Le long du couloir qui mène à la loge, se succèdent des coupures de presse et des photos jaunies. Des portraits de célébrités venues se produire dans le cabaret, des paysages polonais, le Mur des Lamentations enneigé, de vieilles femmes à Haïfa concourant pour l’élection de Miss Survivante de la Shoah. Certaines encadrées, d’autres non, ces images annoncent le cabinet de curiosités qui se cache au fond de la loge de Rosa et qu’elle détaille, grâce au miroir de sa coiffeuse, avant et après chaque représentation – elle regarde rarement en face ces souvenirs de douleur.
Derrière la porte rouge qui s’ouvre sur son sanctuaire, parmi les statuettes, les habits en lambeaux et les pierres couleur brique, se trouvent deux gamelles de métal. La sienne, qui lui a permis de s’accrocher au jour, marquée d’une infinie culpabilité. D’avoir volé, de n’avoir pas partagé, d’avoir piétiné des corps pour survivre. Rosa se souvient du nom de chaque femme tombée au seuil de la nuit, de leur visage creusé, elle se souvient de s’être nourrie au détriment de tant d’autres, humiliée par ses propres instincts. Et puis la gamelle de Jania.
Rosa tirera sa révérence demain, elle sent que la fin approche. La vieille femme a longtemps réfléchi à ce qu’elle ferait de ses biens, se demandant si elle devait léguer ces souvenirs à sa famille française, à un musée ou à un mémorial débordant déjà de pyjamas rayés et d’étoiles jaunes râpées. Non, elle restera fidèle à son cabaret et à ses spectacles, rien ne sortira de Shtetl City après cette nuit. Elle a préparé un inventaire des objets qu’elle léguera à l’éternité et le reste brûlera. Rosa a pris sa décision, rien ne l’empêchera de mettre le feu aux vestiges qui la rattachent à ses démons, elle veut se débarrasser d’eux avant son départ.
Rosa, qui a perdu son humanité pour revenir d’entre les morts. Rosa, la dernière rescapée d’Auschwitz encore vivante.»