C’est une histoire aussi monstrueuse que violente, qui se déroule en Picardie, au sein de cette France d’en bas, prise en étau entre ciel gris, chômage, et familles trop nombreuses. C’est un livre bouleversant qui caracole en tête des ventes et qui assure à son jeune auteur de 21 ans une présence dans tous les médias. Pourquoi tant de succès ?
Edouard Louis est le nom que s’est attribué Eddy Bellegueule. Oui, la fiction sonne plus vraie que la réalité. Et ce n’est que le début. Si Edouard Louis laisserait supposer un jeune homme cultivé, bien élevé issu de milieux privilégiés, Eddy Bellegueule est né dans une famille pauvre, sans culture, ni éducation, dans le Nord de la France, là où il n’avait aucun avenir, ni aucune chance d’être autre chose que rien, là où les maisons aux murs humides et aux poussières incessantes imposent une promiscuité sans autre séparation que des rideaux comme dans les hôpitaux du début du siècle.
« De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux ». C’est ainsi que commence le récit. Eddy Bellegueule raconte cette enfance de la privation et de la négation de soi, qui fait de chacun un rouage d’un système qui l’écrase : comment espérer quoi que ce soi,t quand la seule échappatoire est de se gaver de chips ou de regarder la télévision ?
Il existe une intense violence au coeur de cette condition inhumaine. On pense à la pauvreté brutale décrite par John Fante ou à la honte d'Annie Ernaux A cette violence sociale et incompressible s’ajoute une deuxième, celle de sa « différence », Eddy est efféminé, trop sensible « toujours collé à sa mère ». Bien sûr il n’aime pas le foot, il a la voix haut perché et se fait traiter de « pédale, un pédé, une tantouse un enculé, une tarlouze, une tapette, une fiotte, une tafiole, une grosse tante. .. » . Honte sur lui et sa famille. Etre un homme, disposer d’ « un sacré engin » comme son père ( ainsi que l'évoque crûment la mère) serait-il la seule issue pour exister chez les sans-grade ? La seule ligne de respect ?
Cette différence fait la perte d’Eddy dans le système parfaitement fermé et presque automatisé de ce milieu du « presque rien » où il n’est quand même pas question que quiconque puisse devenir quelque chose et encore moins quelqu’un, a fortiori de « spécial ». En cela le témoignage d'Edouard Louis est presque sociologique : on comprend son intérêt pour Pierre Bourdieu sur lequel il a écrit un livre, Pierre Bourdieu: l'insoumission en héritage (PUF). Mais c’est aussi cette différence qui va le sauver. Le martyr, les vexations et les brutalités abjectes dont il fait l’objet ne peuvent que l’anéantir … ou lui donner envie de fuir. Quand il n’y a plus d’issue, la survie impose une solution radicale. Tout plutôt que « ça ». La salvation viendra d’une professeure de théâtre et d’une proviseure qui l’aidera à poursuivre ses études et lui donnera les clés de la liberté.
On comprend pourquoi ce livre plaît bien. Il a quelque chose d'une success story : pauvre, homosexuel, il était doublement exclu. C'est presque une histoire de télé-réalité : bienvenue chez les Ch'tis version trash. Mais, ouf, Eddy est finalement sauvé par l’école de la République et suit un des plus brillants parcours : l’ENS , deux livres à son actif déjà, dont un qui caracole en tête des ventes (plus de 50 000 exemplaires à ce jour). Le petit Eddy Bellegueule est bien devenu Edouard Louis. Mais qui est Edouard Louis ? N'est-ce pas maintenant la seule question qui compte, au-delà bien sûr de l’émotion du témoignage qui émeut les « bobos bien au chaud chez eux » ? L’écriture assez distanciée et presque un peu sage du livre, ne donne pas la pleine mesure du tsunami profond vécu par ce jeune homme. Ni de sa rage, ni de son désespoir, ni de l’immense force dont il a dû faire preuve pour fuir, passer ses concours, croire en son destin, oser écrire…
Nous ne savons pas si un auteur est né. Ce qui est sûr c’est que son combat pour exister a été la source de cette force claire qui lui a permis de raconter son enfance avec le détachement du dédoublement. Maintenant qu’Eddy Bellegueule est mort, longue vie à Edouard Louis. Quand écrira-t-il son prochain livre, celui qui lui permettra peut-être de sortir ses mots à lui ( et non ses maux), de déployer en toute liberté son sens du récit et son art de la scénographie littéraire ? De parler non plus comme un enfant blessé, mais comme un véritable écrivain ? Nous sommes impatients de le dévouvrir.
Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil
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