.

Elle s’éloigne de la station essence pour se rendre au parking, et se met à ressentir un certain malaise à sa vue. Quelque chose ne colle pas dans le paysage qui se présente à elle, quelque chose qui manque… mais OÙ EST LA VOITURE ??? Elle se dit qu’elle a dû se tromper et regarde autour d’elle le manège des automobiles qui arrivent et repartent dans un grand ballet savamment orchestré. Zut, où a-t-elle bien pu la garer, la petite Skoda blanche ? … Elle revient sur ses pas en se disant qu’elle n’a pas dû prendre la bonne sortie…

Et constate qu’il n’y en a qu’une et qu’elle avait bien garé la voiture juste à gauche en sortant, dans le premier parking où… il n’y a PAS de voiture blanche. Elle avance jusqu’à l’emplacement dont elle se souvient et regarde partout, tout autour d’elle et même plus loin en se déplaçant un peu, mais ses pas la ramènent toujours là, sur cette place de parking vide. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une grosse envie de pleurer lui monte aux yeux. Elle s’assoit mollement sur le bord du trottoir et réfléchit.

Peut-être que Chris s’est réveillée et est allée faire le plein d’essence ? Ou laver les vitres ? Elle jette un coup d’oeil du côté des pompes, y va même … pas d’automobile claire à l’horizon ! Retourne au parking. Sans doute va-t-elle revenir bientôt ; il n’y a qu’à patienter ici. Le cou tendu du côté où les voitures arrivent, elle scrute chaque véhicule dans l’espoir de voir enfin le blanc tant attendu. Mais le temps passe et rien ne se passe.

Et le portable ??? … Elle aurait dû y penser plus tôt ! Elle va l’appeler et tout rentrera dans l’ordre ! C’est lorsqu’elle réalise que le sac pendu à son épaule n’est pas le sien mais celui de son amie, que le malaise la reprend. Bien sûr, dedans, il y a le téléphone de Chris et toutes ses affaires, mais pas son portable à elle !... Resté dans la voiture ! Zut ! Remontée de larmes dans les yeux. Bon on se calme, on respire, elle va arriver. Puis Jo se dit qu’elle va appeler son propre téléphone avec le sien ! Voilà une idée qu’elle est bonne !

Elle attrape le portable de Chris qui surnage au fond du grand sac dans un océan d’objets variés. L’allume et… constate qu’il lui demande un code qu’elle ne connait pas. Oh non, cette fois c’est foutu ! Elle réalise qu’elle n’a pas ses papiers, mais ceux de Chris… dont elle ne connait pas non plus le code de la carte bleu. Pour appesantir encore son désespoir, elle percute qu’elle ne connait par cœur aucun numéro d’un de ses proches, même pas celui de son mari, vu qu’ils sont tous enregistrés dans les contacts…

Dans le portefeuille de son amie, elle trouve les 15,50 euros en espèce qu’elle a mis tout à l’heure à la caisse. Mince, on ne va pas loin avec ça… et pourtant, elle décide de s’acheter à boire en attendant le retour de Chris. Elle se sent de plus en plus mal même si son esprit essaie encore de trouver des explications… et, une fois n’est pas coutume, l’idée d’un liquide puissant dans sa bouche lui fait envie.

En marchant vers le bar, et en constatant qu’elle attend depuis plus d’une heure, elle voit arriver une idée que sa raison refloue immédiatement. C’est en attrapant une bouteille de quelque chose de fort et pas trop cher, qu’elle finit par laisser s’insinuer la pensée que Chris a pu se barrer et la planter là ! … Non, impossible !!!

Elle retourne attendre dehors car rester dedans lui est intenable. Ses jambes flageolent un peu alors qu’elle n’a bu que deux grandes gorgées de cet alcool infâme, brûlant. Mais pour elle qui n’en boit que rarement, ça fait déjà beaucoup. Repère un banc en bois, avec une table en planches, et s’y laisse tomber avec soulagement, d’autant qu’il est pile poil en face de cette place de parking vide ! Une gorgée plus tard, elle admet avec elle-même l’idée qu’elle ne connait pas grand-chose de cette Chris après tout !! Qu’elle a effectivement pu se barrer et la planter là !!

Elles s’étaient rencontrées bien des années auparavant, sur les bancs d’un Master qu’elles fréquentaient à mi-temps toutes les deux. Tout ce temps avait passé depuis sans qu’elles ne se revoient ni même ne pensent l’une à l’autre. Le hasard d’une rencontre récente avait permis que Jo reconnaisse Chris et qu’elles renouent. Elles avaient vite été ensemble comme deux vieilles amies qui se redécouvrent ; mais finalement, que sait-elle véritablement de Chris ?

Son cœur butte sur les raisons de son amie pour se sauver ainsi. Non franchement, ça ne colle pas avec ce qu’elle a perçu de cette femme-là. Ou alors quelque chose lui échappe… Et si Chris avait eu un accident… Faut-il prévenir la police ? Elle se rappelle que c’est possible en faisant le 117 en France et même avec un téléphone bloqué, mais ici ? Elle pense aussi aux caméras de vidéosur­veillance. Il suffirait peut-être de demander à la boutique…

Puis elle s’imagine faire ce type de demande sans pouvoir montrer ses papiers, en baragouinant un français le plus hispanisé possible…de toute façon se dit-elle, ils appelleront la police… ça va prendre des plombes… il faudrait que ce soit moi qui aille directement à la police… Elle a soudain conscience qu’il y aurait sans doute quelque chose de plus pertinent à faire, mais ne voit pas quoi, paralysée qu’elle est par l’incongruité des événements…

La colère s’insinue à la suite du doute, comme un prolongement normal de sa situation inexplicable. Pour une raison inconnue mais sans doute majeure, Chris a foutu le camp et l’a plantée là, comme dans un mouvement de vengeance incompréhensible, ou de farce de très mauvais goût… ou alors avec un certain sadisme… Elle a un sentiment de vertige et de rage peu négociable, et donnerait n’importe quoi pour ne pas être à sa place !

Elle a soudain la vision qu’elle est en train d’errer dans cette insipide aire d’autoroute tout comme elle erre dans sa vie ordinaire. Qu’elle est en attente d’une délivrance de la même manière qu’elle attend dans sa vie de tous les jours que quelque chose ou quelqu’un vienne la délivrer de l’impasse dans laquelle elle se trouve… et dans son couple, et dans sa réalisation personnelle. Que tout ce qui lui arrive là n’est que le piètre symbole de son existence depuis trop longtemps…

Alors qu’il ne reste plus grand-chose dans la bouteille, et que son espoir de revoir la Skoda diminue comme le soleil à l’horizon, deux grandes jambes franchissent le banc en face du sien, de l’autre côté de la table. Suivies d’un grand corps vêtu d’un manteau vert, et d’un sourire de mec, qui a l’air d’emblée très sympa sous son bonnet rouge. Puis deux autres jambes plus fines, s’installent à leur tour sous le minois d’une femme au style vestimentaire presque théâtral.

Lui aussi d’ailleurs, se dit Jo dans un relent d’ivresse naissante, on dirait qu’il sort d’une comédie musicale ! Et sur la table en bois qui les réunit, ils posent tous deux des bouteilles qui ressemblent à celle de Jo en tout point, ce qui les fait éclater de rire ensemble. Jo se dit qu’ils ont probablement la moitié de son âge, mais que leur attitude là, à ce moment-là envers elle, est exactement ce dont elle a besoin. Deux êtres comme un don du ciel à qui elle va pouvoir expliquer sa situation et enfin, peut-être, savoir quoi et comment faire !

 

(...)

 

 

 

 

Christine SCHNEIDER

 

 

 

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A Julie, Izia, Eve, Vincent, Joëlle, Fatime, Jérémie, Philippe... et tous ceux qui m'ont aidée et soutenue dans l'écriture de ce roman.


 

1. CHRIS - VOYAGE VOLE


 

Le roulis régulier de la voiture finit par me bercer totalement. Je m’abandonne contre l’oreiller que j’ai glissé entre la portière et le côté droit de mon visage, afin de m’accorder une petite incursion dans ma vie intérieure. Laisser Jo gérer la route, ou plutôt l’autoroute sur laquelle nous filons à bonne allure. Je sais qu’elle conduit bien, elle me l’a prouvé lors des longues heures de voyage que nous avons déjà partagées en discutant.

Alors je plonge de plus en plus dans mes abysses personnels, et tandis que mon corps se laisse aller presque complètement, je sens que la voiture ralentit et Jo me lance avec douceur :

« On s’arrête cinq minutes sur l’aire d’autoroute, je vais faire tes petites courses et boire un café, je reviens. T’inquiète, j’ai pris ton sac pour payer avec tes espèces comme tu l’as dit ! »

Puis la portière se claque précautionneusement, et je poursuis ma chute dans mon autre monde.

Mon autre monde où je me revois en Afrique, les vagues de l’océan tapent en rythme contre le mur de ma petite maison, une légère brise fait onduler la moustiquaire autour de mon lit. Je sens le parfum de l’encens et j’entends au loin le bruit de la musique sur la plage, le temps semble figé dans une éternité rassurante…

Dire ce qui a fini par me réveiller est difficile. Sans doute une manière de conduire qui ne produit pas le ronron habituel, qui interpelle trois secondes avant de replonger dans les limbes du sommeil. Et puis… oui une odeur particulière qui sollicite le cerveau où il erre, une senteur indéfinissable, ni odeur corporelle, ni parfum à proprement parler. Et là…

J’ouvre les yeux pour voir le paysage défiler derrière la vitre… normal en voyage ! Mais une nouvelle inspiration odorante me fait tourner la tête côté conducteur, et pousser, hurler même, de stupeur !

Quand nous sommes parties hier toutes les deux avec mon amie Jo, notre objectif était de nous offrir quelques bonnes journées entre copines, loin de chez nous, au soleil. Avec si possible - et c’est ça qui avait guidé notre route - des churros à tremper dans notre café le lendemain. C’est Jo qui avait lancé l’idée en rigolant, et je l’avais prise au mot. Dans le décor, il nous fallait aussi la mer, des bons petits restaus et le tissage de notre relation amicale.

Même en se connaissant finalement peu, un principe de confiance assez immédiat s’était créé entre nous. On avait envie toutes les deux d’une bonne escapade, et c’était le moment où jamais. J’aimais bien sa silhouette juvénile et un peu fragile, son regard de biche et son petit visage de chat, ses cheveux joliment argentés. Mais aussi son humour ciselé, ses valeurs. Depuis hier, nous n’avions fait que discuter, sans arrêt, pour constater que nous avions plein de choses à partager. C’était chouette, le voyage s’annonçait cool.

Alors, quand je tourne la tête vers elle en sortant de mon sommeil juste lâché, un cri monte direct de mes tréfonds. Je me suis endormie auprès de ma copine et je me réveille pour voir ça ! A côté de moi au volant, c’est une silhouette massive, au profil aquilin, qui me lance un regard rapide. Le son jaillit de moi sans que je puisse le contrôler. J’ose espérer trois secondes que je vais me réveiller, mais la stridence de mon propre cri m’assure que non, c’est bien la réalité. Putain mais qu’est-ce qu’il fout là celui-là ?

Trente-six scenarii se bousculent dans ma tête, en n’osant bouger tant je suis pétrifiée de surprise. C’est qui ce mec ? On va où ? Il m’a kidnappée ? C’est peut-être un fou ? Un évadé de prison ? … je dois faire quoi là ??

Il a bien compris que sa présence au volant crée un remous inhabituel dans la vie de cette femme qui dormait là à côté de lui. Elle vient de l’apercevoir ; apparemment, cette vision n’est pas une bonne surprise pour elle. Il sait que quelque chose ne tourne pas rond, pas rond du tout même. Que probablement il ne devrait pas être là… mais pour être où ??

Sa voisine n’ose maintenant plus bouger ; il constate dans son immobilité exagérée qu’elle a peur ! Qu’elle est même terrifiée. Le cri strident a pris fin, c’est un soulagement pour les tympans. Il la voit se redresser d’un coup, et éloigner son corps le plus possible vers la portière, sans le lâcher des yeux jamais.

Il la regarde et se rend compte que cette femme est sans doute sexagénaire, qu’elle a des yeux verts perçants et des cheveux auburn. Il sait qu’il ne doit pas quitter la route malgré tout ce qui peut arriver.

Je ne comprends pas ce qu’il fout là ni ce qu’il me veut ! Et où est Jo ? Depuis combien de temps suis-je enfermée avec ce type dans ma propre voiture ? Je pense à mon portable qui n’est pas sur le tableau de bord devant moi et que je ne sens pas dans mes poches, merde il est où ? Je jette un coup d’œil à l’inconnu qui envahit mon espace et trouve le courage de hurler, plus que je ne voudrais d’ailleurs !

« Mais vous êtes qui ??? » tout en craignant une réaction virulente voire violente de sa part.

Pourtant il regarde la route et ne m’accorde même plus un coup d’œil, comme si je n’existais pas. Alors je m’enhardis et crie encore un peu plus fort :

« Vous faites quoi là ??? ».

Et n’obtiens pas davantage de réaction. Purée ce que ça m’énerve !!! Je le regarde maintenant sans retenue. Difficile de lui donner un âge, une tête peu ordinaire mais avec de la beauté, sans doute pas très grand, des fringues simples et classes. Qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ?

Je reprends mon questionnement tout haut, cette fois en le suppliant presque :

« Mais vous êtes qui ? Et on va où là ??? » sans le faire ciller le moins du monde. J’ai envie de le frapper ou le secouer pour qu’il me réponde, mais pas non plus envie qu’il perde le contrôle du véhicule, ou s’énerve après moi, on ne sait jamais. Je voudrais JUSTE COMPRENDRE CE QUI EST EN TRAIN DE SE PASSER ! …

 

 

 

 

 

 

 


  2. JO - VOYAGE STATIQUE


 

Jo apprécie de sortir de la voiture pour respirer un peu, marcher même quelques pas et inspirer profondément après toute cette conduite. Elle sait que Chris est à moitié endormie et qu’elle peut aller boire un café tranquillement. La machine lui en sert un petit mais bien chaud et bien serré, ses voisins parlent en espagnol, ça sent les vacances.

Après avoir fini son gobelet et être passé acheter quelques bricoles que son amie lui a demandé de lui prendre au prochain arrêt, elle met tout cela dans le grand sac coloré et sort. Le soleil a fait son apparition, elle est heureuse d’être ici en Espagne comme elles en ont rêvé toutes les deux.

Elle s’éloigne de la station essence pour se rendre au parking, et se met à ressentir un certain malaise à sa vue. Quelque chose ne colle pas dans le paysage qui se présente à elle, quelque chose qui manque… mais OÙ EST LA VOITURE ??? Elle se dit qu’elle a dû se tromper et regarde autour d’elle le manège des automobiles qui arrivent et repartent dans un grand ballet savamment orchestré. Zut, où a-t-elle bien pu la garer, la petite Skoda blanche ? … Elle revient sur ses pas en se disant qu’elle n’a pas dû prendre la bonne sortie…

Et constate qu’il n’y en a qu’une et qu’elle avait bien garé la voiture juste à gauche en sortant, dans le premier parking où… il n’y a PAS de voiture blanche. Elle avance jusqu’à l’emplacement dont elle se souvient et regarde partout, tout autour d’elle et même plus loin en se déplaçant un peu, mais ses pas la ramènent toujours là, sur cette place de parking vide. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une grosse envie de pleurer lui monte aux yeux. Elle s’assoit mollement sur le bord du trottoir et réfléchit.

Peut-être que Chris s’est réveillée et est allée faire le plein d’essence ? Ou laver les vitres ? Elle jette un coup d’oeil du côté des pompes, y va même … pas d’automobile claire à l’horizon ! Retourne au parking. Sans doute va-t-elle revenir bientôt ; il n’y a qu’à patienter ici. Le cou tendu du côté où les voitures arrivent, elle scrute chaque véhicule dans l’espoir de voir enfin le blanc tant attendu. Mais le temps passe et rien ne se passe.

Et le portable ??? … Elle aurait dû y penser plus tôt ! Elle va l’appeler et tout rentrera dans l’ordre ! C’est lorsqu’elle réalise que le sac pendu à son épaule n’est pas le sien mais celui de son amie, que le malaise la reprend. Bien sûr, dedans, il y a le téléphone de Chris et toutes ses affaires, mais pas son portable à elle !... Resté dans la voiture ! Zut ! Remontée de larmes dans les yeux. Bon on se calme, on respire, elle va arriver. Puis Jo se dit qu’elle va appeler son propre téléphone avec le sien ! Voilà une idée qu’elle est bonne !

Elle attrape le portable de Chris qui surnage au fond du grand sac dans un océan d’objets variés. L’allume et… constate qu’il lui demande un code qu’elle ne connait pas. Oh non, cette fois c’est foutu ! Elle réalise qu’elle n’a pas ses papiers, mais ceux de Chris… dont elle ne connait pas non plus le code de la carte bleu. Pour appesantir encore son désespoir, elle percute qu’elle ne connait par cœur aucun numéro d’un de ses proches, même pas celui de son mari, vu qu’ils sont tous enregistrés dans les contacts…

Dans le portefeuille de son amie, elle trouve les 15,50 euros en espèce qu’elle a mis tout à l’heure à la caisse. Mince, on ne va pas loin avec ça… et pourtant, elle décide de s’acheter à boire en attendant le retour de Chris. Elle se sent de plus en plus mal même si son esprit essaie encore de trouver des explications… et, une fois n’est pas coutume, l’idée d’un liquide puissant dans sa bouche lui fait envie.

En marchant vers le bar, et en constatant qu’elle attend depuis plus d’une heure, elle voit arriver une idée que sa raison refloue immédiatement. C’est en attrapant une bouteille de quelque chose de fort et pas trop cher, qu’elle finit par laisser s’insinuer la pensée que Chris a pu se barrer et la planter là ! … Non, impossible !!!

Elle retourne attendre dehors car rester dedans lui est intenable. Ses jambes flageolent un peu alors qu’elle n’a bu que deux grandes gorgées de cet alcool infâme, brûlant. Mais pour elle qui n’en boit que rarement, ça fait déjà beaucoup. Repère un banc en bois, avec une table en planches, et s’y laisse tomber avec soulagement, d’autant qu’il est pile poil en face de cette place de parking vide ! Une gorgée plus tard, elle admet avec elle-même l’idée qu’elle ne connait pas grand-chose de cette Chris après tout !! Qu’elle a effectivement pu se barrer et la planter là !!

Elles s’étaient rencontrées bien des années auparavant, sur les bancs d’un Master qu’elles fréquentaient à mi-temps toutes les deux. Tout ce temps avait passé depuis sans qu’elles ne se revoient ni même ne pensent l’une à l’autre. Le hasard d’une rencontre récente avait permis que Jo reconnaisse Chris et qu’elles renouent. Elles avaient vite été ensemble comme deux vieilles amies qui se redécouvrent ; mais finalement, que sait-elle véritablement de Chris ?

Son cœur butte sur les raisons de son amie pour se sauver ainsi. Non franchement, ça ne colle pas avec ce qu’elle a perçu de cette femme-là. Ou alors quelque chose lui échappe… Et si Chris avait eu un accident… Faut-il prévenir la police ? Elle se rappelle que c’est possible en faisant le 117 en France et même avec un téléphone bloqué, mais ici ? Elle pense aussi aux caméras de vidéosur­veillance. Il suffirait peut-être de demander à la boutique…

Puis elle s’imagine faire ce type de demande sans pouvoir montrer ses papiers, en baragouinant un français le plus hispanisé possible…de toute façon se dit-elle, ils appelleront la police… ça va prendre des plombes… il faudrait que ce soit moi qui aille directement à la police… Elle a soudain conscience qu’il y aurait sans doute quelque chose de plus pertinent à faire, mais ne voit pas quoi, paralysée qu’elle est par l’incongruité des événements…

La colère s’insinue à la suite du doute, comme un prolongement normal de sa situation inexplicable. Pour une raison inconnue mais sans doute majeure, Chris a foutu le camp et l’a plantée là, comme dans un mouvement de vengeance incompréhensible, ou de farce de très mauvais goût… ou alors avec un certain sadisme… Elle a un sentiment de vertige et de rage peu négociable, et donnerait n’importe quoi pour ne pas être à sa place !

Elle a soudain la vision qu’elle est en train d’errer dans cette insipide aire d’autoroute tout comme elle erre dans sa vie ordinaire. Qu’elle est en attente d’une délivrance de la même manière qu’elle attend dans sa vie de tous les jours que quelque chose ou quelqu’un vienne la délivrer de l’impasse dans laquelle elle se trouve… et dans son couple, et dans sa réalisation personnelle. Que tout ce qui lui arrive là n’est que le piètre symbole de son existence depuis trop longtemps…

Alors qu’il ne reste plus grand-chose dans la bouteille, et que son espoir de revoir la Skoda diminue comme le soleil à l’horizon, deux grandes jambes franchissent le banc en face du sien, de l’autre côté de la table. Suivies d’un grand corps vêtu d’un manteau vert, et d’un sourire de mec, qui a l’air d’emblée très sympa sous son bonnet rouge. Puis deux autres jambes plus fines, s’installent à leur tour sous le minois d’une femme au style vestimentaire presque théâtral.

Lui aussi d’ailleurs, se dit Jo dans un relent d’ivresse naissante, on dirait qu’il sort d’une comédie musicale ! Et sur la table en bois qui les réunit, ils posent tous deux des bouteilles qui ressemblent à celle de Jo en tout point, ce qui les fait éclater de rire ensemble. Jo se dit qu’ils ont probablement la moitié de son âge, mais que leur attitude là, à ce moment-là envers elle, est exactement ce dont elle a besoin. Deux êtres comme un don du ciel à qui elle va pouvoir expliquer sa situation et enfin, peut-être, savoir quoi et comment faire !

(...)

Le 28 mars, 2023 - 19:01

 

André CHAUCHAT

 

 

 

VIENS CÉCILIA,

PARTONS

 

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. LE MONDE OÙ JE SUIS NÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous sommes au mois de Mai 1949.

 

J’aurai bientôt 11 ans. Ce matin il n’y a pas classe, je suis seul dans le deuxième jardin, mon royaume. J’en connais tous les arbres, les deux chênes d’Amérique, les quatre cerisiers, les deux poiriers et les trois pieds de vigne contre le mur du fond, en galets du Gave. Je connais tous les arbustes, tous les rosiers tendus sur des fils de fer à partir de la tonnelle du milieu du jardin, dont le centre au sol est un hexagone en pierres sur lequel est posée une table en céramique. De cette tonnelle partent quatre allées, vers les quatre points cardinaux, qui aboutissent aux deux haies et aux deux murs qui clôturent ce jardin.

Le mur mitoyen avec le jardin de Mademoiselle Illé, lui aussi en cailloux du Gave, est parfaitement plat sur le dessus. J’y grimpe souvent et marche jusqu’aux tilleuls du premier jardin, et là, caché par les feuilles, je me couche à plat ventre pour observer les oiseaux, les chats qui franchissent les haies, ou la maison dont les fenêtres principales se trouvent juste en face de moi.

Près des chênes d’Amérique et du mur mitoyen il y a une pompe à main peinte en vert avec un réservoir en métal où nous stockons de l’eau. J’ai mis dans le réservoir des petits poissons que j’ai attrapés avec un filet à papillons dans le Gave.

A deux pas de la pompe, un tout petit bâtiment couvert de tuiles, la Loge, peut se fermer à clé. Nous y conservons des fruits pour l’hiver dans une armoire. J’y ai installé un petit banc et apporté des bandes dessinées, Mandrake, le Journal de Bébé, des numéros de Bibi Fricottin ou des Pieds Nickelés que m’a donnés ma mère. La Loge est un peu mon refuge. Ma sœur aînée Nanou y vient parfois avec moi, ainsi que Petite-Sœur Cécilia - trois ans maintenant.

Comme presque tous les jours je me suis occupé des poules et des lapins. C’est moi qui les nourris, avec du blé ou du maïs, des épluchures de légumes, de l’herbe que je coupe dans le jardin ou dans les fossés à la campagne.

Pendant la guerre, mon père, voyant qu’il y avait peu de nourriture, avait décidé de construire un poulailler et des cages à lapin, au moins nous aurions des œufs frais et de temps en temps une poule ou un lapin à manger.

La construction du poulailler avait failli tourner au désastre. Mon père avait choisi l’endroit avec soin, entre le mur de Mademoiselle Illé et les chênes d’Amérique, et contre la haie de lauriers qui nous séparait d’autres voisins, sans doute des réfugiés espagnols. Il n’y avait donc que deux côtés à grillager. Le poulailler se trouverait près de la pompe, mais aussi à l’abri du vent. Mon père, mon oncle Forestier, Jacky et un cousin avaient planté des poteaux en bois et tendu du grillage qu’ils avaient fixé aux poteaux - en laissant une place pour la porte - tout allait bien. Soudain l’on entendit des cris. J’accourus avec ma mère. Mon oncle et le cousin voulaient fabriquer un toit en grillage. Mon père s’y opposait, la discussion s’envenimait. Mon père, très énervé, les traitait d’imbéciles, ils allaient en venir aux mains.

– Arrêtez ! Arrêtez vous ! Pierre arrête ! Qu’est-ce qu’il y a ? cria ma mère.

Forestier et le cousin essayaient de tendre de force un grillage au dessus des poteaux, mon père tirait de l’autre côté pour les en empêcher.

– Pas besoin de toit, je vous l’ai dit ! Les poules ne s’envoleront pas ! Je vous l’ai expliqué !

– Lâchez ce grillage ! Lâchez le !

En coupant un peu l’une des ailes, elles ne peuvent plus voler !

Vous ne couperez pas les ailes des poules !

– Les grandes plumes d’une seule aile ! La poule est déséquilibrée dans son vol ! Vous ne savez même pas ça !

– Vous vous savez tout !

– Je suis né dans une ferme, je sais m’occuper des poules ! Vous, vous ne savez pas !

– Très bien, démerdez vous tout seul ! On verra le résultat !

L’oncle et le cousin ont tout laissé tomber et sont partis en colère. Mon père a fini le poulailler tout seul en construisant une porte avec planches, grillage, et charnières souples coupées dans des sangles. Cinq poules aux pattes liées par des cordelettes qu’on avait achetées au marché se sont retrouvées entre ses mains. Il leur a coupé les grandes plumes d’une aile, les a lâchées dans le poulailler, a mis de la paille contre le mur avec une fourche et m’a demandé de leur jeter du maïs et de mettre une vieille casserole avec de l’eau propre.

– Demain je leur construirai un abri et des perchoirs. Je te montrerai pour les nourrir.

Il a ajouté deux poules et un coq, on a eu des tas de poussins, on a mangé des œufs frais et des poules de temps en temps, ça nous a changé des rationnements, de la mortadelle et des flocons d’avoine ! Même maintenant en 49 c’est difficile de se procurer de la viande, on fait toujours la queue chez le boucher dont le fils a été assassiné à la libération.

Un autre dimanche Père a construit quatre cages à lapin.

Comme il me l’a demandé je m’occupe tous les jours des lapins que j’adore, des poules, du coq, et des poussins que j’observe longuement. Les mères poules sont de bonnes mères, elles surveillent leurs petits, les abritent et les réchauffent sous leurs ailes, leurs apprennent à chercher de leurs becs et de leurs griffes des vers, des insectes, de l’herbe, les appellent lorsqu’elles marchent pour ne pas qu’ils se perdent, et poussent des cris perçants lorsqu’elles voient un chat pour que les petits se précipitent tout de suite sous leurs ailes.

Mais petit à petit, sans savoir pourquoi, j’ai pris une poule en grippe. La blanche. Avec sa crête rouge violacé sanglante qui verse sur le côté. Je la poursuis dans le poulailler, je la déteste. Elle me fixe de son œil noir.

 

Revenant vers la maison je m’approchais sans bruit de Petite-Sœur pour lui faire une farce, lorsque je l’ai entendu dire tout bas «Maman» à la Tante, ça m’a coupé le souffle. J’ai attendu que la Tante s’éloigne avec les fleurs qu’elle avait coupées, j’ai pris Petite-Sœur par la main.

– Elle n’est pas ta Maman ! Je t’ai entendue, tu as dit « Maman » à la Tante ! C’est Maman ta mère, pas la Tante !

Cécilia, trois ans, m’a regardé avec un sourire bizarre.

– Elle veut que je l’appelle « Maman ».

– Non ! C’est notre Tante, la sœur aînée de Maman. Elle n’est pas ta Maman !

Lorsque je me suis retourné j’ai vu que la Tante s’était immobilisée, ses fleurs à la main, et me regardait fixement. La petite avait l’air perdue. J’ai repris sa main en l’embrassant.

– Viens, on va voir les lapins !

Elle s’est mise à rire.

– Oh oui ! Les lapins !

Je l’ai emmenée voir les lapins. Après je lui ai dit que j’allais lui apprendre à faire du vélo sans les petites roues stabilisatrices. Elle a ri en battant des mains. La Tante était rentrée à la maison, j’ai attrapé le petit vélo qui traînait près du perron et j’ai démonté en un tour de mains les deux petites roues. Cécilia s’est assise sur la selle, j’ai marché à côté d’elle en tenant un peu le vélo lorsqu’elle pédalait. De temps en temps je lâchais tout. Elle oscillait, le vélo tanguait, je l’empêchais de tomber, nous avons fait comme ça plusieurs aller-retour du perron jusqu’au portail. Puis je l’ai lâchée complètement. Je n’avais pas vu que la Tante était revenue sur le perron juste au moment où la petite qui penchait de plus en plus en pédalant s’affalait dans l’allée. La Tante s’est mise à crier en courant vers Cécilia, mais j’étais déjà à côté de la petite.

– Allez, debout ! Relève-toi ! On recommence !

La Tante se précipita vers l’enfant qui rigolait.

– Ma chérie ! Tu es tombée ! Tu as mal ?

– Elle n’a rien !

– Tu t’es blessée aux genoux ma chérie. Elle saigne !

J’avais relevé le vélo.

– C’est rien, on continue !

Deux gouttes de sang perlaient à son genou gauche. Cécilia essayait de se remettre en selle mais la Tante l’a enlevée du vélo de force. Cécilia se débattait dans ses bras, voulant continuer à faire du vélo.

– Il faut désinfecter ton genou, je vais te mettre du mercurochrome ma chérie.

Elle l’emporta dans ses bras à l’intérieur de la maison.

 

C’est dans cette maison du Junqué, près de la ville de Pau que je vis avec mes deux sœurs, mon père, ma mère, ma grand-mère maternelle que ma sœur Nanou et moi appelons La Reine, et sa fille aînée préférée Germaine, la Tante.

Je suis maigre et très petit pour mon âge. Nanou qui n’a qu’un an de plus que moi me dépasse de plus d’une tête. A force de bagarres à l’école j’ai acquis une certaine résistance. Je suis très adroit au lancer de cailloux et je cours vite, ce qui m’a tiré souvent de situations où j’aurais pris des coups.

La Reine a eu quatre filles. Germaine, Aline restée vieille fille, Henriette épouse de François Forestier et Madeleine, ma mère, épouse de Pierre.

 

Avant que mon père ne soit mobilisé en août 1939 mes parents louaient un petit appartement près de la librairie où ils travaillaient, face au marché de Pau. D’après Aline ce petit appartement où est née Nanou, était sombre et sinistre.

A la mobilisation de mon père, (j’avais un an et deux mois), Maman a quitté le petit appartement pour habiter chez ses parents au dessus de leur pharmacie, rue du 14 juillet à Pau. Ses deux enfants y étaient en sécurité pendant qu’elle travaillait à la librairie.

Mais mon grand-père maternel, Camille, (pharmacien de première classe, époux de la Reine, sa cousine), est mort en 1943. La pharmacie et l’appartement du dessus furent fermés. C’est depuis cette date que nous habitons dans cette maison du Junqué.

Aucun membre de la famille de mon père n’est jamais venu nous voir dans cette maison. Ils habitent le Massif Central. Mon père n’en parle jamais. Je ne sais même pas leurs noms ou leurs prénoms. Il dit parfois, un peu crispé, « Je suis né dans une ferme ». Je ne sais pas ce que ça veut dire, je n’ai jamais vu de ferme. Nanou non plus. Mon père dit qu’à son époque les enfants des fermes travaillaient dès l’âge de six ans avec leurs parents. Pour que je comprenne un peu sa vie d’autrefois à la campagne il m’a offert un magnifique album illustré avec des images en couleurs détaillées qui montrent tous les travaux agricoles qu’il a pratiqués avec sa famille. Les images de la moisson en particulier sont très belles, les blés sont dorés, des paysans coupent le blé à la faux et avec une machine tirée par des bœufs. Des meules de paille parsèment les champs moissonnés, les enfants courent et jouent en riant avec des chiens.

Un hiver où nous manquions de tout pendant la guerre mon père a écrit à sa mère de nous envoyer depuis sa ferme un sac de pommes de terre. Quelques temps plus tard grand-mère nous a envoyé cent kilos de haricots secs. Ah, on en a mangé des haricots ! Des charançons les avaient attaqués, Nanou et moi avons passé des heures et des heures à enlever et tuer ces charançons.

 

La Tante a mis du mercurochrome sur le genou de Cécilia.

J’ai posé le petit vélo sur le perron et suis rentré dans ma petite chambre où j’ai repris ma lecture des Trois Mousquetaires, alors que je l’ai déjà lu l’an dernier. Je lis des tonnes de livres usagés, ceux que mon père loue à certains clients. Des livres d’aventures, que des livres d’aventures ! Tout le monde est ravi. Quand je lis, je n’embête plus personne, « Il se tient tranquille ! Enfin ! »

 

Midi. C’est l’heure de mettre le couvert, mes parents seront bientôt revenus à vélo de la librairie. Nanou et moi balayons la salle à manger, nettoyons la nappe, sortons les assiettes que l’on se lance l’un à l’autre en courant autour de la table. Nanou met les couverts pendant que je vais chercher le vin et les fromages à la cave.

La clochette du portail a sonné, mes parents arrivent. Nanou apporte de la cuisine une salade et un plat de côtelettes de mouton préparées par La Tante, puis nous attendons que la Reine se lève de son sacré fauteuil dans le salon et quelle s’assoit la première pour que l’on ait le droit de s’asseoir nous aussi.

A une époque, avant de commencer à manger, la Reine désignait celui qui devait dire le bénédicité. Maintenant elle a abandonné le bénédicité. Mais on laisse toujours un couvert sans y mettre de nourriture, pour la part du pauvre. C’est elle aussi qui décide de qui s’assoit à côté de qui.

Elle s'assoit ! Enfin ! Là, oui, on peut s'asseoir, mais Nanou et moi devons attendre qu’elle ait commencé à manger pour manger nous aussi. Assis, dos droit ! Pas de coudes sur la table ! Et les enfants ne parlent que si on leur pose une question ! Ce cérémonial nous intimide. Mais petit à petit je ne veux plus le respecter. Quand j’ai envie de parler, je parle ! J’écoute ce que disent les parents, et je la ramène, je «raisonne», je suis un « raisonneur » et un « insolent » dit la Reine - que je provoque souvent. Alors elle m’envoie manger seul à la cuisine ou dans le couloir sur un tabouret, mon assiette sur les genoux. Mais aucune de ses punitions - jamais contestées par mon père ou ma mère - , n'a le moindre effet sur moi. Elle a récemment ordonné qu’aux repas je sois assis face à elle. Pour me tenir sous son regard. Elle veut me « dresser ». C'est le mot qu'elle a employé. Elle s’imagine que ça va marcher.

 

Un jour je l’ai entendu dire dans le salon, au sujet de mon père : « Il sent encore la ferme !». Elle n’avait pas vu que j’étais dans les parages, elle a dit ça devant la Tante, Aline, Henriette, Forestier, le cousin Serge et son épouse, pendant que ma mère et mon père travaillaient à la librairie ! Personne n’a protesté. Tous ont hoché la tête en souriant. Ça m’a fait mal. Elle méprise mon père. Pourquoi ? Les autres, je ne sais pas trop…

Une autre phrase que Nanou et moi avons entendue, cachés derrière les portes fermées du salon (on n’a pas le droit de venir dans le salon lorsqu’elle reçoit): « C'est une mésalliance. Madeleine, ma dernière fille, en l'épousant, a commis une mésalliance ». Elle a dit ça à ses invités du jour dans le salon. Je n'avais pas compris ce terme. Avec Nanou on a ouvert le dictionnaire Larousse que Maman nous avait donné. On a trouvé. Ah ! que mes parents s'épousent, ce n'était pas bien! C’était déchoir. Mésalliance, mauvaise alliance ! Voilà ce que pensait et colportait la Reine, ma grand-mère. Et ce que pensaient certainement aussi tous les membres de sa famille, de son clan. Mon père, fils de fermiers, ce petit paysan, avait osé épouser ma mère, l'une de ses filles.

Depuis, c’est la guerre entre nous.

 

La salade et les côtelettes de mouton, bien grillées, étaient délicieuses. Même Cécilia qui refuse beaucoup de plats en a mangé.

Mes parents sont de bonne humeur, Maman a réussi à vendre un dictionnaire très cher à l’une de ses clientes préférées. Je n’ose pas leur dire que j’ai entendu Cécilia appeler la Tante « Maman » dans le jardin. Le repas se prolonge, la Reine soudain nous raconte qu’elle vient de recevoir une lettre de Couhé Vérac dans le Poitou, un des villages qu’elle habitait avec grand-père, avant de venir s’installer à Pau en 1911. Elle aimait parcourir la campagne de cette région et ramassait des pointes de flèches en silex dans des grottes ou dans les champs labourés, des œufs d’oiseaux, des plantes pour son herbier. Le Maire de Couhé-Verac a fondé un petit musée dans le village. Il est d’accord d’accepter une partie de ses collections. La Tante et ma mère s’exclament, c’est formidable, tu vas devenir célèbre ! Tous ces outils préhistoriques que tu as trouvés vont enfin avoir une place où ils pourront être étiquetés et observés ! A la fin du repas je bouillais d’impatience d’aller voir ces objets. Nous sommes tous descendus à la cave. Avec une grosse clé elle a ouvert l’une des armoires normandes et a tiré trois lourds tiroirs remplis de silex, cailloux biscornus, pointes de flèches, œufs et nids d’oiseaux, plantes séchées, peaux de serpents, pierres pétrifiées, en forme de poire, de figue, poissons et oursins vidés et desséchés, et quantité d’autres objets emballés dans du papier avec des dates et des noms de lieux. J’étais stupéfait, elle avait trouvé et collectionné tout ça ! Et les avait rangés en secret, enfermés dans les tiroirs des grosses armoires normandes de la cave. Qui était cette grand-mère ?

 

Tous ceux de la famille de ma mère, les Forestier, les cousins germains de Grenoble ou cousins éloignés, le frère de la Reine et Suzanne sa femme, l’admirent  « Marie-Louise est une femme supérieure, élégante, un port de tête admirable, de Reine, et elle a beaucoup d’humour, de réparties ! ». Voilà ce que j’ai entendu. Certains lui demandent conseil, comme le curé et les Sœurs qu'elle invite souvent à prendre le thé dans le salon dont elle ferme les portes à chaque fois pour que ni Nanou ni moi ne puissions la déranger.

Pendant la guerre de 14-18 m’a dit ma mère, elle soignait les blessés amenés à la gare de Pau, elle avait donc une compétence dans les soins médicaux. Son frère et elle étaient les enfants d’une famille dans laquelle on trouvait des huissiers, des militaires, des médecins et ce fameux gérant d’un relais de poste à cheval royal dont elle nous avait montré un jour le parchemin signé de je ne sais plus quel Roi. Mariée à son cousin germain, pharmacien - le grand amour de sa vie - elle aimait, lorsqu’ils vivaient dans le Poitou, chasser, tirer à la carabine et au fusil de chasse (j’en ai vu plusieurs modèles perfectionnés dans une petite armoire de la cave). Sur les marchés elle chinait des meubles anciens qu’elle achetait une bouchée de pain, pour meubler son salon. Elle sait jouer du piano, graver le bois ou le métal , y faire des dessins.

Mais elle aime commander, diriger. Et il lui faut des domestiques. Avant guerre elle avait toujours au moins une bonne et un jardinier.

Elle raconte souvent des histoires extraordinaires, elle sait raconter, alors on l’écoute. Elle est le centre de cette maison. Et personne n'a le droit de s'asseoir dans son fauteuil.

Tout le monde l’admire, et alors que je vois qu’elle détruit mon père, moi aussi je l’admire.

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