Sur fond de banlieue, d’exclusion sociale, de Darknet, de dérive politique et d’emprise psychologique, « Mauvais garçon » (Don Quichotte), le dernier livre de Laurent Bettoni est un thriller qui se lit d’une seule traite, et qui laisse ouvertes de nombreuses questions. Rencontre avec un écrivain qui est également un directeur littéraire qui voit dans la littérature un terrain infini d’exploration.
-Laurent Bettoni : Mauvais garçon suit le parcours d'un jeune homme de 23 ans, Thomas. Il est diplômé d'un master 2 de sociologie et philosophie politique et est le meilleur de sa promo. Il fait même l'admiration de son directeur de soutenance, Louis Archambault, professeur élitiste déifié par ses étudiants, star médiatique et internationale des sociologues politiques. Pourtant, Thomas ne trouve pas de travail. Il cumule les stages en entreprise mais personne ne l'embauche définitivement, et il voit passer sous son nez des postes qui devraient lui revenir « au mérite » mais que l'on attribue à d'autres, parfois des camarades de promo, simplement parce qu'ils sont mieux nés et clairement pistonnés. En effet, Thomas vit dans un milieu extrêmement défavorisé, en HLM, à la tête d'une fratrie de trois et flanqués de parents en perpétuel chômage. En fait, c'est lui qui fait rentrer de l'argent à la maison, en trempant dans différents trafics pour le caïd de la cité. Depuis des années, il est mauvais garçon la nuit et premier de la classe le jour. Il a toujours cru pouvoir s'en sortir grâce à l'école de la République, mais les faits sont là : rejeté par ceux de la cité qui lui reprochent de vouloir devenir un « bourge » et rejeté par les « bourges » qui le considèrent comme un zonard, il ne trouve sa place nulle part dans la société. Et il en crève à petit feu, aiguisant sa rancœur contre ce système qui le broie. S'ouvrant de cette situation à Louis Archambault qui lui demande de ses nouvelles, il se voit proposer un job d'appoint par celui qu'il considère comme son père spirituel. Il s'agit de l'aider à gérer un site d'opinion, baptisé Ideo. Travailler aux côtés d'Archambault est un rêve pour Thomas, et il accepte aussitôt, en attendant de décrocher "un vrai travail". Mais rapidement, Thomas s'interroge. Alors qu'Archambault apparaît publiquement comme un humaniste dont le coeur bat plutôt à gauche, Ideo a élu domicile sur le Darknet, au coeur de la Toile underground, et véhicule des idées pour le moins dérangeantes tout en se faisant le porte parole d'une communauté aux positions radicales. Parmi les membres de cette communauté au sein de laquelle l'anonymat est la règle d'or, une jeune femme, Bitchy va s'intéresser de très près à Thomas. La suite est à découvrir au fil des pages, mais l'on peut dire en substance qu'il s'agit d'une histoire de manipulation et d'embrigadement. Mauvais garçon, c'est La Confusion des sentiments dans les méandres du Darknet.
-Laurent Bettoni : Le Darknet est cette partie du Net complètement inaccessible par les moteurs de recherche classiques, du type Google ou Yahoo. C'est, d'une part, un vaste marché de l'illégalité (on y trouve des armes, de la drogue, de la pédopornographie, etc.), et d'autre part un lieu d'hébergement de divers sites d'opinion et de sites gouvernementaux. Pour y surfer, il vaut mieux avoir « anonymisé » au préalable l'adresse IP de son ordinateur. Et de toute façon, si vous ne connaissez pas l'adresse du site sur lequel vous voulez vous rendre, vous ne la trouverez pas en tapant des mots clés dans la fenêtre de recherche. Pour aller sur un site, il faut connaître son adresse. En général, ces adresses sont une longue suite de chiffres et de lettres qui se termine par l'extension « .onion ». Pourquoi cette extension ? Car l'outil d'anonymisation le plus largement utilisé est Tor, acronyme de « The onion router ». Tor fait aussi partie du kit de survie informatique de Reporters sans frontières. Lorsque ses journalistes se rendent dans des dictatures, ils apprennent à leurs confrères à utiliser Tor, car l'information objective, non censurée, ne peut circuler que par ce biais. Il ne faut donc pas nécessairement diaboliser le Darknet. Chacun en fait ce qu'il veut en faire…
-Laurent Bettoni : La relation entre le professeur, Louis Archambault, et
l'étudiant, Thomas, repose avant tout sur
leur admiration l'un pour l'autre. Archambault est un personnage charismatique
que tous ses étudiants (mais pas qu'eux) vénèrent, et Thomas n'échappe pas à la
règle. D'autant que le jeune homme n'a chez lui aucun référent masculin, son
père étant une sorte de loser plus ou moins alcoolique, écrasé par la vie, et
que les autres hommes de son entourage font commerce dans l'illégalité. Archambault symbolise ce vers quoi Thomas
veut tendre, sa parole est parole d'Évangile, ses actes sont tous à imiter.
D'un autre côté, Archambault est un
professeur exigeant, insensible au fayotage, qui déteste le piston, qui ne
reconnaît que l'intelligence, la compétence, et qui érige le mérite en dogme.
Il est véritablement admiratif de Thomas. Il ne cherche pas à faire du mal à
cet étudiant, au contraire. Et il n'a certainement pas le sentiment de le
manipuler, je crois qu'il essaie, en toute bonne foi, par conviction (il le
dira lui-même, d'ailleurs, dans le livre) de forger son caractère, de lui
ouvrir l'esprit , de le grandir, de le sublimer comme un joyau brut qu'un
orfèvre sublimerait. Cela passe, certes, par des ruses et des astuces, mais je crois que les motivations initiales
d'Archambault sont bienveillantes. Seulement, le résultat est le même que
si les motivations étaient malveillantes, on a bien affaire à un embrigadement
dans les règles, avec exploitation d'une frustration du "sujet" par
le "recruteur" pour le rallier à sa cause ou lui faire épouser son
point de vue.
-Laurent Bettoni : Raconter une histoire, c'est exposer un suspense. Quelle que soit l'histoire et quel que soit le genre. Roméo et Juliette n'est ni un polar ni un thriller, mais il existe un suspense terrible : ces deux-là vont-ils pouvoir un jour s'aimer tranquillement ? Donc, en fait, la réponse à votre question est que j'aime écrire des histoires. Le suspense est inhérent. Je ne suis pas dans ce que l'on appelle le nouveau roman, dont certains livres représentatifs s'évertuent à déconstruire et à détruire l'histoire, constituant en cela un exercice de style, une expérimentation formelle, un travail sur la langue. Même si, pour moi, l'histoire n'est pas le plus important dans un roman, mais bel et bien le style, l'écriture, le rythme, la langue, j'y tisse toujours un fil narratif. Et il s'y glisse donc toujours, par là même, un certain suspense. Même dans Les Corps terrestres, un autre de mes romans, dit de littérature blanche.
-Laurent Bettoni : Je prépare absolument tous mes romans. Je n'écris rien
au petit bonheur la chance en partant de rien, juste au gré de mon inspiration.
Pendant plusieurs semaines, j'élabore
donc le scénario ultra précis du livre, jusqu'à obtenir un séquencier complet
et détaillé. J'ai tout de A à Z (ressorts dramatiques, personnages, début,
milieu, fin, etc.) avant d'écrire la moindre ligne. Et c'est dans ce cadre
rigoureux que je laisse libre cours à ma fantaisie et à ma spontanéité, avec
l'assurance de toujours savoir où aller et de toujours retomber sur mes pieds.
C'est un pur bonheur de ne jamais craindre, du coup, la page blanche et de ne
se préoccuper que de l'écriture. Pour moi, la contrainte – ou la rigueur –
exacerbe la créativité.
Lorsque j'en ai besoin, je consacre également le temps nécessaire à la recherche de documentation. Même si
j'invente pour les besoin de mon récit, je m'appuie sur des bases concrètes.
Pour Mauvais
garçon, comme je ne connaissais rien sur le
Darknet, j'ai passé beaucoup de temps à me renseigner. Je suis même allé
jusqu'à m'immerger moi-même dans le Darknet, pour me fondre entièrement à
Thomas. Pour ce roman, j'ai transposé la
méthode Actors Studio à la littérature.
Ensuite, lorsque j'ai ma documentation
et mon séquencier, je passe à la phase d'écriture. Et là, ce n'est pas très
sexy, mais j'ai des horaires et des manies de bureaucrate. J'écris tous les
jours, le matin, et relis le soir pour corriger et remanier. Je produis donc
assez peu quotidiennement, deux à trois pages, peut-être parfois quatre ou
cinq, mais c'est du définitif. Je peux montrer ces pages à mon éditeur, elles
sont publiables. Je serais bien incapable de reprendre un livre à la fin de sa
rédaction. Si on en est là, à mon sens, c'est qu'il y a un malentendu. Cela ne
peut pas m'arriver, dans la mesure où je planifie tout en amont de l'écriture.
-Laurent Bettoni : J'ai commencé à écrire à une époque où il n'y avait
pas de traitements de texte. J'ai donc
débuté à la main, puis à la machine à écrire ensuite, pour faire lire. Mais
j'écris comme un cochon, très lentement (merci mes instituteurs qui ont fait de
moi un gaucher contrarié en me forçant à écrire de la main droite), si bien que
cela vire rapidement à la torture. L'ordinateur
et les traitements de texte sont une véritable libération pour moi. Et un
outil très pratique. Je peux faire des copier-coller en un clic et conserver
plusieurs versions d'un chapitre ou d'un bout de texte. Par ailleurs, je peux
également envoyer par mail ce que je viens d'écrire quand j'ai besoin d'un avis
auprès de quelqu'un qui n'est pas à côté de moi. Je suis donc résolument ordinateur. Quant à la tablette, je n'ai
pas encore trouvé son utilité. Pour lire, j'ai ma liseuse ou mon livre papier,
et pour le reste (Internet, films, etc.) j'ai mon ordinateur – fixe ou
portable.
-Laurent Bettoni : En effet, depuis un an, je suis directeur éditorial chez La Bourdonnaye. Pour nous, 2014 a été
l'année de la mise en place, une période vraiment excitante. Nous avons d'abord
mis en place notre ligne éditoriale,
pour aboutir à la conclusion que nous ne voulions pas de ligne éditoriale. Il y
en a une, de fait, puisque je sélectionne les manuscrits. Mais je veux dire que
le seul critère est le coup de cœur.
Peu importe le genre ou le style. Il faut simplement que j'aime le livre. Si
bien que nous avons ouvert plusieurs collections dans lesquelles chaque
manuscrit peut trouver sa place, pour peu que nous ayons accroché.
Ensuite, nous avons mis en place notre
modèle économique. Pour cela, nous avons regardé – et c'est la seconde
partie de votre question – la situation de l'édition actuelle en France. Nous
en avons conclu que nous ne souhaitions pas cela, ni pour nos lecteurs, ni pour
nos auteurs, ni pour nous. Le marché en France repose sur deux rentrées
littéraires, septembre et janvier, invariablement trustées par les mêmes et en
dehors desquelles il semble impossible de parler littérature. Et l'on entend
toujours : « On ne peut plus vendre
de romans, en France ». Nous ne croyons pas cela, chez La Bourdonnaye.
Des romans se vendent tous les jours, en France. Donc, au lieu de dire « on
ne peut plus vendre de romans, en France », il vaudrait peut-être mieux
dire « on ne peut plus vendre de romans français ». Nous prenons le
pari du contraire et misons tout sur les
talents français. Pour l'instant, nous ne publions que des auteurs
français que nous prenons un plaisir incroyable à dénicher. Nous revenons à la
fonction première de l'éditeur qui est, à notre sens, de découvrir des auteurs et de les faire connaître aux lecteurs. Pour
cela, nous avons repensé notre
communication. Nous n'envoyons pas à l'aveuglette aux journalistes et
chroniqueurs des services de presse qui se retrouvent en vente le lendemain sur
eBay. Nous ciblons notre communication auprès des libraires, grâce à une force
de vente interne, et auprès des lecteurs, via les blogs et les sites
prescripteurs. Ce sera sans doute plus long que si la presse écrite, les radios
et les télés acceptaient de parler de nos de nos auteurs et de leurs livres, au
lieu de continuer à nous ignorer superbement, mais sans doute aussi plus solide
et plus durable. Notre approche consiste donc à replacer le lecteur et le
libraire au centre de la chaîne éditoriale, ce qui nous semble tomber sous le
sens.
Mais nous n'oublions pas l'auteur non
plus, évidemment, sans qui rien ne serait possible. Je crois qu'ils sont
heureux de ce que nous avons mis en place pour eux, tant en termes de
communication qu'en termes de rémunération : 15 % du prix HT du livre papier,
dès le premier exemplaire, et 25 % du prix HT du livre électronique. Avec
reddition des comptes et virement bancaire tous les 3 mois.
Et pour nos livres papier, nous avons préféré le POD à l'offset, ce qui nous
évite bien des coûts, sans pour autant renoncer à des mises en place ciblées et
donc efficaces en librairie. Avec l'argent économisé, nous payons nos auteurs,
même si pour l'instant nous n'avons pas les moyens de leur donner des
a-valoir. Voilà tout ce que nous avons construit en 2014. Inutile de vous dire que nous
n'avons pas vu filer l'année et que 2015 s'annonce sous les mêmes auspices.
-Laurent Bettoni : Je crois énormément à ce format, pour peu qu'on
veuille bien lui donner sa chance, c'est-à-dire qu'on propose les livres numériques à des prix décents.
C'est ce que nous faisons chez La Bourdonnaye, avec des ebooks à 6,99 €. Le
numérique est un format comme un autre – le grand format, le poche – mais qui
est en plus extrêmement pratique et qu'il ne faut surtout pas opposer aux
autres. Imaginez qu'on peut stocker quatre mille livres dans une liseuse qui
pèse 100 grammes. Pourquoi se priver d'un tel confort ? Cela n'empêche pas de continuer d'acheter ni d'offrir des livres
papier. J'aime bien un dîner aux chandelles devant un feu de cheminée, mais
j'apprécie également le confort d'une maison éclairée et chauffée à
l'électricité. Tout dépend du contexte et du moment.
En outre, le support numérique favorise
la lecture en mobilité et peut donc conduire à de nouvelles formes
d'écriture. Par exemple, nous avons créé la
collection « Pulp », qui propose de séries littéraires dont
chaque chapitre correspond à un temps de lecture moyen de 20 minutes. Ainsi,
c'est la lecture qui s'adapte au rythme de vie du lecteur et non le contraire.
Tout le monde n'a pas toujours deux heures devant soi pour lire d'une traite un
roman. En rendant la lecture aisée,
facile et confortable pour tous, on la développe forcément. À moins qu'on
ne veuille faire de la lecture une activité de happy few qui ont tous 20 € par
semaine à dépenser dans un livre. Ce n'est pas notre vison des choses,
chez La Bourdonnaye, et nous sommes convaincus que le numérique est une excellente chose pour le développement de la
lecture. Donc pour la survie des auteurs, maison d'éditions, des libraires,
et pour le plaisir de lecteurs.
-Laurent Bettoni : Si un support permettait d'enrichir un texte, nous
nous serions jetés sur le livre enrichi ! Mais il faut bien reconnaître
qu'actuellement les liseuses ne sont pas
faites pour recevoir autre chose que du texte et que les tablettes, si elle
supportent à peu près l'image et le son, ne sont pas faites du tout pour la
lecture (trop lourdes, agressives pour les rétines). Sans compter que pour
enrichir du texte par de l'image ou du son, il faut disposer des droits, donc
les demander aux possesseurs (majors, sociétés de production, etc.) puis
les négocier. Cela met en branle un processus long et complexe. Et qui
supporterait les coûts supplémentaires ? Le prix de vente d'un livre enrichi
serait sans doute prohibitif. Même si l'éditeur créait lui-même
l'enrichissement. Mais sinon, dans un monde où cela serait possible, j'aurais
enrichi Mauvais
garçon de sa
bande-son très fournie et d'images : la scène de free-fight, la scène de
dégustation de l'absinthe, dans le bar underground où se rencontreront Thomas
et Bitchy, au moins une scène dans leur « loft » de fortune. Les
idées ne manquent pas. Ensuite, on peut
aussi passer au film ! Mon rêve. Et le roman s'y prête tellement
-Laurent Bettoni : Je dois vous dire que je ne suis pas particulièrement amateur de polars ni de thrillers purs. Mais dans le genre le plus approchant et aussi le plus approchant de mon univers, je citerais Bret Easton Ellis, Chuck Palahniuk, Irvine Welsh, Warren Ellis, Brian Evenson, John King.
-Laurent Bettoni : Oh, oui, ce n'est pas ce qui manque ! Ce qui me manque, c'est le temps. À très court terme, mon projet est d'écrire la saison 2 des Costello, une série mordante, une des séries de la collection « Pulp » que j'évoquais précédemment. Ces séries sont construites comme des séries télé et possèdent donc plusieurs saisons. Les lecteurs de la saison 1, parue en avril 2013, me réclament la saison 2 depuis longtemps, et j'ai beaucoup de retard. Je leur ai promis de l'écrire pour début 2015, et je vais donc d'abord tenir cet engagement avant de passer à autre chose. J'ai un projet plus dans la veine de Mauvais garçon, qui sera un triple drame : familial, psychiatrique et policier. Mais ce ne sera pas un polar, au même titre que Mauvais garçon n'en est pas un. Et aussi un roman moins noir, une comédie douce-amère, car j'ai un cœur de midinette et je craque littéralement pour les comédies anglo-saxonnes qui sont de vrais petits bijoux.
Vous avez aimé Le Bureau des Légendes et Le Chant du Loup ?
Le Prix Castel 2024 est décerné à Grégoire Bouillier pour s
Le Prix de Flore 2024 a été décerné au premier tour, à l’unanimité moins une voix, au premier
La 42e édition de la Foire du livre de Brive vient de se terminer.