De nos blessures un royaume

« De nos blessures un royaume » de Gaëlle Josse, Buchet-Chastel, 2025

Dans la salle, le public la réclame. Elle. Il la veut. Maintenant. Elle prend une longue inspiration, ferme les yeux quelques instants. D’une main elle écarte les pans du rideau en velours sombre et se glisse dans l’ouverture, puis elle s’avance vers le devant de la scène. Lumière. Elle salue. Son buste plonge vers le sol et elle laisse les applaudissements rouler sur ses épaules. Son dos blanc, ses bras blancs, ses pieds nus émergent d’une robe bleu nuit qui s’enroule autour d’elle. Puis elle se redresse, recule de trois pas et saisit les mains des deux danseurs les plus proches, elle reprend sa place dans la longue guirlande qu’ils dessinent sur toute la largeur de la scène. Ils saluent, encore, et encore. Ils sont tous là, sur ces planches qu’ils ont investies une heure  et demie plus tôt, tous, épuisés et radieux, les valides, les boiteux, les aveugles, les maladroits, les timides, ceux en fauteuil roulant, ceux avec une jambe en moins ou un chromosome en plus, les corps triomphants, les corps défor‑ més, les corps fatigués, les professionnels et ceux qui arrivent en courant le soir après le travail. Les visages ruissellent de transpiration et de fatigue, les éclairages creusent les traits et intensifient le blanc de leurs vêtements. Ils sont autour d’elle, et elle au milieu d’eux. Ils sont là, tous ceux à qui elle a murmuré un jour lèvetoi et danse, donnemoi la main et faistoi confiance, on a une histoire à raconter ensemble. On va l’écrire et la danser. Tu auras mal, tu auras peur, tu voudras abandonner et on sera tous là quand ça t’arrivera, on a besoin de toi pour que l’histoire soit entière. Les applaudissements s’accélèrent, scandent un rappel, un autre, un autre encore. Elle quitte la chaîne et recule d’un pas, noue l’une à l’autre les mains qu’elle tenait à l’instant. Elle les pousse devant elle, au bord de la scène, le plus près possible du public, et elle les applaudit. Elle a arraché l’élastique qui retenait ses cheveux et ça s’éparpille en flot sur ses épaules. Un relâchement de tout son corps accompagne ce geste de délivrance. C’est fini. Ils l’ont fait. On l’a fait ensemble. Il est l’heure de s’effacer. Je vous aime, toutes, tous, Yaël, Enzo, Coline, Samira, Walid, Massimo, Pierre, Minh, Aurélien, Claire, Nora, Kim, Karim, Noémie, mes estro‑ piés, mes esquintés magnifiques, mes abîmés, je vous aime mais je ne suis plus là. Les mots ne franchissent pas ses lèvres mais ils éclatent en elle. Je vous ai portés et vous m’avez portée. Je vous aime, et je suis fière de ce que nous avons fait. Mais maintenant je ne suis plus là. Demain je pars. Dans la salle, les lumières se rallument, le public se disperse dans le grincement des fauteuils qui se relèvent, dans le froissement des vêtements et le bourdonnement des conversations d’aprèsspectacle. La scène est vide, coupée en deux par le rideau de velours noir. Demain je pars. Il reste à partager le repas qui les attend dans les loges. À l’entrée des coulisses elle attrape un lainage léger posé sur une chaise et le passe sur sa robe couleur de nuit, elle glisse ses pieds dans les sandales plates laissées à côté, puis elle disparaît dans les couloirs encombrés et poussiéreux. Elle s’arrête aux lavabos et s’asperge le visage, mains en coupe, puis le cou, les avantbras, le pli des coudes, les aisselles, l’eau qui inonde la faïence blanche la libère de la tension accumulée. Des éclats de voix, on l’attend. Où est passée Agnès ? Elle les rejoint et cède avec eux aux embrassades, aux rires, aux larmes, aux verres levés, à toi, à nous, à la danse, à la vie, à la joie. Je suis là et je ne suis plus là. Demain je pars. Elle ne le leur dira pas. (...) » 

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