Nous partageons une sélection de quatre premiers romans où la jeunesse joue le premier rôle. Amour de l’art. Imprégnation rampante de l’extrémisme. Révolte permanente dans les rues de Marseille. Construction d’une identité lesbienne entre le Maghreb et Clichy-sous-Bois. Quatre romans d’initiation portés par l’énergie de la jeunesse et des sentiments à éclipses. Traversés, aussi, par les fractures, les doutes et la peur. Le premier est La femme qui reste, d’Anne de Rochas, ancienne créatrice textile passée avec grâce à l'écriture, (éditions Les Escales), une fresque qui se lit d'une traite sur fond de Bauhaus, de liberté féminine et d'Histoire allemande.
À quoi sert l’art ? Alors que l’école d’architecture et de design vient d’ouvrir ses portes, les élèves du Bauhaus ont chacun leur réponse Nous sommes à l’aube des années 20. Un vent d’effervescence créatrice porte cette poignée d’élèves emmenés par Gropius, Klee, Kandinsky, Hannes Meyer, Mies van der Rohe ! Le début de La femme qui reste, le premier roman d’Anne de Rochas, est un tourbillon d’invention, de curiosité, de rires, de fêtes, de découvertes amoureuses…
Un défi joyeux, aussi, à la pauvreté héritée du premier conflit mondial.
Changer la société. Le projet du Bauhaus ? Mettre de la beauté dans la vie de chacun. « Trouver la forme, la juste forme, qui répond à la fonction ». Sublimer la technique au profit de l’art. Chaque Bauhaüsler forge ainsi son destin d’artiste autour de ses propres rêves. Façonnant « ces choses inertes, les poutrelles d’acier, le béton coulé, le verre et le ciment ». Matières visionnaires qui forment le socle de la déco d’aujourd’hui.
Le projet du Bauhaus de Dessau, c’est la modernité. « Les ombres des cheminées d’usines sont plus longues que celles du château, les cathédrales sont de fer, les chants ceux des machines ». Mais peu à peu, des lignes de fractures se dessinent. La belle unité créatrice de l’école, déjà, se fragmente. Le concept s’impose. Les camps se forment, que tout oppose. « Communisme, nationalisme, formalisme, individualisme… » L’idéologie fait son œuvre en sous-terrain. Il faut choisir son camp. Ou payer cher le prix de sa différence. De la liberté. Ou du seul « pragmatisme (…) coque retournée d’une épave, l’idéalisme ».
Où est passé « l’humus des sciences sociales » (sans doute égaré quelque part entre « l’esprit » de Saint-Germain des Prés et les plateaux de télé qui font commerce de leur caricature et leurs dérives dévastatrices) ?
La créatrice textile Anne de Rochas connaît son sujet. Elle tisse une trame serrée pour redonner vie à l’ « esprit Bauhaus » celui des dernières heures de tolérance et de liberté avant l’horreur généralisée. Elle fait danser les ateliers autour de la matière à transfigurer. Elle exalte la « matérialité » de la création qui, enfin, fait son entrée dans le quotidien. Pour un temps, guère très long, avant que la passion égalitaire, le culte de la « fonction » et la hideur qui en est le corolaire ne l’emportent définitivement.
Anne de Rochas donne surtout la vedette à Clara - dite Othéa - artiste formée à l’atelier textile du Bauhaus. Le seul où les femmes étaient admises à la création de ce bouillonnant collectif de créateurs. Celui qui fera les premiers succès du Bauhaus. Avant une foule d’objets désormais célèbres. « (…) un canapé modulable, des fauteuils légers et un passe-plat », chauffe-eaux, hublots d’avion produits en série. Lotissements et préfabriqués déployés à grande échelle. C’est la marque et l’efficacité du Bauhaus. Fabrique de design et de modernité largement diffusés.
« Il fallait des ailleurs… »
Clara. Lointain reflet de l’auteure dans ces boules argentées où la jeune héroïne regarde miroiter et se perdre l’éclat de ses rêves ? La « tisserande » y laisse volontiers flotter la trace évanescente de ses bonheurs, des fragments d’ espérance et de divertissement. « Un si petit monde enclos de transparence… Il fallait des ailleurs ». Gouttelettes d’espoir bientôt évaporées. Emportées dans le tourbillon terrible de l’Histoire. Soudain, « (…) le nid du rouge-gorge est vide ».
Autour de cette figure forte, la primo-romancière donne vie à une galerie de personnage attachants. Tisse des relations subtiles autour d’une intrigue amoureuse tripartie lointainement inspirée de « Jules et Jim », le film de François Truffaut. Passion artistique et intrigues amoureuses s’entrelacent pour tenir le lecteur en haleine au fil de l’intrigue. La solidité de la trame narrative fait ainsi oublier des images parfois convenues. Luxe de détails et développement superflus, scènes appuyées, qui auraient mérité d’être évoqués par touches plus légères.
Légères comme peut l’être la jeune Clara, personnage de femme libre, fantasque, impertinente. Vivante. Incarnation de l’artiste et de la jeunesse indépendante par excellence. Libre dans son travail et son imaginaire comme dans sa vie. Forgées à l’âge tendre, les grandes amours traversent la vie.
Le contraste avec la montée du fascisme et du totalitarisme communiste n’en est que plus efficace. Un peu évident, aussi. Il en reste un plaisir d’easy reading qui s’enroule, séduit, s’évapore comme le foulard de soie blanche de « Petit Théo », l’un des grands amours de la mystérieuse et séduisante Clara-Othéa.
Les souvenirs ne vous quittent jamais. C’est l’esprit des années Folles qui s’enfuit et renaît ici. Reste un peu de rêve et de beauté. Un musée dans Berlin reconstruite.
>>Anne de Rochas, La femme qui reste, Les Escales, 470 pages, 20,90 €
Easy reading : lecture facile
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