FILLES DE et autres nouvelles

  • Année de publication : 2023
  • Genres :
    Fiction
  • Nombre de page : 154 pages
  • Prix éditeur : 18,00 €
  • ISBN : 2494282144
  • Source : Amazon

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Les avis sur ce livre (1)

Les avis

Le 31 mai, 2023 - 12:49

 

Annie CHALON

 

 

 

 

 

FILLES DE

Et autres nouvelles

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

 

 

 

 

 

AMOURS

 

 

 

 

Grand reporter

Duo

Week-end à Omaha-Beach

La vie est belle

 

 

Grand reporter


 


 

Je sortis de l’hôtel quand les lumières orangées des nouveaux réverbères s’allumaient. Sur la place, de nombreuses voitures arrivaient comme des bolides, les chauffeurs s’arrêtaient, faisaient claquer leurs portières, montaient l’escalier du marchand de journaux en sautant les marches, les redescendaient une à une en courant. J’aspirais au calme et empruntai la grand-rue presque déserte. Au premier croisement, au fond de la ruelle du Lac, j’aperçus la maison, je marchai vite. Les feuilles éparses, rougeâtres de la vigne vierge bloquaient ses volets écaillés, sa toiture couleur d’ambre était en mauvais état. Elle paraissait abandonnée, mais devant l’entrée traînait un petit bol destiné à un chat, alors j’appuyai très fort sur la sonnette.

L’escalier s’alluma, le nez collé contre la vitre de la porte d’entrée, je regardai un homme descendre lentement et je reconnus Julien. Vêtu de son éternel jean, de son pull-over de laine torsadée, les cheveux crépus grisonnants, il m’ouvrit, un peu essoufflé, et planta un regard morne dans le mien.

- Julien ! Tu es là ! Je me demandais si tu habitais toujours la maison.

- Oui bien sûr et j’espère y rester … Il sembla hésiter à dire quelque chose, reprit son souffle puis lâcha : tu n’as pas beaucoup changé, mais ton nouveau coup de sonnette réveillerait un mort.

Son accueil me glaça. Comme à regret, il me fit entrer dans le séjour en s’effaçant devant la porte, et me pria de ne pas ôter mon manteau, car la maison n’était pas chauffée. Tout ou presque y avait été modifié. À la place de notre gros fauteuil de velours marron traînait une bergère rouge en chintz usé. Devant la cheminée, notre tapis était élimé. Julien m’offrit la bergère et me demanda si je voulais boire quelque chose d’une voix ralentie, un peu étudiée, mais je remarquai qu’il se déplaçait prestement comme avant. En le suivant des yeux, je redécouvris la cuisine dans la continuité du séjour et le jardin grâce à la grande baie vitrée. Les feuilles jaunies du vieux pommier que nous chérissions me rappelèrent les asters mauves et tout le fouillis des haies faites de ronciers, la pelouse qui courait jusqu’au lac et Gatsby, notre chat roux, dormant enroulé sous la table bistrot. J’aimais particulièrement le jardin en automne. Malgré ma folle envie d’aller y manger des mûres, de m’y remplir de l’odeur fade du lac et de revoir l’emplacement du monticule de terre, je ne bougeai pas. J’osai juste une question :

- Le jardin a-t-il toujours son charme délicat d’automne ?

- Hum … Je n’ai pas le temps de m’en occuper. Il reste quelques fleurs. La pelouse est devenue un pré d’herbes folles.

En me laissant tomber dans la bergère, j’aperçus sur la cheminée une photo de notre chat, la tête levée, une patte en l’air. Son regard insistant me toucha tant que me revint avec beaucoup d’acuité le jour de sa mort. J’entendis les crissements de la voiture, mes hurlements face au chauffard : « Assassin, vous rouliez trop vite ! ». Me traversa aussi ce que j’avais ressenti en serrant le corps chaud contre le mien. Ce chauffard venait d’écraser la seule chose que Julien et moi avions fabriquée ensemble, Gatsby. Il était un pont entre nous, un rempart contre la vulnérabilité de notre liaison. Sans le vouloir, Julien avait laissé ouverte une fenêtre donnant sur la ruelle et le chat avait couru dans la grand-rue. Coupable, irresponsable, incapable de protéger un être dépendant de lui, je l’accusais de tout cela.

Pour dissiper ce flot d’images pénibles, je m’enfonçai dans la bergère et me forçai à observer avec application les mains de Julien. Toujours plates, carrées, avec des ongles mal soignés, elles claquaient impatiemment les portes des placards au-dessus de l’évier, avant de tambouriner contre.

- Je n’ai plus de thé, je n’en bois jamais. Un verre d’eau à température ambiante te conviendra ? demanda-t-il. Je dus tendre l’oreille pour l’entendre.

Deux verres en main, il revint, s’assit en face de moi sur une chaise basse de campagne que je ne connaissais pas. Jouant au valet maladroit, il me tendit un verre, posa le sien sur le parquet encrassé, puis alluma la lampe sur un guéridon proche de moi qui m’éclaira en le laissant dans l’ombre. J’y déposai mon verre.

- Mon mari et moi sommes venus rendre visite à des amis dans la région, j’ai eu envie de te revoir, mais je ne suis pas sûre d’avoir bien fait…

- Hum, je viens de rentrer, dit-il épuisé. Je suis encore reporter de guerre. Tu as de la chance de me trouver.

- Tu reviens de Syrie ?

Il hocha la tête, son visage afficha la tourmente des retours que je lui connaissais. Pour tenter de retrouver le Julien que j’avais aimé, j’enchaînai des questions banales sans lien les unes avec les autres.

- Tu es encore un militant convaincu ?

- Difficile de ne pas l’être dans mon métier, mais j’ai pris de la distance.

Je lui annonçai que, moi aussi, je militais chez B., il grommela qu’il s’agissait de l’homme politique le plus con que la France ait connu. Sa réaction pleine de morgue me blessa, mais je ne lui montrai pas.

- Y-a-t-il toujours le banc sous le pommier ? Te rappelles-tu que nous ne savions jamais lequel de nous croquait la première pomme ?

- Hum, hum, hum, grogna-t-il en se penchant un peu en avant. Je vis ses yeux redevenir taquins, j’en profitai pour tenter d’apprendre qui était à l’origine du chamboulement opéré dans la pièce.

- Pardonne-moi mes indiscrétions, mais j’ai envie de savoir tant de choses sur toi. Comment va Hélène ?

Il se renfonça dans la pénombre et murmura pour lui seul :

- Elle m’a quitté, il y a longtemps.

Je n’étais pas surprise, mais heureuse de cette annonce. Lors de notre rupture, Julien m’avait méchamment comparée à elle. C’était juste après la mort de Gatsby, il m’avait reproché d’être une petite bourgeoise lâche se sacrifiant par devoir pour ses enfants. M’avait dit que j’étais incapable de vivre dans le lit de l’homme que j’aimais. Qu’il me fallait deux foyers dont un tenu au secret. Que tout cet affichage contre mon cœur venait de mon besoin d’une image de moi en femme vertueuse. Et, pour finir, il avait jeté :

- Tu n’es qu’une petite femelle. Je préfèrerais vivre uniquement avec Hélène qui fait moins de chichis avec son cul !

J’avais riposté :

- Monstre ! Monstre ! Tu es un monstre d’égoïsme ! Et tu n’as aucune mémoire !

Le Julien d’aujourd’hui me semblait si étranger à celui des insultes — et semi-vérités — jetées ce soir-là que je délaissai ma stupide enquête sur le changement de décor.

- Et ton fils, la vie est belle pour lui ?

- Pierre est metteur en scène, il a un petit succès d’estime insuffisant pour gagner correctement sa vie. As-tu vu l’un de ses films ?

- Non, aucun. Rappelle-toi, tu me traînais de force au cinéma.

J’aurais voulu savoir s’il avait vraiment oublié ces épisodes de nos moments de vie partagée. J’essayai de le fixer, mais en vain, il demeurait dans la pénombre. J’ajoutai doucement :

- J’ai simplement lu une critique sévère de son dernier film, il a été tourné ici, je crois ?

- Oui. Sur la place et dans les prés des plus gros fermiers. Je lui ai prêté la maison. L’équipe a trouvé les meubles si moches qu’elle est allée fouiller dans les brocantes du coin pour les échanger contre ceux-ci.

Il me sembla que son regard balayait la pièce, puis se posait sur moi comme s’il cherchait mon avis sur ce changement.

- C’est un peu vieillot, moins chaleureux que …

Je n’achevai pas ma phrase, car en apprenant que l’équipe d’un film était à l’origine du nouveau décor, je retrouvai tout mon entrain et lui demandai ce que lui en pensait.

- Je m’en fous complètement. Ces choses matérielles qui font courir le monde n’ont plus aucune importance pour moi, souffla-t-il.

- Tu ne me feras pas croire que tu ne penses plus qu’à la politique et à ton métier ?

- Non, je pense aussi à Pierre et à mes deux chats.

- Où sont-ils ? Je veux les voir, c’est vrai que cela sent un peu le vieux matou chez toi. Tu me les montreras, n’est-ce pas ? Étouffant un rire d’amante persuadée d’être encore désirable, je m’exclamai : alors, les femmes, c’est fini aussi ?

Il rapprocha son visage, me fixa durement, haussa à nouveau les épaules et persifla :

- Mon cœur ne bat plus pour aucune d’elle. Aujourd’hui, si je n’étais pas athée, je dirais que je ressemble à un moine.

- Non, c’est impossible, je ne te crois pas.

- Toi tu veux toujours entendre ce qui te plaît, et non pas la vérité.

J’aurais voulu qu’il se tût. Ses révélations étaient encore plus cruelles que son accueil. Je préférais le Julien sensuel, agressif, jaloux, cynique, quasi amnésique du moment de notre rupture. Car, dans sa dernière colère, celle de sa préférence avouée pour le cul d’Hélène, il avait oublié notre accord tacite : nous devions vivre ensemble des moments privilégiés sans qu’ils remettent en question nos vies privées respectives. Ce soir-là, sa mauvaise foi et sa violence m’avaient tant bouleversée que j’avais couru me réfugier près de la tombe de Gatsby. J’avais fait glisser entre mes doigts la terre fraîche, la plus fine, parlé au chat comme on parle à celui ou celle qu’on vient de perdre et qui est encore tout proche : « Je m’en vais, mon petit chou à nous, je m’en vais mon petit chéri. » La froideur de la nuit, le bruit régulier du ressac et des claques mouillées du lac sur les barques avaient réussi à engourdir mon chagrin. Frigorifiée mais déterminée, j’avais fini par me relever, puis en poussant violemment du pied toutes les badines utiles à amuser Gatsby j’étais rentrée dans la maison. Au petit matin, j’avais quitté Julien et ne l’avais jamais revu. De temps en temps, j’avais lu son nom au bas de quelques photos dans les journaux.

Maintenant, il était assis en face de moi, sans colère, sans désir. Et, c’était pire. Mon regard se posa sur le guéridon éclairé, il était recouvert d’une épaisse couche de poussière. Je me mis à gratter avec l’ongle un petit tas de grains noirâtres solidifiés. Mon cœur battait lentement, je ne voulais surtout plus entendre une seule parole sans chaleur, sans émoi de Julien, alors je trouvai le courage de me lever et de m’approcher de lui avec l’envie de le secouer comme on secoue un tiroir qui résiste à l’ouverture. Je l’implorai : « Julien, arrête avec tes sarcasmes, arrête avec ton austérité ! » Il sembla se reprendre, se releva lentement de sa chaise basse. J’en profitai pour caresser son épaule et me blottir contre son gros pull-over, comme avant. Sur son cou griffonné de rides, je cherchai son odeur et murmurai :

- Je suis gelée. Réchauffe-moi.

Sa main se posa sur la mienne. J’entendis sa voix si distinctement que je reculai. Pour la première fois depuis mon arrivée, il disait mon prénom :

- Marianne, Marianne, qu’est-ce que tu fous à grelotter et à pleurnicher devant cette porte ? Je n’arrête pas de t’appeler et tu ne réponds pas.

C’était la voix irritée de mon mari. Il braquait sur moi son regard lourd de griefs dissimulés, il allumait la lampe de son mobile pour éclairer nos pas dans la ruelle.

- Tu es folle ou quoi ? Tu sais bien que Julien Salvat est mort dans un de ses reportages, il y a plus de dix ans. Le brouillard commence à épaissir, rentrons à l’hôtel.

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Annie CHALON

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