La Troisième Main

« La Troisième Main » d'Arthur Dreyfus, P.O.L

Enfance
Signe particulier : néant ?
Elle fut heureuse il paraît. Je n’y repêche aucun traumatisme d’envergure, ni carence de soupe ou de
pain, ni certificat de martyr.
Ma mère exerçait le vieux métier de couturière et travaillait à la maison, mon père était commis voyageur pour le bénéfice des vignerons du Jura.
Je ne le voyais guère.
L’assiduité de ma génitrice me rassasiait. J’aimais chaque instant avec elle, sauf lorsqu’elle reprisait
mon gilet de laine sans que je l’ôtasse : aussi experte fût son aiguille, je tremblais qu’un geste maladroit lui
fît percer la peau blanche de mon torse.
Mon père rapportait chaque semaine des fleurs à ma mère – qu’elle oubliait de mettre dans l’eau à cause de son bagage à défaire.
Au matin, le bouquet avait fané.
Ma mère regardait repartir mon père le front triste.
[Le bruit de neige de ses pas sur le gravier.]
À rebours des fables sur les enfants timides, l’école ne m’apparut point comme un lieu hostile.
J’y compris que réserve & modération s’avéraient d’excellentes parades contre le tambour de rancune et
de mesquinerie que l’on nomme « société ».
Besançon était une bourgade comme il devait y en avoir cent : blafarde, traversée de voitures à chevaux allant d’un périmètre à l’autre, de chiens errants, de robes au vent, de bicyclettes. Un jour que je rentrais seul de l’école, je ramassai sur le pavé une fleur bleue, d’un bleu presque surnaturel, et l’offris à ma mère.
Elle fondit en larmes : je ne compris pas ces larmes.

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