LES STIGMATES DU PARADIS à l’ombre des Cangaceiros

  • Année de publication : 2023
  • Genres :
    Littérature Française
    Fiction
  • Nombre de page : 246 pages
  • Prix éditeur : 20,00 €
  • ISBN : 2494282160
  • Source : Amazon

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Les avis

Le 4 juillet, 2023 - 18:46


Sydney SIMONNEAU

 

 

 

LES STIGMATES DU PARADIS

Tome 1

 

Dans l'ombre des Cangaceiros

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

Du même auteur :

 

 

 

Sartrouville, l’envol d’une île. Auto-édition, 2015

 

Quand les marées s’émancipent de la lune. Montauriol poésie, 2015

 

Vendée, l’onde de choc. Encres vives, 2016

 

Les trains qui roulent sur la mer. Intervention à Haute Voix, 2018

 

After Ellis Island. Auto-édition, 2018

 

Quelques épaves particulières. Auto-édition, 2020

 

La harpe des Kerguelen. Éditions Il Est Midi, 2021

 

Y a-t-il encore de l’eau au fond de l’océan ? À paraître, éditions Sémaphore

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à Orminda ...

 

et à Denise, Tex, Vanda, Bertrand,

Jacques, Leia, Denis, Didier, Gabriela ...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand un pauvre vole, il va en prison. Quand un riche vole, il devient ministre.

 

Luiz Inácio Lula da Silva ( président de la république fédérative du Brésil )

 

 

J’invente ? Oui, j’invente, sans la moindre pudeur. Et bien quoi, les histoires ne sont-elles pas inventées ? Même les vraies, quand elles sont racontées. Je mets au défi quiconque de relater fidèlement un événement passé. Entre le fait et la narration, quelque chose se perd.

 

Conceição Evaristo

( poétesse et écrivaine )

 

 

 

Qui aime n’a jamais peur.

 

Zé Ramalho

( chanteur-compositeur, poète )

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Em memória de Valérie,

meu amor para sempre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.

 

 

Les germes de douleur et de révolte avaient grandi dans cette terre rougie de sang, dans cette terre de famine.

Jorge Amado

 

 

 

 

 

 

 

 

Luiz, contrairement à son habitude, avait refusé de jouer au billard. Il restait là, sur son tabouret, à boire sa bière, pendant que Nelson, Gusttavo et les autres rivalisaient de positions acrobatiques autour de la table. À la lanchenete A cruz do Nordeste, derrière le comptoir, on avait accroché de vieilles cartes postales de Caruaru, de Recife et de João Pessoa. Sur les murs, parmi de nombreuses photos de footballeurs, trônait le portait de Lampião*, le héros du Nordeste, le robin des bois du Sertão. Des dizaines de rubans jaunes et verts pendaient d’une étagère sur laquelle on avait disposé des bouteilles de vin qui, à voir la poussière qui s’y était accumulée, n’avaient visiblement qu’une fonction décorative. Ce n’était par contre pas du tout le cas des bouteilles de cachaça que le patron débouchait à intervalles réguliers afin de répondre à la demande de ses clients. Cela devait déjà faire une vingtaine d’années qu’il était arrivé ici. Venu tout droit de son Pernambuco natal, il avait eu la chance de pouvoir ouvrir ce petit établissement grâce à ses modestes économies et à celles de sa femme, une paulista* rencontrée sur une plage un soir de printemps, non loin de Santos. Bien que de taille moyenne, son physique impressionnait. La tête directement posée sur les épaules, l’absence de cou faisait ressortir à la fois la muscu­lature de ses bras et de son buste mais aussi sa totale calvitie. À l’arrière de son crâne, il s’était fait tatouer un chapeau de cangaceiros, auréolé d’étoiles. Derrière cette allure un peu rustre, on devinait à son regard pétillant et à ses sourires chaleureux une grande sensibilité.

- Oh, Luiz ! Viens me voir petit !

Le jeune homme que le patron venait d’appeler tourna la tête, regarda d’un air étonné le gaillard derrière le comptoir et consentit finalement à se lever. Il devait avoir quinze ou seize ans tout au plus mais déjà, son visage était marqué. Marqué par la vie. Elle n’avait pas dû être très généreuse avec lui, déjà. Plutôt baraqué, le teint hâlé, ses cheveux longs étaient attachés par un élastique dans son dos. Deux bracelets de force à ses poignets laissaient supposer chez lui un penchant pour les sports de combat. Ses yeux d’un bleu très clair lui donnaient l’allure d’un félin.

- Qu’est-ce que tu me veux, Paulinho ?

- Comment vont tes parents, petit ?

Luiz leva les yeux au ciel puis lâcha :

- Ils vont bien, je suppose. Ça doit faire deux semaines que je ne les ai pas vus. Et puis, s’il te plaît, arrête de m’appeler « petit ».

Le colosse l’attrapa aussitôt par le bras :

- Et de un, je continuerai à t’appeler comme ça tant que ça me chantera. Lorsque je suis parti du Nordeste, il y a maintenant bien des années, ton père et ta mère étaient avec moi. Lui, je le connais depuis toujours et elle aussi. Et bien justement tiens, elle était enceinte à l’époque. Enceinte de toi, petit !

- Je sais ! Ça doit faire la centième fois que tu me l’a racontée, cette histoire …

- Et bien ça sera la 101ème … Et de deux, je préférais te voir traîner avec la bande du quartier plutôt qu’avec celle du Carioca. Ça fait plusieurs fois que je te vois avec eux. Et de trois, je n’oublie pas ce que ton père a fait pour moi. Sans son témoignage, je serais encore en prison à l’heure actuelle. C’est le seul qui a osé tenir tête à la police à l’époque. Alors s’il te plait, ménage-le, ainsi que ta mère …

D’un air bravache, Luiz détacha son bras de l’emprise du patron et fit mine d’ignorer ce qu’il venait d’entendre. Le tenancier continua :

- Luiz, fais très attention au Carioca. Ce type-là ne m’inspire pas.

Le jeune jeta sur le comptoir quelques pièces de monnaie, fit demi-tour et, avant de sortir, dit en souriant effrontément :

- Ne t’inquiète pas Paulinho, je sais c’que je fais. Et j’avais prévu justement d’aller voir mes parents. Allez, tchao !

- Tchao petit, embrasse-les de ma part quand tu les verras !

 

Luiz Girão de Matos quitta rapidement la rua das Jangadas, bifurqua après un immeuble en parpaings ocres d’où pendaient misérablement des dizaines de fils électriques et se retrouva vite dans une ruelle boueuse qu’il semblait parfaitement connaître. De chaque côté, des logements s’étaient édifiés là, se soutenant les uns les autres. Assemblages hétéro­clites de tôles, de poutres et de briques, mélange de maté­riaux récupérés sur quelque chantier abandonné, l’ensemble recouvrait partiellement la misère de couleurs éclatantes et de cris d’enfants. Quelques ouvertures seulement avaient été équipées de fenêtres. Les autres se contentaient d’un morceau de toile pour cacher la béance d’une pièce. De partout, au milieu de ces constructions de planches et de moellons, des fils étaient tendus qui supportaient comme ils le pouvaient les vêtements des habitants, offerts aux vents et aux rayons du soleil. Au milieu de la ruelle, coulait un filet d’eau souillée que des chiens lapaient, faute de mieux. Parfois, sur les parois d’une habitation ou sur la devanture baissée d’un magasin, on devinait aisément le portrait de Zico ou de Sócrates. À ces fresques gigantesques de joueurs de football, on avait souvent peint d’énormes graffitis à la gloire de l’équipe nationale, quand ce n’était pas des slogans en faveur de Lula et du Parti des Travailleurs. Des enfants couraient au milieu de ce désordre. Une vieille femme, assise sur une chaise, devant sa porte, attendait. Quoi donc ? Personne n’aurait pu le dire, pas même elle d’ailleurs. Beaucoup revenaient de leur travail, une musette à l’épaule. De partout, du bruit. Une télévision ou un poste de radio à plein volume, un groupe parlant fort, les cris de quelqu’un, au loin, le passage d’une moto rafistolée, les musiciens d’une école de samba qui répétaient l’hymne de leur quartier.

Après avoir progressé dans ce dédale bruyant, empli d’odeurs de cuisine, de lessive et de terre mouillée, Luiz parvint à un semblant de carrefour où stationnaient quelques jeunes montés sur des scooters. Il les salua sans s’arrêter et tourna dans une impasse, plus étroite encore que la voie qu’il avait prise. Arrivé devant la cinquième masure, il s’arrêta un moment, regarda sa montre et se décida finalement à pousser la porte métallique.

- Luiz, mon fils, mais où étais-tu bon sang ?

- Bonsoir maman.

Celle qui venait de parler s’était aussitôt arrêtée de s’occuper du repas. Agée d’à peine quarante ans, ses longs cheveux noirs lui tombaient sur ses épaules dénudées. Elle portait une jolie et ample robe blanche qui faisait ressortir son teint hâlé de mulâtre. La finesse de son visage, les courbes gracieuses de son corps, son regard profond, tout chez elle incarnait la beauté mais aussi la volonté et la force de caractère.

Après avoir longuement embrassé sa mère, Luiz demanda :

- Tu es seule ?

- Oui, ton père n’es pas encore revenu du travail.

- Et Natália, et Mário ?

La femme s’approcha du jeune homme et lui dit :

- Mário est encore à l’école. Tu sais, sa maîtresse nous a dit qu’il travaillait très bien et que si nous le pouvions, nous devrions lui permettre de suivre des études, plus tard …

Devant la moue que faisait son fils, elle explosa soudain :

- Oui, c’est sûr que pour toi, nous n’avons pas eu à nous poser la question, avec ton père …

- Oh ça va hein, si c’est encore pour me dire ça, je me tire …

Un silence pesant s’abattit dans la petite pièce. Des enfants criaient dehors en tirant sur leurs cerf-volants.

- Et Natália, tu ne m’as pas dit où elle était !

- Parlons-en, de Natália. Tu peux te vanter de lui avoir servi d’exemple, à ta sœur !

- Pourquoi dis-tu ça ?

- Parce qu’elle traîne depuis des semaines avec Gabriel …

- Quoi ? Je lui avais pourtant interdit. Attends qu’elle rentre …

- Qu’est-ce que tu vas lui dire et de quel droit ? Tu n’es pas son père que je sache. Tu n’as que deux ans de plus qu’elle, en plus. Et surtout, tu devrais plutôt te demander comment ça se fait qu’elle est dans la rue au lieu d’être au collège …

Luiz s’assit à la table et la regarda. Malgré cet instant où la colère l’avait saisie, il vit dans ses yeux d’un noir intense toute la tendresse d’une mère. Un instant, il eut envie de lui répondre. Mais les mots ne venaient pas. Ils ne venaient pas car il savait qu’au fond, elle avait raison. En théorie. Elle avait raison à condition d’oublier qu’ils habitaient la plus grande favela de la plus grande ville du Brésil. Et que pour eux, de ce fait, tout était beaucoup plus compliqué qu’ailleurs.

 

Il se remémora alors leur installation dans ce secteur de Paraisópolis alors qu’il n’avait même pas deux ans et que sa mère était enceinte pour la deuxième fois. Seuls quelques instants très courts lui étaient restés en mémoire. Des flashs dont la brièveté l’avaient probablement incité à broder autour quelques scènes purement imaginaires. Ces souvenirs, à présent, mélange de réalité et de mythes, constituaient ses fondations. Sa vie consciente avait démarré là. Les premières images qui s’imprimèrent dans son cerveau venaient de cet endroit. Sa mère lui souriait, son père soulevait des troncs d’arbres lourds comme des rochers, on jouait de la musique et la pluie ruisselait sur son corps nu offert aux vents et à la boue des ruelles. Des odeurs, aussi, s’étaient invitées dans cette ébauche de décor originel. La douceur des mangues, la force unique de l’açaï* ou encore l’amertume du jaboticaba* le surprirent au cours de ces années-là. Comme autant de références et de balises.

 

Son père, heureusement, avait rapidement trouvé du travail à São Bernardo do Campo, à l’usine Wolkswagen d’Anchieta. À l’époque, ils manquaient de bras là-bas. C’était pour alimenter les chaînes de production que beaucoup de miséreux du Nordeste vinrent à Saõ Paulo à cette époque. Il en vint des milliers qui s’entassaient là où ils pouvaient, bâtissant leurs abris de fortune sur des terrains inconstruc­tibles avec des matériaux de récupération. Le provisoire, en attendant mieux. Mais un provisoire qui allait durer très longtemps. Alors on aménageait progressivement le quartier, on installait vaguement l’électricité, plus ou moins légalement. On plaçait ça et là des arrivées d’eau potable, on bricolait, on s’arrangeait pour le ramassage des ordures, pour l’évacuation des eaux sales… les parpaings remplaçaient petit à petit les planches, une école ouvrait, puis une crèche, un centre de santé …

Quant à sa mère, elle avait vite trouvé à s’embaucher comme femme de ménage dans les beaux quartiers des alentours. Elle apprit très vite à supporter les caprices des bourgeoises et de leurs maris, les lubies de ces parvenus sans scrupules. Pour nourrir ses enfants, peu lui importait d’obéir à ces nantis. À condition toutefois d’être respectée. Il devait encore se souvenir de la formidable gifle qu’elle lui avait administrée, ce minable chef d’entreprise qui, un jour, avait eu la mauvaise idée de lui mettre la main aux fesses… elle était restée sans travail un certain temps à l’époque, refusant de servir plus longtemps ce gros vicelard, ce bel hypocrite qui, c’était certain, devait tromper sa femme régulièrement et sans le moindre scrupule …

Les souvenirs que Luiz gardait de cette époque étaient forcément imprécis. Ils formaient comme une ébauche qu’il avait tendance à magnifier et à sacraliser. La confusion encourageant l’embellissement, il finit par idéaliser les premiers instants de sa vie à défaut de s’en remémorer.

Ce dont il se rappelait parfaitement par contre, c’était les cris de sa sœur à sa naissance. Le monde changea alors d’un seul coup pour lui. Immédiatement, il l’avait adorée. Immédiatement, il s’était transformé en guerrier, en soldat, en chevalier capable de tout pour défendre ce petit bout de femme bavant et gesticulant dont il se sentit tout de suite responsable. Il se promit que toujours il serait là pour la protéger, pour chasser les mauvais esprits et accessoirement les bandits et les voleurs. En grandissant, son amour pour sa petite sœur n’avait jamais faibli, bien au contraire. Et elle lui rendait bien. Constamment pendue à ses basques, elle s’appliquait à copier ses manies et ses lubies. Dans le quartier, on voyait rarement l’un sans l’autre. Luiz n’aurait sans doute pas été le même sans sa petite sœur. Il ne se serait évidemment pas senti investi d’une mission sacrée, celle d’éduquer celle qui allait compter plus que tout dans sa vie. Inconsciemment, il accepta ce rôle d’autant plus que ses parents avaient de plus en plus de mal à faire face aux conditions matérielles difficiles et à leur surcroit de travail. Dans la favela surpeuplée, en effet, les enfants s’élevaient souvent tout seuls. Trop souvent. Lorsque Francisco revenait de l’usine, lorsque Yolanda avait terminé sa journée de travail, ses ménages interminables dans les maisons cossues des quartiers privilégiés, la fatigue ne leur laissait malheureuse­ment pas d’autre choix que d’espérer que leurs enfants ne s’éloignent pas trop du droit chemin. Qu’ils n’empruntent pas un jour celui menant directement à la prison, voire à la morgue.

Luiz se repassait quelques scènes du film de sa plus tendre jeunesse, ces moments décisifs où les rencontres pouvaient se révéler déterminantes. Il se souvint avec tristesse du jour où il ne fut pas sélectionné par cet entraineur des Corinthians. Devenir un jeune espoir du plus grand club de football de l’État, tous les gamins de la rue, ou presque, en rêvaient. Pourtant, ce jour-là, il avait tout donné, dribblant comme jamais, offrant à ses coéquipiers des ballons en or, stoppant net nombre de tirs de l’adversaire. Rien n’y avait fait. Tous ses espoirs s’envolèrent en un instant. Difficile, à dix ans, d’accepter l’échec. Il se remémorait ces moments difficiles, les larmes qui lui venaient et celles de sa sœur, inconsolable … il se rappelait aussi les descentes de la police militaire dans le quartier, l’odeur de la poudre, les cris et la peur. Il revit ce jeune, guère plus âgé que lui, qui s’écroula un jour, criblé de balles, juste devant lui. Simplement parce qu’il avait tenter de prendre la fuite. Roberto qu’il s’appelait. Très vite, Luiz avait compris qu’il n’aurait pas le choix. Pour survivre, il lui fallait être fort. Fort et malin. Et Natália, par sa seule présence, l’obligeait à se surpasser. Pour la protéger, il devait devenir l’un de ces hommes que les autres respectent et admirent. En grandissant, elle ne faisait qu’accroître chez lui cette envie de ne jamais se laisser dominer, de rester, quoiqu’il arrive, fondamentale­ment libre. Il continua encore un moment à se perdre dans ses pensées, il revoyait cette bagarre où, lorsqu’il avait tout juste douze ans, il avait corrigé Andreu, un petit caïd pourtant plus grand que lui. Il sourit en repensant à ce voyage en stop qu’il fit jusqu’à Santos, un soir d’été. Il venait tout juste d’avoir quatorze ans. Sa virée dans les bars du port, puis la nuit où il s’endormit dans les bras d’une gamine aussi jeune que lui et qu’il avait charmée. La chaleur poivrée de son ventre, les courbes de son dos, ses lèvres tremblantes, l’empreinte de leurs corps sur le sable de la côte. Leur première fois inscrite pour toujours dans leur mémoire. Il se rappelait de toutes ces choses qui l’avaient fait devenir ce qu’il était désormais.

 

- Natália ne s’en sortira pas si elle continue comme ça …

Luiz regarda sa mère qui venait à nouveau de lui parler. Il ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Elle avait passé toutes ces années à travailler sans jamais s’arrêter, elle s’était efforcée à élever comme elle pouvait ses trois enfants, elle était restée fidèle à son Francisco, son querido comme elle l’appelait. Elle était belle. Belle aussi et surtout de l’intérieur. Luiz, tout en continuant à la regarder, se leva, et lui dit :

- Je vais lui parler, maman. Elle m’écoutera …

- Je l’espère parce que ton père, lui, si ça continue, il va la flanquer à la porte !

Luiz eut un sourire forcé. Il sortit, s’assit sur une chaise, juste à côté de la porte d’entrée et s’alluma une cigarette. Des voisins passèrent et le saluèrent. Le soleil venait de disparaître à l’horizon et, déjà, on apercevait tant bien que mal les étoiles derrière le voile de pollution qui recouvrait l’immense ville. Il réfléchissait à la manière dont il allait tenter de convaincre sa sœur lorsqu’il vit deux silhouettes qui s’approchaient. Malgré l’obscurité qui venait de s’abattre sur le quartier, il les reconnut aussitôt. Un homme, solidement charpenté, tenait un enfant par la main.

- Mário, regarde qui est là-bas !

- Luiz, Luiz !

L’enfant qui venait de s’élancer manqua de trébucher plusieurs fois. Il parvint tout de même à sauter au cou de celui qui le brandissait maintenant très haut au-dessus de lui.

- Mon Mário ! Alors, maman m’a dit que tu étais un petit génie !

- Plus tard, tu sais, je serai explorateur, je découvrirai plein de nouvelles espèces d’arbres et de plantes !

- Alors il faudra apprendre à te battre contre les ours, contre les tigres !

- Je serai fort … comme toi !

Luiz reposa alors son petit frère au sol. Celui-ci s’engouffra en riant à l’intérieur de la petite maison de planches et de tôles, savourant à l’avance le goûter tant attendu que sa mère lui avait préparé. C’était un enfant de neuf ans environ, aussi souple que robuste, la mine réjouie et le teint légèrement hâlé.

- Un petit génie, je ne sais pas. Mais à l’école, il ne semble pas suivre l’exemple de son grand frère en tout cas …

- Ça va, papa, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !

- Et bien … tu ne salues plus ton vieux père ?

Francisco Giraõ de Matos, qui venait de prendre vigoureu­sement son grand fils dans ses bras était ce que l’on appelle une force de la nature. Métis aux cheveux courts, son visage, souligné par une barbe naissante, était éclairé par des yeux clairs qui lui donnaient un charme particulier. Simplement vêtu d’un tee-shirt blanc, on devinait une musculature que l’approche de la cinquantaine n’entamait guère. Arborant un large sourire, il poursuivit :

- Entrons, fils. J’ai à te parler …

 

Après avoir tendrement embrassé sa femme, il posa sa musette sur le sol, s’ouvrit une bière et s’affala dans un canapé élimé posé le long du mur, face au poste de télévision. Luiz, lui, le coude appuyé sur un meuble où de la vaisselle était rangée, attendait patiemment. Dans un coin de la pièce, déjà, le petit Mário s’appliquait à faire ses devoirs d’école en grignotant quelques biscuits.

- Ils embauchent à l’usine. Si tu veux, je pourrais te faire entrer …

- Tu me dis ça à chaque fois Papa. Je t’ai déjà répondu.

Francisco donna un grand coup de poing sur l’accoudoir du canapé. Mário s’arrêta d’écrire et de manger. Il regardait intensément son père et son grand frère. Ce fut sa mère qui rompit le silence qui venait de s’installer :

- Pour l’amour de Dieu, Luiz, quand vas-tu comprendre que tu as tout à perdre en refusant cet emploi ?

L’adolescent regarda son petit frère et baissa les yeux. Il ne répondit rien et ressortit dans la ruelle. La nuit qui était maintenant tombée sur le quartier offrait aux regards indiscrets l’intérieur des logis. On surprenait des silhouettes, des ombres, des formes au détour d’un rideau soulevé, d’une porte entrebâillée. La moiteur de l’air s’emplissait de toutes les odeurs des repas. Les télévisions allumées, les bruits de couverts, les rires, les cris, les pleurs d’enfants, les radios et les chants; tout cela formait une drôle de musique qui s’en venait rythmer ce début de soirée.

Doucement, sans qu’il s’en aperçoive, Yolanda était sortie elle aussi et, en posant doucement la main sur son épaule :

- Il s’est battu pour ces emplois, tu sais …

Luiz se retourna et regarda sa mère dans les yeux. Elle ne pleurait pas mais avait dans la voix ce léger tremblement qui précède les larmes.

- Il s’est tellement battu. Au risque de se faire licencier. Heureusement, avec le syndicat, ils ont gagné …

- Maman, tu sais bien que …

- Tais-toi. Tais-toi pour une fois et écoute-moi, plutôt. Je sais parfaitement ce que tu vas me dire. Avec ton père nous n’en pouvons plus de t’entendre dire ce genre d’âneries …

À cet instant, Luiz se recula de quelques pas et enfonça la main dans la poche de son jeans. Il en sortit une liasse de billets de banque qu’il exhibait maintenant rageusement à sa mère.

- Là, tu vois …

Avisant aussi son père qui venait de sortir lui aussi :

- Là, vous voyez tous les deux, hein ? Là, il y en a pour cinq mois de salaire ! Et j’ai gagné ça hier soir. Hier soir vous m’entendez ? En une soirée, ce que vous gagnez tous les deux en cinq mois. Et tu voudrais que j’aille me casser le dos à l’usine Papa ? Tu voudrais que je finisse comme toi ?

Francisco bouillait. Heureusement, Yolanda lui avait pris la main et le retenait. Elle enchaîna aussitôt :

- Arrêtez ! Vous me fatiguez tous les deux. Toi Luiz, range-moi ces billets et rentrons à la maison. Mário doit se demander ce qui se passe …

Elle venait de prononcer ces dernières paroles en fronçant les sourcils et sur un ton qui interdisait toute réponse. Ils pénétrèrent donc à nouveau dans la pièce qui était à la fois l’entrée, le salon, la cuisine et qui pouvait également faire office de chambre, deux matelas étant posés au fond, près d’un poêle à charbon. Deux ampoules pendaient au-dessus de la table et du coin cuisine, attirant inévitablement quelques insectes qui voltigeaient un moment avant de finir grillés. Sur le réfrigérateur, trônaient trois statuettes en plastique, partiellement recouvertes de fleurs séchées et de rubans multicolores. Au centre, la plus grande, la sainte vierge, toute de bleu et de blanc colorée. À ses côtés, Oxóssi et Iemanjá, deux divinités du candomblé, la religion afro-brésilienne plongeant ses racines dans les croyances que les esclaves avaient jadis rapporté avec eux.

 

Yolanda disposa au centre de la table le plat de feijoada qu’elle avait mijoté. À côté du plat principal dans lequel la viande et les saucisses baignaient dans une sauce parfumée, un bol contenait la farofa, la farine de manioc. Pour compléter le tout, bien entendu, elle joignit une grande assiette de riz et un saladier de feijãos, ces inévitables haricots noirs. Très vite, les couverts furent mis et chacun s’installa à sa place, la faim aiguisée maintenant par la délicieuse odeur qui emplissait toute la pièce. Lorsque les assiettes furent remplies, le silence se fit, seulement troublé par le bruit des couverts et des bouchées mastiquées. Francisco, marquant une pause, s’adressa alors à Yolanda :

- Querida, tu penseras à demander aux Vasconcelos s’il vendent leur voiture et combien ils en demandent ?

- Pourquoi, répondit-elle, tu veux l’acheter ?

Éclatant de rire, il poursuivit :

- Tu sais bien qu’on ne peut pas, non. C’est Carlos qui m’a demandé ce service …

- Carlos, ton contremaître ?

- Non, pas lui. Celui-là il peut toujours attendre que je l’aide à quoi que ce soit. Cet enfoiré … Non, je te parle de Carlos Andrade, le fils de Gerardo et de Manuella …

- Ah je comprends mieux. Mais …

À cet instant, quelqu’un frappa à la porte et l’ouvrit toute grande sans attendre d’y avoir été invité. Tournant vivement la tête, Luiz hurla :

- Natália !

Se jetant dans les bras l’un de l’autre, ils manquèrent de renverser une chaise.

- Bonsoir tout le monde. Comment allez-vous ?

Tout en disant cela, celle qui venait de faire irruption dans la pièce s’employait à embrasser chacun et chacune. Elle s’attarda davantage sur son petit frère :

- Mon petit Mário chéri, comme tu m’as manqué, mon trésor joli …

Natália venait d’avoir quatorze ans quelques jours auparavant. Elle était le portait craché de sa mère. Tout le monde, depuis qu’elle était née, l’affirmait en tout cas. Aussi belle et aussi gracieuse, les cheveux flottant sur ses épaules dénudées, le teint hâlé, les courbes parfaites de son dos, de ses hanches. Jusqu’à la forme de ses yeux, en amandes. Mais elle n’était pas tout à fait d’accord avec ce constat. Elle parvenait toujours à se trouver quelque res­semblance, même approximative, avec son père.

- Où étais-tu, grand frère, lança-t-elle à Luiz en souriant ?

Pour toute réponse, elle n’eut que le bruit de la fourchette et du couteau dont il venait de se saisir afin de terminer son repas. D’ailleurs, tous l’imitèrent bientôt et un silence pesant succéda au tapage provoqué par son arrivée soudaine.

- Bon, ça fait plaisir … dit-elle en prenant l’assiette pleine que lui tendait sa mère.

Elle poursuivit :

- Merci maman, ça sent rudement bon. Tu l’as préparée aujourd’hui cette feijoada ?

- Oui.

Devant une réponse aussi brève, Natália abdiqua. Elle choisit de se taire et commença à manger.

Les regards se croisaient. On essayait de se parler, avec les yeux, avec les sourcils. On essayait de deviner la pensée de l’autre. On tentait de déchiffrer un signe, une mimique, un silence. Mário, lorsqu’il eut terminé le premier son assiette, se leva, prit une banane dans le saladier posé près de l’évier et sortit. Probablement attendaient-ils tous cela pour parler à nouveau ?

- Où étais-tu, grand frère, alors ? Réitéra Natália.

- Et toi ? Maman m’a dit que tu revoyais Gabriel, je t’avais pourtant interdit de …

- Arrête Luiz, tu es ridicule. De quel droit tu m’interdis quelque chose, de quel droit, hein ?

Francisco donna un tel coup sur la table qu’un verre se brisa en retombant.

- Stop vous deux. Là vous commencez sérieusement à m’énerver. Je me suis battu toute la semaine dernière pour avoir cette foutue augmentation de salaire, on a failli se retrouver en tôle, le gouverneur de l’État était à deux doigts de nous envoyer la troupe.

Il se leva et, se penchant vers eux en s’appuyant sur le rebord de la table, leur demanda très lentement :

- D’après vous, mis à part pour votre mère, pour qui croyez-vous que je me batte comme ça ? Hein, pour qui ?

Natália et Luiz ne disaient rien. Il poursuivit :

- Et bien je vais vous le dire. Depuis plus de vingt ans que nous sommes arrivés ici, votre mère et moi n’avons cessé de trimer pour que vous puissiez vous en sortir. Que vous ayez les diplômes que nous n’avons pas eus et un travail, un vrai travail! Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Rien du tout. Pire que ça, oui. Vous commencez à trafiquer ! Luiz, ne me dis pas le contraire, tu étais même fier tout à l’heure en nous exhibant tes billets sous le nez. Et toi, Natália. Évidemment, tu veux faire comme ton frère, pas vrai ? Toujours comme ton frère, les même conneries ! Ouvre donc les yeux, bon dieu.

- Arrête Papa, fit Natália. On sait tout ça. On sait que vous vous tuez au boulot pour nous. On le sait !

- Et d’abord, où étais-tu ? On aimerait beaucoup le savoir …

Elle s’était levée et faisait face à son colosse de père. Petite adolescente, déjà presque femme, les yeux pleins de cet envie de vivre que l’on a à cet âge, le sourire lumineux, la poitrine naissante et la voix tout juste sortie de l’enfance :

- Je vais vous le dire où j’étais ces jours-ci. Non, je n’étais pas avec Gabriel figure-toi Luiz. C’est fini avec cet idiot. Terminé !

Yolanda regardait sa fille qui parlait avec cet affront qu’elle avait toujours eu. Cette audace qui lui donnait une force et une aura incroyable. Elle se surprit à l’admirer. Natália poursuivit :

- J’étais avec Adélia.

Tous se regardaient avec étonnement.

- Oui, Adélia, insista-t-elle en regardant plus particulière­ment sa mère qui baissa alors les yeux. Adélia qui est venue ici l’autre jour. Vous vous souvenez, elle m’avait aidée à finir un devoir de math. Elle habite vers Jaguaré.

Luiz intervint aussitôt :

- Qu’est-ce que tu nous chantes là ? Je la connais très bien ton Adélia, elle n’habite pas du tout à Jaguaré …

À cet instant, Yolanda voulut intervenir mais préféra s’abstenir. Mieux valait éviter de compliquer les choses.

- Comment ça, elle n’habite pas du tout à Jaguaré, interrogea Natália  ? Et où crois-tu donc qu’elle habite, gros malin ?

Luiz marqua une pause. Il se demanda s’il n’en avait pas trop dit … Yolanda venait de se coller à Francisco. Elle attendait avec un mélange de curiosité et d’anxiété ce que son fils allait dire. Dehors, on entendait Mário qui jouait au football avec d’autres enfants. Leurs cris et le bruit du ballon qui s’en venait parfois cogner contre le mur bousculait le silence qui s’était à nouveau imposé dans la pièce.

- Adélia habite la favela da Paz

- La favela da Paz ? Quelle favela da Paz ?

- Tu le sais très bien, la favela da Paz, près de Jardim São Roque …

- Et pourquoi, s’il te plaît, sais-tu mieux que moi où habite ma copine ?

- Pour rien …

Luiz se leva prestement et commençait à se diriger vers la porte lorsqu’une main vigoureuse l’empoigna, l’obligeant à rester sur place.

- À quoi vous jouez tous les deux, lança Francisco qui tenait toujours fermement son fils par le bras ? Ça va durer encore longtemps ce jeu de devinettes ?

- Laisse-moi Papa, j’ai dû me tromper. J’la connais pas sa copine, en fait. Et je m’en fous d’ailleurs …

 

Francisco laissa son fils s’éloigner. Celui-ci sortit, alluma une cigarette et s’assit sur les marches en bois devant la maison. Il regardait maintenant distraitement la partie que disputait son frère avec ses copains. Il sourit en le voyant dribbler avec adresse. Il se revoyait quelques années plus tôt. Les mêmes gestes, la même dextérité, la même passion surtout pour ce qui, ici, était beaucoup plus qu’un sport. Son sourire se crispa lorsque lui revint en mémoire le verdict de l’entraineur des Corinthians, le mythique club de São Paulo. Il aurait tout donné, à l’époque, pour rejoindre ce club où avaient brillé tant de joueurs héroïques, à commencer par Sócrates. Le grand Sócrates qui était parvenu à instaurer un système hautement démocratique, autogestionnaire, au sein même de ce club, alors que la dictature militaire tenait encore les rênes du pouvoir. Sócrates qui avait tellement fait rêver son père lorsqu’il était plus jeune.

Il écrasa alors nerveusement sa cigarette, se leva et se mit à marcher sans trop savoir où il allait. Pour se détendre et tenter de penser à autre chose.

Il longeait ces habitations qui lui étaient tellement familières. Ces logis qu’il avait parfois vu s’édifier, en toute hâte, par de nouveaux arrivants. Là où habitaient certains de ses amis d’enfance. Là où vivaient certaines de ses premières conquêtes. Tout le monde se connaissait d’ailleurs et l’on vivait autant dans la rue que chez soi. Il salua machinalement deux jeunes garçons, échangea quelques mots avec une femme qui étendait du linge. Il caressa un vieux chien qui l’avait reconnu et qui, sans trop savoir pourquoi, s’était attaché à lui. Cela devait faire dix minutes qu’il marchait ainsi lorsqu’il sentit confusément que quelqu’un le suivait. Il devina immédiatement qui mettait depuis quelques temps ses pas dans les siens.

- Tu m’as manqué, frangin !

Natália se rapprocha et marchait maintenant juste à côté de lui. Il lui sourit et, posant son bras sur son épaule, l’embrassa sur le côté de la tête, respirant à pleins poumons l’odeur sucrée de ses cheveux.

- Toi aussi tu m’as manqué. Presque autant que la feijoada de Maman, fit-il en éclatant de rire.

- Salaud, lui lança-t-elle en grimaçant !

Ils déambulèrent ainsi un petit moment, accrochés l’un à l’autre, unis par une force singulière, inséparables. Personne, dans le quartier, ne s’étonnait de les voir comme cela. Ils avaient toujours été ainsi. Unis dans une relation totalement fusionnelle. Incapables de se passer l’un de l’autre.

- Je culpabilise un peu tu sais, pour nos parents, avança Luiz. Mais là, j’ai une opportunité de gagner beaucoup d’argent. Beaucoup.

Il s’était arrêté de marcher et fixait sa sœur avec gravité.

- C’est Léandro qui m’a proposé le job.

- Quoi, Léandro ? Léandro Ferreira-Guimarães ?

- Oui.

Natália eut un mouvement de recul.

- Je commence à comprendre, maintenant, fit-elle, pourquoi tu me contredisais, tout à l’heure, à propos de l’adresse d’Adélia …

- Évidemment, et c’est bien pour ça que je n’ai pas insisté. Pas devant Papa et Maman. Alors dis-moi, pourquoi as-tu inventé cette adresse bidon ?

- Mais je n’ai rien inventé du tout. Adélia habite bel et bien à Jaguaré. Rua Barcelona si tu veux tout savoir …

- Mais alors … ils n’habitent pas ensemble ? Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ?

- Tu n’as qu’à demander à Léandro, tu verras bien que je ne te raconte pas de conneries.

Luiz regardait sa sœur avec intensité. Elle continua :

- En tout cas, ce que je constate, c’est que tu continues à le fréquenter, lui.

- Qu’est-ce que ça peut te faire ? Ce n’est quand même pas le diable …

- Pas à moi, Luiz, pas à moi.

- Bon, c’est vrai. Il m’a proposé quelques plans. Mais ce n’est rien que du sérieux, avec un minimum de risques …

- Un minimum de risques ! Laisse-moi rire. Le Carioca serait donc devenu un modèle du genre, un vrai profession­nel en somme ?

Elle détourna la tête un instant et :

- Laisse tomber, Luiz. Laisse tomber avant qu’il ne soit trop tard.

- Je sais ce que je fais. Lâche-moi un peu avec tes conseils. Et puis, tu vois bien sa sœur, toi, et je ne te le reproche pas !

- Là tu t’enfonces, mon pauvre. Que je sache, sa sœur n’est pas cheffe de gang !

Luiz accusa le coup. Il savait qu’elle avait raison. Car contrairement à eux, qui se ressemblaient terriblement, tout distinguait, en apparence en tout cas, le Carioca de sa sœur. L’un avait déjà connu la prison quand l’autre envisageait d’embrasser une carrière de journaliste. Lui dirigeait une bande d’une vingtaine de types et régnait déjà sur tout un secteur de la favela alors qu’elle maîtrisait déjà cinq langues et s’était faite remarquée lors d’une exposition photo. Bien qu’étant la plus jeune participante, ses clichés avaient suscité l’admiration du jury et un reporter de La Folha de São Paulo s’était longuement entretenu avec elle. Luiz s’était d’ailleurs souvent interrogé sur ces inhabi­tuelles différences de parcours. Soudain, un détail lui revint en mémoire.

- Dis-moi, lorsque tu as parlé d’Adélia, tout à l’heure, j’ai remarqué que Maman avait l’air embarrassée. Comme si elle savait quelque chose à ce sujet …

Natália sourit et fit quelques pas. Se retournant soudain, elle regarda son frère, lui mit la main sur l’épaule en disant :

- Tu imagines Papa apprenant que Maman fait des ménages chez le Carioca ?

Livide, Luiz interrogeait sa sœur du regard. Celle-ci poursuivit :

- Attends, tu vas comprendre. Tu te souviens du jour où tu m’avais présenté à lui.

- Bien sûr, et alors ?

- Adélia était là. Nous nous sommes tout de suite très bien entendues. Depuis, nous nous voyons souvent, d’autant plus qu’elle m’aide accessoirement à faire mes devoirs. Un jour, elle m’a emmené chez elle, un grand appartement au neuvième étage d’une résidence sécurisée.

- Leurs parents sont donc séparés ?

- Oui, et depuis longtemps apparemment.

- C’est donc ça.

- Leur mère est prof de philo au lycée Vera Cruz et d’après ce que j’ai pu comprendre, ses parents ont beaucoup de fric, ils possèderaient une fazenda dans le Mato Grosso.

- Rien à voir avec le père, dis donc !

- Non, rien à voir. Et puis elle est très sympa en plus. Sa fille lui a raconté ce que nos parents faisaient, où nous vivions …

- Et alors, fit Luiz sur un ton agressif ? Je n’ai pas honte, j’en suis fier de mes parents, moi !

- Ne t’énerve pas, voyons. Moi aussi j’en suis fière, ce n’est pas la question. Justement, elle était plutôt admirative, les trouvant sacrément courageux. Et c’est là qu’elle m’a demandé de proposer à Maman de venir faire le ménage dans son appartement.

- Depuis combien de temps est-ce que Maman va travailler chez elle ?

- Un mois, peut-être deux, je ne sais plus …

 

Tout en parlant, ils venaient de contourner une ancienne fabrique de bidons en métal qui servait maintenant de salle de concert ou de réunions. Couverts de fresques, les murs de tôles et de briques commençaient à se lézarder et le toit préservait de moins en moins des pluies tropicales qui, souvent, pouvaient être particulièrement violentes. Ils arrivèrent bientôt sur une petite place. Les façades des constructions hétéroclites qui l’entouraient étaient hérissées de fils électriques, de cordes à linge, d’antennes paraboliques. Des enfants surgissaient de partout. Des groupes d’hommes et de femmes allaient et venaient. Certains discutaient, accroupis. Plusieurs scooters, conduits par des jeunes gens, slalomaient comme ils pouvaient pour éviter les nombreuses flaques et les nids de poule. Finalement, ils empruntèrent la ruelle de gauche afin de revenir sur leurs pas et de rentrer chez eux. C’est à ce moment-là qu’ils entendirent quelqu’un hur­ler derrière eux :

- Je vous retrouve enfin, tous les deux !

Un garçon, torse nu, qui devait avoir seize ou dix-sept ans les regardait en affichant un sourire nerveux. Plutôt costaud, les cheveux crépus, il arborait un tatouage énorme dans le dos. Une espèce de serpent avec des ailes. Les yeux plein de haine, il les menaçait avec un couteau qu’il tenait vigoureusement dans la main droite. D’instinct, Luiz s’était placé devant sa sœur.

- Gabriel, lâche ce couteau, espèce de connard, lui lança Natália.

Avisant Luiz qui le fixait en guettant le moindre faux pas, il répondit :

- C’est toi qui lui a dit de ne plus me voir, pas vrai ?

Luiz ne répondait pas. Les deux bras écartés comme pour se préparer à l’attaque, il s’était immobilisé et fixait celui que sa sœur avait décidé de quitter. Tout autour, les gens s’étaient écartés. À la vue de la lame qui brillait sous l’éclairage de la place, le silence s’était fait. Leurs ombres dessinaient sur le sol boueux une scène lourde de menaces. Tout d’un coup, un chien aboya après un chat et le prit aussitôt en chasse. Durant un dixième de seconde, Gabriel, surpris, détourna le regard. Immédiatement, Luiz en profita pour se précipiter sur son adversaire et lui asséna un violent coup de poing qui le déséquilibra. Voulant achever de le corriger, Luiz se jeta sur lui. Malheureusement, celui-ci tenait toujours fermement le couteau. En tombant lourdement sur son adversaire, Luiz se planta la lame en plein dans le ventre. Il se tordit alors de douleur et poussa un cri terrible.

- Luiz ! Non !

Natália se rua aussitôt sur son frère qui, déjà, peinait à maintenir les yeux ouverts.

- Luiz, regarde-moi, s’il te plaît. Non, Luiz, ne t’en va pas, non …

Autour d’eux, une petite foule s’était approchée et les entourait maintenant en silence. Gabriel, profitant de l’effet de surprise, était parvenu à s’extirper de là, brandissant toujours son arme pour éloigner quiconque aurait voulu l’arrêter. Les vêtements couverts de boue et du sang de sa victime, il disparut rapidement dans le dédale inextricable des ruelles de la favela.

Natália, le visage tordu par la douleur :

- Luiz, mon frère. Non, ça va aller, je suis là, je suis avec toi …

Sentant ses forces lui échapper, Luiz ouvrit les yeux et les posa une dernière fois sur celle qu’il avait aimée depuis le premier jour.

- Promets-moi Natália . Promets-moi, petite sœur …

Elle le regardait, les yeux pleins de larmes. Désespérée, elle sentait le sang qui coulait sous le corps de son frère.

- Promets-moi … de t’occuper … de Mário …

- Je te le pro …

Elle ne put terminer sa phrase.

Son frère était mort.

Elle serra de toutes ses forces son corps inerte et ensanglanté contre le sien. Alors, brisant le silence qui s’était abattu sur la favela, elle poussa un hurlement sinistre dans la nuit.

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