Sans rien chercher, juste s’asseoir
L’hiver est vite arrivé. Une lourde cape de neige est venue étouffer notre petit temple, qui semble s’enfoncer dans le blanc comme une bûche meurt dans la cendre. Nous venons de fixer les yuki kakoi, sortes de grandes plaques démontables en bambou utilisées pour protéger les habitations des chutes de neige. Le bois nécessaire à la cuisine et à la chauffe du bain a été stocké, les derniers hakusai et daikon ont été récoltés et stockés à l’intérieur de la grange principale.
Afin de prévenir les coupures de courant, régulières et pouvant durer jusqu’à plusieurs semaines, nous avons installé un petit générateur dans la bibliothèque. La température extérieure et intérieure étant la même, nous resterons tout l’hiver dans le hiroma, la pièce de vie principale, que nous avons équipé d’un poêle à bois. Chaque matin vers 4 heures, avant la première méditation, un moine réchauffe la pièce pour la journée, espérant ne pas faire fuir la chaleur de cette grande arche de bois et de papier. La petite route menant au temple est désormais inaccessible, et nous voilà en dehors du monde pour plusieurs mois. Plus de courrier, plus de visiteurs. Les rizières aussi sont entrées dans un profond sommeil, comme emmitouflées sous un épais futon laqué de neige brillante.
Au loin, coincé sous un ciel bas et gris, l’écho des cèdres qui craquent a remplacé l’aboiement des chevreuils, toute vie semble avoir disparu des montagnes. Depuis le premier étage du temple, le visage collé à la fenêtre du grand couloir, je contemple durant de longues minutes ce paysage d’une ineffable beauté. Toute l’année, nous parlons de l’hiver. L’hiver qui arrive, l’hiver à préparer, l’hiver à supporter. Certains moines attendent l’hiver avec impatience, d’autres le redoutent. Au sein de la communauté, cette période de confinement extrême dévoile les psychologies les plus fragiles. Dix ans avant moi, un autre bonze français était présent dans les murs de ce temple. La méditation du matin venait de se terminer, et ce dernier fut victime d’une soudaine crise de claustrophobie. On raconte qu’il s’est soudainement levé de son zafu, le coussin de méditation, se ruant vers l’entrée de la cuisine pour y déposer en convulsant tous ses vêtements.
Ouvrant difficilement la porte bloquée par les mètres de neige, il s’enfuit du temple, totalement nu, courant tout droit dans la neige comme un sanglier fonçant vers la forêt. Les moines du temple durent prévenir l’hôpital le plus proche pour trouver une issue au problème. Il aura fallu réquisitionner un hélicoptère venant de la ville de Tottori pour sortir le moine de sa folie. Il fut placé sous surveillance durant plusieurs jours, et comme il n’était pas enregistré auprès de la sécurité sociale japonaise, le temple dut s’acquitter de l’ensemble des frais d’hospitalisation. En écoutant cette histoire pour la première fois, je m’imaginais une personne totalement extérieure à cette vie monacale, comme catapultée devant cette scène, voyant un moine zen nu se débattant dans la neige, gesticulant, refusant de monter dans un hélicoptère et insultant les médecins japonais dans un français intraduisible. Ironiquement, cette histoire est devenue le symbole de l’hiver, période où les personnalités se mettent à nu.
La vie sous la neige ressemble à une quarantaine. Pendant mon premier hiver au temple en tant que novice, un confinement d’un autre genre a traversé la vie des Français. Le simple fait de rester chez soi sans rien faire peut conduire vers la dépression, l’angoisse, la confusion mentale. Pour toute une partie de la population, le confinement lié à l’épidémie a été vécu comme un traumatisme. « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », disait Pascal. Dans un temple zen, nous recherchons ces espaces de pause, d’arrêt, de suspension en dehors des bruits du monde. Nous venons ici pour nous confiner, consentir avec ardeur à une claustration qui seule nous paraît l’unique salut dans un monde ridiculement agité. Si vous demandez à un moine zen ce qui est le plus important dans la vie d’un homme, il vous répondra peut-être: la connaissance de soi. Pas une connaissance livresque ou intellectuelle, mais une connaissance intérieure et directe, une connaissance où l’esprit souffle, conduisant à éprouver la vie comme elle est et non comme on aimerait qu’elle soit.
Pour accéder à ce type de connaissance, parler du sens de la vie avec ses amis à la terrasse d’un café parisien n’est pas possible, et il est impératif de se dégager des obligations sociales, familiales, et de toutes les belles tentations que le monde propose, au moins pour un temps. Se rencontrer une fois seulement, s’observer sans ménagement, ne plus consentir à l’évidence d’être soi, cela n’est pas si fréquent à l’échelle d’une vie humaine. Si tous les moines zen ne sont pas des éveillés à la manière des anciens maîtres, il est certain que la pratique zen les a confrontés à ce qu’ils sont fondamentalement. Peut-être est-ce pour cela même qu’ils sont beaucoup à tenir le silence comme un rempart à l’inquisition des questions d’un public curieux et trop pressé de tout connaître des secrets de l’âme humaine, oubliant dans sa quête ’importance des instants d’arrêt et de recueillement. (...) »