Extrait

« Noël » de Jean Giono : une nouvelle qui sent bon la Provence

Voici un petit livre qui réunit sous le titre bien nommé « Noël » (Gallimard), deux nouvelles extraites du recueil « Les récits de la demi-brigade » de Jean Giono. Deux nouvelles en forme d’enquête pour retrouver, au cœur d’une Provence sauvage, le cavalier épique et aventureux d’Un roi sans divertissement. Découvrez un extrait.

Portrait de Jean Giono : Pierre Citron pour Gallimard Portrait de Jean Giono : Pierre Citron pour Gallimard

Découvrez un extrait de  « Noël » de Jean Giono, un recueil de  nouvelles extraites de « Les récits de la demi-brigade ». Deux nouvelles en forme d’enquête pour retrouver, au cœur d’une Provence sauvage, le cavalier épique et aventureux d’Un roi sans divertissement : Martial Langlois. 

« J’aurais pu passer cette nuit de Noël comme tout le monde, en tout cas comme un célibataire qui a du feu chez lui, mais j’eus ce soir-là des démangeaisons dans la poignée de mon sabre. Depuis l’entrée de l’hiver la bande du Beau François avait fait parler d’elle. Je lui attribuais trois attentats contre les voitures publiques sur la grand-route d’Aix à Saint-Maximin, dans la traversée des montagnes. Je ne commande que la demi-brigade de Saint-Pons, mais je n’aime pas qu’on tue des chevaux, je n’aime pas qu’on tue des cochers, et finalement je n’aime pas qu’on tue des femmes ; j’ai l’air de ne rien aimer, si : j’aime rendre prompte justice.

Le 23 on m’avait signalé deux piétons insolites à Pourrières. Ils avaient le ballot du colporteur mais pas l’âge ; entre eux ils tenaient des propos trop philosophiques. Le froid noir coupe court à toute philosophie. Par temps de bise comme on avait depuis six jours, le colporteur dort dès qu’il trouve une pièce fermée, des gens paisibles et du feu. Ceux-là parlaient. Territoire de Pourrières, ou territoire de Saint-Pons, on ne parle que pour faire parler.

Le 24 au matin, il fut question d’un autre lascar : une barbe inconnue. Je connais toutes les barbes à vingt lieues à la ronde. C’est mon métier. Celle-là était taillée à la française. Qui dit barbe à la française dit merlan, et qui dit merlan dit Toulon, Marseille ou à la rigueur Aix : ce ne sont pas nos coiffeurs campagnards qui peuvent réussir cette taille délicate.

Il faut que j’insiste un peu sur cette joyeuseté capillaire, car c’est elle qui me décida. Je n’y aurais pas cru si le fait m’avait été rapporté par un quelconque péquenot, ou, plus exactement, j’aurais peut-être alors découvert la malice, mais c’est mon brigadier qui m’en parla. Il revenait du carrefour de Jaumarles en petite patrouille avec un seul cavalier quand, aux confins du domaine Pignon, c’est-à-dire presque en bordure des terres qui sont sous ma juridiction militaire, il releva le nez (il était à l’abri du grand mur qui coupait la bise) pour voir (également abrité par le mur) un personnage très insolent. Costume : c’était un paysan et manifestement d’opérette, mais l’opérette n’est pas un délit, elle ne peut être qu’une indication. C’est en vertu de cette indication (et surtout pour prolonger un peu le temps qu’il passait ainsi à l’abri du mur) que mon brigadier interpella le personnage. Celui-ci, qui se cachait dans le col de sa veste, releva la tête un peu plus qu’il ne fallait (c’est là que le brigadier eut tout son temps pour admirer la barbe). Le particulier répondit ensuite qu’il attendait le vicomte. Ce qui était plausible puisque le grand mur est à peine à un quart de lieue du château.

Le brigadier me fit son rapport. C’est tout de suite après que je fus frappé par l’insolence dont je parlais il y a un instant. Cette barbe, jointe à l’opérette, jointe aux deux colporteurs qui manifestement n’en étaient pas, méprisait un peu trop ouvertement mon intelligence des choses. J’aurais dû me méfier, mais mon amour-propre fut touché avant ma prudence. J’avais assez prouvé au Beau François et à sa bande que j’entendais toujours régler nos différends d’homme à homme et sans faire appel à l’appareil policier d’Aix ou d’Aubagne, nos proches voisins. C’était de l’orgueil, je le confesse (j’en ai à revendre depuis ma captivité sur les pontons). C’est sur cet orgueil qu’ils tablèrent. ... » 

A propos de  Jean Giono

Fils d’un immigré italien, Jean Giono est né le 30 mars 1895 à Manosque dans les Alpes-de-Haute-Provence. Après la guerre, au cours de laquelle il combat au Chemin des Dames, il retrouve son emploi dans une banque, jusqu’au succès de son premier roman, Colline, l’histoire de la vengeance de la terre contre les hommes qui l’exploitent sans discernement. En 1931, il évoque la guerre pour la première fois dans Le Grand Troupeau, où il oppose l’horreur du front à la paix des campagnes provençales. Après Le Chant du monde en 1934 – un de ses plus beaux livres dans lequel des intrigues amoureuses et violentes se nouent autour d’un homme puissant et farouche, dégoûté de la vie depuis la mort du seul être qu’il aimait – Giono ressent le besoin de renouveler son univers romanesque et écrit Deux cavaliers de l’orage, un roman de liberté et de démesure où l’image du sang est omniprésente. Pacifiste convaincu à la veille de la guerre, Giono est inscrit en 1944 sur la liste noire du Comité national des écrivains. Dans son Journal de l’époque, il se montre rétif à tout engagement, indifférent à la calomnie. Il puise dans cette épreuve une nouvelle vigueur et compose le cycle du « Hussard », l’histoire d’Angelo Pardi, un jeune Piémontais contraint d’émigrer en France. Le cycle commence avec Angelo, continue avec Le Hussard sur le toit où le choléra, figure de la guerre, frappe et se propage dans tout le Midi, et s’achève avec Le Bonheur fou pendant la révolution italienne en 1848. Les chefs-d’œuvre se succèdent : Un roi sans divertissement, Les Âmes fortes, Le Moulin de Pologne. Dans les dernières années, malade, il écrit Le Déserteur en s’inspirant d’un personnage mystérieux dont il fait un véritable héros de roman : un Français qui, un siècle auparavant, s’était réfugié dans les montagnes du Valais. Son dernier roman, L’Iris de Suse, retrace la vie de Tringlot, voleur, pillard de maisons et complice d’assassins qui se réfugie dans les montagnes pour échapper à ces derniers. Là, contre toute attente, il s’éprend d’une baronne et sa vie va s’en trouver transformée. Auteur de vingt-quatre romans achevés, de nombreux recueils de nouvelles, de poèmes, d’essais, d’articles et de scénarios, Giono, en marge de tous les mouvements littéraires du XXᵉ siècle, a su allier une extrême facilité d’invention aux exigences d’une écriture toujours en quête de renouvellement. Cet extraordinaire conteur est mort en 1970.

> Noël suivi de La Belle Hôtesse, de Jean Giono, Folio- Gallimard, 96 pages, 3 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

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