La première fois que Jeanne voit Pietro, c’est au gymnase où sa mère fait le ménage.
Quand c’est le jour de nettoyer les gradins, la mère embarque sa fille, on n’aura pas trop de quatre bras.
Jeanne y gagne 20 francs, ça fait un petit complément à sa paye de l’hôtel. Et puis ça l’occupe.
Un mercredi de février, leurs horaires coïncident ave l’entraînement de l’équipe de basket. Les semelles de
caoutchouc crissent sur le parquet, les shorts en nylon luisent sous les projecteurs. Il est là en débardeur rouge, ses cheveux noirs mi-longs ceints d’un bandeau éponge. Chiffon en main, Jeanne se concentre sur le bois verni du banc qu’elle astique pour ne pas le regarder, mais c’est impossible car du haut de ses deux mètres il domine son monde. On ne voit que lui. À un moment un ballon rebondit jusqu’à elle agenouillée pour lustrer le sol. Elle le renvoie d’un geste malhabile. Il ramasse la grosse boule râpeuse d’une seule main, quand il en faudrait trois à Jeanne. Elle songe qu’elle n’est pas de taille. Elle n’y songe même pas.
Un soir, à la débauche, Jeanne dit qu’elle va rentrer à pied. Sa mère trouve l’idée saugrenue, pour sa part
après trois heures debout à faire la vitrine des coupes elle ne marcherait pas dix mètres. En plus il commence à mouiller.
— La pluie c’est bon pour les cheveux.
Dans un soupir la mère rabat la portière de la 3 CV et démarre, laissant sur place l’écervelée.
Quand Pietro sort à son tour du bâtiment blanc, la pluie a eu le temps d’aplatir sa choucroute qu’elle a
châtain l’hiver et blonde l’été. De toute façon elle ne compte pas se montrer. Au contraire se recule derrière
une benne, hors de vue de la demi-douzaine de garçons qui s’envoient des blagues, sacs de sport en bandoulière.
En se répartissant dans trois voitures ils se donnent rendez-vous chez Émile. C’est le Café de la Poste mais tout le monde dit chez Émile, même depuis qu’Émile a laissé les commandes à son fils Joël après sa crise cardiaque.
Jeanne fait un crochet par le bourg pour passer devant. Masquée par la buée de la vitre, elle le repère au bout du comptoir, illuminé par le néon du bar. Elle reconnaît Sylvie Vergnault qui l’écoute en souriant béatement. Toute leur année de septième, elles se sont moquées de l’haleine de vinasse de l’instituteur. Ce soir Sylvie a l’air moins réfractaire à la bouteille. Pietro cale un glaçon de son Ricard entre ses dents pour la faire rire et ça marche. Il a le verbe tactile, il ne va plus tarder à l’embrasser. Elle fermera les yeux pour goûter pleinement l’instant. Elle s’imaginera être sa copine, sa fiancée, sa femme s’il le lui demande. Elle se figurera leur maison avec des balcons fleuris comme sur la carte postale envoyée d’Autriche par sa marraine. Elle réalise qu’elle n’a rien à manger. Elle court vers le Coop, à cette heure il n’y a plus que ça d’ouvert. Bernard qui s’apprêtait à tirer le volet métallique la laisse s’enfoncer dans les rayons dont elle revient avec une boîte de cassoulet pour une personne.
En la vidant à la cuillère dans une casserole, elle décide de l’oublier. Entre eux ça ne collera jamais. Elle n’aime pas le Ricard et rien ne dit qu’il aime les balcons fleuris.
Un soir qu’il s’éloigne du gymnase à pied, elle le suit, le crachin aux joues et la peur au ventre. La filature
prend fin à hauteur d’un petit immeuble face à la station- service. Pietro plie son grand corps pour faire jouer une clé dans la serrure. C’est bien l’adresse qu’elle a trouvée dans l’annuaire de chez sa mère. Après une poignée de minutes une fenêtre du deuxième s’éclaire. Une ombre fugace glisse sur le plafond. Jeanne vise le carreau avec un gravier et s’enfuit en courant. »