Entre guerres

« Entre guerres » de François Lecointre, Gallimard, 2024

VOCATION

J’ai appris une morale du comportement et je souhaite que d’autres ne l’oublient pas. J’ai appris, transmis par des générations aux statuts et fortunes si divers, aux origines si multiples et contrastées, que chacun doit se prouver à lui-même qu’il existe, et par ses mérites se donner le droit d’exister, se le conférer comme un titre de chevalerie. Contrairement à ce que dit la commune renommée, il n’y a de noble que les anoblis.
Jean-François Deniau Mémoires de sept vies

C’est au bon matin d’un début de printemps, frais et clair. Mon frère aîné et moi nous dévalons notre petite rue, en cavalcade vers la mer et vers la citadelle de Port-Louis, de l’autre côté de la passe, qui depuis toujours garde l’entrée dans la rade de Lorient. Je dois avoir six ou sept ans. Maman nous a envoyés saluer notre père, commandant de sous-marin, qui part aujourd’hui en patrouille pour plusieurs semaines. Le soleil réchauffe le granit doré de la citadelle, la mer est plate, pas une risée. Nous attendons en nous chamaillant, comme d’habitude, ayant à peu près oublié pourquoi nous sommes là.

Et puis le voilà, silhouette puissante, noire, longue, précédée d’une vague d’étrave à peine visible, simple masse liquide sans écume, fendue par le masque du sonar et qui glisse en lourdes draperies transparentes sur la coque sombre.

Je suis interloqué, fasciné par l’impression de force et de rigueur qui se dégage de ce spectacle. Je n’aperçois pas mon père auquel nous devrions pourtant faire de grands signes des bras. Mais cet engin fort, austère et intimidant me renvoie à lui, héros tout-puissant dont la sévérité nous effraie parfois.

Je crois que c’est à cet instant qu’est née ma vocation militaire.

C’est ensuite la longue fréquentation familière de mon oncle Hélie qui m’a progressivement ancré dans une destinée de soldat. Je le rencontrai pour la première fois sous la grange de la maison de ma grand-mère. Au fond de la bâtisse poussiéreuse et sombre, on avait accroché au mur de galets un grand panneau de bois sur lequel étaient inscrits son grade et son nom suivis de la mention mystérieuse : « mort au champ d’honneur ». Cette plaque baptisait de son nom un fortin du djebel Chélia dans la montagne de l’Aurès où, en août 1959, il avait trouvé, à vingt-trois ans, une mort tragique. Rapportée en France après l’indépendance de l’Algérie par ses camarades du 18e régiment de chasseurs à cheval, elle avait, depuis, paré notre grange d’une gravité étrange dont la raison se perdait au fil des étés et des jeux que nous y organisions.

Demeuraient pourtant la « mort » et l’« honneur » définitivement associés à la figure de cet oncle. Nous contemplions parfois sa photographie conservée dans un petit cadre posé sur une cheminée du salon. Tranchant avec le visage radieux d’un très jeune sous-lieutenant souriant à ses camarades, le ruban rouge moiré de la Légion d’honneur qui était épinglée au bas du cadre à côté d’une croix de la valeur militaire nous intriguait d’autant plus que, sur le mur d’en face, la même Légion d’honneur, associée à une croix de guerre cette fois, était accrochée au bas d’un cadre de bois doré majestueux où trônait un officier à lorgnon très moustachu dont on nous disait qu’il s’appelait lui aussi Hélie et qu’il était, lui aussi, « mort à la guerre ».

Qu’un ancêtre à l’air sérieux dont le portrait à l’huile nous intimidait ait pu faire la guerre, et même qu’il y soit mort, n’avait rien pour m’étonner. Je voyais bien, à son uniforme à épaulettes dorées d’abord, à ses moustaches et à son lorgnon ensuite, que ce personnage sévère appartenait à une époque révolue. Sans doute avait-il vécu « jadis », dans un temps où les gens avaient souvent faim, subissaient de terribles épidémies, mouraient à la guerre.

Mais la photo de notre oncle était troublante, saisie sur le vif dans un instant d’amusement juvénile, insolent sans doute, moqueur probablement. Rien n’était sérieux dans son attitude. On s’attendait presque à ce qu’il tourne son regard vers nous, complice, pour nous entraîner dans un probable chahut de jeunes officiers. Cela tenait du mystère. Pouvait-on rire de manière aussi franche et être mort ? Et mort « à la guerre » ? On ne pense pas assez souvent à cela. Un mort est grave, digne. Surtout lorsque c’est un soldat mort au combat. On n’attend pas de lui qu’il ait l’air triste, ou souffrant, mais qu’il soit impavide, rendu insensible par la dureté des épreuves traversées, farouche parce que déterminé à affronter le pire, majestueux parce que désormais installé dans un panthéon glorieux où nous le vénérons.
Par son sourire, oncle Hélie exposait une fragilité désarmante, dont je pressentais qu’elle avait pu l’affaiblir dans la brutalité du combat. Cette fragilité nous le rendait proche, à tous. Mais pour moi, elle signifiait un peu plus. Elle m’attirait vers lui dans un encouragement à le rejoindre sur le chemin exigeant qui pouvait conduire à ces « champs d’honneur » qui me semblaient constituer le comble d’une vie réussie. Tout ce que je savais de ma faiblesse, de mon absence de courage, de mes petites lâchetés quotidiennes, de ma médiocrité ne constituerait peut-être plus un obstacle rédhibitoire sur la voie qui menait à l’enviable statut dont bénéficiait mon père.

Car c’était ici une évidence. L’autorité incontestable dont celui-ci jouissait, l’atmosphère de respect et de déférence qui l’entourait, malgré lui, partout où il se trouvait ne pouvaient que procéder très directement de sa haute taille, de l’élégance de ses postures, de son immense culture. De son intelligence jamais prise en défaut, même et surtout en face d’énoncés mathématiques abscons devant lesquels il s’exaspérait de me voir abdiquer toute forme de capacité au raisonnement. Surtout, je devinais bien tout ce qu’il y avait derrière cela de macération austère, d’absence totale de complaisance vis-à-vis de soi, d’orgueil, de dureté et de force. Et je m’en savais très éloigné.

Découvrir donc que l’on pouvait devenir un héros sans avoir de prédisposition particulière à l’héroïsme m’ouvrait des perspectives vertigineuses et me permettait, sans éprouver de culpabilité excessive, de me laisser glisser avec délectation dans les rêveries interminables au long desquelles j’aimais me griser de mes bravoures à venir, de mes audaces éblouissantes, de mes gloires futures.

Je me sentais plus légitime à contempler les panoplies d’armes qui décoraient les murs de la vieille maison. L’acier luisant des lames de sabre et celui, plus mat, des canons de pistolets qui se détachaient sur le velours grenat me racontaient une histoire à laquelle je ne comprenais rien. Je ressentais pourtant tout ce qu’elle pouvait comporter de panache et d’aventures mais aussi de sombres desseins longuement mûris et réalisés avec brutalité, de combats pleins de barbarie. Et encore ce qu’elle devait signifier de raideurs, de devoirs et de contraintes. N’était-ce que par l’inconfort que représentait le port de ces armes lourdes et dures. Nous n’avions pas le droit de les toucher, bien sûr. Et dès que possible, en cachette, nous les décrochions du mur pour humer l’odeur de la graisse qui les recouvrait, écouter le chuintement si particulier que fait une lame en sortant de son fourreau, les faire tinter les unes contre les autres en imaginant ce qu’avait sans doute été le froissement des fers entrechoqués lors de duels de hussards aussi tournoyants que ceux du brave brigadier Gérard dont j’avais découvert le premier tome des aventures dans une armoire du grenier. […] »

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Rédaction Viabooks

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