Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui aujourd’hui porte son nom. Personne ne put dire précisément à quelle date il fut trouvé, on sait seulement que tous les matins, toujours au même endroit, une femme misérable avait l’habitude de s’asseoir là pour déposer devant elle une écuelle en calebasse et tendre une main fragile aux passants du parvis. Quand elle aperçut l’enfant, elle le repoussa d’un geste dégoûté. Mais son attention fut soudainement attirée par une petite boîte brillante, cachée entre les plis du lange, que quelqu’un avait laissée là comme une offrande. Un rectangle en fer-blanc, couleur argent, taillé d’arabesques fines. C’était une machine à rouler des cigarettes. Elle la vola en la mettant dans la poche de sa robe, puis se désintéressa du bébé. Elle constata toutefois pendant la matinée que ses timides vagissements, ses cris hésitants attendrissaient les fidèles qui, les croyant ensemble, remplissaient tour à tour le fond de son écuelle avec des pièces en cuivre. Le soir venu, elle l’emmena dans une basse-cour, lui colla la bouche à la mamelle d’une chèvre noire dont les pis étaient couverts de mouches, et le fit allaiter, à genoux sous son ventre, d’un lait épais et chaud. Le lendemain, elle l’entoura dans un torchon de cuisine et le pendit à ses hanches. Au bout d’une semaine, elle se mit à dire que l’enfant était le sien.
Cette femme, que tout le monde appelait la muette Teresa parce qu’elle avait des troubles d’articulation, devait avoir vaguement la quarantaine, bien qu’elle n’eût elle-même pu préciser son âge. Dans son visage, il y avait quelque chose d’indien et, sur le côté gauche, une légère paralysie que lui avait causée une ancienne crise de jalousie. Elle ne portait plus qu’une peau spongieuse sur les os, avait des mains couvertes de blessures qui ne cicatrisaient jamais, et des cheveux d’un blanc sale, tombant platement, qui lui encadraient la figure comme des oreilles de basset. Elle avait perdu l’ongle du pouce gauche le jour où un scorpion, réfugié au fond d’un tiroir, l’avait piquée à la main, ce qui ne la tua pas, mais forma une sorte de boudin de chair au bout de son doigt, une excroissance morte, et c’est ce bourrelet que l’enfant suça ses premières semaines avant de s’endormir.
Elle le nomma Antonio, car l’église où elle l’avait trouvé était placée sous le patronage de saint Antoine. Elle l’alimenta de sa propre colère, de sa douleur silencieuse. Durant ses premières années, elle lui fit mener une vie désordonnée, honteuse, indigente. Elle se persuada que, s’il survivait à cette misère, personne d’autre que lui-même ne pourrait le tuer. À un an, il pouvait à peine marcher qu’il mendiait déjà. À deux ans, il parlait la langue des signes avant l’espagnol. À trois ans, il lui ressemblait tant qu’elle se demanda si elle l’avait véritablement trouvé sur les marches d’une église, ou si elle ne l’avait pas mis au monde dans l’arrière-cour d’un taudis, au creux d’une niche de paille, entre un âne gris et un agneau. Elle l’habillait de fripes crasseuses et, pour émouvoir les passants, le serrait contre elle avec une fausse complicité, le mouillant d’une sueur âcre qui, par l’effet de la chaleur, devenait une sorte de gélatine grasse et jaune. Elle le nourrit de fromage de chèvre, roulé à la main, dormit avec lui dans son abri fait de journaux délavés au fond d’une bergerie de fortune, et peut-être jamais une femme ne mit autant de courage à s’occuper d’un enfant qu’elle n’aimait pas. »