Soleil noir

Chapitre 1
Les monts Obregi
An 315 du soleil
(Dix ans avant la Convergence)
Ô Soleil ! tu projettes une ombre cruelle
La chair carbonisée, la teinte des plumes
As-tu renoncé à la pitié ?
Extrait du Recueil de lamentations à la suite de la Nuit des Poignards
Aujourd’hui, il allait devenir un dieu. Sa mère le lui avait annoncé.

— Bois, dit-elle en lui tendant un long gobelet fin qui contenait un liquide pâle et crémeux.

Le garçon le renifla et visualisa les fleurs orange au cœur de miel dont les vrilles s’enroulaient autour de sa fenêtre. Il reconnut aussi l’odeur douceâtre et terreuse des fleurs en forme de clochettes que sa mère cultivait dans sa cour, celle où elle ne l’autorisait jamais à jouer. Mais la boisson contenait également des ingrédients inodores et secrets provenant du sac que sa mère portait autour du cou, des ingrédients qui blanchissaient le bout de ses doigts et la langue de son fils.

— Mieux vaut boire tant que c’est froid, Serapio, insista-t-elle en caressant brièvement la joue du garçon. J’ai mis du miel pour que ça passe mieux.

Il rougit, gêné d’avoir vomi un peu plus tôt. Elle lui avait pourtant dit de boire rapidement la dose du matin, mais il avait hésité, pris de petites gorgées et recraché une partie du breuvage sous forme d’une flaque laiteuse. Cette fois, il était bien décidé à prouver qu’il était plus qu’un gamin timide.

Les mains tremblantes, il prit le gobelet et le porta à ses lèvres sous le regard attentif de sa mère. Le breuvage était glacial et bien plus doux que celui du matin, comme elle l’avait promis. Mais sa gorge se contracta.

— Il faut tout boire, le réprimanda sa mère en le voyant hésiter de nouveau. Sinon, ce ne sera pas suffisant pour atténuer la douleur.

Serapio se força à déglutir et inclina la tête en arrière pour vider le gobelet. Son estomac se rebella, mais il réussit à garder le liquide. Dix secondes s’écoulèrent, puis dix autres encore. Serapio tendit le gobelet vide à sa mère d’un air triomphant.
 

— Mon courageux petit dieu, lui dit-elle avec un sourire qui lui fit l’effet d’une bénédiction.

Elle posa le gobelet sur la table à côté des cordes en coton avec lesquelles elle l’attacherait plus tard. Il y jeta un coup d’œil et aperçut l’aiguille en os et le boyau dont elle se servirait également sur lui.

De la sueur perla à la naissance de ses boucles noires en dépit du froid qui régnait dans la pièce. Il était courageux comme on peut l’être à douze ans, mais la vision de l’aiguille lui faisait espérer que le poison engourdissant agirait le plus rapidement possible.

Sa mère perçut son inquiétude et lui tapota l’épaule pour le rassurer.

— Tes ancêtres sont fiers de toi, mon fils. À présent… fais-moi un beau sourire.

Il obéit. Elle prit un petit bol en argile et plongea un doigt dedans. Il en ressortit rouge. Elle fit signe à Serapio d’approcher. Il se pencha pour qu’elle frotte la teinture sur ses dents. Cela n’avait aucun goût, mais il ne put s’empêcher de penser aux insectes qu’elle avait écrasés dans le lait végétal pour obtenir cette mixture. Une goutte semblable à du sang tomba dans le giron de sa mère, qui fronça les sourcils et la frotta avec sa paume.

Elle portait un simple fourreau noir qui dénudait ses bras bruns et musclés et effleurait le sol en pierre à leurs pieds. Ses cheveux noirs tombaient librement jusqu’à sa taille. Un collier de plumes de corbeau noires comme la nuit ornait son cou. Leurs pointes étaient teintes en rouge, comme les dents de Serapio.

— Ton père croyait pouvoir m’interdire de porter ceci, dit-elle calmement. (Mais le garçon entendit la douleur dans sa voix, les fissures que les privations et le chagrin avaient ouvertes.) Il ne comprend pas que ce sont les traditions de mes ancêtres, et de leurs ancêtres avant eux. Il ne peut pas empêcher une femme du clan du Grand Corbeau de s’habiller en honneur du dieu corbeau, surtout un jour sacré comme aujourd’hui.

— Cela lui fait peur, répondit Serapio sans réfléchir.

Le poison lui déliait la langue, sûrement, car il n’aurait jamais osé dire une chose pareille en d’autres circonstances.

Sa mère parut surprise de tant de perspicacité.

— Peut-être, reconnut-elle dans un haussement d’épaules. Les Obregis craignent beaucoup de choses qu’ils ne comprennent pas. À présent, arrête de bouger, laisse-moi finir.

Elle continua de colorer les dents de son fils en carmin jusqu’à donner l’impression qu’il avait la bouche pleine de sang. Puis elle sourit, dévoilant ses dents peintes à l’identique. Père a raison d’avoir peur d’elle dans cet état, se dit le garçon. Elle paraissait féroce et puissante, telle la servante d’un dieu.

— Comment va ton dos ? lui demanda-t-elle en reposant le bol de teinture sur la table.

— Bien, mentit Serapio.

Elle avait gravé le haahan sur son dos le matin même, à l’aube. Elle l’avait levé, lui avait fait boire sa première dose de poison engourdissant et lui avait dit que c’était l’heure. Obéissant, il s’était allongé sur le ventre, et elle avait commencé.

Elle avait utilisé une lame spéciale qu’il n’avait jamais vue, fine, délicate et extrêmement aiguisée. Tout en marquant sa chair, elle lui avait expliqué que, s’il avait grandi parmi son clan, un oncle ou un cousin, quelqu’un qu’il appréciait, aurait gravé son haahan sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Mais le temps leur était compté, et elle devait s’en charger elle-même ce jour-là. Ensuite, elle lui avait raconté les histoires du grand dieu corbeau tout en traçant des lignes incurvées pour évoquer des ailes sur ses épaules et le long de ses muscles latéraux. Les incisions le brûlaient, peut-être parce qu’il n’avait pas bu le poison en intégralité. Mais il avait supporté la douleur en ne lâchant qu’un seul gémissement. Après, sa mère l’avait fait asseoir et elle avait dessiné, à la naissance de sa gorge, un crâne de corbeau dont le bec descendait vers sa poitrine, comme un pendentif creusé à même la peau. La douleur lui avait paru dix fois pire, mais Serapio s’était retenu de hurler par peur que sa mère lui tranche accidentellement la gorge s’il bougeait brusquement. Le peuple de sa mère marquait sa chair pour montrer qu’il continuait de pleurer ce qui avait été perdu, et Serapio était fier de porter le haahan, mais il n’en avait pas moins laissé couler ses larmes.

Puis sa mère avait terminé et examiné son travail d’un œil critique.

— Maintenant, ils te reconnaîtront quand tu rentreras à la maison, même si tu ressembles trop à un Obregi.

Ces paroles l’avaient blessé, d’autant plus vu le rituel qu’elle venait d’accomplir. En même temps, il était habitué à ces remarques. Les autres enfants le tourmentaient souvent en lui disant qu’il ne ressemblait pas assez à ceci ou trop à cela.

— C’est mal d’être obregi ? osa-t-il demander, toujours sous l’effet du poison.

Les monts Obregi étaient le seul foyer qu’il connaissait. Il savait que sa mère y était une étrangère ; elle venait d’une ville lointaine appelée Tova et appartenait à un clan qui se faisait appeler le Grand Corbeau. Mais son père était un seigneur obregi, et ils habitaient dans sa demeure ancestrale, sur les terres familiales que cultivaient ses ouvriers. Le garçon avait même reçu un nom obregi. Il avait aussi hérité des cheveux bouclés et du teint légèrement plus pâle du peuple de son père. En revanche, ses yeux étroits, sa grande bouche et ses larges pommettes lui venaient de sa mère.

— Non, mon fils, répondit-elle. Cette vie, cet endroit, ajouta-t-elle en désignant les murs de pierre froids, les riches tapisseries, les montagnes enneigées au-dehors et la nation obregie tout entière, tout cela visait à te protéger en attendant que tu puisses rentrer à Tova.

Le protéger de quoi ? Il aurait bien aimé poser la question, mais préféra demander :
 

— Quand le pourrais-je ?

Elle soupira en appuyant ses mains sur ses cuisses.

— Je ne suis pas l’un des Observateurs de la tour céleste, mais ça ne devrait plus être très long.

— Un mois ? Un an ? insista-t-il.

« Plus très long », c’était beaucoup trop vague !

— On ne nous oublie pas, lui assura-t-elle.

Son visage s’adoucit, et elle écarta une boucle indisciplinée sur le front de son enfant. Ses yeux brillaient d’un amour qui réchauffa Serapio de la tête aux pieds. Peut-être que son père avait peur d’elle dans cet état, mais lui la trouvait belle.

Des ombres se déplacèrent sur le sol, et sa mère regarda par-dessus son épaule tandis que la lumière d’après midi devenait bizarre.

— C’est l’heure. (Elle se leva, le visage empourpré par l’excitation, et tendit la main à Serapio.) Tu es prêt ?

Il était trop vieux pour lui tenir la main comme un bébé, mais il avait suffisamment peur de ce qui l’attendait pour le faire quand même et la serrer très fort en quête de réconfort. Sa mère le conduisit à l’extérieur, sur la terrasse où les vents de la fin de saison glacèrent immédiatement sa peau nue.

La vue qui s’offrit à lui était un régal pour les yeux. Ils dominaient la vallée qui s’accrochait encore aux rouges et aux ors de l’automne. Au-delà se dressaient les hauts pics trapus sur lesquels la neige ne fondait jamais. Serapio avait passé de nombreux après-midi sur cette terrasse à observer les faucons qui tournoyaient au-dessus du village perché au bord de la vallée. Il avait lancé des cailloux pour les regarder s’écraser contre les parois rocheuses en contrebas. C’était un endroit rempli de souvenirs et de pensées agréables.

— Le ciel est si nuageux, s’inquiéta sa mère sans lui lâcher la main. Mais, regarde, le temps est en train de changer !

Elle dévoila ses dents ensanglantées dans un grand sourire. De fait, le ciel s’éclaircit, dévoilant un soleil en piteux état, recroquevillé telle une boule terne et aqueuse au-dessus des montagnes. Sur le côté, une ombre le menaçait.

Apeuré, le garçon écarquilla les yeux. Maman lui avait dit que le dieu corbeau viendrait ce jour-là, mais il n’avait pas compris à quel point son visage serait horrible.

— Regarde le soleil, Serapio, dit-elle avec excitation. Tu ne dois pas le quitter des yeux.

Il obéit, mais sa terreur ne fit que grandir en voyant l’astre commencer à disparaître.

— Maman ? protesta-t-il, inquiet et furieux que sa voix le trahisse en montant dans les aigus.

— Ne détourne pas les yeux !

Il tiendrait bon. Il avait supporté le couteau et le poison de sa mère, et bientôt il subirait l’aiguille aussi. Il pouvait bien venir à bout du soleil.

Mais ses yeux se mirent à larmoyer et à piquer.

— Du calme, murmura sa mère en lui serrant la main.

Serapio avait mal aux yeux mais, avec ses ongles, sa mère tira sur la peau délicate de ses paupières pour les maintenir ouverts. Il cria lorsqu’elle érafla l’un de ses globes oculaires et il se débattit plus par instinct que par envie. Elle le prit dans ses bras comme dans un étau et lui agrippa la mâchoire.

— Tu dois regarder ! s’exclama-t-elle.

Il obéit et vit le dieu corbeau dévorer le soleil.

Quand il ne resta plus qu’un cercle de feu orange tremblant autour d’un trou noir, Serapio sentit sa mère le libérer.

Il frotta ses yeux brûlants, mais elle lui donna une tape sur les mains pour qu’il arrête.

— Tu as été si courageux. Il ne faut pas avoir peur maintenant.

Compte tenu de ce qui l’attendait, la panique le gagnait pourtant, mais sa mère ne parut pas remarquer ses frissons.

— Dépêchons-nous pendant que le dieu corbeau domine le monde, dit-elle en le ramenant à l’intérieur.

Elle l’aida à s’asseoir sur la chaise à haut dossier. Il avait les membres lourds et la tête qui tournait, sans doute à cause du poison. La panique qui avait essayé de s’emparer de lui mourut sur ses lèvres sous forme d’un petit gémissement terrifié.

Sa mère attacha ses pieds à ceux de la chaise et enroula les cordes autour de son corps jusqu’à ce qu’il ne puisse plus bouger. Elles lui faisaient mal à l’endroit où le haahan était toujours à vif.

— Garde les yeux fermés, lui dit-elle.

Il obéit et sentit qu’elle pressait une matière humide le long de ses cils. C’était froid et cela engourdit sa peau. Ses paupières étaient si lourdes qu’il ne pensait pas pouvoir les rouvrir.

— Écoute-moi bien, reprit sa mère. Les yeux humains mentent. Tu dois apprendre à voir le monde autrement qu’avec ces organes défaillants.

— Mais comment ?

— Tu apprendras, et ceci t’aidera.

Serapio sentit qu’elle glissait quelque chose dans sa poche. C’était un sac comme celui qu’elle portait autour du cou. Il réussit à l’atteindre en remuant les doigts et palpa la poudre fine à l’intérieur.

— Cache-le et ne t’en sers que lorsque tu en auras besoin.

— Comment saurai-je que c’est le bon moment ? s’inquiéta-t-il, car il ne voulait pas la décevoir.

— Tu apprendras, Serapio, répondit-elle avec douceur mais aussi fermeté. Et quand tu auras terminé ton apprentissage tu rentreras chez nous, à Tova. Là, tu rouvriras les yeux et tu deviendras un dieu. Comprends-tu ?

Non, pas vraiment, mais il répondit « oui » quand même.

— Viendras-tu avec moi ?

Elle poussa une petite exclamation étouffée, et ce son effraya davantage le garçon que tout ce qu’elle avait fait ce jour-là.

— Maman ?

— Chut, Serapio. Tu poses trop de questions. Désormais, le silence sera ton meilleur allié.

L’aiguille perça sa paupière, mais il n’en fut que vaguement conscient. Il sentit les points sceller ses yeux, le passage et la tension du fil au sein de sa peau. La panique qui n’avait pas réussi à enfler un peu plus tôt s’imposa d’un seul coup et le fit se tortiller sur sa chaise tandis que les blessures dans son dos se contractaient, cuisantes. Mais les cordes le maintenaient en place et ses muscles restaient détendus sous l’effet de la drogue.

Des coups violents frappés à la porte les firent sursauter tous les deux.

— Ouvre-moi ! cria une voix assez forte pour faire trembler les murs. Si tu as touché à ce garçon, je jure que j’aurai ta tête !

C’était son père. Serapio aurait aimé le rassurer en lui disant qu’il fallait respecter la volonté du dieu corbeau, que lui-même avait voulu cela et que jamais sa mère ne lui ferait du mal.

Elle se remit au travail en ignorant les menaces du père.

— J’ai presque fini.

— Saaya, je t’en prie ! supplia le père d’une voix brisée.

— Il pleure ? demanda le garçon, inquiet.

— Chut.

Elle tira d’un coup sec sur le coin de son œil gauche en faisant le dernier nœud. Puis elle déposa un bref baiser sur son front et passa une main douce dans ses cheveux.

— L’enfant d’un étranger sur une terre étrangère, murmura-t-elle. (Serapio comprit qu’elle se parlait à elle-même.) J’ai fait tout ce qui était requis. Même ceci.

Il devina que ces derniers mots faisaient référence à tout ce qu’il avait enduré ce jour-là. Pour la première fois, le doute lui tordit le ventre.

— Qui, maman ? Qui t’a demandé de faire ça ?

Il restait encore tant de choses qu’il ne comprenait pas, qu’elle ne lui avait pas expliquées.

Sa mère s’éclaircit la voix, et il sentit l’air se déplacer lorsqu’elle se releva.

— Je dois m’en aller à présent, Serapio. Tu dois poursuivre, mais il est temps pour moi de rejoindre les ancêtres.

— Ne me laisse pas !

Elle se pencha pour murmurer un nom secret à son oreille. Son vrai nom. Il se mit à trembler.

Puis elle s’éloigna, le bruit de ses pas se dirigeant vers la terrasse. Elle courait. Mais vers où ? Au-delà de la terrasse, il n’y avait que le ciel.

Alors il comprit qu’elle courait pour pouvoir s’envoler.

— Maman ! hurla-t-il. Non !

Il lutta pour ouvrir les yeux, mais elle avait cousu des points solides et ses paupières ne bougèrent pas. Il voulut se griffer le visage, mais les cordes tenaient bon, et il avait toujours la tête qui tournait.

— Fils ! cria son père.

Un choc sourd fit trembler la porte, dont le bois se fissura. Elle n’allait pas tarder à céder.

— Maman ! appela Serapio en pleurant. Reviens !

Mais supplier ne servait à rien. Sa mère n’était plus là. »

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Rédaction Viabooks

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