«Acide»

Rencontre avec Victor Dumiot : « Nous sommes entrés dans une époque de solitude collective »

Rencontre avec Victor Dumiot, auteur d'Acide (Bouquins), un des premiers romans qui sort du paysage de la rentrée littéraire. La découverte d'une plume incisive, le choc d'un univers fantasmatique et une plongée dans les ombres de la société contemporaine. Le livre a reçu le prix Maison Rouge.

Portrait de Victor Dumiot. DR Portrait de Victor Dumiot. DR

A chaque rentrée littéraire, ses révélations. Avec Acide (Bouquins), Victor Dumiot vient là où on ne l'attend pas. Lui, le normalien au physique de jeune premier, a commis un premier roman sombre, pour ne pas dire torturé. Un texte qui met en scène une jeune femme, dont la vie bascule après avoir été défigurée par une attaque à l'acide et un jeune homme, dépendant à la pornographie sur le Darknet. Image détruite contre fantasme virtuel. La vie derrière un écran pour les deux. Colère contre angoisse. La recherche d'unions impossibles, dans un désir sans issue.

Victor Dumiot écrit avec brio, mais ne recherche aucun esthétisme. Il revendique même de pousser son lecteur jusqu'au malaise. Et pourtant... Acide possède la force des ombres et des illusions. Témoin de la vacuité d'une époque, de ce que l'auteur nomme les solitudes collectives. Dans ce miroir sans tain où le lecteur se perd dans une image démultipliée, Victor Dumiot assume ses intranquillités. Acide incarne une époque, triste. Comme une confession d'un enfant du XXIe siècle qui observe la décomposition de son désir dans une société où le tout image a tué les visages.

Victor Dumiot répond à nos questions.

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CARTE D'IDENTITÉ

1. Victor Dumiot, qui êtes-vous ? Pouvez-vous vous présenter ? 

- Victor Dumiot : Dans la société qui est la nôtre, les gens se définissent par ce qu’ils font. C’est même la question la plus récurrente, la plus officielle, la plus insidieuse, aussi, de notre contemporanéité, hyper-marchande, hyper-capitaliste, celle qui vous met mal à l’aise lors des dîners de famille : que fais-tu dans la vie ? Il nous faut ici-bas trouver une fonction, faire quelque chose de sa vie, entreprendre, se soumettre au domaine de l’utile. L’improductif, c’est la mort. Le sans emploi, c’est l’horreur. Il se trouve que la plupart des gens ne sont pas ce qu’ils font. Un livreur Uber n’est pas ce qu’il fait, pas plus qu’un plombier est existentiellement plombier.
Nous, moi, écrivain, sommes peut-être les derniers à être ce que nous faisons. C’est-à-dire à être des écrivains, un statut qui n’en est pas un, une fonction qui n'en est pas une, au contraire. Je me considère comme un des derniers improductifs de ce monde, inutile. Ou alors, pour reformuler, je me considère aussi utile qu’une dépense érotique. A vous de voir où vous la placez par rapport au reste.
Pour répondre parfaitement et sans mauvais esprit à cette question, j’ai grandi dans le Nord de la France à Douai, dans un milieu très populaire, avant d’emménager aux îles Marquises où j’ai appris à être libre. A la suite de cela, et par le plus grand des hasards, puisque, si l’écriture a toujours fait partie de ma vie, je n’aimais pas particulièrement la littérature, je me suis inscrit en hypokhâgne à Tours. J’ai fini par avoir le concours de Normale Sup’, et j’ai quitté cette école infernale, un an avant la fin, cette fois bel et bien converti à la littérature – je dis converti au sens fort, au sens de la révélation chrétienne -, pour me jeter dans l’écriture.

DEVENIR ROMANCIER

2. Acide est votre premier roman. Comment vous est venue l’idée de ce
texte ? 

- V. D. : L’idée m’est venue d’une réflexion, face à toute la littérature victimaire qui s’est imposée actuellement, comment réfléchir à la question de la victime, en partant d’un cas extrême, celui de la défiguration, pour sortir le lecteur d’un imaginaire, de représentations, dont il est coutumier. Autrement dit, comment écrire une contre-histoire de la victime, parce qu’être une victime, c’est toujours subir, qui serait une pure histoire de notre époque. A la suite de cela, le personnage de l’homme qui se masturbe devant des vidéos atroces trouvées sur Internet s’est imposé de lui-même. Pour moi, il est le catalyseur d’une histoire, folle, aussi réaliste qu’improbable, pornographique, ambigüe, scandaleuse, grotesque, monstrueuse, inquiétante, protéiforme et diffractée, comme peut l’être, une nouvelle fois, notre époque.

3. Avez-vous été amené à effectuer de nombreuses recherches (sur le Darknet, la médecine etc) ?

- V. D. : J’ai effectué des recherches sur le monde des grands défigurés, après avoir écrit le manuscrit, juste
pour le remplir de vocabulaire médical. Car l’hospitalisation correspond, pour un individu, pour un être humain, de surcroît pour un être de société, de mondanité, comme l’est Camille, le personnage féminin d’Acide, à un moment très particulier où l’écoulement du temps obéit à une logique propre, qui est celle de la gestion optimale du vivant, et à une discursivité particulière qui a pour but d’étouffer la douleur, le mal du patient, dans un vocable purement scientifique et technique. Quant au Darknet, je l’ai assez fréquenté pour ne pas avoir besoin de faire de recherches sur le sujet !

4. Comment avez-vous été mis en relation avec votre éditeur Bouquins ?

- V. D. : J’ai rencontré Jean-Luc Barré (le directeur des éditions Bouquins) car je m’occupe d’une revue assez géniale, fondée par le non-moins génial Yann Moix. Le manuscrit tournait assez dans les maisons d’édition, et il avait été plus ou moins accepté. Mais Jean-Luc Barré, qui est un homme de courage, m’en a parlé avec une forme de lucidité, de sincérité, qui m’ont immédiatement séduit. Surtout, Jean- Luc n’a jamais mentionné de coupes, ou de censure du texte, ce qui était à l’époque ma plus grande crainte. Acide devait être l’objet scandaleux que j’ai conçu, ou ne pas être du tout.

À​ PROPOS D'ACIDE

5. Pouvez-vous présenter le propos de votre livre, ainsi que vos deux personnages principaux, Camille et Julien ?

Acide raconte l’histoire de Camille, une jeune femme, très belle, très fière d’avoir réussi à Paris, qui est défigurée à l’acide sulfurique un jeudi soir. Elle se réveille à l’hôpital, et comprend que son existence sera celle d’une morte-en-vie. Julien est le contraire de Camille. C’est un homme, dont on ne connaît pas l’âge, qui vit enfermé chez lui, dans un petit appartement, et qui regarde à longueur de journées des vidéos hardcore sur le Darknet. Il ne fait qu’une chose : se branler. Et puis un jour, il tombe sur la vidéo de l’agression de Camille. Pour lui, c’est une révélation. C’est aussi un objet de fascination. Si bien qu’il décide de retrouver cette jeune défigurée.

6. Camille perd son visage et ainsi son image. Un visage sans image n’est-ce pas le plus grand des tabous dans une société de la représentation permanente ?

- V. D. : C’est une question intéressante qui mérité d’être posée ainsi : que perd Camille en perdant son visage. Vous le dites : tout. Camille perd tout, jusqu’à la possibilité de se faire reconnaître par son propre
téléphone portable. Elle perd le droit au selfie. Elle perd le droit aux sorties en boîte de nuit. Elle perd le droit de séduire des garçons ou des filles. Elle perd le droit d’exister superficiellement comme elle l’a fait pendant au moins dix ans. Cependant, son visage n’est pas un « visage sans image ». Au contraire, ce que notre société ne tolère pas, ce sont les images effigies, les images permanentes, celles qui ne s’effacent pas, celles qui ne se modifient pas par des filtres absurdes, celles qui sont toujours les mêmes. La société de la représentation, est une société de l’hyper-mutation de soi-même. Il faut être capable de se transformer, de se transformer constamment, y compris en luttant contre les processus les plus naturels, qui sont ceux du vieillissement, du pourrissement, de la mort. Le visage des personnages âgés nous paraît plus uniforme, parce qu’il est moins modifié, parce qu’il est moins modifiable. C’est tout le problème de Camille, une fois qu’elle est défigurée, elle perd son image, mais en hérite d’une autre. Or celle-ci ne changera jamais : c’est celle d’une victime monstrueuse. La défiguration est un sévisse particulièrement spectaculaire, qui vise à exhiber le mal, à théâtraliser la douleur, l’humiliation, l’anéantissement intérieur. Imposition, exposition, d’une souffrance existentielle. La victime est en permanence exhibée comme victime. La question est alors : comment s’arracher de cette image ?

7. Pourquoi Julien est-il entraîné dans cette spirale destructrice de la pornographie ? Cette « stratégie fatale », ce que Baudrillard appelait l’obscénité ?

- V. D. : Julien est un solitaire, parce que c’est un abîmé. Sans trop en dire, on comprend à demi-mot qu’il a lui aussi été victime, plus jeune, d’un certain nombre d’humiliations. Dans ce cas, la tentation est grande
de s’enfermer chez soi pour se masturber toute la journée en consommant des images. L’excitation pornographique agit exactement comme un antidépresseur : elle calme, même si elle frustre à bien des
égards, parce qu’elle permet de ne penser plus qu’à elle. J’ai toujours été fasciné par le pouvoir de séduction de l’image porno. Sa capacité d’absorption, d’enveloppement, d’étouffement, aussi, du reste du monde. Comme si d’un coup l’existence ne se résumait qu’à une chose  : désirer le corps d’une femme irréelle, désirer des corps en mouvement, qui s’ouvrent, se tordent et se cassent l’un sur l’autre.
Bien sûr qu’il y a, dans Acide, quelque chose de Jean Baudrillard. Pour moi, Baudrillard, de la même manière que Georges Bataille ou que Michel Foucault, c’est un dieu. Dans le livre que vous citez, Les Stratégies Fatales, il étudie notamment la contamination pornographique du réel, la trans-parence. C’est justement de cela, de cette obscénité, qui est au départ une prostitution marchande, spectaculaire, dont il est question dans mon roman. De notre époque qui s’est enfermée dans le gonzo, l’hyper-réalisme, en découle une sexualité dévoilée, qui n’a plus rien de mystère, où la part érotique est anéantie, puisqu’il faut tout montrer – et tout voir. Une sexualité intégralement révélée, de même qu’on parle d’épilation intégrale : il faut tout gommer, exhiber la peau et les nuances de carnation. Acide s’interroge sur les conséquences de cette transparence. Pour moi, elles sont claires : la surenchère de violence par dégoût du simulacre. Il y a des stratégies fatales, fatales en ce sens qu’elles ne sont pas réellement pensées, mais uniquement soumises à des dynamiques sexuelles et libidineuses, qui visent à rechercher du réel, à rechercher ce qui échappe, un instant, à l’image. Une grimace, une mouche qui se pose sur le bout d’un nez, un orgasme non-simulé, la douleur. Essentiellement la douleur. La douleur véritable. C’est ici que commence la spirale.

8. La violence est le fil rouge de votre livre, rouge comme le sang. Une violence contemporaine. Aujourd’hui le Far West est-il devenu le Dark Net ?

- V. D. : La violence est le fil rouge de ma vie et de mes obsessions. Parce que je l’ai subie, parce que je l’ai
observée, parce qu’elle me fascine. Je vais préciser cette dernière fascination, qui n’est plus celle d’un
adolescent solitaire qui recherche les sensations fortes. Je m’intéresse à la part de violence, plus ou moins circonscrite, plus ou moins ductile, qui est en chacun. Cette part de violence, d’ailleurs, qui fait que
les lecteurs d’Acide ne peuvent pas arrêter la lecture. Ils sont pourtant libres : la littérature,
contrairement au cinéma, ne prend jamais en otage. Elle ne fait pas de chantage.
Quant au Darknet, tout dépend de ce que l’on appelle le Far West. Je ne crois pas qu’on puisse faire de parallèle avec un état sauvage. Ce qu’il y a de fascinant avec le numérique, de surcroît avec l’intelligence artificielle, c’est qu’il a produit une forme nouvelle de solitude : la solitude collective. Je m’explique, sur le Darknet, par exemple, les individus qui fréquentent les forums ou les différentes rooms, dans lesquels s’échangent des milliers d’images, de vidéos, où l’on va acheter, revendre, mais également discuter, obéissent à des codes et des usages. Il y a une constitution politique, une sociabilité de l’Internet et même une régulation policière. Tous les forums sont accompagnés d’une charte, qui n’est pas vraiment éthique, mais qui donne un certain nombre d’informations : contenu autorisé, pratiques proscrites, etc. De même, les rooms sont administrées par des super-utilisateurs, qui sont chargés de vérifier que chacun obéisse aux règles fixées. SI vous vous en écartez, c’est l’expulsion de la salle de tchat. Une forme hyper-contemporaine de bannissement, un peu comme l’exil ou l’ostracisme chez les Grecs. Pour revenir à l’expression de solitude collective, ce qui me frappe, au travers des trends, des tendances, sur TikTok, sur Instagram, sur Twitter, c’est la façon dont toutes ces solitudes obéissent de plus en plus à des comportements collectifs. Sur les forums, il y a les meutes, mais sur Internet, il y a des centaines de milliers de personnes qui, partout sur la planète, répètent les mêmes chorégraphies, répondent aux mêmes défis, y compris les plus violents. Le numérique installe progressivement le contrôle planétaire des masses, rêve de tout dictateur.

INFLUENCES ET PERSPECTIVES

9. Vous avez travaillé sur Georges Bataille et affirmez être influencé par Elfriede Jelinek, dont les travaux concernent la question du désir et de son empêchement dans une société corsetée. Comment le désir se conjugue-t-il aujourd'hui dans la société du « tout est permis » et du « no limit » ? 

- V. D. : La question du désir est omniprésente dans notre société. Elle l’est à ce point que je pense qu’adviendra bientôt, si ce n’est pas déjà le cas, l’effacement du désir. Je pense que nous n’avons plus le choix, car l’hyperstimulation, la stimulation de tous nos sens, et notamment de nos appétits sexuels, à longueur de journée, a quelque chose d’abrasif, d’érodant. De quoi aurons-nous faim dans vingt ans ? C’est une question que je me pose souvent. Vous dites que tout est permis, je ne le crois pas. Au contraire, et je crois que le modèle américain, qui est, en quelque sorte, notre réalité devenue obèse, notre surréalité, là où sont observables tous les phénomènes extrêmes, des tueries de masse en passant par les prédications apocalyptiques, des milliardaires fous prêts à se battre dans une cage de MMA et, malgré tout, une forme de génie intellectuel, culturel. Notre époque, qui pourtant refuse les paradoxes et les contradictions, qui refuse l’idée même de négativité, et donc de violence, à moins que cette violence ne serve le grand projet du bien – ce qui est, comme le disait Baudrillard, un piège terrible -, est à la fois très permissive et très restrictive. Ce qu’elle veut, ce sont des pratiques uniformisées, des pratiques sous-contrôle, et même je dirais qu’elle offre en spectacle ce que l’homme pourra toujours désirer, mais ne jamais accomplir. Par exemple, une fois que vous êtes excité par le fist-fucking, une fois que vous êtes excité par la triple pénétration, bonne chance pour réaliser vos envies. On voit bien ici comment le désir est à la fois capté, captivé, et capturé. Notre époque déteste la liberté, c’est pourquoi il faut la transgresser. Acide n’a pas de message particulier, le roman est construit comme une arborescence de questionnements, un peu à la manière d’un virus numérique. C’est un livre- parasite.

Vous n’allez pas en rester là. Quelle est votre «ambition» d’écrivain ?

- V. D. : Acide est étonnamment bien accueilli, il a reçu le prix Maison Rouge, et les premiers retours sont bons. Je m’en étonne moi-même, et m’inquiète un peu de la santé mentale des lecteurs. J’ai écrit ce livre avec un désir de scandale, encore une fois, non par fantasme adolescent de provoquer, mais parce que c’est ainsi que j’aime l’art, le cinéma, la littérature. J’ai eu envie de réhabiliter une littérature du dérangement, de l’inquiétude, du désastre. Et je pense que si les lecteurs y sont sensibles, c’est parce qu’Acide, qui est un roman, démontre combien il est possible de créer un objet littéraire purement contemporain, assez divertissant, car construit comme un thriller, mais érotique, mais réflexif, mais philosophique. C’est vers cette direction, selon moi, que la littérature doit tendre.

> Victor Dumiot, Acide, Bouquins, 288 pages, 20 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

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