Beyrouth-sur-Seine

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Mon père, ma mère, Paris, 2020
« Tu veux que je te raconte ma vie en arabe ou en français ? » m’a demandé mon père et il a ajouté « Tu comprends l’arabe ? » alors qu’il a été mon professeur d’arabe pendant trois longues années où je vivais chacune de ses leçons comme un calvaire sans fin.

Je venais de brancher un micro sur sa chemise de pyjama qu’il traîne depuis mes cinq ans. Elle a été cousue et recousue par des couturiers kurdes, irakiens, coréens, et certains d’entre eux ont même mis des patchs en jean dessus pour combler les trous. Ma mère a eu beau lui acheter plus d’une dizaine de nouveaux ensembles, il n’a jamais porté que celui-là, qu’il a acheté au Liban. Un pyjama bleu marine composé d’une chemise et d’un pantalon trop court.
Assis sur son canapé, il a une vue imprenable sur Paris avec, au milieu, la tour Eiffel. Mes parents sont locataires d’un appartement au douzième d’un immeuble de dix-sept étages du quinzième arrondissement. Plusieurs fois, ils ont déménagé d’un étage à l’autre, du sixième au neuvième, du neuvième au quinzième et enfin du quinzième au douzième. À chaque fois, ils s’installaient dans le trois pièces standard, celui au fond à droite ou à gauche en sortant de l’ascenseur. Leur appartement est traversant, il fait soixante-sept mètres carrés, il est composé d’un salon, d’une cuisine, de deux chambres à coucher et d’une salle de bains. Ma mère l’appelle « la cage aux oiseaux » tellement les pièces sont petites et imbriquées les unes dans les autres. Des deux côtés se trouvent deux balcons étroits sur lesquels mes parents ont recréé le jardin de leurs villages respectifs au Liban. On y trouve des citronniers, des oliviers, des mandariniers, des tomates cerises, des concombres, de la menthe et tout ça dans un espace très restreint. Lorsque le soleil tape sur le balcon et que le ciel est bleu, on se croirait quelque part dans le Sud avec ces rayons qui brillent sur les citrons. Ce jardin est la grande fierté de mon père. Ses yeux s’illuminent lorsqu’on déjeune ensemble et que la salade est composée de tomates de « son jardin ».
Mon père aime quand les pigeons construisent leur nid dans l’un des arbres, ce que ma mère déteste. Rien ne la dégoûte plus au monde que les pigeons, « ils sont porteurs de toutes les bactéries du monde » répète-t-elle et « ils salissent mon balcon et mes vitres ». Lui les adore à tel point qu’une fois par semaine il achète du pain à la boulangerie, pain qu’il découpe dans son salon en petits bouts avec une paire de ciseaux et qu’il glisse dans un sac plastique. Il se rend ensuite sous le métro aérien et jette, poignée après poignée, les miettes au sol, tandis que les pigeons affluent. Une fois j’ai assisté à la scène : mon père habillé d’un costume croisé noir et des pigeons qui volent en cercle autour de lui. Les passants restaient hypnotisés par cette vision, mon père avait l’air d’un vaudou, d’un mage, d’un prophète.
Il n’arrête pas de jouer avec son micro. L’idée d’être enregistré lui déplaît mais pour son fils, il est prêt à faire un effort. Ma mère est dans la cuisine et me prépare un petit-déjeuner. À chaque fois que je lui rends visite, elle me sert à manger, elle pense ainsi me retenir plus longtemps dans son appartement. Elle n’arrête pas de parler ; mais du salon on ne distingue pas un traître mot de ce qu’elle dit.

– C’est fou combien ta mère parle ! Tu enregistres ce que je dis là ?

– Oui, papa.

– C’est très bien. Bon, qu’est-ce tu veux que je te raconte ?

J’avais préparé une liste de questions précises et pourtant là, devant lui, je perds mes moyens.

– Je ne sais pas, papa.

– Tu ne sais pas ? Comment ça, tu ne sais pas ? Tu me branches un micro sur moi et tu ne sais pas ce que tu veux que je te dise ? Tu veux que je fasse le travail à ta place ? Donne-moi ton cahier, je vais t’écrire les questions. petits bouts avec une paire de ciseaux et qu’il glisse dans un sac plastique. Il se rend ensuite sous le métro aérien et jette, poignée après poignée, les miettes au sol, tandis que les pigeons affluent. Une fois j’ai assisté à la scène : mon père habillé d’un costume croisé noir et des pigeons qui volent en cercle autour de lui. Les passants restaient hypnotisés par cette vision, mon père avait l’air d’un vaudou, d’un mage, d’un prophète.

Il n’arrête pas de jouer avec son micro. L’idée d’être enregistré lui déplaît mais pour son fils, il est prêt à faire un effort. Ma mère est dans la cuisine et me prépare un petit-déjeuner. À chaque fois que je lui rends visite, elle me sert à manger, elle pense ainsi me retenir plus longtemps dans son appartement. Elle n’arrête pas de parler ; mais du salon on ne distingue pas un traître mot de ce qu’elle dit.

– C’est fou combien ta mère parle ! Tu enregistres ce que je dis là ?

– Oui, papa.

– C’est très bien. Bon, qu’est-ce tu veux que je te raconte ?

J’avais préparé une liste de questions précises et pourtant là, devant lui, je perds mes moyens.

– Je ne sais pas, papa.

– Tu ne sais pas ? Comment ça, tu ne sais pas ? Tu me branches un micro sur moi et tu ne sais pas ce que tu veux que je te dise ? Tu veux que je fasse le travail à ta place ? Donne-moi ton cahier, je vais t’écrire les questions.

– Si, si, O.K., O.K., je sais, je voudrais que tu me racontes ton arrivée à Paris.

– Je suis arrivé dans l’avion, j’ai atterri à Orly.

– Papa !

– Oui ?

– Sérieusement.

– Je suis très sérieux, je suis arrivé à Orly avec ta mère dans ma valise. À l’époque, elle rentrait encore dedans.

– Kaïssar, ferme ta gueule ! hurle ma mère de la cuisine.

– Tu sais, Sabyl, poursuit mon père, j’ai appelé un menuisier hier pour qu’il élargisse l’entrée, ta mère ne passe plus tellement elle a grossi. Elle est obligée de se mettre en biais pour passer.

Ma mère arrive au salon avec un plateau dans les mains sur lequel sont posés du labneh, des olives vertes et du pain chauffé.

– Ah ! Pour ton fils, tu présentes bien les choses !

– Tu es jaloux, Kaïssar !

Mon père mange son sacro-saint petit-déjeuner, qu’il pose à même le coussin de son repose-pieds, à savoir du pain complet et de La Vache qui rit. Dans le « frigidaire » sont entreposées une dizaine de boîtes de ce fromage chimique. « Regarde ton père, il a acheté des Vache qui rit comme si la guerre allait éclater demain ! » me dit souvent ma mère devant le frigo ouvert. Mes parents adorent répéter les mêmes blagues. Je n’ai jamais compris pourquoi : est-ce parce qu’ils perdent la tête ou pour l’effet comique de répétition ?


Je me lève pour accrocher le micro à la chemise de nuit de ma mère. J’essaie de l’attraper entre deux activités. Ma mère est petite, très petite et, comme souvent avec les gens de petite taille, elle est hyperactive. Elle me rappelle Nicolas Sarkozy. Là, elle cherche son iPhone qui résonne dans tout l’appartement : « Je t’aime, ô mon Liban. Ô ma patrie, je t’aime. Par le nord, par le sud, par les plaines, je t’aime. » Sa sonnerie n’est rien d’autre que Bhebbak ya Lebnan, Je t’aime Ô mon Liban, de la diva libanaise Fairouz, longue plainte nostalgique qui nous agace au plus haut point mon père et moi. Ma mère ne retrouve pas son portable qui bipe maintenant sans interruption, elle a dû recevoir des messages sur son WhatsApp familial sobrement intitulé « Liban ». Cette assemblée est composée d’une cinquantaine de membres : ses frères, ses enfants, ses cousins et cousines de premier, deuxième, troisième degrés, du Liban, des États-Unis, de France et d’autres proches encore reliés de près ou de loin à elle, enfin beaucoup de personnes se retrouvent dans cette conversation sauf une, mon père, qui n’a pas de smartphone. Tout ce beau monde n’arrête jamais de communiquer. Ils s’envoient des images mal cadrées de plantes, d’arbres et de paysages, des vieilles photos de famille, des vidéos gags libanaises, des chansons et des clips ringards. Ils s’émeuvent quand un cousin qui habite au Liban leur envoie une photo de leur village. Ils passent aussi leur temps à se souvenir de ce beau pays d’avant la guerre où les fleurs poussaient sur l’autoroute et où un train longeait la mer du nord au sud. Parfois une vidéo complotiste apparaît de je ne sais où. J’ai mis ce groupe en silencieux depuis cinq bonnes années.
Je poursuis ma mère au salon. Mon père remarque mes chevilles apparentes : « Tu n’as pas mis de chaussettes !? » me dit-il. Les chaussettes, c’est toute une histoire chez les hommes de ma famille. Ils ne comprennent pas comment un homme peut porter des chaussures ou des baskets sans chaussettes. Lors de l’enterrement d’Amine au Liban, le petit frère de mon père, j’avais osé porter un costume avec des chaussures sans chaussettes. L’un de ses beaux-frères, Habib, avait remarqué ce détail, il en avait fait part à mon père qui m’avait prié de rentrer urgemment à la maison et d’en mettre. Je lui avais dit oui sachant très bien qu’il ne vérifierait pas. Il avait autre chose à penser. Mais lorsque Habib s’en est aperçu, il m’a hurlé dessus en plein milieu de la salle des condoléances : « Tu n’as pas honte de faire honte à ton père dans un moment pareil ! » J’avais répondu : « Vous n’êtes que des attardés, des demeurés avec vos traditions d’un autre temps. Qui porte encore des costumes noirs à des enterrements ? Vous vous prenez pour des mafieux siciliens ? » Je m’étais tout de même résigné à porter des chaussettes pour ne pas embarrasser mon père dans son village.

– Ton fils veut qu’on lui raconte notre arrivée à Paris.

– Et pourquoi tu nous enregistres ? Tu vas en faire quoi ?

– Un livre. Tu ne le connais pas ton fils ? Il va nous faire pleurer avec cette histoire.

– En quelle année sommes-nous arrivés à Paris, Kaïssar ?

– En 1974.

– Non, en 1975. »

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Rédaction Viabooks

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