Chronique de Caroline Lepage

« Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez, un chef-d’œuvre à redécouvrir

Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez  est de ces livres dont tout le monde connaît le titre, sans nécessairement l’avoir lu. Pour ceux qui se sont plongés dans le roman, la réaction est souvent forte : on tombe en amour ou on abandonne au bout de quelques dizaines de pages. Il s’agit là d’un univers et d’une prose bien particulière, que Netflix a tenté d’adapter sur petit écran. À cette occasion, Caroline Lepage, grande spécialiste française de Gabriel Garcia Marquez, nous explique comment ce chef-d’œuvre a été écrit et pourquoi son réalisme magique est encore souvent mal compris.

L'acteur Claudio Cataño dans la série Netflix adaptée du chef d'œuvre de Gabriel Garcia Marquez L'acteur Claudio Cataño dans la série Netflix adaptée du chef d'œuvre de Gabriel Garcia Marquez

Cent ans de solitude est de ces livres dont tout le monde connaît le titre, sans nécessairement l’avoir lu. Pour ceux qui se sont plongés dans le roman, la réaction est souvent forte : on tombe en amour ou on abandonne au bout de quelques dizaines de pages. Il s’agit là d’un univers et d’une prose bien particulière, que Netflix a tenté d’adapter sur petit écran. À cette occasion, Caroline Lepage, grande spécialiste française de Gabriel Garcia Marquez, nous explique comment ce chef-d’œuvre a été écrit et pourquoi son réalisme magique est encore souvent mal compris.

Quand, le 5 juin 1967, Cent ans de solitude paraît à Buenos Aires, García Márquez a 40 ans. Il est un journaliste aguerri, sa carrière commencée en 1948 à l’Universal de Cartagena de Indias en tant que reporter et chroniqueur, en même temps qu’un écrivain bénéficiant d’une notable réputation dans le monde littéraire colombien.

Il possède à son actif trois courts romans, Des feuilles dans la bourrasque (1955), Pas de lettre pour le colonel (1961), La Mala hora (1962) et un recueil de nouvelles, Les funérailles de la Grande Mémé (1962), ainsi qu’une poignée de textes publiés dans les journaux et rassemblés en 1972 sous le titre intrigant : Des yeux de chien bleu.

D’une manière ou d’une autre, ces œuvres auront représenté des détours, mais aussi, dans une bien plus ample mesure, des laboratoires : des laboratoires où expérimenter, s’éprouver et apprendre, afin de parvenir à écrire le grand roman qu’il avait en tête depuis l’âge de 18 ans, alors intitulé La Maison.

Comme il l’expliquera plus tard, il sentait qu’il n’avait pas encore la solution, ni sans doute le souffle, pour le coucher sur le papier. Il faut donc voir dans ces trois romans et cette vingtaine de nouvelles, le fameux « cycle de Macondo », les pièces d’un puzzle qui trouveront leur place et sens dans La Maison, devenue Cent ans de solitude (par exemple, en 1955, la nouvelle « Monologue d’Isabel regardant tomber la pluie sur Macondo » constitue l’embryon du récit de l’épisode du déluge de quatre ans accablant par la suite les Buendía, dans le 16e chapitre de Cent ans de solitude).

Après avoir attendu plus de deux décennies, il n’aura fallu à García Márquez que 18 mois pour enfin en venir à bout, tandis qu’il vivait à Mexico, dans une situation économique très précaire. À l’en croire, la « solution » était à portée de main depuis toujours : raconter toute l’histoire comme sa propre grand-mère, ses tantes, ses voisines, nombre de conteuses et quelques conteurs (dont son grand-père), lui racontaient les leurs, durant son enfance dans la maison familiale d’Aracataca, gros bourg de la région caraïbéenne de la Colombie.

Un réalisme magique mal compris

Comme il y croyait simplement parce que pour lui, il s’agissait de la réalité tout court, nulle raison que la fiction ne fût pas capable de parvenir à ce que le lecteur y croie à son tour. Voilà où se situe le fameux « réalisme magique », semble-t-il indissociable de Cent ans de solitude qui, par cette indissociabilité même, engendre un partiel contresens critique, malheureusement jamais levé.

Car non, García Márquez ne postule pas que la réalité caribéenne, colombienne et latino-américaine, soit magique en soi (si cela se fait dans les pages de son œuvre, il ne croit pas que ses concitoyens circulent sur des tapis volants, se mettent en lévitation après avoir bu une tasse de chocolat chaud, ni montent au ciel en étendant une paire de draps par grand vent), mais que les mots pour la traduire en narration savent le devenir.

En l’occurrence, cette histoire que García Márquez veut à tout prix raconter constitue à la fois le recueil d’un précieux héritage de récits et anecdotes (il y a plus que de la pose quand il affirme ne rien avoir inventé dans Cent ans de solitude) et l’écriture de ses propres souvenirs d’enfance, de sa nostalgie et de ses illusions – García Márquez dut quitter la maison d’Aracataca à l’âge de 8 ans, départ représentant pour lui un véritable arrachement, un traumatisme que son œuvre littéraire entière aura ressassé… Car écrire, c’est, il a bien compris les enseignements reçus, donner réalité.

Macondo devient ainsi la somme des histoires qui n’existent plus et des histoires qui n’ont jamais existé, aussi bien celles que l’on nous a racontées que celles que l’on s’est racontées à soi-même. S’affirment ici, dans l’amplitude de Cent ans de solitude, les coordonnées spatiotemporelles de la toute-puissance de la fiction et de l’autofiction une sorte de superlative performance collective et individuelle : elle naît avec l’ouverture du roman, quand le monde est alors si nouveau que les cailloux de la rivière ressemblent à des œufs préhistoriques, où les choses sont si nouvelles qu’elles n’ont pas encore de nom et qu’il faut les désigner du doigt, pour s’achever avec la fermeture, quand un vent d’apocalypse emporte tout, un tout à jamais préservé de la « réalité réelle » susceptible de venir après, puisque ce monde-là demeure clos dans 500 pages.

Désormais, il suffit de reprendre à la page 1, avec un autre lecteur, pour que l’histoire recommence, encore et encore. Dans cette mécanique, le début et la fin, la vie et la mort ne constituent guère que des circonstances presque fortuites liées à la lecture.

Une métaphore de l’Amérique latine ?

On s’est entêté à voir avant tout, et parfois exclusivement, derrière cette immense fiction débridée, une métaphore de l’Amérique latine, dont, pour reprendre la célèbre formule du Mexicain Carlos Fuentes, Cent ans de solitude serait la Bible. Avec son roman, García Márquez aurait ainsi raconté rien moins que toute l’histoire du sous-continent (depuis sa Découverte par les Espagnols jusqu’à sa destruction par l’impérialisme étasunien, en passant par son auto-destruction sous les diverses formes de la violence politique et sociale locale), décrit « l’essence » de ses habitants, montré sa réalité la plus « authentique » et « vraie »…

L’actrice Loren Sofia Paz dans l’adaptation de « Cent ans de solitude ». Pablo Arellano/Netflix

De plus, nombre de lecteurs latino-américains de Cent ans de solitude ont affirmé avoir enfin su qui ils étaient en tant que Latino-Américains grâce à ce livre. Les raisons de cette volonté de s’identifier au destin de la famille Buendía et du village de Macondo sont multiples – la première tenant certainement à la puissante tentation de chercher à se contempler dans une image devant laquelle les lecteurs du monde entier n’ont pas cessé de s’extasier depuis la fin des années 1960, ne tarissant pas d’éloges sur cette splendide, merveilleuse et magique Amérique latine.

Il n’en demeure pas moins que cela a figé le portrait d’un García Márquez écrivain en petit artisan sorcier, en porte-parole d’une région, d’un pays et d’un continent incapables d’entrer dans l’histoire, car enfermés dans le mythe et la légende. Largement de quoi le faire passer pour un naïf et un « reconducteur » passif du colonialisme.

À ceci près que tout change si l’on inverse les choses, si l’on ne subordonne plus la réalité fictionnelle à la « réalité réelle », lorsque l’on rend la littérature à la littérature, en somme. Au commencement était le récit, si prépotent qu’il pouvait recréer le monde depuis zéro, un monde fait d’histoires et d’un langage singulier, mais tragiquement envahi et contaminé par l’extérieur, au gré des arrivées des étrangers, porteurs des autres histoires de la réalité sordide.

Que donnerait une relecture de Cent ans de solitude simplement en y croyant, tel le jeune Aureliano à la première ligne du roman, quand son père l’emmène à la fête foraine ?

> Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, Poche Points 2022, 9,90 euros

Cette chronique a d'abord été publiée dans The Conversation. Pour lire la chronique dans son environnement original, cliquez sur ce lien.

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Caroline Lepage est professeure de littérature hispano-américaine, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières. Elle est présidente de la Société Française des Hispanistes et des Ibéro-américanistes et directrice de la revue Crisol. Elle est la spécialiste française de Gabriel Garcia Marquez.

 

En savoir plus

Découvrez la bande annonce de la série Netflix éponyme dont l’adaptation est signée par le Portoricain José Rivera et la réalisation confiée à l’Argentin Alex Garcia Lopez ainsi qu' à la Colombienne Laura Mora, récompensée il y a deux ans au festival de San Sebastian pour son dernier long métrage Los reyes del. mundo :

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