Hakan Günday est un auteur turc à ne pas manquer. Après Encore, récompensé par le prix Médicis en 2015, qui dévoilait les coulisses de l’industrie du tourisme, il livre avec Zamir, une fable grinçante, qui braque la lumière sur les rouages politiques du monde humanitaire. Edifiant.
Hakan Günday est un auteur turc à ne pas manquer. Le prix Médicis étranger a récompensé Encore, qui dévoilait les coulisses de l’industrie du tourisme, en 2015. Avec Zamir, c’est une fable grinçante qui braque la lumière sur les rouages politiques du monde humanitaire. Ce fils de diplomate a été en bonne place pour observer l’art du mensonge, plus ou moins pieux, à l’œuvre.
L’art de la manipulation est en voie de prolifération. Á l’heure de la Post-vérité et des Deep Fake, la bonne conscience et la bien-pensance petite-bourgeoises font pâle figure. Le cinquième roman d’Hakan Günday traduit du turc vers le français est une fable grinçante sur le monde humanitaire qui se lit comme un roman policier.
C’est d’hypocrisie à grande échelle qu’il s’agit dans ce roman haletant. Le machiavélisme y est élevé au rang d’art. La mécanique de l’intrigue est d’une précision glaçante. Son héros, Zamir, est un survivant. Le profil idéal pour servir d’ambassadeur (de mauvaise volonté) pour une organisation humanitaire de grande envergure. Autour de lui, une idéaliste, Jacinta, face à elle sa collègue, Jenna, parangon de cynisme. « (…) des gens capables d’éveiller la confiance de l’opinion publique » qu’il s’agit d’émouvoir pour la convertir en donateurs. La distribution des rôles est en place pour mettre en scène sous forme de comédie noire le petit monde de l’humanitaire mâtiné de politique.
Pour dévoiler les mensonges et les machinations qui sont le lot quotidien de l’ONG (Organisation non gouvernementale) All for All, qui œuvre, rien moins, qu’à la paix dans le Monde. Pour servir cette noble cause, la fin justifie les moyens. Cette parodie du monde humanitaire se nourrit de solides analyses géopolitiques du chaos qui se répand sur le Moyen-Orient. Ce jeu d’échecs – au sens propre comme au sens figuré- sans fin se poursuit plus précisément ici à la frontière turco-syrienne, en territoire kurde. Autant dire aux portes de l’enfer. « Les dictateurs du Moyen-Orient et des pays du Golfe étaient les plus faciles à comprendre. (…) Contrairement aux autres dictateurs qui mettaient à profit leurs heures de travail pour acquérir fortune et pouvoir, posséder fortune et pouvoir n’était pour eux qu’un hobby. Ainsi, ils considéraient tous les domaines de l’existence sous cet aspect et pouvaient marchander n’importe quoi. (…) Parce qu’ils étaient aussi prévisibles et dépourvus de relief que le désert sur lequel ils vivaient, c’étaient les plus cohérents ».
C’est bien sur le seuil de l’enfer que débute ce roman brillant. Terrifiant de justesse et de maîtrise. Fidèle en cela aux techniques narratives éprouvées par les scénaristes, Zamir s’ouvre une scène d’une violence extrême. Et pour émouvoir le lecteur – ou le futur spectateur d’une adaptation cinématographique – rien de plus efficace que de montrer de manière crue la souffrance d’un enfant. Celui qui failli périr dès sa naissance. Né à moitié mort. « Il n’y a rien en ce monde qui pût guérir quelqu’un souffrant violemment de la simple honte d’exister. C’est en tous cas ce que je croyais. (…) J’ignore ce que l’on peut éprouver envers soi-même, sinon la douleur et la colère. »
L’enfer étant pavé de bonnes intentions, Hakan Günday revient, à la suite d’Albert Cohen dans Belle du Seigneur sur l’immense fiasco de l’une des plus grandes entreprises de paix que le monde ait connue : la SDN, ou Société des Nations, ancêtre de l’ONU, l’Organisation des Nations-Unies. Zamir, négociateur et agent spécial de la Paix dans le monde la présente sous un jour que l’Histoire, et les conséquences des dommages de guerre imposés à l’Allemagne en 1918, rend éloquent. « Ce qui retenait l’attention, c’était le nom de la conférence où la Société des Nations avait été créée : au lieu de « Conférence de Paris pour les recettes et les dépenses », elle avait été intitulée « Conférence pour la Paix de Paris (…) Le palais des Nations, qui devait en devenir le siège, avait de fait été fondé comme un bureau de comptables. C’était là que l’on allait calculer les coûts d’une guerre et les profits que l’on en tirerait ensuite, puis, d’après son issue, la facture serait présentée aux vaincus. »
Á l’opposé du spectre, les « heureux du monde », pour reprendre un titre d’Edith Wharton, ne le sont pas plus. Difficile de ne pas faire les frais de ces boucheries qui se muent en comptes d’apothicaire pour peu que l’on ait une once de conscience. Personne ne peut prétendre à l’innocence « car tout se produit aux yeux de tous ». Ainsi, le groupe des « Atlas Anonyme » est-il constitué de personnages au profil christique, qui peinent à porter sur leurs épaules toute la culpabilité et la misère du monde. « Où que l’on se trouve, on allait forcément, un jour ou l’autre, subir les effets d’une tragédie ayant lieu à l’autre bout du monde. (…) Les fumées d’une guerre, aussi lointaine soit-elle, finissaient tôt ou tard par s’immiscer dans vos poumons ».
L’excellent Hakan Günday s’inspire des codes du roman d’espionnage pour dévoiler les techniques de négociation cyniques dignes des services secrets les moins regardants sur leurs méthodes. La psychologie est ciselée, le suspense constant. Zamir est une grande réussite romanesque. Et un exercice de lucidité aussi efficace que pénible pour le lecteur, sur la violence, l’injustice, la vengeance, la peur et l’indifférence. La guerre, et les populismes et les mensonges en tous genres qui en forment les prémisses et leur servent de paravent… inviolable. Car la « voix du peuple… Chacun pouvait y faire tenir ce qu’il voulait. »
Comment survivre face aux cycles chaotiques du monde ? En se forgeant, peut-être, une carapace que je qualifierais de morale. Ou plutôt d’une amoralité sans faille qui contamine ici toutes les professions les plus altruistes et humanistes (on n’ose à peine encore utiliser le mot tant il est, comme d’autres, galvaudé). « (…) c’est grâce à lui que j’ai compris que je n’étais pas vraiment chirurgien et que je ne le serais jamais. Parce que j’étais trop sensible. Je réfléchissais trop. Un chirurgien doit être aussi insensible que n’importe quel chef d’État. C’est une obligation absolue ! Par exemple, comment dire, comme n’importe quel chef d’État ayant déclenché une guerre quelque part. Comme ce chef d’État-là, il doit pouvoir se dire sans peine : Ne pense pas à ces bébés au visage brûlé. Ne pense pas à ces bébés à la jambe arrachée, aux intestins déchiquetés. Fais ton boulot ! Ne pense à rien de tout ça ! Qu’ils aillent se faire foutre ces bébés ! »
Par la force des évènements, l’empathie devient sélective. Jusqu’à se désactiver. L’actualité, atroce, le prouve suffisamment chaque jour. « (…) le monde continuait à tourner, injures, menaces et malédictions s’éteignaient progressivement en même temps que les flammes dans l’air (…) ». Or, j’aurais beau savoir toutes les langues de la Terre, si je n’ai pas la charité, si je n’ai pas l’amour… je ne suis rien disent les Textes. Faut-il le rappeler ?
« (…) je ne savais pas partager. Ni le bien, ni la beauté, ni ma douleur. Je ne l’avais jamais appris. Pourtant, c’était une organisation caritative qui m’avait élevé. Ou plutôt : Parce que c’était une organisation caritative qui m’avait élevé ». Gageons que cette parodie violente, que ce roman d’action déchirant, un livre coup de poing, poursuit des fins cathartiques. L’œil de l’écrivain servant, à la manière de Voltaire, à dénoncer pour rappeler, par contraste, la voie à suivre.
> Zamir, d’Hakan Günday, traduit du turc par Sylvain Cavaillès. Gallimard,426 pages, 23 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
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