Ces féroces soldats

« Ces féroces soldats » de Joël Egloff, Buchet Chastel, 2024

Je voudrais retrouver cette lettre. Elle doit être quelque part dans la maison, c’est sûr. Où pourrait-elle être, sinon ? Je l’ai eue entre les mains, pourtant, cela fait des années, et c’est moi qui l’ai rangée, je ne sais où. Elle était à la cave, auparavant, dans une vieille boîte à chaussures sans couvercle, au-dessus de l’armoire à conserves. C’est là qu’elle se trouvait depuis trop longtemps, livrée aux araignées. Je l’avais lue, puis l’avais remontée à l’étage, pour la mettre à l’abri de la poussière. Dans la même boîte se trouvaient trois grands carnets noirs. Des agendas, des livres de comptes de la petite épicerie que tenait ta mère, avant la guerre. Une épicerie sans vitrine et sans horaires, dans une maison au pied de la côte qui montait vers l’église. Sur la façade, on avait peint « Krämerei ». Cela datait d’avant 18. On ne s’était pas donné la peine de changer l’enseigne. À quoi bon ? Ici, tout le monde comprenait. Pour se rendre au magasin, il fallait entrer dans la maison et pénétrer dans la pièce qui faisait face à la cuisine. L’épicerie tout entière y tenait. Aujourd’hui, il n’en reste que ces carnets, remplis de noms et de listes d’articles, en allemand ou en français, c’est selon, en face d’interminables additions. Toutes les dettes des clients étaient consignées là. On ne payait qu’à la fin du mois. Ou le mois suivant. Ou on ne payait pas. Ces carnets, je sais où ils sont. Je peux les feuil‑ leter quand je veux. Mais ta lettre, je n’ai aucune idée de l’endroit où j’ai pu la mettre. Je chercherai encore. Je fouillerai tous les tiroirs. Je finirai bien par la retrouver. Par chance, même si je ne l’ai lue qu’une ou deux fois, même si cela fait bien longtemps, maintenant, je m’en souviens un peu. C’était une lettre très simple. Quelques lignes seulement. Quelques lignes en allemand. Elle est du mois d’octobre 43. Tu avais dix-sept ans. Tu écris à tes parents. Tu leur dis que tout va bien, que la nourriture est bonne. Tu dis qu’à chaque coup de sifflet, il faut courir pour se rassembler. Et puis tu demandes à ce qu’ils t’envoient au  plus vite du cirage et du savon. Ou bien juste l’un ou l’autre, je ne sais plus. Le reste, je l’ai oublié. Mais il n’y avait ni fioritures, ni épanchements. Entre deux coups de sifflet, de toute façon, tu n’en aurais pas eu le temps. Elle ne dit pas grand-chose, cette lettre, mais au fond elle dit tout. Elle dit que le temps n’était pas aux confidences, ni à l’expression de vos sentiments. Elle dit que tu n’y étais pas habitué. Ce n’était pas votre langage. Elle dit que tu étais né un peu trop tôt, que la guerre avait déjà trop duré pour que tu continues à lui échapper encore. Elle dit que la patrie te réclamait, que tu n’avais plus le choix. Elle dit que « patrie », ici, depuis l’été 40, une fois de plus, se prononce « Vaterland ».
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Trois guerres en moins d’un siècle. La même sinistre partie en trois manches. On en a vu défiler des soldats, par ici. Au pas ou en boitant, le torse bombé ou les pieds devant, plus ou moins fiers, plus ou moins vaillants selon le sens dans lequel ils mar‑ chaient. Et des uniformes, de toutes les couleurs. Des bleu et rouge, des bleu-gris, des gris, des verts, des vert-de-gris. Et puis des noirs, aussi. Chaque fois que les Allemands passaient par là, ils déplaçaient la frontière un peu plus loin vers l’ouest, au prétexte que c’était là qu’elle aurait dû se trouver depuis toujours. Tout naturellement, on devenait allemands. À la fin de la guerre, ou à la suivante, on leur demandait de tout remettre en place comme avant, et on leur faisait promettre de ne jamais plus recommencer. Et l’on redevenait français. Ils en ont vu du pays, en trois guerres, les gens d’ici. Tout en restant chez eux. Français avant 1871. Allemands, ensuite, jusqu’en 19. Français, de nou‑ veau, jusqu’en 40. Allemands jusqu’en 45. Français, enfin, pour de bon. Tout ça en l’espace d’une même vie, pour certains. Ils en avaient le tournis. Ça durait depuis des siècles, cette histoire. On n’a jamais vraiment dormi tranquille. Toujours une guerre à craindre, à faire, ou à oublier. Tout ça a laissé des traces. »

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