ET SI ...

Et si...

Debout, figée, je me sens comme aspirée par ce trou. Vais-je y tomber ? Pourrais-je y sauter ?

Hébétée, ma rose à la main, je tremble. Le sol tourne sous mes pieds. Dans mon dos, je sens tous ces regards : peinés, curieux, témoins de l’impensable, inquiets aussi. Ils me portent, mais ils m’agressent, comme tout, en ce jour funeste.

Tout me poignarde. Je meurs avec elle.

Encore plus en arrière se dresse la petite chapelle romane que nous venons de quitter. Je sais que la croix s’élève bien haut, et même sans la voir, elle m’attire à elle, me donne le vertige.

« Tenir, rester digne, rendre hommage. » Je répète ces mots dans mon esprit embrouillé, comme un mantra. Je me raccroche à la présence de mon homme, juste à côté, silencieusement sombre. Nous sommes si près, dans la même effroyable peine. Et si loin, emmurés dans ce qui peut nous aider à supporter ce moment, et ce lieu.

« Pour le meilleur et pour le pire », avons-nous entendu lors de notre mariage cinq ans plus tôt. Mais ce pire-là, on ne l’envisage même pas.

Je prends une grande inspiration, aussi grande que l’étau qui serre mon thorax me le permet, et je porte la rose jusqu’à mes lèvres glacées. Je sais que ce geste sera le dernier. Comment le rendre éternel ? Comment le remplir de tout l’amour qui me dévore ?

Une brise s’élève, une mésange pépie, la vie ne s’arrête pas ?

J’embrasse les pétales de cette fleur fragile. Est-elle blanche ? Rouge ? Je ne sais plus. Elle est mon cœur en larmes. Il faut bien, alors je la lâche…

Sont-ce des larmes ? Sont-ce des câlins ? Les premiers pétales se déposent, et commencent à couvrir le petit berceau de bois clair.

Ce sera l’ultime couffin de notre Éline, qui n’aura partagé que cent jours avec nous.

La vie qui lui était réservée reste un mystère. Mais jamais je ne me lasserai de l’imaginer.

(...)

Axel se tourne vers nous, le torse bombé après sa prestation vocale. Les éloges tombent.

— Bravo, Axel, tu chantes très bien ! s’exclame Hélène, l’infirmière.

Son père renchérit, ému.

 — Tu as remarqué comme elle écoute ta voix avec délice ? C’est vraiment chouette que tu chantes pour elle.

Axel vient de chantonner Pomme de reinette et pomme d’api. Même s’il n’a que trois ans, il sait que ce moment partagé est particulier. Être dans l’action l’aide à trouver sa place. Sa place de frère. De frère aîné, surtout.

Éline a tout juste deux mois en ce 17 mars. Elle flotte dans la petite baignoire blanche, à peine retenue sous les épaules par sa maman. Le papa prend quelques photos et vidéos tout en sifflotant aussi de temps à autre. Le bébé remue ses jambes effilées, calmement, un sourire béat sur les lèvres. Seul son ventre rebondi dépasse de la surface de l’eau, dévoilant un joli nombril déjà bien cicatrisé. Ses petits poings serrés ne savent ce qu’ils préfèrent : revenir dans la bouche ou se laisser flotter dans l’eau tiède et douce.

Son visage est fin, les joues arrondies, les lèvres minces, presque transparentes, tout comme le sont ses yeux. En effet, ces derniers ont une couleur pâle, entre le bleu et le gris. Grands ouverts, voulant capter le monde, ou plutôt l’univers restreint qu’est la chambre d’hôpital.

Elle tourne la tête vers son frère dès que celui-ci ouvre la bouche, laissant s’échapper de jolis mots semblables à des notes de musique, aigus et sifflants, souriants et chevrotants. Ces paroles sont pour elle comme des mélodies.

Ces échanges, calmes et doux, sont tellement réconfortants ! Aucune crispation des mains, pas de lèvres grimaçantes, pas de tortillements d’inconfort gastrique. Non, juste le flottement apaisé d’un bébé de deux mois profitant d’un bain tiède, entouré des siens.

Un moment hors du temps. Un moment enivrant. Un moment rare durant lequel bébé n’est relié à aucune sonde ni à aucun fil.

Aujourd’hui, c’est la fête. Éline a deux mois tout juste. Pour cette occasion, les trois autres membres de sa famille sont venus ensemble ce dimanche.

Ils ont fait une heure de route, depuis leur maison cachée au sein de la clairière d’une forêt normande. Le trajet a été joyeux, ponctué d’anecdotes et de blagues. Axel a raconté la séance peinture du vendredi à l’école de Miserey, son papa a poursuivi avec la sortie à vélo de la veille sur les coteaux de Rouvray et Maman s’est contentée d’écouter, tout en caressant l’abeille en peluche, entre ses mains. En ce dimanche, elle se sent particulièrement apaisée de ne pas faire le trajet seule, comme c’est le cas chaque autre jour de la semaine. Elle n’en peut plus de déposer prestement Axel à l’école avant de filer vers Rouen profiter de son deuxième enfant. Comment arriver à se couper ainsi en deux ?

Mais, le temps passant, il a fallu se résoudre à quitter le CHU sans Éline, en mettant en place une organisation permettant de concilier la vie de famille d’un côté, tout en étant présents pour le bébé hospitalisé à quatre-vingts kilomètres de là.

Ce jour, après le bain et les chansons, Éline se retrouve à plat dos sur son lit, à demi habillée mais déjà réchauffée. Elle suçote sa tétine maladroitement.

La scène est alors étonnante. Axel, porté par Hélène, l’infirmière, dépose la pastille de l’électrode sur le thorax de sa petite sœur. Il écoute attentivement les conseils et s’applique.

— Voilà, tu colles bien la pastille ici, tu vois, comme ça. Le petit ourson dans le bon sens et le fil vers le bas. Très bien. Encore une, là. Il faut en mettre trois.

Axel, concentré, pose sérieusement ses nouvelles « gommettes » sur la peau de sa petite sœur. Quelle responsabilité ! Il se prend pour un infirmier et semble très fier.

Hélène poursuit d’une voix calme.

— Alors maintenant, on va mettre les fils. Là, tu accroches le fil jaune sur cette gommette, puis le rouge, ici, il faut bien appuyer.

— Oh, c’est dur ! dit-il en essayant de ses petits doigts, d’enfoncer le fil dans son logement au niveau de l’électrode.

Il cherche de l’aide du regard. Hélène sourit et l’encourage.

— Oui, c’est un peu difficile, mais tu te débrouilles comme un petit chef. Bravo, Axel !

Les parents assistent à cette scène aussi étrange que belle. L’équipement médical prend la forme d’un jeu, et tout devient plus léger en ce jour inhabituel.

Voir leur petit garçon s’investir dans les soins à sa petite sœur est très émouvant. Il n’a certainement pas tout à fait conscience des enjeux de la situation. Il est seulement heureux d’être grand frère et de montrer qu’il est capable de s’occuper d’Éline. Guidée par l’équipe, la petite famille oublierait presque qu’ils se trouvent dans une chambre de soins intensifs de la maternité Charles-Nicolle.

Éline est hospitalisée depuis sa naissance. D’abord en réanimation, puis en soins intensifs. Elle a ensuite été transférée en « néonat’ rose », service plus léger considéré comme sas médical avant le retour à la maison. Chaque étape constituait une victoire et un intense moment de joie.

Seulement, après quelques jours, il s’est avéré qu’Éline n’était pas à sa place. De problèmes respiratoires en anomalies sanguines, de désaturations en détresse respiratoire, de problèmes digestifs en soucis de trachée, de nuits d’angoisse en jours mouvementés, les équipes ont finalement dû la ramener en soins intensifs. Un retour en arrière difficile pour la famille, qui a dû tirer un trait sur l’espoir d’un retour proche à la maison.

Dans ce contexte, le bain devient un événement précieux. Rarement planifiable, il faut d’abord que tous les voyants du bébé soient au vert, que le personnel soit disponible et les autres patients suffisamment stables aussi. Tant de fois ce moment fantasmé a dû être reporté alors, en ce dimanche, tous en profitent au maximum.

Éline est sereine, elle respire bien, c’est un bon jour ! Et c’est l’idéal pour la venue, rare, de son frère, que les parents essaient de protéger au mieux des angoisses quotidiennes liées à la situation.

La petite rhabillée, rebranchée aux machines, et bien calée dans les bras de son papa, Axel joue au cafetier et entreprend de servir un cappuccino imaginaire à qui en formule le vœu. Tout le monde en demande, le trouve très bon, et ne cesse de le touiller d’un mouvement théâtral. Chacun en rajoute.

— Mmmmm ! Mais quelle délicieuse boisson ! surjoue Maman.

— Ah, oui ! Jamais goûté un aussi bon café, renchérit Papa.

— Mais non, Papa, tu as demandé un chocolat, toi, pas un café, le reprend son fils, d’un air sérieux.

Les infirmières rient puis décident de laisser la petite famille tranquille dans le box. L’après-midi se termine ensuite en chansons. « Petit es-car-got, porte sur… »

Éline, endormie, offre beaucoup moins d’intérêt pour Axel qui commence à sérieusement tourner en rond dans la chambre. Le moment où il demande une chaise pour l’escalader, de façon à atteindre la boîte à musique accrochée à la potence, donne le signal de départ.

Après avoir été maintes fois embrassée, la petite est reposée dans son lit. Le trio emprunte le couloir sous les au revoir joyeux de l’équipe. Les parents sont abasourdis de découvrir ces sourires immenses sur le visage des soignants, habituellement plus fermés ! Pour eux aussi, ce dimanche a été extraordinaire. Une famille venue donner un bain à son enfant devient, dans le service, un moment de fête. Les yeux fatigués sont plus brillants, les joues plus rosées et les sourires en disent long. Les parents n’arrivent plus à parler. L’instant est suspendu, leurs yeux picotent. Les regards se croisent, et tout est dit. ( ... )

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