MACABRE DÉCOUVERTE EN CHAMPAGNE

« Macabre découverte en Champagne » de Claude Joseph, Editions Il est midi

Un cadavre dans un chai
Il est huit heures. La petite dizaine d’employés de Comté – une entreprise vinicole champenoise de renom – arrivent au travail. Les uns garent leur voiture dans la vaste cour qui fait face aux bâtiments. D’autres y garent leur moto, leur scooter ou leur vélo. Comme chaque matin, Henri le patron de l’établissement est présent sur le parking. Il tient à accueillir le personnel, serre les mains en disant un petit mot aimable à chacun. Puis, de façon traditionnelle, tous entrent dans un hangar où un verre de café leur est proposé. Parmi les concurrents de Comté, d’aucuns qualifient cette attitude de paternaliste. En fait Henri est convaincu que travailler dans une ambiance sympathique contribue à une bien meilleure efficacité. C’est la seule raison pour laquelle il agit de la sorte. Le café est avalé rapidement et tout le monde rejoint ensuite son lieu de travail. Henri, lui, se dirige comme chaque matin vers la “cuverie”. D’une propreté absolue, cette salle spacieuse renferme douze cuves cylindriques en acier inoxydable hautes de plusieurs mètres. Plus ou moins remplies, elles contiennent, avant la mise en bouteilles, les vins produits par l’entreprise. Tous les jours Henri rencontre ici Thierry le maître de chai. Comme tous ses collègues qui assument cette fonction, ce dernier réceptionne d’abord les raisins provenant de la vendange et dirige toutes les opérations qui précèdent les fermentations. Puis il gère la vinification ; il en vérifie périodiquement l’évolution. Il est aussi chargé de l’élevage des vins dont il suit la progression en effectuant des dégustations régulières et des analyses chimiques. Avec Damien, l’œnologue commun à plusieurs domaines voisins, il confectionne les cuvées en mettant au point les assemblages. C’est également lui qui planifie les mises en bouteilles. De plus, il veille à l’organisation matérielle et à la gestion du chai. Dans ces attributions figurent le respect des normes d’hygiène, la surveillance du niveau des stocks année par année, ainsi que toutes les démarches administratives concernant la récolte, les méthodes culturales et les ventes. Le maître de chai occupe donc un poste primordial dans un établissement vinicole ; c’est pourquoi Henri le rencontre chaque matin pour éviter tout impair dans la bonne marche de la maison et en particulier dans les expéditions de commandes.

Henri constate qu’il n’a pas vu Thierry au moment de l’arrivée des employés ; il le signale à tous au moment du partage du café matinal. Il ne s’en émeut pas mais manifeste sa surprise. Il est vrai qu’il habite tout près de l’entreprise, vient à pied et parfois, en raison de sa charge de travail et de ses responsabilités, il arrive plus tôt que ses collègues et s’isole dans son chai. Le patron sait donc qu’en ce lieu il trouvera celui sur les épaules duquel repose en grande partie la bonne santé de l’exploitation. Il pénètre donc dans cette grande pièce aux murs blancs en sifflotant comme toujours. Ne voyant pas tout de suite le maître de chai, il l’appelle. Ce dernier ne répond pas, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Henri commence à circuler entre les cuves. Il pense finalement que l’absence de Thierry doit être justifiée ; il essaie de se souvenir s’il en a été informé préalablement. En effet celui-ci se rend quelquefois ici ou là pour effectuer des démarches administratives, mais il prévient toujours. Non, Henri ne trouve pas dans sa mémoire de trace d’un quelconque message de Thierry à ce sujet. Il a sans doute oublié de noter cette information sur le champ et ne s’en est pas souvenu par la suite. Peu importe ! Il s’apprête à quitter la “cuverie” lorsque étonné, épouvanté, comme il l’indiquera par la suite aux enquêteurs, il aperçoit le corps du maître de chai entre deux cuves. Il est ni assis ni allongé mais dans une position intermédiaire. Aurait-il fait un malaise ? Très inquiet Henri s’approche de lui. Horreur ! il voit que ses mains trempent dans un récipient, une sorte de grande bassine remplie de sang. Il fait alors demi-tour, se précipite hors du chai, se rend à son bureau, appelle les pompiers. Ceux-ci demandent rapidement des renseignements et décident de venir sans tarder. Dans le même temps ils contactent les gendarmes pour qu’ils les rejoignent sur le terrain.

Henri sort de son bureau. Il ne se sent pas capable de retourner auprès de Thierry. Il réfléchit, il imagine, il ne comprend pas : que s’est-il passé ? Pourquoi son maître de chai a-t-il mis fin à ses jours ? Pourquoi s’est-il suicidé sur son lieu de travail ? Son acte fatal est-il en relation ou non avec son activité professionnelle ? Henri ne veut pas le croire. Il n’y a jamais eu de problèmes entre lui, l’entreprise ou ses collègues. Mais si ce sont des raisons personnelles qui l’ont amené à ce geste, pourquoi l’avoir effectué dans le chai et non pas à son domicile ? Henri retourne toutes les hypothèses dans sa tête sans pouvoir en découvrir une qui soit logique. Il est complètement perdu. Mais déjà les pompiers et les gendarmes entrent sur le parking. À peine les voitures sont-elles arrêtées que leurs occupants en descendent vite et se dirigent vers Henri.

 

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La maison Comté est située à Bouzy, village de Champagne classé Grand Cru. Ici tout le monde se connaît. Aussi dès que les pompiers parviennent au domaine leur adjudant-chef Pierre Loiseleur s’adresse-t-il à Henri sans la moindre formalité.

« Eh bien, Henri, qu’est-ce que tu m’as dit tout à l’heure au téléphone ? Thierry se serait suicidé ? C’est pas possible, un gars comme lui, travailleur, blagueur, amoureux de son boulot… Où est-il ? Il est peut-être encore temps d’intervenir ?

— Je ne crois pas ! C’en est fini ! Viens, je vais te montrer… »

Du véhicule de gendarmerie descend à ce moment le major Denis Carvaleau de la brigade locale et qui, lui aussi, entretient de très bonnes relations avec Henri et s’exprime en dehors de tout protocole administratif.

« C’est un drame épouvantable qui vient de se dérouler dans tes murs ! Tu vas nous raconter tout cela un peu plus tard quand tu seras un peu remis de tes émotions ! Pour l’heure, je vais aller sur la scène du suicide. Hé les gars du feu, je vous rappelle que vous ne devez toucher à rien et mettre des gants ! Bien allons-y ! »

Loiseleur et Carvaleau arrivent les premiers près du corps affaissé de Thierry. Ganté, le pompier pose ses doigts à hauteur de ses carotides. Il fixe le gendarme, balance sa tête de gauche à droite en faisant une grimace explicite : Thierry est mort ; il est trop tard pour intervenir. Le docteur Dabin contacté par Carvaleau dès l’appel d’Henri se présente alors. Aussitôt, Loiseleur l’informe de son observation : « Je n’ai pas senti les battements des carotides ; je pense que c’est fini. » Le médecin répète alors les mêmes gestes que ceux effectués quelques instants plus tôt par le pompier. Il prend ensuite son stéthoscope pour parfaire son écoute et déclare : « Vous avez raison, c’est bien un cadavre que nous avons devant nous. » Prenant garde de ne pas déplacer le corps, il en examine les poignets et déclare : « Il s’est sectionné les veines des deux côtés. Le cutter, arme de l’acte, se trouve dans la bassine de sang. » En fait, comme le souligne le médecin, il n’y a pas que du sang dans ce récipient : Thierry a probablement réalisé son geste en immergeant ses mains dans de l’eau pour éviter la coagulation du sang et être certain de l’efficacité de son acte. En effet, bien souvent le sectionnement des veines n’entraîne pas la mort en raison de la coagulation sanguine. Dans l’eau, ce processus n’a pas lieu. Le docteur Dabin poursuit alors : « Il a dû préparer sérieusement son coup pour contourner toutes ces difficultés. Par ailleurs, il a fait ça il y a certainement un bout de temps : le corps semble bien raide. On va le confier au centre médico-légal pour l’autopsie d’autant plus qu’un point m’intrigue beaucoup, mais je ne veux pas m’étendre dessus pour le moment. Attendons pour cela les conclusions des spécialistes. » Dabin téléphone au service en question pour qu’il vienne récupérer le corps sans vie.

Le major demande aux deux gendarmes qui l’ont accompagné de procéder tout de suite, et avant l’enlèvement du cadavre, aux constatations et photos d’usage. Henri qui jusque-là n’avait pas voulu revenir dans le chai s’approche du sinistre lieu. Il s’adresse à Carvaleau :

« Y a-t-il un espoir de le sauver ?

— Hélas non ! Il est trop tard. Il s’est tranché les veines des deux poignets avec un cutter et s’est vidé de son sang.

— Comment savez-vous que c’est avec un cutter ?

— Il est encore sur place !

— C’est dramatique ! Pourquoi a-t-il fait ça ? Et pourquoi ici ?

— L’enquête nous donnera probablement des rensei­gnements sur ce point. Pour l’instant, Henri, rentre chez toi et essaie de penser à autre chose. Je sais bien que ce n’est pas simple mais il te faut retrouver une certaine sérénité. Tu n’es pas responsable de ce suicide, alors tente de l’oublier petit à petit. Ce sera long sans doute.

— Il faut prévenir sa famille bien qu’elle soit réduite : il est divorcé sans enfant et vit seul !

— Ne t’inquiète pas ! Nous nous chargeons de toutes ces démarches d’autant qu’elles ne s’annoncent pas simples en fonction de ce que tu viens de dire. »

Sur ces entrefaites une ambulance de l’hôpital d’Épernay entre dans la cour et se gare. Deux employés en descendent et demandent où se trouve la personne à emmener. Le major donne instructions à cet égard. Un brancard est sorti du véhicule et dirigé vers le chai. Le corps de Thierry est posé dessus avec prudence puis recouvert d’un mince film de plastique doré pour revenir jusqu’à l’ambulance. La bassine de sang est également récupérée pour accompagner le cadavre jusqu’au lieu de l’autopsie. Aussitôt après, le véhicule sanitaire démarre pour livrer le corps aux scalpels, bistouris et aux divers appareils du médecin légiste.

 

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Le major Carvaleau est invité par le centre médico-légal à venir prendre connaissance des résultats de l’autopsie. Il s’y rend bien entendu ; il est conduit dans le bureau du médecin légiste qui a effectué les observations et les prélèvements. Celui-ci l’accueille avec toute la courtoisie due à sa fonction :

« Bonjour major, installez-vous, je vous en prie. Je vous ai demandé de venir pour vous communiquer le bilan de mon travail concernant le cadavre de monsieur Thierry Moulinet.

— Vos conclusions m’intéressent au plus haut point certes, mais je pense que vous allez me confirmer l’hypothèse d’un suicide par section des veines des poignets.

— Attendez ! Avant de vous donner mon avis, je vais avancer pas à pas pour éviter toute équivoque.

— Je suis prêt à vous écouter ! Cependant votre façon de ne pas dire tout de suite que nous nous trouvons face à un suicide m’intrigue ! Elle me laisse entrevoir que la cause du décès risque d’être moins évidente que celle imaginée jusqu’à présent.

— Vous avez tout compris. Essayons donc de discuter de manière rationnelle et non en référence à des hypothèses dictées seulement par le sens commun au lieu de l’analyse scientifique.

— J’ai quand même hâte d’en savoir plus.

— Bien ! Un premier point est incontestable : la victime a bien eu les veines sectionnées au niveau des poignets. Mais l’a-t-elle fait elle-même ou quelqu’un l’a-t-il fait à sa place ? Voilà une question qu’il convient de se poser dans toutes les situations de ce genre. Pour le moment nous n’y apporterons volontairement aucune réponse. Cela étant, le sang contenu dans la bassine est bien le sien ; il est toutefois grandement dilué dans de l’eau.

— Cela confirme l’idée que la rupture des veines a été effectuée dans de l’eau pour qu’elle atteigne son but !

— C’est peut-être un peu rapide comme conclusion mais pas totalement faux.

— Que sous-entendez-vous par là ?

— Tout simplement que ce sectionnement a bien été fait dans l’eau pour la raison que vous évoquez mais certainement pas par la victime elle-même.

— Je ne vous suis plus ! Pouvez-vous me donner des précisions sur ce point ?

— J’y arrive ! L’autopsie révèle que cet acte a été réalisé en situation post mortem.

— Vous êtes en train de me dire que quelqu’un aurait coupé les veines d’un homme déjà mort ?

— C’est exactement ça et celui, ou celle, qui en est l’auteur a commis une erreur de taille en voulant laisser croire à un suicide. En effet, lorsqu’une personne est décédée son cœur ne bat plus et sans l’action de cette pompe le sang n’est pas en mesure de sourdre des vaisseaux sanguins.

— Comment en êtes-vous arrivé à cette hypothèse de la rupture des veines sur un cadavre ?

— Il ne s’agit pas d’une hypothèse mais d’un fait indiscutable ! Je ne souhaite pas entrer dans des détails anatomiques pointus ; je veux simplement souligner quelques données qui permettent de savoir, sans ambiguïté, si les veines ont été tranchées ante ou post mortem. L’aspect des bords des vaisseaux sanguins n’est absolument pas le même dans ces deux situations. Or, dans notre cas, la morphologie de ceux-ci est typique d’une action post mortem. Aussi, puis-je affirmer, sans le moindre doute, que le sectionnement a bien été pratiqué post mortem.

— Mais alors, nous ne sommes pas face à un suicide mais à un meurtre !

— Je crois, en effet, qu’il faut traduire en ces termes les enseignements de l’autopsie.

— Dites-moi docteur, si le sang n’a pas pu s’échapper du corps à cause de l’arrêt du cœur, comment se fait-il qu’il se soit, malgré tout, répandu dans le récipient contenant de l’eau ?

— La réponse n’est pas médicale et c’est à vous de nous l’apporter au terme de vos démarches !

— Pas facile ! Il faut avoir conscience que le meurtrier, ou la meurtrière, n’est pas un individu lambda !

— Que voulez-vous dire à ce sujet ?

— Il a pris des précautions qui ne sont pas celles de “monsieur Tout le monde”. Il a notamment pris soin de procéder à la coupure des veines dans l’eau pour laisser croire à un suicide bien préparé. Il fallait connaître ce détail : dans les romans ou les films qui font allusion à cette méthode de suicide, la section des veines entraîne bel et bien la mort, ce qui est totalement faux !

— C’est sûr ! Il est soit malin, soit bien au courant de l’efficacité des diverses méthodes de suicide mais il a commis néanmoins de graves erreurs. Major, vous allez devoir en tenir compte dans votre recherche du meurtrier.

— Tout à fait ! Et j’ai parfaitement conscience que tous ces éléments ne vont pas faciliter nos investigations. »

Un peu décontenancé par cette information, Carvaleau retourne à son commissariat où il est chargé par sa hiérarchie d’entamer, sans retard, les travaux destinés à retrouver le meurtrier de Thierry.

 


 

Un meurtre


 

L’assassinat de Thierry, habilement déguisé en suicide, contraint la gendarmerie à entreprendre des investigations d’une tout autre nature que celles qui pouvaient être imaginées dans le cadre d’un suicide.

Désormais la recherche du meurtrier va constituer le but à atteindre en priorité. Et là, le major Carvaleau a conscience de la difficulté de sa tâche. L’auteur de l’homicide apparaît comme une personne particulièrement futée, astucieuse et qui connaît énormément de choses. L’utilisation d’un bac d’eau pour laisser croire que l’hémorragie consécutive à la coupure des poignets s’est déroulée jusqu’à son terme en est un exemple. Tenter d’identifier cette personne semble a priori fort délicat. Pour y parvenir, il faut peut-être commencer par essayer de déterminer le mobile de l’acte. Pour cela, tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont manifesté leur mauvaise humeur, voire leur profond désaccord avec Thierry doivent être entendus. Si cette façon de procéder donne des résultats, la résolution de l’énigme sera engagée sur de bons rails. Dans le cas contraire, ce qui est plus que fréquent, il faudra se lancer, un peu au hasard d’ailleurs, dans de nouveaux travaux d’enquête. Ceux-ci risquent de durer longtemps dans la mesure où aucune piste ne se présente à ce jour. ( ... )

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