Regard d'écrivain

«L'armée invisible» : les miroirs posthumes de Linda Lê

L'armée invisible (Editions du Cerf) réunit les nombreuses chroniques écrites par Linda Lê, écrivaine d'origine vietnamienne, disparue prématurément en 2022. Nous y découvrons une Linda Lê, lectrice, observatrice, portant un regard perçant sur les mots des autres. L'armée invisible est un miroir, reflet de son amour de la littérature, une mise en abyme en écriture. Le plus beau des testaments, peut-être.

Linda Lê était une immense écrivaine. De son enfance au Vietnam, l'autrice de Chercheurs d'ombre et de Lame de fond, avait gardé le sens des symboles et la poésie des souvenirs. Sa vie d'exilée, évoquée dans son livre Par ailleurs, exils, l'a conduite à trouver dans l'écriture un pont, entre ce réel disparate et l'universalité des ressentis, entre le soi et l'âme. 

Une œuvre sur l'empreinte des mémoires

Disparue prématurément en 2022 à cinquante-neuf ans des suites d'un cancer, elle laisse une œuvre inachevée, aux fulgurances aussi brillantes , qu'amputées d'une partie de leur devenir. L'éclat de ses écrits conserve leur puissance, souvent en écho aux tristesses du monde. Ils résonneront encore pour longtemps chez tous les déracinés, avides de chercher les empreintes de leur mémoire dans les mots de cette écrivaine traduite dans de nombreuses langues et distinguée par plusieurs prix, parmi lesquels, le Prix Renaudot du Livre de Poche et le prix Prince Pierre de Monaco. 

Linda Lê, lectrice aux exercices d'admiration fulgurants

Ce que l'on sait moins, c'est que Linda Lê n'était pas une écrivaine perdue en son monde intérieur. Elle était aussi une grande lectrice. Son amour pour la littérature se construisait comme un dialogue avec les autres auteurs. Livres et écrivains, comme des compagnons de route, avec lesquels elle tissait une connivence, une clairvoyance. Dans L'armée invisible publié à titre posthume par les éditions du Cerf, on retrouve bon nombre de ses chroniques publiées dans des revues littéraires comme En attendant Nadeau ou des magazines grand public comme Elle. Des textes qui frappent par leur force et leur concision.  Linda Lê avait le sens de la formule ; elle savait ouvrir des fenêtres et nous donner une lecture très personnelle des livres qu'elle chroniquait.

La force de vivre, l'intensité d'écrire

Linda Lê pose son regard de biais ou de face, selon. Elle choisit un point de vue et tire une ligne. Entre les mots. Tout et tous peuvent devenir objets ou sujets d'écriture. C'est un bonheur de lire ce qu'elle ressent devant Paul Claudel, Jorge Luis Borges, Joseph Conrad, Boris Vian, Jack London, Herman Melville ou Léon Tolstoï. Elle ose même s'attaquer à Victor Hugo en le situant face au roman noir et donne à réfléchir sur les ambiguïtés de Robinson Crusoé ou la métamorphose de Don Quichotte. Lecture ou relecture ?

Elle nous fait découvrir aussi des auteurs méconnus, souvent étrangers, dont elle révèle les lumières, tels Danilo Kis, Adam Bodor, Tash Aw ou encore Lidia Jorge : « Tout l'art de Lidia Jorge tient dans sa façon d'amener petit à petit le lecteur à comprendre que le délitement rôde mais que subsiste ce que dans Les mémorables elle appelle "l'entité lumineuse", capable d'éclairer d'une petite lumière ce qui risquerait de disparaître dans l'obscurité. »Chercher la lumière ? Disparaître ? Des thèmes qui lui étaient chers. 

Parfois, c'est en partant dans des voyages qui déplacent les frontières, mentales ou géographiques, que Linda Lê se retrouve lorsqu'elle évoque Simon Leys, qu'elle qualifie d'auteur qui prend le large. «Simon Leys a toujours eu l'attitude d'un sceptique, prêt à renverser ce qui semble acquis, à remettre en question ce que tout le monde accepte comme une évidence. »

Linda Lê aime aussi ( et surtout ?) saluer la singularité, ce qui fait effraction aux usages et aux postures convenues. C'est d'ailleurs dans cet esprit qu'elle apostrophe Albert Cossery, un autre déraciné comme elle, dont elle loue l'art du désœuvrement, elle pourtant si « studieuse» : « A la liste de tous les irrécupérables, coupables du crime de lèse-respectabilité, il conviendrait d'ajouter le nom d'Albert Cossery, ce disciple de Diogène né au Caire en 1913 et mort à Paris en 2008 dans un petit hôtel de Saint-Germain-des-Prés, cet "hédoniste du peu" (...) »

Elle évoque celles qu'elle appelle les aimantes inouïes selon la formule de Rainer Maria Rilke, comme Taos Amrouche : « Ecrire c'était aussi un moyen de se reconquérir, de se libérer de l'emprise de celui dont à d'autres moments elle disait être fier que l'amour infini qui l'avait attachée à lui l'eût stimulée et enrichie, conduite à recréer ce qui n'avait été que souffrance, car elle faisait partie de ceux qui tissent eux-mêmes, "avec raffinement" la toile de leur malheur. »

Ecrire, encore et toujours, un aimant inouï lui aussi, à l'abordage des vies parfois grandioses, parfois  minuscules. 

Comme l'écrit Mathieu Terence dans sa préface en s'adressant à Linda Lê : « Je me souviendrai qu'à ses yeux les livres sont des talismans pour devenir plus que ce que nous sommes. »

Des talismans qui continuent de vibrer et de porter leur message par delà le visible.

>Linda Lê, L'armée invisible, Préface de Mathieu Terence, Editions du Cerf,  400 pages, 24 euros 
>Lire aussi notre article Les ombres sacrificielles de Linda Lê à propos de son livre Cronos

En savoir plus

Visionner un entretien en vidéo, dans lequel Linda Lê parle d'exils et d'écriture.
Réalisation Mediapart en 2020. 

5
 

En ce moment

Au revoir Monsieur Pivot...

Le journaliste et écrivain Bernard Pivot, qui a fait lire des

Disparition de Paul Auster : la mort d'un géant des lettres

Paul Auster s'en est allé le 30 avril 2024.

Prix de de La Closerie des Lilas 2024: Arièle Butaux, lauréate pour « Le cratère »

Ce jeudi 25 avril, les fondatrices, Emmanuelle de Boysson, Carole Chrétiennot, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Stéphanie Janicot, Jessica Nelson

Festival de Cannes 2024 : la liste des films en compétition

La cuvée 2024 de la  77e édition du  Festival de Cannes ,qui se tiendra cette année du 14 au 25 mai, a été dévoilée par Thierry

Le TOP des articles

& aussi