Le château de ma mère

« Le château de ma mère » de Marcel Pagnol, 1958

Lili savait tout; le temps qu'il ferait, les sources cachées, les ravins où l'on trouve des champignons, des salades sauvages, des pins-amandiers, des prunelles, des arbousiers; il connaissait, au fond d'un hallier, quelques pieds de vigne qui avaient échappé au phylloxéra, et qui mûrissaient dans la solitude des grappes aigrelettes, mais délicieuses. Avec un roseau il faisait une flûte à trois trous. Il prenait une branche bien sèche de clématite, il en coupait un morceau entre les nœuds, et grâce aux mille canaux invisibles qui suivaient le fil du bois, on pouvait la fumer comme un cigare. Il me présenta au vieux jujubier de la Pondrane, au sorbier du Gour de Roubaud, aux quatre figuiers de Precatori, aux arbousiers de La Garette, puis, au sommet de la Tête-Rouge, il me montra la Chante-pierre. C'était, juste au bord de la barre, une petite chandelle de roche, percée de trous et de canaux. Toute seule, dans le silence ensoleillé, elle chantait selon les vents. Étendus sur le ventre dans la baouco et le thym, chacun d'un côté de la pierre, nous la serrions dans nos bras; et l'oreille collée à la roche polie, nous écoutions, les yeux fermés. Un petit mistral la faisait rire; mais s'il se mettait en colère, elle miaulait comme un chat perdu. Elle n'aimait pas le vent de la pluie, qu'elle annonçait par des soupirs, puis des murmures d'inquiétude. Ensuite un vieux cor de chasse très triste sonnait longtemps au fond d'une forêt mouillée. Lorsque soufflait le vent des Demoiselles, alors c'était vrai- ment de la musique. On entendait des chœurs de dames habillées comme des marquises, qui se faisaient des révérences. Ensuite une flûte de verre, une flûte fine et pointue accompagnait, là-haut, dans les nuages, la voix d'une petite fille qui chantait au bord d'un ruisseau. Mon cher Lili ne voyait rien, et quand la petite fille chan- tait, il croyait que c'était une grive, ou quelquefois un ortolan. Mais ce n'était pas de sa faute si son oreille était aveugle, et je l'admirais toujours autant. En échange de tant de secrets, je lui racontais la ville : les magasins où l'on trouve de tout, les expositions de jouets à la Noël, les retraites aux flambeaux du 141e, et la féerie de Magic-City, où j'étais monté sur les montagnes russes : j'imitais le roulement des roues de fonte sur les rails, les cris stridents des passagères, et Lili criait avec moi... D'autre part, j'avais constaté que dans son ignorance, il me considérait comme un savant : je m'efforçai de justifier cette opinion - si opposée à celle de mon père - par des prouesses de calcul mental, d'ailleurs soigneusement préparées : c'est à lui que je dois d'avoir appris la table de multiplication jusqu'à treize fois treize. Je lui fis ensuite cadeau de quelques mots de ma collection, en commençant par les plus courts : javelle, empeigne, ponction, jachère, et je pris à pleines mains des orties, pour l'éblouir avec vésicule. Puis, je plaçai vestimentaire, radicelle, désinvolture, et l'admirable plénipotentiaire, titre que je décernai (bien à tort) au brigadier de gendarmerie. Enfin, je lui donnai un jour, calligraphié sur un bout de papier : anticonstitutionnellement . Quand il eut réussi à le lire, il m'en fit de grands compliments, tout en reconnaissant « qu'il ne s'en servirait pas souvent » : ce qui ne me vexa en aucune façon. Mon but n'était pas d'augmenter son vocabulaire, mais son admiration, qui s'allongeait avec les mots. Cependant, nos conversations revenaient toujours à la chasse : je lui répétais les histoires de l'oncle Jules, et souvent, les bras croisés, adossé contre un pin, et mordillant une ombelle de fenouil, il me disait gravement : « Raconte-moi encore les bartavelles... »

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