Je n’ai pas le don des titres. Jusqu’à l’heure de l’impression, mes romans ne portent que le nom du héros ou de l’héroïne. Je reste dans la ligne des romanciers réalistes du XIXe : Eugénie Grandet, Madame Bovary, Salammbô, César Birotteau ou Nana, voilà des titres qui ne trompaient pas le chaland sur la marchandise. Les écrivains sérieux fuyaient alors la fausse poésie et la préciosité des auteurs pour dames ; et puis, ils croyaient au « personnage »...
Pour ma part, je ne refuse pas de faire rêver le lecteur ; je ne reste pas non plus insensible à l’élégance de l’enveloppe : le titre de même que l’illustration choisie pour la jaquette sont au roman ce que le papier glacé et les volutes dorées du bolduc sont au cadeau de Noël. Bien plus qu’un simple emballage : une délicate attention, un présent en soi, à tout le moins une promesse. Mais si promesse il y a, encore faut-il qu’elle soit tenue. Voyage au bout de la nuit me semble bien choisi, et je m’incline devant Les Illusions perdues. Aurais-je osé, pourtant, attribuer le plus éclatant des titres récents, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, à un roman où il n’y a ni rois ni batailles et qu’un seul éléphant ?
Qu’on ne se méprenne pas : pressée par le temps, il m’arrive de choisir un titre acceptable ; je possède du reste, comme tout romancier, une belle collection de titres en attente, mais j’ai rarement trouvé à les employer. Timidité ? Excès de scrupules ? J’aimerais n’avoir échoué que par sincérité ; pourtant, si je déplore, comme Balzac, que « les titres des livres soient souvent d’effrontés imposteurs », je n’ignore pas que nombre d’écrivains honnêtes parviennent sans peine à présenter leur roman sous un titre élégant qui n’en travestit pas l’objet. François Nourissier, qui fut président du Goncourt et que j’ai beaucoup fréquenté, possédait ce talent de titreur au suprême degré. Un jour, rentrant avec lui de chez Drouant, je lui confessai les difficultés que je rencontrais, contrairement à lui, pour habiller mes romans d’un titre court, simple, euphonique et adéquat. « Eh bien, je vais vous faire un cadeau, me dit-il de sa voix douce et lasse. Le cadeau d’un titre qui lui-même m’a été offert autrefois. Par Jean Paulhan, l’éminence grise de Gaston Gallimard, le grand manitou de la NRF. C’est Paulhan, je vous l’apprends peut-être, qui a trouvé le titre français du roman de Margaret Mitchell : en 1938, un concours avait été ouvert entre les collaborateurs de Gaston pour restituer le Gone with the Wind d’origine. Paulhan gagna haut la main avec Autant en emporte le vent, emprunté, je crois, à une ballade de Villon. Ah, pour accrocher le lecteur, le bougre s’y entendait ! »
Et, toujours dans un murmure, Nourissier me conta que, chaque été, Jean Paulhan partait en vacances dans un lieu différent pour orpailler. L’orpaillage était sa passion secrète. Il ne lui suffisait pas de trouver des « pépites » dans le monde littéraire. Il en cherchait de plus authentiques au fond des eaux.
« Qu’allez-vous passer au tamis cette année ? lui avait demandé le jeune Nourissier.
— L’Ardèche.
— L’Ardèche ? Ne me dites pas qu’il y a de l’or dans l’Ardèche !
— Si, bien sûr. Il suffit d’avoir l’œil... et la patience. Sachez-le, Nourissier, il y a de l’or dans tous les fleuves et les rivières de France. Même dans la Loire ! Tiens, “L’Or de la Loire”... est-ce que ça ne ferait pas un joli titre ? Je vous le donne ! »
« L’Or de la Loire, reprit Nourissier pensif, après la mort de Paulhan j’y ai souvent songé, mais je suis trop fatigué désormais... Alors, Françoise, cet or est à vous », et, me prenant la main dans un élan d’affection, « je vous le lègue, ce titre, tâchez d’en faire bon usage ! »
Cadeau empoisonné ? En tout cas, j’étais moins flattée qu’embarrassée de l’héritage. Je connaissais mal la vallée de la Loire, à l’exception de ses châteaux, et je trouvais le fleuve trop souvent ensablé pour en sentir la beauté. D’ailleurs je n’avais aucun projet littéraire auquel ce titre sonore et mystérieux pût être associé, et je n’allais tout de même pas écrire un roman superflu à seule fin de le justifier !
L’Or de la Loire qui avait eu deux parrains si prestigieux, je dus le laisser dormir dans un coin de mon esprit comme on abandonne un vieux meuble au grenier. Il n’y prenait pas la poussière pourtant, car je le ressortais de temps à autre « pour voir », et, à chaque fois, je comprenais mieux dans quel esprit Jean Paulhan l’avait lancé : il y avait de l’or dans toutes les rivières de France, avait-il affirmé, soulignant que c’était une question de regard, une affaire d’attention, d’amour en somme. Plus j’y pensais, plus ce titre, à la façon dont il avait été prononcé, m’apparaissait comme un terme générique : L’Or de la Loire ne désignait-il pas toute richesse tirée d’un lieu banal, ou caché, qu’on a appris à voir ? tout trésor enfoui dont le souvenir nous aide à survivre en pays hostile ?
Si l’on comprenait de la sorte « l’or » évoqué par Paulhan, alors ces précieuses paillettes, je les avais déjà découvertes, et dès ma petite enfance. Non dans la Loire, mais dans l’affluent d’un de ses affluents. Une petite rivière tourmentée qui doit son nom aux gorges qu’elle a creusées dans les premiers contreforts du Massif central. Le nom passa ensuite à tout un département, « la Creuse », qui, loin d’être une cuvette comme le supposent les ignorants, offre au visiteur, entre l’Auvergne, le Berry et le Limousin, une succession de collines, de côtes et de plateaux, coupés de vallées encaissées. Dans cette province-frontière, autrefois plus justement appelée la Haute-Marche, toutes les paillettes des rivières finissent dans la Loire. Car c’est une vérité géographique incontestable qu’il ne saurait y avoir d’« or de la Loire » sans un peu d’« or de la Creuse » ; je suis même convaincue que, pour l’essentiel, l’or de la Loire vient de la Creuse, dont le sol, fortement aurifère, était déjà exploité du temps des Romains.
Quoi qu’il en soit, convenons que L’Or de la Creuse, titre aussi rocailleux que les rives de nos ruisseaux, ne serait guère mélodieux. Ni très accrocheur. Non seulement il sonne mal, mais il ferait rire les beaux esprits de Paris : « Pourquoi pas, tant qu’on y est, La Fortune des bouseux ou L’Éclat des ploucs... D’ailleurs, c’est où, la Creuse ? »
« Où ? » N’était-il pas temps de présenter enfin la Creuse à la France comme Péguy, en son temps, présenta la Beauce à Notre-Dame de Chartres ? Cet Or de la Loire, qui brillait depuis si longtemps dans ma mémoire, me parut enfin à portée de mots. À condition de transformer le titre trop somptueux offert par Paulhan en un plus modeste L’Or des rivières, j’allais oser, sans crainte des quolibets, parler de mon pauvre « paradis ». Un paradis si discret, si loin des villes, des routes et des modes, si oublié de Dieu et des hommes, que ses enfants devaient s’en arracher pour aller au loin gagner leur pain. Là-bas ils bâtissaient les maisons des autres, plâtraient les murs qu’on recouvrirait ensuite de stucs dorés, mais eux savaient où était caché l’or vrai, et ils se promettaient qu’un jour – dès qu’ils auraient des sous, dès qu’ils auraient le temps, dès qu’ils seraient trop vieux pour soulever un madrier – ils reviendraient vers leurs landes familières, reviendraient dans leur village sans route, perdu entre Limoges et Clermont, pour y contempler chaque été, et jusqu’à en être aveuglés, les paillettes de soleil que nos vents fous arrachent aux rivières. »