En quête de père

« Stupeur » de Zeruya Shalev ou les mots en héritage

Au chevet de son père mourant, Atara recueille ses propos confus. Ce père qui l’a élevée avec sévérité, évoque sa première femme que la narratrice va rencontrer pour trouver la réponse à ce passé secret. « Stupeur » (Gallimard) de Zerouya Shalev parle de transmission et de deuil, sur fond de construction de l'Etat d'Israël. La romancière israélienne montre comment l’histoire collective d’une société fracturée bouscule les liens privés. Un texte fort, qui prend une résonance particulière dans le contexte des événements actuels. 

Portrait de Zeruya Shalev © Iris Nesher Portrait de Zeruya Shalev © Iris Nesher

Zeruya Shalev évoque le pardon qui, dans le meilleur des cas, accompagne, ou précède, les périodes de deuil. Quel message plus approprié en cette période pascale que cette fable sensible et subtile, violente et lucide aussi, sur les prémices de l’Etat d’Israël et les racines de la violence ?
Les mourants n’acceptent de « partir » que lorsqu’ils sentent qu’ils laissent les choses en ordre autour d’eux, disent parfois les médecins. Les derniers mots du père d’Atara, un scientifique de renom qui a été très brutal et indifférent avec elle dans son enfance, sont l’énigme sur laquelle s’ouvre le roman Stupeur.

Ces derniers mots en héritage

La belle Atara rencontre Rachel, la première épouse de son père, qui avait tenu cette histoire secrète. Pourquoi sa colère et sa brutalité avec sa fille ? De quelle déception, de quel rêve de concorde, de paix et de coexistence perdu, de quel échec insupportable au regard du sacrifice des plus belles heures de sa vie, est-elle le fruit ? Rachel et le père d’Atara ont appartenu au « Lehi (acronyme hébraïque de Lohamei Herut Israël, qui signifie Combattants pour la liberté d’Israël) aussi nommé le groupe Stern (…) groupe de résistance sioniste extrémiste qui s’est battu entre 1940 et 1948 pour libérer la Palestine du mandat britannique. ».
Les racines de la violence, dans un couple comme dans une nation, plongent dans le passé, l’amertume et la rancœur accumulés. Ou dans l’incapacité à oublier les fautes de l’autre – ou simplement les différences - et de les pardonner pour construire, ensemble ou côte à côte une existence apaisée. Jusqu’au paroxysme
actuel qu’atteint la destruction réciproque.
« Israël est devenu un endroit surpeuplé, gris, barricadé, qui se cache derrière des murs et des barbelés – signe qu’il n’a plus foi en sa légitimité. (…) Et moi non plus, je n’ai peut-être plus foi en ma légitimité car je me sens à présent si vulnérable que même le regard bienveillant de mon fils me brûle la peau. », observe Rachel en s’éloignant de son implantation dans le désert.
Atara en a conscience :  «Ils étaient bien plus en accord dans les profondeurs invisibles de leurs êtres qu’en surface, là où stagnaient tracasseries et frustrations.»

Ne peut-il en être de même de peuple qui ont connu des décennies, ou des siècles de souffrances ?

Un esprit de résistance sans limite

« Que savaient-ils de leurs réelles aptitudes, de leurs motivations les plus profondes ? Galvanisés par un sentiment de grandeur et de sublimation, ivres de certitudes, persuadés qu’ils sauraient diriger la roue de l’Histoire, totalement aveugles à leur propre aveuglement. Mano s’est autant mystifié lui-même qu’il a été
victime d’une réalité mystificatrice. Quand tu te lances dans la bataille, tu ne sais pas de combien de forces tu disposes, pas non plus quel sera le prix qui auras à payer. »

Le prix de la sécurité d’Israël et de la liberté. L’oubli et m’humiliation leur tiendront lieu de récompense.
« Ils étaient morts comme ils avaient vécu, dans le chagrin et dans la dignité (…) »

Un profond message de pardon

Cette période autour de Pâques, ou de Kippour, est un bon moment pour ouvrir ce roman et suivre les parcours à la fois douloureux et passionnés d’Atara. De son divorce à sa vie conjugale conflictuelle jusqu’à sa découverte tardive de la jeunesse héroïque, et extrémiste, de son père.
« (…) quelques instants de bonheur qu’on rassemble dans un
panier percé (…)
»
Zeruya Shalev entrelace deux portraits de femme émouvants et profonds pour évoquer les premières heures de l’histoire d’Israël et leurs résonances actuelles. Rachel et Atara partagent le destin fracassé des êtres les plus proches de Mano. La période du deuil est doublement pour Atara la période d’une prise de conscience de ce qu’a été la racine du malheur, transmissible, de son père. L’agonie est parfois l’occasion de restaurer in extremis des liens brisés. Ou qui n’ont jamais été tissés avec des êtres au cœur que les épreuves ont lentement vidé de sa substance.

Un amour en lambeaux

« Était-ce un syndrome identique qu’elle avait identifié chez Alex ? Avait-elle été attirée par la capacité qu’il avait à ne lui procurer qu’avec parcimonie de merveilleux instants de bonheur et de paix – rares, donc terriblement précieux ? N’est-ce pas ridicule de chercher toute sa vie ce qui est précisément le plus difficile à obtenir, précisément chez la personne qui a le plus de mal à te le donner ?»
Alex, le beau blond bronzé au regard d’horizon, a grandi dans un immeuble qui abritait d’anciens déportés. Dont sa mère dont il devait soutenir les cris d’horreur la nuit. Comment aimer autrement que par bribes, d’un amour en lambeaux, entrecoupé de spasmes de violence, lorsqu’on est le fruit de l’abomination ?
Les parcours de l’architecte et de l’ancienne terroriste sioniste forment deux fables porteuses de sagesse. Cela est moins le cas pour les personnages masculins qui semblent se complaire dans leur échec et la loi du Talion, la violence répondant à la souffrance.
« La vie était passée, lente bataille épuisante dont la fin était à présent connue. On se lance, yeux aveugles et pieds nus, dans un impitoyable périple, on tombe et on se relève, on glane quelques instants de bonheur qu’on rassemble dans un panier percé, on croise des gens, et voilà qu’au bout du chemin la fille de Mano l’avait retrouvée Elle lui avait asséné les faits exactement comme ils avaient eu lieu, en détail, minute par minute, comme si elle se hâtait de les lui transmettre avant de quitter ce monde (…) lui avait-elle offert une bénédiction ou une malédiction ? »

Un combat intérieur d’une violence indicible

La souffrance et la violence qu’elle engendre, dans le cercle intime, vont de pair avec le silence et le secret. Du pain bénit pour un romancier chargé de les dévoiler, pan après pan, en ménageant la tension dramatique.
« Après avoir constaté à quel point il représentait un danger pour elle, elle s’en était éloignée autant qu’elle l’avait pu. Eh bien, voilà qu’à présent elle découvre qu’il était aussi un danger pour sa propre personne, ce qui, au fond, n’avait rien d’étonnant : s’en prendre à sa fille, la chair de sa chair, revenait quasiment au même. Ce n’était pas elle qu’il voyait de ses yeux aveuglés par la colère, mais tout ce qu’il ne pouvait ni se rappeler, ni supporter… (…) C’est pourquoi, pendant des années, elle avait pris pour la faiblesse de son père pour de la force et sa propre force pour de la faiblesse. De toute façon, chaque fois qu’elle se plaignait ou posait des questions, elle se heurtait au mur hermétique de sa mère et de sa sœur. »
La famille, règne de l’omerta et du non-dit Certains combats intérieurs sont-ils d’une telle violence que personne ne se risque à les évoquer ? La loi du silence, l’omerta, ne joue jamais aussi bien que pour les
conflits qui déchirent la sphère familiale. Encore un terrain de jeu idéal pour la romancière chargée de susciter les rencontres qui feront surgir une vérité longtemps enfouie sous le non-dit.
« Finalement, ces déceptions avaient eu sur elle un effet positif, concluait-elle souvent, car celui que l’on protège s’affaiblit alors que celui que l’on néglige se renforce, et effectivement elle était devenue de plus en plus forte avec les années. Elle se disait même que les qualités morales d’un partenaire étaient moins
importantes que celles que l’on développait soi-même, que la personne qu’elle était devenue aux côtés d’Alex valait beaucoup mieux que celle qu’elle avait été aux côtés de Doronn, un état de fait qui tantôt la réjouissait, tantôt la laissait indifférentes.
»

Le verdict d’une existence

Les efforts et la résistance soutenus dans la durée de l’un(e) face au laisser-aller de l’autre sont forcément sources de tension. De déception. De lassitude et frustration. Les bons petits soldats engendrent de bons petits soldats dont il peut être tentant de tester la résistance jusqu’à la provocation. La mort – ou la fuite – sont-elles la seule issue ?
La force des images, la justesse de l’observation, les points de rencontre saisissants dans les méandres de parcours si différents, telles sont les marques d’un talent rare de romancier. La stupeur face au verdict d’une existence en est une autre.
> Stupeur de Zeruya Shalev. Roman traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, 364 pages, 23,50 euros. >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

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