Le 17 juin, au petit matin.
J’ouvre la fenêtre, car l’air manque comme dans une tombe. Tu les entends ? Je les ai vus avant-hier au retour de mon salon de coiffure. Dans trois jours, ils seront tous morts. Les premiers gisent déjà là, entravés par deux dans les marchés de la périphérie d’Oran. Attachés par les cornes et accolés dans un combat perdu. La nuit, ils accordent mieux leurs voix, ils bêlent sans s’arrêter. On dirait qu’ils supplient, qu’ils cherchent une réponse. Si tu allais te promener dans les marchés à bestiaux des nouveaux quartiers de l’est, tu en verrais partout. Alors que les hommes négocient leur prix et leur poids, eux semblent tous scruter vers le sud. Peut-être qu’ils lorgnent vers les villes des hauts plateaux où ils sont nés et en recherchent le chemin dans le brouhaha. On est à quelques jours de la Fête. Bientôt, ils seront encore plus nombreux. Si tu es toujours là, tu les verras s’attrouper ici même, sous la fenêtre, au bas de cet immeuble du centre-ville d’Oran. Ils rempliront Miramar, notre quartier, et se serreront sur les balcons, dans les caves, les entrées en ruine des bâtiments Art déco de la France. Partout dans les ruelles, partout, je te jure, comme si c’était le jour du Jugement dernier. Et avec eux l’odeur, traînante comme une robe sale, de la peur qui s’égoutte entre leurs pattes.
Ma mère Khadija ne célèbre jamais cette fête. Ce n’est pas pour ma famille. Pas avec ma cicatrice au cou, mon histoire écrite sur ma peau, mon « sourire ». Nous, on se contente d’acheter du poisson et quelques kilos de viande, de les mettre au frigo, d’attendre que la folie s’apaise et que le vent emporte les derniers cris. Ces bêtes tombées du ciel, attachées à un millénaire d’anecdotes, de prophètes et de sacrifices, se taisent à la fin. Moi, je ne m’inquiète pas de ce spectacle, année après année. C’est juste que cela apporte la poussière dans la ville, la peur brutale. Et puis Oran, si belle en général, avec la mer au cou et les palmiers amoureux, se convertit en une énorme tente d’éleveurs de moutons qui claque au vent et, tu sais, le vent me persécute depuis l’enfance, car il attise le vide en moi. Parfois, je me dis que j’éprouve exactement ce que ressentent ces animaux effrayés par l’approche d’un jour fatal. Je veux dire, ce moment où l’on se tourne vers le ciel et où la gorge dénude la jugulaire magnétisée par le couteau.
Le sais-tu ? Le sentiment le plus intense à cet instant-là n’est pas la haine contre l’égorgeur, mais plutôt l’espoir déchaîné d’être épargnée, après avoir été abusivement saignée. Alors tu offres ton immobilité à la main de l’égorgeur. Tu te dis : Si j’obéis, je ne vais pas être tuée. Écoute-moi, ma petite intruse. C’est un peu compliqué à saisir lorsqu’on ne connaît pas cette fête sacrée, cette religion, cette ville. Pourquoi rassemble-t-on tant de bêtes pour à la fin les manger en une journée ou deux ? Pourquoi s’endette-t-on à les acheter et à les ramener par camions des villes du Sud ? C’est laborieux de raconter une histoire à une personne qui entrevoit à peine ce pays de derrière un ventre. J’essaye de t’expliquer et je t’apparais, brumeuse, comme une langue étrangère. Depuis quelques heures que tu frétilles, tu sais au moins que je suis muette, que mon visage gît en mille morceaux depuis hier en reflet dans le miroir, que je ne veux pas de toi en moi. Je refuse absolument que tu creuses ta place en moi et je rêve, en même temps, que tu t’y installes, souveraine, pour m’écouter enfin comme si j’étais allongée sur un tapis volant. Car, vois-tu, moi aussi je suis enfermée, ou presque. Entrouverte, retenue à la vie par un
trou au flanc de ma peau, je respire par une canule et je lutte contre la houle à la surface du monde des vivants. Si le miroir n’était pas brisé, tu aurais pu voir le trou de ma gorge que mon monstrueux « sourire » tente de dérober. Mon larynx grand ouvert, mon œsophage nu, cette fausse bouche aux lèvres cicatrisées et pincées. C’est sombre, rouge, palpitant comme une éventration. On ne doit jamais y mettre le doigt et toujours désinfecter après y avoir touché. Le « sourire », lui, va d’une oreille à l’autre, c’est la trace du couteau, son entaille dans ma chair. Une plaie de dix-sept centimètres, recousue. On ne doit pas regarder dedans, on ne doit pas l’exposer trop longtemps à l’air libre. Ce que je ressens quand je m’examine dans le miroir, sans la canule qui cache ce trou et sans le foulard, comment te le décrire ? Même mes yeux lunaires y perdent leur éclat. « On ne peut pas effacer ton histoire, elle est écrite sur toi », me répétait ma mère. Que cette image m’a rendue fière quand j’étais petite ! Moi, un livre ? Mon corps représenterait un gros cahier, chargé de secrets ? Une écriture pour que nul ne puisse oublier ce qui est arrivé en dix ans en Algérie ?
Pour me guérir de mes pensées, Khadija m’emmenait souvent à la mer, du côté des Andalouses. C’est vers l’ouest, un petit complexe touristique vieillot. Chaque fois, après la route baladeuse, des bungalows blancs nous attendaient, alignés face à la plage. Dans mon souvenir, il faisait toujours froid en ces heures toutes neuves. Car Khadija nous y convoyait, ses amis et moi, en automne, en hiver, les jours de semaine et toujours à l’aube. « La mer sera à nous seulement, pas à tout le monde ! » justifiait-elle. La vérité est qu’elle ne supportait plus, en été et durant les week-ends, le spectacle des familles bruyantes, des jeunes insolents et grossiers, la saleté des baigneurs, les filles voilées dans des tissus noirs, et leurs bouteilles en plastique laissées au vent. Tu sais, Khadija aimait la mer comme un bijou perdu. Il fallait la voir, quand elle arrivait, se taire, s’asseoir sur sa serviette, pieds nus, et se ferrer aux flots. Elle, si active, grande voix du barreau, elle s’arrêtait comme si elle avait rencontré l’explication définitive en elle. La mer emplissait le vide dans ses souvenirs d’orpheline abandonnée le 5 juillet 1962. On restait longtemps silencieuses sur le sable mouillé lacéré d’algues pour que toute chose regagne sa place en nous. La mer a une grosse voix qui dépasse celle de ma mère et celle de ma langue intérieure. On pouvait ne pas bouger pendant des heures sous cette voix rauque qui se confessait à nous. Puis, graduellement, chacun reprenait son rôle et les bungalows se réalignaient. Le sable revenait avec ses creux et ses bosses, des barques épuisées remontaient à la surface de notre regard et des pêcheurs, au loin, revenaient peupler l’endroit. Oh que la mer est belle et lourde quand on la porte en soi, mon petit fœtus ! Dès que je la touchais avec mes orteils, mille mouettes s’unissaient pour hurler. Elles se moquaient de moi dans le ciel en agitant leurs tissus, me houspillaient avec leurs cris ; railleuses, elles me reprenaient les miens que je cachais.
Des milliers de pages de causeries dans le ciel de la Fête. Et en moi. On rentrait le plus tard possible, avec toute cette mer grondante en nous. Tu sais que, en été, vers le début des grandes vacances, la rue Miramar, au cœur d’Oran, se remplissait de feuilles volantes, de cahiers déchirés et de livres décousus lorsque les élèves fêtaient le dernier jour d’école. Les mille dates manuscrites en haut de la page, les mille leçons d’histoire, tout se répandait dans le ciel et se changeait en mouettes rigolardes. Et ici, dans mon souvenir de plage, ils sont ainsi ces oiseaux. Les mouettes revenaient en mille cahiers et me faisaient face, à moi, le livre unique, écrit dans la hâte du meurtre et de la nuit. Le livre qui protège de l’oubli la véritable histoire de la vraie guerre d’Algérie. Tu ne sais rien de tout ça, bien sûr. Tu ignores combien il y a de cailloux dans une vie. Par quoi commencer alors, pour nous deux ? Par quoi ? Peut-être par le plus simple : te raconter l’histoire de mon prénom, Aube, je te l’ai déjà dit.
Mon prénom est une trouvaille de ma mère dans l’ambulance qui hurlait le 1er janvier de l’année 2000 sur la route entre une petite ville à l’est qui s’appelle Relizane et Oran. Elle me le donna, alors que je saignais comme un bélier sacrifié, comme si elle voulait par ce premier acte contrer la mort.
Lis.
Lis en moi.
Et écoute avec moi pour comprendre. Dans la chaleur de l’été, les moutons se lamentent sur leur sort partout à Oran. Écoute bien ces plaintes longues et éparses. C’est une histoire que tu ne connais pas, qui se passe dans un pays dont tu ne te soucies pas. Crois-moi, petite fille, je veux t’empêcher d’être mêlée à une histoire où tu ne seras qu’une femme, à peine plus importante que l’un de ces moutons. Comprends-tu ? C’est la fête du Sacrifice dans quelques jours. C’est la fête de l’Aïd, dans la langue extérieure. Il y a longtemps, un vieux prophète du nom d’Ibrahim rêva d’égorger son fils pour plaire à son Dieu taquin. Au dernier moment, alors que la jugulaire battait au sommet de la montagne, sur la pierre de l’autel, et que l’enfant fermait les paupières pour se cacher de la mort, Dieu fit descendre du ciel un bélier. Le fils fut ainsi sauvé. Pour un temps au moins, car ensuite il fut abandonné dans le désert, comme le raconte le Coran. Et depuis cette affaire, petit têtard, on égorge des moutons à la place des gens. Pas toujours, cependant ! L’année où est né mon « sourire » par exemple, à la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d’hommes que de moutons. Comment te dire la guerre sans te salir ou te montrer des monstres et te les mettre dans la bouche, un par un, pour te les faire mâcher et avaler ? Le prophète Ibrahim a dû faire une grasse matinée durant ces années en Algérie. Il a dû dormir plus longtemps après le soleil et nous sommes tous restés coincés dans son songe saturé de sang, où il courait son couteau à la main pour égorger chaque fils. Et si tu étais une femme durant la décennie noire ? Alors c’était pire. Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. Il y aura des années où tu mangeras à ta faim, d’autres où l’on te mangera, et d’autres encore où l’on t’égorgera. Tu paieras le rêve alambiqué d’un vieux prophète, et quelqu’un te violera. D’ailleurs, les moutons du ciel rachètent uniquement les garçons, pas les filles. Quand le fils d’Ibrahim est une fille, l’histoire finit toujours dans le sang. Tends l’oreille et écoute les moutons. Entends-tu ? Ils bêlent. Eux aussi désirent revenir au ciel, échapper à cette guerre entre le rêve et le fils, le prophète et la bête, le cauchemar et le couteau souriant. Tout ce qu’ils veulent, c’est abandonner les hommes sans intermédiaires, sans bêtes expiatoires, et les laisser s’entretuer. C’est déjà arrivé, ma petite sardine, c’est arrivé dans ce pays, et pas qu’une fois.
Alors, comprends-tu ?
Ma mère dort, ou fait semblant, comme à l’époque où on la retrouva, le 5 juillet 1962, dans un berceau à la porte d’une mosquée à Alger, alors que les fidèles l’enjambaient. Demain, elle partira pour un pays lointain qui s’appelle la Belgique, pour supplier un médecin de m’aider, et l’on restera seules, toi et moi, et l’on pourra s’entendre sur une solution à l’amiable. Je redonne le mouton à son Dieu, je te tue, je te refoule de la vie, je te renvoie vers le paradis où les houris jacassent et je t’évite le pire. Je garde le cauchemar, je te rends la lumière ancienne d’avant la vie, je t’empêche d’en arriver aux mains et aux couteaux. Quelque part, même si cela ne durera que quelques jours, je suis ta mère, et je pense à ton bien, et ton bien, c’est de mourir. »