Le philosophe et essayiste François de Bernard fustige, à l'instar d'autres acteurs du monde intellectuel et culturel, la décision confirmée par le dernier point presse du Premier Ministre Jean Castex, de fermeture des librairies et l'interdiction de vente de « biens culturels ». Pour le philosophe, au nom de quel critère est-il jugé que les « produits culturels » n’étaient pas « de première nécessité » ? Cette dérive anti-livres lui rappelle le thème de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, adapté par François Truffaut au cinéma.
Soyez rassurés, tout ira bien : le gouvernement de l’Arrêt-public a décrété que livres et disques sont « des produits de première dangerosité », et qu’il était désormais prohibé de s’en approcher.
D’une part, la manipulation imprudente de ces objets vous instillerait à coup sûr le panvirus, dont ils sont naturellement infestés, comme chauve-souris et pangolins.
Mais, d’autre part, s’il vous venait l’idée subversive de les ouvrir, feuilleter ou écouter, vous contracteriez assurément d’autres virus peut-être plus malins encore, dont le pire est celui de la pensée critique — parasite qui se greffe sur tout ouvreur de livre et joueur de disque ! Le gouvernement, qui a pour seule préoccupation votre bien-être et protection, a donc anticipé sur les risques considérables que vous encouriez en lançant sans hésitation la procédure successive : il dressera un mur de feu entre vous et les démons qui vous guettent sournoisement. Il instaurera l’autodafé général et obligatoire de tous les livres et disques honteusement dissimulés par les post-citoyens au fond de leurs armoires et bibliothèques. Il exigera, à bon escient, que ces innommables « titres » soient vitement brûlés en place publique, ou à défaut dans les cheminées domestiques, fours à pains ou pizzas et autres braseros, afin de purger la société de tous les germes extérieurs qui la menacent. Ce faisant, il purgera aussi l’air de tous les lieux publics et (autrefois) « privés » de leurs miasmes fétides et invasifs : il assainira enfin la nation en danger, en la préservant de toutes les contaminations possibles (et même des plus improbables).
« Quelqu'un a écrit un livre sur le tabac et le cancer des poumons ? Les fumeurs pleurnichent ? Brûlons le livre. La sérénité, Montag. La paix, Montag. Dehors, les querelles ! Ou mieux encore : dans l'incinérateur. » Voilà le programme, les amis, et des plus convaincants, publié dès 1953 par un certain Bradbury, gauchiste signalé, et répété en 1966 à l’écran par un dénommé Truffaut, trublion notoire. À quoi Clarisse objecte : « Vous arrive-t-il de lire les livres que vous brûlez ? », la réponse de Montag surgissant dans un éclat de rire : « C'est contre la loi ! » Voilà un programme peu différent de celui adopté par les gouvernements présents.
C’est en effet « la loi » actuelle que de prohiber la vente et la consultation de livres et de disques dans librairies et bibliothèques, au motif des périls pour la santé physique et citoyenne des irresponsables qui prétendraient l’enfreindre. Mais qui a estimé les conséquences de ces mesures à l’aune de la perte immense et collective : de savoir, d’intelligence, de formation, de bonheur et de passion qu’elle génère, ici et maintenant ? Qui a évalué (de manière préalable) la destruction majeure, sinon irréversible, qu’elles engendrent dans le tissu économique et social si précieux de l’édition, de la diffusion et de la transmission, professionnelle et professorale ? Qui s’est inquiété de la rupture (franche) qu’introduisait dans le « pacte républicain » cette privation inouïe (sauf en régime « autoritaire ») de l’accès libre et autonome aux œuvres de la pensée et de la création ? Pas grand monde au sein du pouvoir biopolitique2, semble-t-il — et c’est plus qu’inquiétant.
Montag le reconnaît lui-même : « Cette nuit, j'ai pensé à tout le kérosène que j'ai utilisé depuis dix ans. Et j'ai pensé aux livres. Et pour la première fois, j’ai réalisé que derrière chacun de ces livres, il y avait un homme. Un homme qui les avait conçus. Un homme qui avait mis du temps à les écrire. Jamais cette idée ne m'était venue auparavant (…) Il est possible qu’il ait fallu toute une vie à un homme pour mettre en ordre et écrire ses idées, en observant autour de lui le monde et la vie, et moi j'arrive comme ça, et boum, en deux minutes : tout disparaît ! »
Boum ! On prétend aujourd’hui que la gestion soutenable des services de réanimation et la vie des gens dépendent de choses comme leur éloignement du monde des livres et des disques, qui cependant, comme le monde du théâtre, du cinéma, des musées, a prouvé à quel point il était responsable et soucieux des missions prophylactiques improvisées qui lui ont soudain été dévolues. Au nom de quels critères et justifications le pouvoir biopolitique peut-il donc prétendre ignorer leur dévouement à la cause de la lutte contre la pandémie, et faire comme si ses décisions régaliennes en la matière n’étaient pas contraires à l’intérêt général — comme si lesdits « produits culturels » n’étaient pas « de première nécessité » ?
1 « température à laquelle le papier s'enflamme et se consume ». Cf. le roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.
2 Régime dans lequel pouvoir exécutif et pouvoir médical se confondent jusqu’à rendre indissociables leurs enjeux et leurs actions.
>> François de Bernard est philosophe et essayiste. Derniers essais : L’Homme post-numérique et Pour en finir avec « la civilisation » (éd. Yves Michel)
Visionner un extrait du film Fahrenheit 4511 de François Truffaut adapté du roman éponyme de Ray Bradbury. Ce roman de science-fiction raconte l’histoire d’un pompier qui a pour mission de brûler les livres, dans une société où ils sont interdits, la température indiquée dans le titre fait référence au point d’auto-inflammation du papier. La brigade des pompiers a pour seule mission, non d'éteindre les incendies, mais de traquer les gens qui possèdent des livres et de réduire ces objets en cendres.
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