Dire Babylone

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair, Buchet Chastel, 2024

Avant la musique est venue la pluie. Familier et inlassable, le torrent se déversait avec force sans donner aucun signe de ralentissement, et la pluie tomberait des heures sur les têtes de centaines de milliers de frères rastas qui avaient envahi le Palisadoes Airport de Kingston où, depuis la pointe de l’aube, ils attendaient cette arrivée inoubliable, en priant pour que l’orage éclate enfin. Certains sont venus pieds nus, d’autres sur des béquilles, d’autres encore entassés sur des camions par familles et tribus entières, le visage encadré d’épaisses crinières de dreadlocks poussant en désordre ou empilés en couronne sur la tête, et partout c’était une masse noire de barbes anarchiques et un puissant hululement de langues. De frère en frère, chacun était galvanisé par un noble but, et la mer des fidèles s’étendait à perte de vue. Pendant que quelques Rastas s’entassaient à l’étage supérieur de l’aéroport pour mieux voir, les frères les plus débrouillards escaladaient les tours de contrôle et des échafaudages, d’autres grimpaient aux branches des rares flamboyants, et toutes leurs fleurs et leurs grandes  feuilles en étaient secouées d’excitation. Les Rastas se pressaient dangereusement contre les barrières de Babylone, se contentant pour l’instant d’observer les policiers armés de baïonnettes en secouant leurs dreadlocks pour les délester de la pluie battante. Animés d’un espoir vibrant, quasi électrique, ils scrutaient le ciel, guettaient l’avion de ligne éthiopien transportant l’homme qu’ils croyaient être un demi-dieu, l’empereur Hailé Sélassié. En cette matinée humide d’avril 1966, le Premier ministre par intérim et son entourage suivaient la scène qui se déroulait devant eux avec incrédulité. Immobile au-dessus de la foule rassemblée, un épais brouillard de ganja flottait dans l’air comme une stratosphère circonscrite, entêtante. Les ministres s’étaient attendus à la présence de quelques Rastas, mais ils n’avaient pas prévu que tous ceux de l’île se masseraient à Palisadoes, tresses contre tresses. En Jamaïque, aucun visiteur n’avait jamais reçu un tel accueil ; aucun dignitaire, aucune célébrité, pas même la reine Elizabeth  II venue en visite officielle un petit mois plus tôt, n’avait été accueilli avec une telle jubilation. L’entourage du ministre avait déroulé un tapis rouge pour l’empereur d’Éthiopie, et délimité par des cordons les rangées de sièges réservés aux VIP, maintenant tous occupés par des membres de Rastafari nullement gênés, le front tourné vers le ciel, scrutant le ciel tonnant. Les Rastas étaient dix fois plus nombreux que les policiers, et alors que la délégation du Premier ministre avait répété une élégante cérémonie pour l’empereur, je les imagine maintenant faisant cercle, pris de panique, tâchant de décider comment improviser un autre protocole d’accueil face au spectacle choquant de ces fous bruyants et pouilleux qui entonnaient des proclamations inintelligibles où Jésus se muait en Rastaman. Cette légion désordonnée de Rastas venait de très loin, de la pointe la plus occidentale de Negril, des rivages de Lucea et
Savanna-la-Mar, des berges de la Milk River et de la Black River, d’Oracabessa, et des villages reculés de l’Est, non loin de Port Antonio et de Morant Bay, descendue des collines verdoyantes de Cockpit Country et des versants montagneux scarifiés de Clarendon ; ils ont parcouru des centaines de kilomètres depuis les régions littorales d’Ocho Rios et de Montego Bay. Vêtus d’atours royaux pour aller à la rencontre de leur divinité, les fidèles étaient parés de leur tenue sainte, enveloppés de la tête au pied du rouge, de l’or et du vert rutilants du drapeau éthiopien, le symbole adopté par les Rastafaris, porté par les frères rastas vêtus de dashikis, coiffés de tammys imbibés de pluie et parés d’insignes militaires, et par les sœurs rastas drapées de châles d’un blanc éclatant longs jusqu’aux chevilles et de bandeaux effrangés de glands. La météo ne les empêchait pas d’agiter avec dévotion des feuilles de palmier et de danser, comme en transe. Ici et là, ils brandissaient des portraits de Sa Majesté impériale, des photos géantes diligemment peintes de Son couronnement, ou des citations au pochoir de la résurrection du Christ, tirées des écritures, pour preuves de la légitimité de Hailé Sélassié. Nombre d’entre eux tenaient levés des banderoles et écriteaux vers le ciel, portant des messages à leur Messie :
BIENVENUE À NOTRE DIEU ET ROI GLOIRE AU SEIGNEUR CONSACRÉ, AU PLUS GRAND FILS DU GRAND DAVID POUR TOI JE VAIS PRIER LE TOUT-PUISSANT JAH VIENT BRISER LA RÉPRESSION POUR LIBÉRER LES CAPTIFS

On entendait des voix entonnant des psaumes de Rastafari, et le fracas des tambourins retentissait dans temps à autre, un Rasta dans la foule beuglait aux cris de Jah ! Rastafari !, provoquant une clameur – Jah ! Rastafari ! Jah ! Rastafari ! – qui éclatait comme un retour de boomerang et parcourait la masse des corps comme une vague. Des anciens, des Rastas au visage maigre venus de la Maison de Nyabinghi, soufflaient dans une corne de guerre incurvée, l’abeng, l’instrument sacré des Marrons jamais vaincus qui combattirent et vainquirent les colons espagnols, puis anglais. Les mugissements des cornes secouaient l’air chaud et humide. C’étaient les réprimés et les opprimés de la nation, hors-la-loi et persécutés depuis la création du mouvement rastafari en 1930, quand un prédicateur de rue, un visionnaire, le dénommé Leonard Percival Howell, avait entendu l’appel de Marcus Garvey à se « tourner vers l’Afrique pour le couronnement d’un roi noir » qui serait le héraut de la libération noire. Howell avait suivi la trajectoire de la flèche de Garvey jusqu’à la mère patrie où il avait trouvé Hailé Sélassié, empereur d’Éthiopie, la seule nation africaine à n’avoir jamais été colonisée, et déclaré que Dieu s’était réincarné, en marchant au milieu d’eux sous l’apparence d’un homme noir, né Ras Tafari Makonnen. De cet homme sont nés à la fois un mythe et une montagne, un glissement culturel tellurique qui avait transformé le Rastafari en menace durable contre le monde colonial. Ce mouvement s’était durci autour d’une foi militante en une indépendance noire inspirée par le règne de Hailé Sélassié, un rêve de libération qui ne se réaliserait qu’une fois brisées les chaînes de la colonisation. Les Rastas seraient des bergers de la paix, qui aspiraient à une nation libre et à une diaspora africaine unifiée. Et bien que le mouvement rastafari ait été non violent, ses membres composaient la nation des moutons noirs, redoutés et méprisés par une société chrétienne encore sous domination britannique, forcés de vivre aux marges,  tout l’aéroport. De  en parias. C’étaient des sans-terre et des sans-abris involontaires, leurs campements saccagés, leurs champs brûlés par un gouvernement au service de la Couronne. Quand Percival Howell avait construit Pinnacle, la plus grande commune rasta, une société pacifique et autonome, le gouvernement britannique l’avait rasée, étouffant ainsi le message d’unité et d’indépendance noire du mouvement. C’étaient les sans emploi inemployables, les victimes constantes de la violence et de la brutalité étatique, ceux que le gouvernement emprisonnait et rasait de force, ceux que la police frappait avec la dernière brutalité. En 1963, quand un groupe de Rastas refusèrent de renoncer à leurs terres agricoles où ils vivaient et de céder aux expropriations gouvernementales, Alexander Bustamante, le Premier ministre blanc de l’époque, ordonna à l’armée de « rameuter tous les Rastas, morts ou vifs ! ». Cela déclencha une opération militaire dévastatrice, au cours d’un week-end de terreur, les communes rastas furent incendiées dans toute l’île, plus de cent cinquante Rastas furent traînés hors de leurs maisons, emprisonnés et torturés, et le nombre des tués demeure inconnu. Pendant des décennies, on les avait traités de croquemitaines, de fous, on avait invoqué l’Homme au Cœur noir – une caricature assoiffée de sang inventée pour effrayer les enfants et les éloigner de Rastafari. Ils furent chassés de leurs foyers, abandonnés par leurs familles, et toutes les portes se fermaient devant eux. Ainsi, lorsque les Rastas se sont mis à lire les récits bibliques des persécutions et des luttes des Juifs, ils ont reconnu dans leur souffrance leurs propres persécutions. De ces psaumes de l’exil hébraïque est venu le nom qu’ont donné les Rastafari à l’État systématiquement raciste et aux forces impériales qui les avaient traqués, pourchassés et réprimés : Babylone. »

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Rédaction Viabooks

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