RÉCIT D'UN MICROCOSME

Début du roman de Li-Kim LUU : Récit d'un microcosme

 

Li-Kim LUU

 

 

 

 

RÉCIT D’UN MICROCOSME

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

 

 

 

 

 

 

À Mamie, Li-Ha, Li-Hua, Delphine, Danièle, Alice

et Mathieu

 

 

 

 

 

 

 

J’ai un flash. Un moment fugace sur une plage. La vision de cinq paires de pieds enfoncées dans le sable. Avions-nous fait l’aller-retour dans la même journée ? Le soleil m’éblouissait, ce même trouble rend aujourd’hui encore ce souvenir flou – le mélange de chaleur et d’air marin parfaisait cet instant de bien-être partagé.

Mon seul souvenir de vacances en famille.

 

  1.  

 

Vers douze ans, j’ai soudainement éprouvé une hantise envers les serial killers, les kidnappeurs d’enfants. Mon père me faisait peur mais je me disais que d’autres vivaient pire. Certains étaient vraiment maltraités par leurs parents. Je me représentais les scènes tirées des faits divers racontées par mon grand-père. Effrayé par les gros titres de son journal, il s’adonnait à nous retranscrire sans filtre chaque détail des témoignages.

Quant à la vie de ma mère, elle m’apparaissait pitoyable. Une humiliation sans fin. Et ma plus grande peur était que la mienne puisse y ressembler. La honte que je percevais en elle me contaminait, s’imprégnait en moi jusqu’à m’intoxiquer toute entière.

Je ne souhaitais qu’une chose : être dissociée d’eux. Je voulais que personne ne sache que j’étais leur fille, que je n’avais rien à voir avec ce couple, que j’étais quelqu’un de bien, convenable, fiable, peut-être même pas si stupide, que je méritais que l’on me fréquente.

 

Annabelle ouvrit et sembla prise au dépourvu.

  • Ah, les enfants sont là aussi ?

  • Je croyais que… murmura ma mère d’une voix gênée.

  • Mais non ce n’est pas un problème Jin ! Je vais m’organiser, ne t’inquiète pas. affirma-t-elle sans parvenir à cacher son embarras.

Annabelle repartit dans le couloir d’un pas rapide, bruyant, déterminé. De dos, je fixai sa taille de guêpe mise en valeur par l’épaisse ceinture en cuir qui entourait sa robe. Ses escarpins, assortis à la couleur de son rouge à lèvres, tapotèrent harmonieusement sur le parquet. Ce rythme déclenchait le dandinement de ses hanches, aussi régulier qu’un métronome. Ses cheveux impeccablement relevés étaient immobilisés par des accessoires invisibles. Annabelle chuchota au passage un mot à Richard avant de rejoindre la cuisine. Son époux était un géant. J’avais beau le connaître depuis plusieurs mois, son gabarit ne cessait de me surprendre. La vision de cet homme parmi les membres de ma famille brouillait immédiatement les ordres de grandeurs. Paraissait-il encore plus grand – ou nous plus petits ? Ses gestes étaient lents, sa voix basse, un flegme inébranlable. Vêtu tout de blanc à l’image de son appartement épuré, Richard nous accueillit d’un franc sourire. Ses lèvres, aussi nettement dessinées qu’un trait au feutre, s’écartaient ainsi graduellement.

  • Bonjour Richard, nous avons apporté du saké pour le digestif. déclara ma mère en lui déposant au même moment la boisson alcoolisée dans les bras comme pour se débarrasser d’un colis encombrant.

  • Bonjour Jin, bonjour San. Oh merci beaucoup, il ne fallait pas. Entrez donc. Bonjour les filles !

  • Bonjour Richard ! avions-nous chacune répondu en lui faisant la bise.

À la vue panoramique du lieu somptueux, les yeux de ma mère se sont mis à pétiller. La grande baie vitrée du salon dévoilait un horizon dégagé surplombant la ville. Le beau temps accentuait l’effet d’émerveillement.

  • Dis-donc, c’est magnifique chez vous !

Puis à la manière d’un automate, ma mère s’adressa à nous comme à son habitude.

  • Les filles, avez-vous dit bonjour à Annabelle et Richard ?

Dans un mouvement aussi peu spontané que méca­nique, mes lèvres muettes se sont mises à exécuter le doublage de son script.

Mes sœurs et moi étions respectivement âgées de douze, quatorze et seize ans. Nous n’avions jamais manqué de saluer qui que ce soit. Je n’ai jamais compris pourquoi ma mère tenait tant à nous rappeler à l’ordre publiquement à chaque fois que nous faisions la connaissance de nouvelles personnes, comme si elle avait affaire à des gamines de trois ans en plein apprentissage de la politesse. Une fois sa récitation faite, j’observais son air satisfait. Sa mission accomplie recouvrait aussitôt sa dignité.

Richard nous invita à débarrasser nos manteaux dans la penderie de l’entrée avant de nous ouvrir le chemin sur une visite des lieux. Les amis de mes parents occupaient un spacieux duplex dans le quartier résidentiel de la ville, à l’opposé de chez nous. Cette construction moderne avait peu de charme mais au moins l’avantage d’être bien agencée. Au-dessus du canapé, un tableau immense couvrait le pan du mur, le point cardinal du logement. Un objet précieux qui traduisait la fierté de son propriétaire.

  • C’est un original !... Signé Miró ! a-t-il précisé en le désignant du doigt sans le quitter des yeux, comme une redécouverte suave à l’infini.

Œuvre aux couleurs lumineuses mais de formes et de contours d’une simplicité surprenante, presqu’enfantins. Les chuchotements de ma sœur aînée interrompirent mon constat avant d’accentuer mon étonnement. Il s’agissait d’un célèbre artiste espagnol. Selon elle, nous faisions partie des rares chanceux à pouvoir observer l’une de ses créations dans un cadre privé. Combien pouvait bien coûter l’œuvre originale d’un tel artiste ?

Au fur et à mesure de la visite guidée, les espaces dans chaque pièce m’apparaissaient comme de véritables terrains de jeux pour tout architecte d’intérieur un peu farfelu. Je m’extasiais devant l’immense salle de bain équipée d’une douche à l’italienne, d’une baignoire balnéo et d’une double vasque en marbre. À droite, un bouquet de pivoines posé sur un tabouret en osier agrémentait la pièce. Le sol était recouvert de jonc de mer. De l’autre côté, le petit citronnier s’engorgeait des rayons de lumière qui traversaient la vitre. Je m’enivrais du parfum floral. Avec une salle de bain semblable, la fréquence de nos retards à l’école serait considérablement réduite.

 

L’an dernier, quasiment jour pour jour, Annabelle a poussé les portes du restaurant pour la première fois. Son entreprise avait ouvert de nouveaux bureaux dans le quartier du commerce de mes parents. À la vue du menu, la jeune trentenaire s’est laissée tenter. Puis elle est rapidement devenue une habituée des services du midi. Un jour, ma mère s’est trompée en composant le montant du repas sur le lecteur de carte bancaire. Elle avait omis la virgule. Lorsqu’elle s’en est rendue compte, Annabelle était déjà repartie. Ma mère l’avait alors poursuivie dans la rue et elles en ont beaucoup ri. De fil en aiguille, des rapports amicaux se sont instaurés entre les deux femmes. Les déjeuners d’Annabelle au restaurant se sont montrés plus fréquents, seule ou accompagnée de ses collègues. Puis un soir d’automne, à l’occasion d’un dîner romantique au restaurant, Annabelle est venue présenter son époux à mes parents. L’addition salée en fin de repas avait attiré mon père comme un aimant hors de sa cuisine. Au comptoir, il avait saisi la bouteille de saké la plus chère et leur avait offert le digestif. Face à ses clients aisés, mon père avait affiché un sourire intéressé. Il les avait ensuite salués en s’exclamant dans un français approximatif, Revenez manger beaucoup ! Merci, à bientôt !.

Annabelle occupait la fonction de directrice commer­ciale d’une grande firme américaine implantée sur tous les continents. Elle vendait toute une panoplie de produits sportifs, du simple accessoire au matériel imposant de musculation. Nous avions même pu tester quelques appareils nichés dans leur salle de sport. Des enceintes invisibles étaient connectées à un écran géant. Une télécommande de la taille d’une clé de voiture avait servi à l’allumer. Comme un réflexe, mon attention s’est immédiatement tournée vers la diffusion des clips en boucle. Je n’écoutais plus que d’une oreille. En fond, Annabelle continuait à parler de cette pièce qu’elle qualifiait de chambre à soi. Je n’avais pas compris pourquoi elle avait ricané de sa propre remarque. Une nouvelle fois, ma sœur aînée avait pallié mon ignorance. Il s’agissait là d’une référence faite à l’ouvrage d’une Virginia quelque chose. D’après mes sœurs, Annabelle détenait un poste très prisé pour son jeune âge. Cette femme semblait bien posséder des dons multiples. En langue pour commencer, elle en parlait quatre couramment, dont l’arabe.

 

À en croire le vacarme audible depuis le salon, Annabelle se démenait en cuisine. De notre côté, nous ne tardions pas à entamer l’apéritif avec Richard. Les coupelles assorties et généreusement garnies étaient déjà disposées sur la table basse. Leur simple vue déclenchait des gargouillements de mon estomac. Le vinyle tournait sur une platine qui dictait la diffusion d’un air jazzy. Je m’enfonçais le plus loin possible dans le sofa en velours pour m’y blottir aussi confortablement qu’un nourrisson contre sa mère. Richard ouvrit un coffre en bois réservé aux liqueurs et spiritueux. Puis, pendant qu’il commençait à énumérer les différents choix d’alcool, ma mère en profita pour s’adresser à nous.

  • Les filles, allez donc voir Annabelle pour lui proposer de l’aide.

Mei-Feng s’exécuta immédiatement, avant même que je n’eus pu avaler ma première chips. Mei-Lan quant à elle, suivit notre sœur en traînant des pieds. Et moi, j’ai fini par leur lancer un clin d’œil qui signifiait, Faites-moi signe si vous avez besoin de moi. Ma mère ne s’était même pas aperçue de ma présence, déjà obnubilée par les propos de Richard. Tout son être semblait concerné. Sourire figé, buste en avant, légère inclinaison de la tête, yeux écarquillés et des Mmm Mmm par à-coups attestant l’acquiescement sur tout ce qui était en train de se dire. Elle portait sa plus belle tenue, une robe en portefeuille rouge, élégante, bien coupée qui lui arrivait juste au-dessous des genoux. Elle y avait disposé ses mains en croix. De chaque côté de ses joues pendaient des boucles d’oreilles couleur vert d’eau qui dépassaient de quelques centimètres la longueur de ses cheveux. Ce jour-là, je la trouvais particulièrement belle.

Annabelle me paraissait excessivement stressée. Richard à l’inverse semblait fonctionner au ralenti. Pourtant, j’éprouvais une certaine affection à leur égard. Ils formaient un beau couple, équilibré, organisé et sans enfant. Était-ce un choix ? Comme tous les amis français de mes parents, avec nous, ils agissaient avec gentillesse et attention. Mais bien trop souvent, leurs questions portaient sur nos origines et nos traditions. Ce sujet, loin de me passionner, semblait tellement les fasciner qu’à chaque fois qu’il était abordé, j’étais heureuse de pouvoir leur faire plaisir. Alors souvent, j’en rajoutais.

  • Mei-Xin, toi, tu as déjà ressenti du racisme à l’école ? me demanda Richard sur un ton grave, presque surjoué.

Son regard concentré à travers ses lunettes rondes en métal m’imposait de ne pas prendre sa question à la légère.

  • À vrai dire… Je ne me suis jamais vraiment posé la question.

Ma réponse aussitôt prononcée ne me convenait pas. Alors, je me suis empressée de réfléchir pour finalement ajouter :

  • Je me souviens d’une fille qui s’était moquée de moi parce que je m’étais trompée sur le genre d’un mot. J’avais trouvé sa réaction… vraiment inappropriée.

  • Ah bon, mais pourquoi ? rebondit aussitôt Richard apparemment happé par cette anecdote.

  • Elle était adoptée. D’origine vietnamienne.

 

Mes sœurs et moi avions appris à parler chinois avant de parler français. Le contraire aurait été impossible car aucun membre de ma famille ne connaissait un mot de français en arrivant sur le territoire. Notre entrée en maternelle avait donc marqué le début de notre apprentis­sage de cette nouvelle langue. Inévitablement, il m’était souvent arrivé de confondre le genre des mots ou de commettre de grossières fautes de syntaxe. Comprendre les énoncés des exercices représentait ma plus grande difficulté. En mathématiques, les problèmes à résoudre devenaient pour moi de véritables problèmes. J’ai toujours eu du mal à savoir si je manquais de capacités scolaires ou si je comprenais tout de travers.

Mes premiers souvenirs d’école dataient de l’époque de la primaire. Je me souvenais des fréquentes absences de la maîtresse. Je visualisais l’instant où l’institutrice de la classe d’à côté franchissait le seuil de la salle. Son visage impassible se coordonnait parfaitement avec son annonce si formelle, madame Barbier est malade aujourd’hui. monsieur Marti ne devrait donc pas tarder à arriver. On aurait dit le son d’un magnétophone caché sous son chemisier ou d’un ventriloque sans sa marionnette. Je gardais encore un souvenir amer de monsieur Marti. Maître remplaçant, il était devenu au fil du temps persona non grata. Des rumeurs à son sujet circulaient de classe en classe, le rendant responsable de semer la terreur à chacune de ses interventions. La mauvaise réputation le poursuivait en s’amplifiant chaque année. Sa méchanceté gratuite, sa façon de saquer à la tête des élèves, ses cheveux hirsutes, sa barbe noire et ses habits sombres ne contribuaient qu’à accentuer le côté obscur et inquiétant du personnage. Mais par-dessus tout, je détestais l’enseignement de monsieur Marti. Il nous imposait systématiquement un exercice d’expression écrite. Durant des heures, il tournoyait silencieusement autour de la salle, les bras en croix dans le dos, les yeux rivés vers le sol. Vêtu de tenues trop larges et ternes, il ressemblait à un prêtre en quête de sens sur le chemin du pèlerinage ou à un surveillant pénitentiaire. Ainsi, il faisait de moi sa prisonnière. J’étais à sa merci. Écrire représentait un exercice impitoyable. D’une part, il exigeait de véritables aptitudes créatives que je ne possédais pas. Et terminer l’exercice sans rendre une copie truffée de fautes représentait par ailleurs une mission quasiment impossible. En ce début de journée, monsieur Marti avait écrit de sa craie criarde au tableau, Rédaction libre : raconter votre week-end. Mon regard s’était aussitôt dirigé vers la fenêtre, vers le vieux chêne trônant au centre de la cour de récréation. J’avais commis ce geste spontané comme si cet arbre avait le pouvoir de me sortir de cette impasse, d’annuler la scène qui venait de se produire. Je ne pouvais certainement pas raconter le week-end que je venais de vivre et sans imagination, j’étais bel et bien coincée. Comment s’était fini l’incident ? Étais-je parvenue à trouver une idée ? Avais-je finalement raconté une histoire toute faite tirée d’un vieux sitcom ? Après toutes ces années, seule l’expression du visage de monsieur Marti à la lecture de ma copie restera gravée dans ma mémoire. Les sourcils froncés, le regard offusqué, son nez aquilin en coordination parfaite avec sa tête disant, Non, non, non, vidait bruyamment l’air de ses poumons.

 

  • Tout est prêt, on peut passer à table ! annonça énergiquement Annabelle.

Elle débarqua dans le salon, suivie de mes sœurs, un plat en céramique rouge dans les mains. Richard dictait les consignes du plan de table. Fière d’avoir réussi à échapper à l’aide en cuisine, je me suis empressée d’aller m’asseoir à ma place. Annabelle déclocha le plat avec un suspense de taille. La fumée jaillit du mijoté pour se répandre dans nos narines. Un air victorieux se dégagea du minois de la maîtresse de maison.

  • Ça a l’air délicieux Annabelle ! s’exclama ma mère assise le dos bien droit.

  • Oh tu plaisantes Jin, ce n’est rien de spécial, la cocotte-minute a fait tout le travail !

Mon père, anormalement silencieux depuis notre arrivée, se ranima soudainement. Il nous avait docilement suivis pendant toute la visite de l’appartement sans prononcer un mot. Mais je savais qu’il trépignait comme un volcan. J’observais alors notre hôte poliment concentré à déchiffrer les propos inintelligibles de son invité. Mon père maîtrisait particulièrement mal le français malgré ses nombreuses années de vie en France. Mais surtout, dès qu’il parvenait à obtenir l’attention de quelqu’un, même s’il avait forcé cet aparté, mon père devenait un autre homme. Il vrillait. Son ton changeait subitement, devenait nerveux, presqu’agressif, le rythme de ses paroles s’accélérait. Et au bout de quelques minutes, son discours ne respectait plus aucune cohérence. Ses gestes brusques ne tardaient pas à accompagner ses propos volontiers provocateurs. Rapidement, l’échange se transformait en un monologue coléreux. Mon père était capable d’aspirer n’importe qui dans sa spirale infernale. C’était cette relation qu’il entretenait continuellement avec ma mère, sa cible favorite. Progressivement, les petits vaisseaux de ses yeux se gorgeaient de sang, son visage crispé démultipliait les plis et son regard menaçait son entourage. Les repas chez les amis français de mes parents se déroulaient toujours de la même manière et celui-ci n’échappait pas à la règle. D’un côté, ma mère adoptait une posture enjouée, d’épouse bien à sa place, de femme simple et curieuse, admirative des parcours de ses amis sans jamais se plaindre du sien. D’ailleurs, elle adorait dire qu’elle ne se plaignait pas, ce que je trouvais particulièrement idiot puisque la vertu recherchée par cet aveu s’estompait aussitôt. De l’autre côté, mon père harcelait ses victimes de questions. Il les pressait de prendre position face à ses points de vue, les assommait de tous les détails de ses réflexions décousues. Ma mère, aussi paniquée que déterminée à lui porter secours, jouait la traductrice en simultané. Le soin qu’elle prenait à lui couper systémati­quement la parole ne faisait qu’apporter plus de confusion au discours. Rien qu’à les voir, ils étaient source d’angoisse. Cette scène laborieuse qu’offraient une fois de plus mes parents à leurs hôtes alimentait ma honte qui grandissait. Allait-elle disparaître un jour ? Contrairement à nos parents, mes sœurs et moi savions parfaitement nous tenir en public. Avec nos airs de petites filles modèles, nous déployions un fin dosage de politesse, discrétion, sympathie et proactivité. Nous n’hésitions pas à nous rendre utiles dès que l’occasion se présentait, à entretenir avec les adultes des discussions cordiales. Tous les amis de mes parents nous complimentaient. Ces éloges flattaient l’égo de ma mère qui savait toujours se montrer humble.

Dès le repas terminé, la table débarrassée, nos hôtes vivement remerciés, nous avons rejoint notre voiture garée au coin de la rue. Un vieux modèle de Mercedes d’occasion, gamme 300, de couleur bleue grise. Sa longueur démesurée réduisait considérablement le choix des places pour stationner. Mes sœurs et moi y montions du même côté depuis le dysfonctionnement d’une des portières arrières. Une fois attachée, j’ai senti mon père trépigner d’impatience. Il claqua à son tour sa portière avant de se tourner vers ma mère.

  • Tu leur as parlé de mon projet ? lui dit-il en chinois.

  • Non pas cette fois. Mais rassure-toi, je les ai invités au restaurant pour en discuter.

Le visage de mon père se ferma aussitôt. Un hystérique soudainement devenu mutique. Il jeta un œil dans le rétroviseur intérieur avant d’enclencher la première vitesse.

 

  1.  

 

Notre sœur aînée veillait sur nous, ce sens des responsabilités certainement inhérent à tous les aînés du monde entier. Dans notre famille, cette position d’aînée signifiait bien quelque chose malgré le faible écart d’âge dans notre fratrie de sœurs. À respectivement six, sept et neuf ans, nous rentrions seules après l’école. Lorsque nous arrivions à l’appartement, notre mère se préparait déjà à repartir pour assurer le service du soir. Dès lors, ma sœur aînée prenait le relai de l’adulte, nous toutes sous sa responsabilité, toute la soirée durant. Est-ce que l’on s’en rendait moins compte à cet âge, des dangers, des responsa­bilités ?

 

 

(...)

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