La guerre ! J’ignore pourquoi j’ai répondu « la guerre » quand Sophie, la déléguée qui préparait ma défense au conseil de classe, m’a demandé pour quelles raisons mes résultats du dernier trimestre étaient si catastrophiques. Elle a insisté : « La guerre ? » J’ai répété : « Oui, la guerre. » Je n’allais quand même pas avouer que je n’avais rien foutu, que j’étais un tire-au-flanc qui passait son temps à rêvasser et à écouter du rock. Il fallait trouver une explication convaincante, impossible à vérifier, et qui puisse émouvoir le conseil de classe. J’aurais pu prendre l’excuse de la maladie grave, du cancer ou de l’insuffisance cardiaque, mais il aurait fallu fournir des justificatifs médicaux ; ou raconter que mes parents s’étaient récemment séparés, mais c’était le cas de la moitié des élèves du bahut et ça ne les empêchait pas d’avoir des notes convenables. Alors, sans trop réfléchir, j’ai dit que c’était à cause de la guerre dans le pays de ma mère. Je n’en revenais pas d’inventer un mensonge pareil ! Mais plus j’y pensais et plus je trouvais cette histoire crédible. Aux infos, on parlait de ce conflit depuis des semaines, avec des images choquantes qui hantaient l’esprit. Même s’il s’agissait d’événements lointains dans un pays inconnu, tout le monde, à ce moment-là, voyait à peu près de quoi il retournait. J’ai sorti le grand jeu, j’ai tout inventé : les atrocités de la guerre, le chagrin de ma mère, les cauchemars de mon père, ma difficulté à me concentrer et à étudier sereinement. J’ai su que mon mensonge fonctionnait parce que Sophie m’écoutait les larmes aux yeux. Lors du conseil de classe, elle a si bien plaidé ma cause, reprenant avec émotion mes arguments, que les enseignants, bouleversés, ont décidé d’attendre avant de statuer sur mon sort.
Je n’avais pas imaginé que le collège convoquerait mes parents. J’étais pris à mon propre piège. Dans le bureau du directeur, assis entre mon père et ma mère, la tête baissée, pendant que le professeur principal relisait à voix haute les propos de la déléguée, je fixais mon pied qui s’agitait frénétiquement sous la table. En sortant du rendez-vous, alors que nous étions encore dans l’enceinte du collège, mon père m’a passé un savon humiliant devant un groupe d’élèves hilares. Mais le plus dur à encaisser a été le silence de ma mère. Son silence de toujours. Elle s’est contentée de me dévisager durant d’interminables secondes. Un regard plein de mépris qui m’a donné envie de disparaître à jamais. Durant plusieurs jours, elle ne m’a pas adressé la parole. Mon bulletin est arrivé la semaine suivante. Dans la case observations, le principal avait écrit un cinglant : « Quand le mensonge fait surface, la confiance coule. » Sans surprise, je redoublai ma sixième.
C’est ce printemps-là que le Rwanda s’est invité dans nos vies pour la première fois. Ma mère n’en avait jamais parlé. Pour elle, son existence avait commencé en 1973, lors de son arrivée en France. Elle ne faisait pas d’allusions à sa famille, ne disait rien de son enfance, ne possédait aucune photo de sa jeunesse là-bas. Petit, j’avais certainement dû lui demander où se trouvaient son pays, ses parents – mes grands-parents, que je ne connaissais pas. Je ne me souviens plus de ses réponses. Le passé de
ma mère était une porte close. D’ailleurs, elle n’écoutait pas de musique rwandaise, ne cuisinait pas de plats de là-bas et ne m’avait pas chanté de berceuses dans sa langue maternelle. Chez nous, pas le moindre objet exotique, et aucune connaissance rwandaise ne venait jamais nous rendre visite. Dans mon esprit, nous étions une famille française, banale. Bien sûr, ma mère ne pouvait pas dissimuler sa couleur de peau, et il arrivait régulièrement que des questions insistantes, des réflexions anodines ou des sous-entendus tendancieux la renvoient à ce pays lointain qu’elle n’évoquait ni ne revendiquait. Mais elle ne relevait pas. C’était anecdotique. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir entendue une seule fois se plaindre de sa condition ou dénoncer un quelconque racisme. Ce qui surprenait le plus, c’était son français sans accent. Les gens s’en étonnaient, la félicitaient quand ils apprenaient qu’elle n’était pas née ici. La seule faute qu’il lui arrivait parfois de commettre était une étrange confusion entre le masculin et le féminin, ou, quand elle était fatiguée, les l prononcés en r. Mon père affirmait que leur différence de peau n’avait jamais été une question pour lui. « L’amour n’a pas de couleur », répétait-il souvent. Il disait ça fièrement, proclamant ne pas voir celle de ma mère. Comme elle taisait totalement ses origines, j’en arrivais presque à oublier qu’elle était née et avait grandi sous d’autres cieux. Si bien que lorsque je la surprenais en train de parler kinyarwanda lors d’une conversation téléphonique et l’entendais s’exprimer couramment dans cette langue inconnue, je m’arrêtais, stupéfait. Je n’ai jamais su avec qui elle conversait. Quand je l’interrogeais, elle restait évasive, parlait de « vieilles connaissances » ou de sa « lointaine famille à Bruxelles ». Je profitais de ces appels pour l’épier. Ses attitudes, les inflexions de sa voix, le maintien de son corps, jusqu’au battement de ses mains dans l’air, en faisaient une autre personne et lui conféraient une aura mystérieuse qui me troublait profondément. Je l’observais dans cette incarnation nouvelle, et une sensation fugace et désagréable me parcourait. Celle de ne rien savoir de cette personne avec qui je vivais depuis toujours. Le terrible sentiment de ne pas connaître cette femme. Ma propre mère.
Le Rwanda est arrivé dans ma vie par la télévision, que nous regardions religieusement à l’heure du dîner. La première fois que le présentateur en avait parlé, je m’étais tourné instinctivement vers ma mère, tout excité, presque content qu’il soit enfin question de son pays natal au journal télévisé. Mais elle n’avait pas réagi, complètement absorbée par les images qui défilaient à l’écran. Voyant ma fébrilité, mon père m’avait lancé un regard gêné et dissuasif. À la fin de l’émission, j’avais attendu de la part de ma mère une réaction qui n’était pas venue. Cette scène se répéta quasiment chaque soir. Des mois durant, un magma d’images de mort, de violence et d’exode s’est déversé dans nos assiettes. Avant la diffusion, le présentateur prenait le soin d’avertir que certains contenus étaient susceptibles de heurter la sensibilité des téléspectateurs. Nous restions ensuite silencieux, nos regards fixant l’écran, nos fourchettes suspendues, figés comme des statues devant le spectacle de cette barbarie lointaine. Puis le présentateur réapparaissait pour annoncer un autre reportage. Un ange passait avant que les choses ne reprennent leur cours normal : mon père se versait un verre de vin, ma mère poivrait énergiquement sa purée de pommes de terre, je peinais à découper mon steak et à chasser les scènes d’horreur qui venaient de me caramboler. Chez nous, la sensibilité du téléspectateur était avalée comme une bouchée de silence. Ce qui finissait par m’infliger de terribles maux de ventre.
Je me revois, couché en boule sur mon lit pendant des heures, la sueur au front, mes avant-bras pressant mes boyaux douloureux, espérant que la brûlure se taise ; je me revois dans ma chambre, en fin d’après-midi, fixant une ombre évanescente sur un mur de la pièce, et l’ombre qui évolue, tremblote, se métamorphose puis disparaît au rythme de la course du soleil et du surgissement de la nuit ; je me revois prostré des heures durant, avec ce sentiment inexplicable qu’il me faut être patient, que la vie me destine à une chose que j’ignore encore, et que la contrepartie de cette chose inconnue est l’attente, une longue attente, sereine et acharnée. »