Gilles, donc, était à l’initiative du tour solennel que prenait tout à coup le dîner au bord de la mer. C’était l’été, le soleil était dans les bleu-rose, très bas sur l’horizon – tu sais que quand on le voit si bas, le soleil est déjà couché, en réalité ? Ce qu’on voit n’est que son reflet. Les bougies tremblaient sur les nappes blanches empesées, effaçant les disgrâces – à la lueur d’une flamme tout le monde est beau. Les gens se levaient pour aller choisir leur poisson, des femmes bronzées avec des robes en mousseline, des enfants fatigués d’attendre ou qui ne voulaient pas quitter leur mère. D’autres couraient sur le sable. On parlait russe à côté, je reconnaissais des mots quand ils parlaient fort. Gilles portait une chemise bleu nuit qu’il avait choisie pour me plaire, je l’avais vu se regarder dans le miroir avant de sortir. Jamais je n’avais connu d’homme plus attentif à me séduire (mon mari, peut-être, au début) et combien il me plaisait, il avait tout l’air de le savoir. Ce sourire, bon sang. Nous ne sommes pas jeunes mais il faut nous imaginer jeunes, l’âge serait une erreur ici. On se connaissait depuis six mois, et devant nous l’éternité. La mer mimait l’amour. Le cimetière que c’était, on l’avait encore lu le matin dans le journal, et l’espoir d’une autre vie, et on s’embarque, et les naufrages, et tout, mais bien qu’on le sût, on n’y pensait pas. J’avais au poignet le bracelet qu’il m’avait acheté la veille quand nous déambulions à Juan-les-Pins, je le faisais tourner entre mes doigts, les coudes sur la table – il est doré avec des pierres vertes. Juan-les-Pins, quand j’étais enfant, c’était la ville où ma mère se promenait avec son amant pendant que j’étais chez mes grands-parents, après ils allaient à Antibes écouter du jazz. Sur les photos elle a une énorme choucroute au-dessus du front et lui un nœud papillon, une bouteille est renversée dans le seau à champagne, je me demande où se trouvait mon père à ce moment-là.
Le bar en croûte de sel était très bon, on hésitait à prendre un dessert, et puis si. Nous nous regardions dans les yeux, ou bien on regardait la mer, on aimait, on était aimés. À gauche en haut des marches qui descendaient vers la plage, il y avait un mimosa, un quatre-saisons tout jeune dans son pot en granit, dont la boule jaune emportait la raison. On avait fait l’amour l’après-midi après avoir nagé loin au-delà des bouées, puis une sieste ensuquée, et la nuit, tard, on le referait, on se trouverait dans le noir. Sa queue sous mes doigts, c’était précis, j’y pensais – sa densité, sa dureté, sa douceur –, un sceptre. Il me l’avait donnée comme on donne sa parole, il ne la reprendrait pas. J’étais reine.
— Mon amour. Et si – il enveloppe délicatement ma main entre les siennes –, et si on se faisait une promesse ? — Une promesse ? Ouh là là... Je ris. La glace est fondue dans l’assiette, on n’a plus faim. Bon, d’accord, vas-y. Qu’est-ce que tu veux me promettre ? Ou plutôt non, pardon : que veux-tu que je te promette ? — Non, toi d’abord. — Mais non, c’est toi qui as eu l’idée ! Et puis moi, il faut que je réfléchisse. Je n’ai pas de demande de serment toute prête, moi. Tandis que toi, tu as déjà l’air de savoir. — Oui, c’est vrai, dit-il. — Alors vas-y, je suis tout ouïe.
Il me regarde. Les fonds d’algues de ses yeux.
— Tu me promets que tu ne te fâcheras pas ? Je ris. — C’est ça, la promesse ? — Non. — Alors ?
Il prend une inspiration.
— Je voudrais que tu me promettes de ne jamais écrire sur moi.
Je peux vous dire pourquoi j’ai promis, Maître, oui, bien sûr, je peux vous le dire comme je le lui ai dit. À mes yeux, c’était facile de tenir cette promesse, très facile. Pourquoi ? Parce que les gens heureux n’ont pas d’histoire, voilà pourquoi. Un roman sur lui et moi ? Mais qu’est-ce qu’il aurait raconté ? Les bougies sur les tables, la mer bleue, le bracelet ? Vous parlez ! Au bout de deux pages, les lecteurs se seraient morfondus. Même en remontant le fil jusqu’à notre rencontre, quand il n’était pas encore libre, il n’y avait pas de grain à moudre. Dans les livres, le bonheur lasse tout le monde, moi la première. Pouvez-vous d’ailleurs m’en citer un seul où il ne se passe rien d’autre que le bonheur ? Ça n’existe pas. Le bonheur n’est pas un sujet, à moins d’être menacé. Aucune tension, aucun suspens, zéro conflit ? Intérêt nul. On n’écrit pas sur le bonheur. Il faut écrire noir sur blanc, sinon on ne voit rien. La seule matière de la littérature, c’est le chagrin. Ou la passion, ce qui revient au même, au bout d’un moment. Or moi, sincèrement, depuis le premier jour je ne voyais pas comment cet homme, cette merveille d’homme, pourrait jamais me faire souffrir. L’évidence de l’amour heureux, comment la raconter ?
*
— Parce que moi, a-t-il ajouté comme je ne répondais pas, moi je veux être dans ta vie, pas dans tes livres.
Je gardais le silence. Tu es bien mieux dans ma vie, me disais-je. Qu’est-ce que tu ferais dans mes livres ? Il n’a pas dû tous les lire, me disais-je, sinon il saurait. Il saurait que l’amour rate, dans mes livres. Que chaque livre est un cercueil où j’enfouis le corps mort de l’amour. Qu’ils forment les chapitres d’un inventaire testamentaire. Ou bien si, justement il le sait, il les a lus, au contraire, et c’est sa façon de me demander que nous nous aimions toujours, que notre histoire ne finisse pas dans un livre. Que notre histoire ne finisse pas. Sa façon d’homme pudique. Je voyais défiler les héros de mes romans, qui lui ressemblaient si peu. Le jour et la nuit. Des borderlines, des machos, des bad boys, des Narcisse, des paumés. « Tombeau de l’amour », titraient souvent les journaux à propos de mes livres, citant le titre de mon premier roman. « La passion est un labyrinthe, Claire Lancel nous y égare à plaisir », écrivait un autre. « Cap au pire », mentionnait un bandeau. J’avais fini par passer pour une misandre aux yeux de mes détracteurs, voire pour une Bovary toujours déçue. « On a les amours qu’on mérite », avait même conclu un critique. D’autres se demandaient jusqu’à quel point je ne ratais pas mes histoires d’amour pour avoir un roman à écrire – c’est étrange comme les gens s’imaginent que les écrivains n’ont pas envie de réussir leur vie. Mais avec Gilles, tout cela était derrière moi, je le savais. Ne pas se tromper de route, enfin. Accueillir cette innocence. Honorer la chance que j’avais eue de le rencontrer. Je ne lui ferais pas passer la frontière qui sépare l’homme du personnage. Je ne le clouerais pas entre les quatre planches d’un roman, je le garderais chaud et vivant tout contre moi, je coucherais toujours avec lui, nous resterions sur ce bord-ci de la vie, il n’irait jamais dans la boîte.
— Je te le promets, ai-je dit.
Mon amour, ai-je pensé. Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour. »