Bien-être

« Bien-être » de Nathan Hill, Grand prix de littérature américaine, Gallimard, 2024

Il vit seul au troisième étage d’un vieil immeuble en brique sans vue sur le ciel. Quand il regarde par la fenêtre, il ne voit que sa fenêtre à elle – de l’autre côté de l’étroite ruelle, presque à portée de main, où elle vit seule, elle aussi, au troisième étage d’un autre vieil immeuble. Il ne connaît pas son prénom, ni elle le sien. Ils ne se sont jamais parlé. C’est l’hiver à Chicago.
Aucune lumière, ou presque, ne pénètre dans cette ruelle qui les sépare, ni d’ailleurs aucune pluie, neige, grésil, brouillard, ou ce truc mouillé, vaguement craquant, que les gens d’ici appellent mix hivernal. La ruelle est sombre et silencieuse, et la météo n’y change jamais. L’endroit semble n’avoir absolument aucune atmosphère, un vide cousu à l’intérieur de la ville qui a pour vocation singulière de séparer les choses des choses, comme l’espace interstellaire.
Elle est apparue pour la première fois le soir de Noël. Il était allé se coucher tôt ce soir-là, le moral dans les chaussettes – seule âme qui vive dans cet immeuble cacophonique, et que personne n’attendait nulle part –, quand de l’autre côté de la ruelle une lumière s’est allumée et une petite lueur chaude a remplacé l’habituelle obscurité béante. Il s’est levé pour s’avancer vers la fenêtre. Elle était là, tourbillon de mouvements, organisant, déballant, sortant de petites robes aux couleurs vives de deux grandes valises assorties. La fenêtre derrière laquelle elle se trouvait était si proche de lui, et elle aussi était si proche – la distance entre leurs deux appartements franchissable d’un seul bond ambitieux – qu’il a reculé d’un ou deux pas pour mieux s’immerger dans son obscurité. Il est resté accroupi à la regarder pendant un petit moment, avant de se trouver indécent et de retourner se coucher. Mais au fil des semaines il est revenu au théâtre de cette fenêtre, plus souvent qu’il ne voudrait l’admettre. Il reste parfois assis là, caché, et pendant quelques minutes il observe.
Dire qu’il la trouve belle paraît trop simple. Bien sûr qu’il la trouve belle : une beauté objective, classique, évidente. Sa démarche, déjà, rebondissante, joyeuse et élégante, pleine d’une sorte d’allégresse, l’a totalement conquis. Elle glisse sur le plancher de son appartement en grosses chaussettes, virevolte parfois sans prévenir, sa robe tourbillonnant autour d’elle. Dans ce lieu terne et crasseux, elle préfère les robes – des robes à fleurs colorées incongrues dans la poussière du quartier et le froid de l’hiver. Elle replie les jambes sous leur tissu quand elle est assise dans son fauteuil en velours moelleux, quelques bougies à proximité, l’air impassible et calme, tenant un livre d’une main et effleurant lentement de l’autre la bordure d’un verre à vin. En la contemplant en train de toucher ce verre, il se demande comment le bout de ses doigts peut inspirer un si intense tourment.
Elle a décoré son appartement de cartes postales des endroits qu’elle a sans doute visités – Paris, Venise, Barcelone, Rome – et de reproductions d’œuvres d’art encadrées qu’elle a sans doute vues en vrai – la statue de David, la PietàLa CèneGuernica. Elle a des goûts variés et intimidants ; lui n’a même jamais vu l’océan.
Elle lit immodérément, n’importe quand, allume sa lampe de chevet jaune à deux heures du matin pour feuilleter de grands livres encombrants – biologie, neurologie, psychologie, microéconomie – ou des pièces de théâtre, des recueils de poèmes, d’épais volumes sur l’histoire des guerres et des empires, des revues scientifiques aux noms indéchiffrables et à la terne reliure grise. Elle écoute de la musique, sans doute classique, étant donné la façon dont elle balance la tête. Il fait tout son possible pour identifier la couverture des livres ou la pochette des vinyles, avant de courir à la médiathèque, le lendemain matin, pour y lire tous les auteurs qui la tirent du lit et la gardent éveillée, et écouter les symphonies qu’elle semble se passer en boucle : l’Haffner, l’Héroïque, le Nouveau Monde, l’Inachevée, la Fantastique. Il imagine, s’ils finissent par se parler un jour, glisser l’air de rien dans la conversation un détail sur la Symphonie fantastique qui l’impressionnera et la fera tomber amoureuse.
S’ils finissent par se parler un jour.
Elle est tout à fait le genre de personne – cultivée, globe-trotteuse – qu’il espérait trouver en venant s’installer dans cette ville épouvantablement grande. Évidemment, il s’en rend compte à présent, il y a une faille à son plan : une femme comme elle, cultivée et globe-trotteuse, ne s’intéresserait jamais à un type aussi inculte, provincial, rustre et arriéré que lui.
Il ne lui a connu qu’une seule visite. Un homme. Elle a passé un temps effroyablement long dans la salle de bains avant qu’il arrive, essayé six robes avant d’opter pour la plus moulante – une violette. Elle a attaché ses cheveux. S’est maquillée, démaquillée puis maquillée de nouveau. Elle a pris deux douches. Il ne la reconnaissait pas. L’homme est arrivé avec un pack de six bières et ils ont passé ensemble deux heures manifestement insipides et pleines d’embarras. Puis il est reparti en lui serrant la main. Il n’est jamais revenu.
Après quoi elle a enfilé un vieux T-shirt informe et elle a passé le reste de la soirée assise là, à manger des céréales froides, prise d’un accès de mollesse intime. Elle n’a pas pleuré. Elle est juste restée là, comme ça. De l’autre côté de leur ruelle sans oxygène, il la regardait en se disant qu’en cet instant elle était belle, même si le mot « belle » lui semblait, tout d’un coup, trop étriqué pour la situation. La beauté, a-t-il songé, a deux visages, un public et un privé et il est difficile pour l’un de ne pas annuler l’autre. Il lui a écrit un petit mot
au dos d’une carte postale de Chicago : Avec moi, vous n’auriez jamais à faire semblant. Puis il a jeté la carte et recommencé : Tu n’aurais jamais à essayer d’être une autre que toi-même. Il n’a posté aucune des deux. Il ne les poste jamais.
Parfois l’appartement reste plongé dans le noir, alors il passe sa soirée – sa soirée ordinaire, suffocante – à se demander où elle peut être.
C’est dans ces moments-là qu’elle le regarde.
Elle s’assied à sa fenêtre, dans la pénombre, où il ne peut pas la voir.
Elle l’étudie, elle l’observe, note son immobilité, sa tranquillité, et admire la façon qu’il a de lire, pendant des heures, obstinément, assis en tailleur sur son lit. Il est toujours seul là-dedans. Son appartement : une petite boîte aux quatre pauvres murs blancs et nus, meublée seulement d’une étagère en parpaings et d’un futon condamné à rester au sol, pas le genre d’endroit où l’on prévoit de la visite. La solitude, semble-t-il, lui colle à la peau.
Dire qu’elle le trouve beau paraît trop simple. Il est beau simplement dans le sens où il semble ne pas être conscient qu’il pourrait l’être : un bouc noir assombrissant un visage enfantin aux traits délicats, de grands pulls déguisant un corps maigrelet. Toutes ses tenues ont une saveur de fin du monde : T-shirts noirs usés jusqu’à la corde, rangers noires, jeans sombres en manque de rapiéçage. Elle n’a rien vu chez lui qui puisse indiquer la présence d’une seule cravate.
Parfois, il reste devant son miroir torse nu, blafard, désapprobateur. Il est tellement chétif – petit, anémique et maigre comme un toxicomane. Il vit de cigarettes et d’un repas de temps à autre – enveloppé de carton et de plastique, prêt pour le micro-ondes, parfois lyophilisé et réhydraté en quelque chose de vaguement comestible. Être témoin de tout cela lui fait le même effet que de regarder les pigeons imprudents prendre feu et mourir sur les câbles électriques du métro aérien.
Il a besoin de légumes dans sa vie. De potassium et de fer. De fibres et de fructose. De céréales denses et savoureuses et de jus colorés. Tous les éléments et élixirs d’une bonne santé. Elle voudrait mettre du ruban autour d’un ananas et le lui envoyer accompagné d’un petit mot. Toutes les semaines, ce serait un nouveau fruit. Qui dirait : Ne t’inflige pas ça.
Pendant presque un mois, elle a regardé les tatouages s’étendre sur son dos comme du lierre, au point de ne plus former maintenant qu’une unique masse chaotique de formes et de couleurs migrant vers ses bras fluets, et elle se dit : Je pourrais m’y faire. En réalité, il y a quelque chose de rassurant dans un tatouage décomplexé, un tatouage qui dépasse même du col d’une chemise. C’est une preuve de personnalité, se dit-elle, d’une certaine confiance en soi, le signe de quelqu’un qui a la force de ses convictions – qui a des convictions –, contrairement à elle, avec sa crise existentielle ordinaire et cette question qui la ronge depuis son arrivée à Chicago : Qui vais-je devenir ? Ou peut-être, plus précisément : Parmi mes multiples facettes, qui est la vraie moi ? Le garçon au tatouage agressif semble proposer une autre voie, un antidote à l’anxiété de l’incohérence.
C’est un artiste – aucun doute là-dessus, puisqu’il passe le plus clair de son temps à mélanger peintures et solvants, encres et teintures, à sortir à la pince des feuilles de papier photo de leur bain chimique, ou à inspecter des négatifs à l’aide d’une petite loupe ronde au-dessus d’un caisson lumineux. Elle est impressionnée par le temps qu’il peut consacrer à les regarder. Il reste une heure, parfois plus, à comparer deux cadrages, examinant l’un, puis l’autre, puis le premier de nouveau, à la recherche de l’image la plus parfaite. Puis, lorsqu’il l’a trouvée, il l’entoure d’un gros trait rouge au crayon gras avant de barrer les autres sur le négatif, et elle applaudit sa fermeté : image, tatouage ou vie de bohème, il choisit toujours tout avec détermination. Elle qui est incapable de trancher même pour les plus petites choses, quoi porter, qu’étudier, où habiter, qui aimer ou que faire de sa vie, elle envie cette qualité autant qu’elle la désire. Ce garçon a l’esprit apaisé par un objectif supérieur, tandis qu’elle, elle se sent comme un haricot se débattant dans sa cosse. 
Il est tout à fait le genre d’individu – rebelle, passionné – qu’elle espérait trouver en venant s’installer dans cette ville loin de tout. Évidemment, elle s’en rend compte maintenant, il y a une faille à son plan : un homme comme lui, rebelle et passionné, ne s’intéresserait jamais à une fille aussi conventionnelle, indécise, conformiste et bourgeoise qu’elle.
Alors, ils ne se parlent pas, et les nuits d’hiver s’écoulent au ralenti, glaciales, le gel formant comme des bernacles sur les branches des arbres. Toute la saison, c’est la même scène : quand c’est éteint chez lui, c’est qu’il la regarde ; et quand il fait noir chez elle, c’est elle qui le regarde. Les soirs où elle est de sortie, il reste assis là, abattu, désespéré, un peu pathétique même, et les yeux sur sa fenêtre il se dit que le temps file entre ses doigts, que les occasions sont derrière lui, qu’il est en train de perdre une course contre la vie qu’il voudrait avoir. Et les soirs où c’est lui qui est de sortie, elle reste assise là et se sent abandonnée, une fois encore, complètement cabossée par le monde, et elle scrute sa fenêtre comme s’il s’agissait d’un aquarium, en espérant voir surgir de la noirceur une chose merveilleuse.
Et donc, ils sont là tous les deux, suspendus dans la pénombre. Dehors, la neige tombe, épaisse et silencieuse. Dedans, ils sont seuls, chacun dans son petit studio, dans son vieil immeuble croulant. Ils ont tous les deux éteint les lumières. Ils guettent tous les deux le retour de l’autre. Assis près de leur fenêtre, ils attendent. Ils ont les yeux rivés sur le côté opposé de la ruelle, sur la pénombre d’un appartement et, sans le savoir, ils se regardent. » 

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Rédaction Viabooks

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