LA COUVERTURE DÉCHIRÉE

Les avis sur ce livre (1)

Les avis

Le 24 janvier, 2025 - 15:27


Robert BELTRAN

 

 

 

 

LA COUVERTURE DÉCHIRÉE

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la mémoire de ma sœur...

 

Pour Cathy, Amandine et Chloé...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« - Qu’est-ce qu’un réfugié, mon père ?

- Rien, rien, tu ne comprendrais pas.

- Que signifie être un réfugié, grand-père, je voudrais comprendre.

- Être un réfugié signifie que tu ne seras plus un enfant, désormais ! »

 

Mahmoud Darwich

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 – DIEGO


 

Le 12 octobre Diégo est mort, subitement. Il paraissait indestructible malgré son grand âge. Il incarnait une histoire tourmentée, insistante. Né ailleurs, son accent colorait les propos dont il était le narrateur infatigable. Il racontait. Transformé de fait en ancien du village, il livrait ses péripéties pour défaire les liens qui l’entravaient, tant ça débordait d’images enfantines encombrantes. Il parcourait ainsi les méandres de son histoire par des détours à n’en plus finir, opiniâtrement. Il ne cessait de dire et redire les épreuves traversées, réorganisant le canevas de son aventure, à s’y perdre, à s’y retrouver à l’occasion.

Le 12 octobre Diégo est mort, soudainement. Se déplacer devenait de plus en plus laborieux. Il traînait des pieds, les genoux endoloris par l’arthrose, et immuablement, il allait de son domicile à la place centrale du bourg, distante de quelques mètres, beaucoup trop longs pour lui. Un banc de bois sans âge, à la peinture verte, délavée, l’accueillait avec ses comparses. Durant cette funeste après-midi, Diégo avait murmuré à l’oreille de sa meilleure amie, « fin de partie proche ! ». Depuis longtemps, la communauté des vieux échangeait en attendant la mort, une manière de domestiquer l’échéance ultime. Vivants jusqu’au terme, se comptant, ils discourraient du passé, imaginaient l’avenir et ne s’en laissaient pas compter. Le futur leur appartenait encore et toujours. Vivants, ils étaient.

Le 12 octobre Diégo est mort au cours d’un automne exceptionnellement chaud. Diégo aimait cette saison, ce temps d’après vendanges, avant les frimas de l’hiver. Il adorait la saison, pour la cueillette des champignons. Sa passion, le pleurote du panicaut champêtre, qu’il cherchait obstinément, parcourant le territoire du faux chardon, là où il poussait. Un vrai chasseur, lui qui honnissait la chasse. Mais la collecte royale restait, pour lui, celle des cèpes qu’il traquait dans les forêts et les châtaigneraies. Il appréciait la douceur automnale et la palette colorée qui embellissait le paysage. Ce 12 octobre, le temps sec et ensoleillé ravissait la communauté villageoise, la température oscillait entre 21 et 24 degrés. Une semaine plus tard un épisode méditerranéen devait inonder la contrée. Des orages violents transformant les rues paisibles en torrents dévastateurs ; terres de contrastes, disparités du sud, terre d’excès.

Diégo est mort dans un village d’adoption, « son village » disait-il. Il y était arrivé en 1939, âgé de treize ans, il y avait quatre-vingt ans aujourd’hui.

 

 

Pétri de glaise et de galets, Diégo le terrien, homme minéral, façonné par le vent et le soleil, se fondait dans cet univers agreste. L’argile et les pierres berçaient son quotidien. Trapu, il s’enracinait dans ce terroir, corps terreux au cœur de ses terres fortes qu’il cultivait. Le 12 octobre 2019, son corps sans vie a signé son absence, mais son histoire s’est faite plus présente que jamais. Ses vieux amis l’ont confirmé, « jusqu’au dernier souffle » il a raconté son épopée, initiée quand il était enfant, un déluge avait alors anéanti ses rêves. Ne dit-on pas que certaines vies sont un roman ? Lui, n’en faisait pas une histoire, il évoquait son histoire, ses fragments à la dérive. Il racontait.

Diégo est mort le 12 octobre dans ce sud aux multiples visages, qu’il parcourait avec affection, à pied, à vélo, un temps en moto et même en voiture, rarement seul. Le goût du partage l’animait. Ce pays de dolmens, parsemé de capitelles, cabanes de pierres sèches, ordonné par des murets, bornait son univers. Une terre de rocaille qu’il affectionnait, peut-être pour sa dureté mais aussi pour cette garrigue aux mille senteurs, réunissant ainsi le végétal et le minéral dans une union éternelle. Les oliveraies lui rappelaient son enfance, au loin, derrière les montagnes. Les vignes courageuses et les pinèdes fragiles le remplissaient de bonheur ; il admirait leur bravoure. Les coteaux solitaires, aux tons bleus, l’émerveillaient. Il adorait se promener sur le causse desséché par le soleil ou se balader tout au long du canal du midi, en fin d’après-midi. Il admirait cette œuvre majestueuse, originale, initiée par Pierre Paul Riquet. Diégo ne se lassait point de ces paysages cinglés par les éléments, il aimait le vent du nord-ouest, le cers qui assainissait l’atmosphère. Le dimanche, il grimpait sur les terrasses caillouteuses pour admirer la nature et nourrir sa nostalgie mélancolique. Il pouvait réciter comme une chronique médiévale, les noms magiques des différents cépages, Syrah, Cinsault, Mourvèdre, Grenache, Terret, Marsanne, Bourboulenc, Roussanne, Muscat, Macabeu… Il mâchonnait lentement, avec jubilation, ces mots qu’il mastiquait avant de les incorporer délicatement. Carignan prenait la saveur singulière des origines familiales. La musique de sa voix ressemblait à la poésie des troubadours. Diégo assimilait la langue, il intégrait les mots et les paysages pour être de ce pays, pour être ce pays.

Être un bon ouvrier-paysan de la terre, nourrissait son souhait. Il tenait à cette appellation qui alliait son travail d’ouvrier agricole et de paysan qui œuvrait dans ses quelques parcelles de vigne, sur des terrains ingrats et caillouteux. Il n’avait pas eu à choisir ; dès son arrivée, les évènements l’assignèrent à cette place. Aîné de la famille il devait travailler la terre. Mettre sa force de travail, du haut de ses treize ans, au service d’un patron, pour gagner quelques subsides et nourrir la famille. Totalement démuni, sans ressources, il devait survivre. Diégo restait très proche de son père. Ce destin alimentait l’exil et il l’acceptait. De sa vie il ne dérogea pas à ce « hasard ». Survivre oui, au milieu de tant d’hostilité et affronter une nouvelle guerre, dans un pays étranger, tel était le défi quotidien à relever. Un temps bizarrement contradictoire, l’inconcevable côtoyait le banal. S’intégrer dans la communauté des femmes et des hommes de ce lieu, assimiler les codes, s’approprier l’occitan et le catalan entendu chez certains, telle était sa boussole. Tisser des liens, pour l’enfant qu’il était, mais l’était-il encore, prenait pour Diégo la figure d’une volonté nécessaire, d’un impératif catégorique. Il fallait braver la défiance qui caractérisait ce temps ; l’ère du soupçon s’ouvrait.

Ses jeunes frères furent scolarisés à l’école communale. Le travail de la terre occupait son quotidien, nouvelle contrainte. Travailleur acharné il attendit avec impatience la fin de cette guerre, encombrée de craintes, de peurs, de menaces, de faim, de ravitaillement, d’amitié, de suspicion. Il parlait peu de ce moment comme une histoire qui ne lui appartenait pas totalement, comme s’il n’était pas légitime à en dire quelque chose. Des rancœurs le traversaient parfois. Au sortir de l’épreuve, Diégo, divisé entre soulagement et inquiétude retrouvait d’anciennes peurs : peur d’un nouveau conflit, peur d’un retour possible au pays, quitté dans l’urgence, peur d’un nouveau départ. Un danger permanent semblait roder autour de lui, indéfinissable. Vie et mort marchaient ensemble, il en avait vécu l’expérience. La « Libération » ne le libérait pas de ses angoisses, Franco dirigeait toujours son pays de naissance.

La rencontre avec l’autre sexe ouvrit de nouveaux espaces, une autre temporalité. Une jeunesse écornée et un désir exacerbé animèrent le printemps et l’été de 1945. Une vie sociale se réorganisait mais n’effaçait pas les questions, les rancunes et la méfiance. Le dimanche la baignade au canal égayait sa laborieuse semaine. La rencontre amoureuse eut lieu des années après, puis le mariage et la naissance de sa fille, Marianne.

Que désirait Diégo, sinon lutter contre l’oubli, transmettre sa mémoire morcelée, intégrer ce parler langue­docien du quotidien et la réussite de son enfant unique. Cette gageure, il la menait avec ténacité et serinait à sa fille, « ne fais pas comme moi, étudie, étudie ! ». Cette litanie, elle ne pouvait l’escamoter, tant elle en était encombrée. Cette exigence répétée troublait sa fille. Comment dépasser ce père ? 

Diégo s’ancrait dans cet humus, ce terroir, ce terreau, au risque de se claquemurer dans une fatalité et pourtant son esprit restait exilé, exilé à lui-même. Une scission entre deux temps divisait Diégo, mais il ne le savait pas ; des images d’un paradis perdu le hantaient. Il brûlait d’un feu intérieur. Sous les cendres, les braises restaient vives, jamais éteintes. Il offrait les éclats de son histoire, la partageait avec quiconque voulait l’entendre, droit dans les yeux. Les silences laissaient poindre l’innommable et l’impensable surgissait : une parole qui achoppe, fissurée, livrant ses débris. Sa respiration rythmait son récit. Il marchait sur les traces de sa mémoire pour suivre l’inconnu, explorer l’histoire comme terra incognita. Diégo se transformait en diseur solitaire d’un collectif. Il s’adressait au regard, un regard réceptif, qui écoute, attentif. Il fixait ses interlocuteurs de ses yeux bleus et de sa voix rauque. Il les charmait. Diégo ne supportait pas les regards fuyants. Diégo mort, son souvenir s’impose, sa narration lui survit, ses paroles retentissent, hachurées de silences, comme un conte mythique et partagé. Un récit offert. Tous avaient un détail à évoquer, une valise perdue lors d’un bombardement, un frère égaré et retrouvé, un cousin fusillé, les avions larguant leurs engins de mort. Parler, causer, défendre, plaider, s’insurger, dans un tourbillon sans fin, tel était Diégo, jamais rassasié. Il racontait. Sa vérité s’infiltrait dans les failles de sa mémoire, une mémoire sans cesse en remaniements, parfois en lambeaux. À l’écouter, les images phagocytaient l’auditeur ; des images en noir et blanc, images de propagande, images cinématographiques, photos de presse, affiches, dans un brassage essentiel. Dans ce monde foutraque chacun pouvait se saisir de l’image de son choix. Marianne se retrouvait submergée par l’abondance d’images, de mots, de sentiments produits par ce déchaînement des passions humaines. Un amas confus qui l’emplissait démesurément.

 

Diégo danse avec les mots qui l’entraînent dans son continuel récit, des mots qui vagabondent, fragments recousus, oublis, lacunes, pièces éparses qui s’entremêlent dans un tissage recommencé. Le présent invite parfois l’évènement passé et réciproquement. Sa langue est particulière, brassant l’espagnol, le français, l’occitan et le catalan mais avec une touche singulière. Diégo est mort ce 12 octobre, mais sa voix tinte encore aux oreilles de celles et ceux qui l’ont rencontré, avec ses hésitations, ses certitudes, tous ces mots qui ne lui appartiennent plus, mais qu’il leur laisse en héritage. Ce leg circule, de bouche à oreille ; ainsi s’écrit l’historiette et prend naissance la chronique, qui débutait par ces mots fondateurs.

 

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