— Je ne sais pas, répétai-je, je ne sais pas.
— Est-ce parce que mes seins sont trop petits ? Veux-tu que j’éteigne la lumière ?
— Tu es parfaite.µ
Je revois Nathalie étendue sur le lit, cherchant ses mots, ne les trouvant pas ; puis, après avoir remué les lèvres deux ou trois fois pour réprimer une pensée qu’elle ne parvenait pas à formuler, renonçant finalement à troubler le silence qui s’épaississait entre nous et dans lequel, peu à peu, nous acceptions de nous laisser couler. Il faisait chaud. C’était l’été. Je n’y arrivais plus. Des portes pour moi s’étaient refermées pour toujours.
Il y a quelques semaines, au moment d’entamer l’écriture de ce livre, j’ai retrouvé dans une vieille boîte à souvenirs, au milieu des galons, des médailles, de tout le bric-à-brac de mon service militaire, une photo Polaroid prise dans un de ces bars de la rue C… dont j’ai oublié le nom. C’est une photo de groupe. Je suis assis sur un pouf en skaï, autour d’une table basse encombrée d’un narguilé en verre rouge, encadré d’autres jeunes gens de mon âge, crâne rasé eux aussi, et que je ne reconnais plus. Nous sommes à moitié plongés dans la pénombre et le flash de l’appareil donne l’impression de nous avoir débusqués sur le vif. Une fille inconnue est assise à côté de moi. Une Arabe, souriante, en caftan, avec du henné sur les bras. Une de ses mains est posée sur ma cuisse, comme si elle avait voulu signifier au photographe que nous partagions une sorte de romance. Je souris à l’appareil, mes yeux brillent un peu. C’était il y a dix ans à peine (mes cheveux courts, ma veste kaki…) mais l’impression qui se dégage de la scène me semble appartenir à un passé si lointain que je la croirais volontiers surgie d’une autre vie. Oui, c’était là-bas que tout avait commencé. Là-bas aussi qu’en quelque sorte, tout s’était déjà achevé.
Un soir, plusieurs mois après mon incorporation, dans le bas d’une rue de la médina dont j’ai oublié le nom, j’avais poussé la porte d’un bar à devanture rouge. Sur la façade, cinq grosses lettres déversaient dans la nuit un dégueulis de lumière fiévreuse : l’Oasis. Je n’en suis, je crois, jamais ressorti.
Plus tard, une des entraîneuses m’avait emmené à travers les rues jusqu’à la porte d’un logement dégarni et, me tirant par la main, m’avait fait monter trois étages d’un escalier en ciment (je découvrirai plus tard que partout dans le monde, les prostituées habitent souvent au dernier étage d’un bâtiment insalubre). J’étais saoul, la fille qui s’appelait M… avait tapé à la porte voisine pour demander des préservatifs à sa collègue. Elles avaient échangé quelques mots de connivence en arabe et son amie, serviette au-dessus des seins, m’avait regardé de la tête aux pieds. Je m’étais contenté de sourire. J’étais entré dans l’antre chaud et sombre de sa chambre. J’avais découvert cet instant bête où l’on se déshabille. Je ne sais pas si la fille s’était rendu compte qu’il s’agissait de ma première fois. Cela l’aurait sans doute amusée. Flattée peut-être. Ou peut-être rien du tout. J’avais bandé très fort. M… devait avoir 24 ou 25 ans. La vision de son corps nu abandonné sur le matelas, l’immense étendue de la peau et l’étrange lumière noire qui en émanait m’avaient donné le vertige. Quand je l’avais pénétrée, je me souviens très nettement avoir pensé « maintenant tu es un homme, maintenant tu es un homme ». Le lendemain, je lui avais donné deux billets de 1 000 francs.
Qu’on me comprenne : je ne prétends pas que ma vie eût été différente si je n’avais pas, ce soir-là, poussé la porte de ce bar. Trop de choses m’auraient de toute façon incité à la franchir un jour. La nuit est une vocation. Aussi loin que je me souvienne, elle avait toujours joué dans ma vie un rôle important. Enfant, l’obscurité m’avait longtemps servi de refuge et c’est vers elle que tout naturellement je devais me tourner plus tard quand, à un âge plus avancé, le jour commença de me causer du dégoût.
La caserne et le bordel formaient alors les deux pôles de ma vie et j’allais indifféremment de l’un à l’autre. Dans la société traditionnelle de D…, les filles occupaient une position de magnifiques lépreuses : honteuses mais riches, mises au ban mais libres. Timide, peu habitué à la compagnie des femmes, je tournais – fasciné – autour de cet univers comme on rôde sans oser s’en approcher autour d’un autel sacré. Appartements collectifs… maisons sans adresse… chambres aux fenêtres ouvertes d’où l’on pouvait encore entendre le bourdonnement de la rue, tout en ayant le sentiment de ne plus y appartenir du tout… Des odeurs chaudes et douces – de menthe fraîche, de citron poivré, d’épices – embaumaient ce dédale de tapis multicolores, de bibelots, de paravents tendus entre deux couches. Il y avait, punaisées aux murs, de ces petites photos talismans (vues de New York, stars de cinéma) chargées des rêves de toute la jeunesse du monde.
C’est de cette période, je crois, que je peux dater le début de ma fascination pour les chambres de passe, leur esthétique, leurs lumières, leurs aspects d’agréables cocons.
Pour celui qui monte, leur découverte est toujours à la fois l’occasion d’une surprise unique, et la certitude de retrouver un lieu familier, avec ses repères habituels : sa porte anonyme au bout d’un couloir sombre, son lit mille fois étrenné (de l’énorme deux places à ressorts et édredon jusqu’à la simple paillasse jetée au sol, au pied d’un ventilateur), son panier à lingettes, sa forêt de tubes recouvrant la table de chevet (gels, lubrifiants, savons intimes), son odeur indéfinissable, mélange d’encens, d’eau de bidet, de parfums et de draps frottés.
Froideur minimaliste des chambres de passage, avec leurs murs dépouillés et leurs ampoules nues, leurs lits de fer au bout desquels gisent, à peine déballées et parées déjà à repartir, les valises roses de ces étranges nomades modernes, transhumant d’un campement urbain à l’autre, en ne laissant derrière elles que quelques gouttes de parfum et les murmures d’un amant en pleurs.
Chaleur au contraire des chambres surchargées, rassurantes, de celles dont les quatre murs enserrent toute la vie et qui vous accueillent dans leurs maigres chez-eux, au milieu du désordre et des chats, des bibelots de toutes les couleurs et de la télé jamais éteinte, tandis que de la fenêtre à coulisse, la vue plonge à travers le brise-bise sur les lumières du trottoir que l’on vient de quitter.
Pour être exhaustif, il faudrait aussi évoquer l’infinie variation des escaliers et de leurs cages : celles des vieux immeubles parisiens aux paliers de bois grinçants, celles des immeubles périphériques à rampes en béton et lumières défaillantes, mais aussi le regard louche du concierge, et de tous ceux qui, s’en allant au travail de bon matin, croisent en descendant celle qui y remonte dormir. Pour être exhaustif, il y aurait tellement à dire…
Le visage que j’offre d’ordinaire à ceux qui me connaissent le mieux est celui d’un trentenaire un peu mou, velléitaire, taciturne et sans grande ambition, « On dirait que tu es né vieillard », me dit-on parfois sans détour, « que tu regardes la vie passer ». Je me renfrogne, je n’aime pas être poussé dans mes retranchements. Je ne dis pas que ce portrait est inexact, je dis qu’il en manque une partie importante, celle qui justifie l’autre. Sont-ils nécessairement paresseux, ceux qui dorment tout le jour ? Le drame de ceux qui mènent une double vie est d’être condamnés à n’être jugés, aimés ou haïs que sur la base d’un être diminué de moitié. Ainsi Nathalie me disait-elle souvent, vers la fin de notre histoire – qui n’avait été pour moi qu’une longue tentative de rédemption –, « tu es comme mort à l’intérieur de toi-même » et je ne pouvais que constater amèrement qu’elle disait vrai, que je serais à jamais incapable de la rejoindre dans la lumière pure où elle semblait baigner et à laquelle, pourtant, j’aspirais chaque jour.
Qu’y pouvais-je ? Et qu’aurait-elle pensé si, tombant tout à coup le masque, j’avais commencé à exhiber sous ses yeux le visage d’un jeune homme qu’elle n’eût pas reconnu et qui pourtant aurait eu mes traits ? À lui décrire l’attrait d’une vie, d’une lumière, d’une faune, d’un univers qui ne lui étaient rien ? d’une solitude qu’elle eût mal comprise ? À camper devant elle le décor d’un pays inconnu, où des femmes en caftan posaient sur mes cuisses des mains couvertes de henné ?
Je veux bien reconnaître par le détail chacun des griefs qui me sont faits, je veux bien même admettre que l’existence que je mène ne m’entraînera nulle part et sûrement pas bien loin, que je suis un homme en l’air, qui ne laissera derrière lui rien de solide. Reste que mon sentiment général demeurera inchangé et que sur mon lit de mort – quand bien même m’en eût-on démontré point par point leur ignominie – je ne crois pas que j’abjurerai ces heures, ces rues et ces visages inconnus qui, malgré toutes leurs imperfections, auront été mes seuls professeurs d’humanité. Alors, une grimace au coin des lèvres, je me relèverai de mon lit et – in articulo mortis – trouverai assez de force pour cracher à la face du jour : je n’ai aimé que la nuit. »