CHRONIQUES ORDINAIRES

Début du roman " Chroniques ordinaires " de Frédéric Sanchez

 

 

Frédéric SANCHEZ

 

 

 

 

CHRONIQUES ORDINAIRES

 

 

 

 

 

Éditions Il Est Midi

 

 

 

 

 

 

 

« À force de dormir peu et de lire beaucoup,

il se dessécha le cerveau... »

 

 

Miguel de Cervantes, Don Quichote

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux parents et amis, mes tout premiers lecteurs,

pour leurs encouragements, leurs corrections et

leurs remarques.

 

 

 

L’auteur

 

J’ai beau frotter, brosser, récurer, il n’y a vraiment rien à faire. Il reste toujours une trace de cambouis incrustée sur le bout de mes doigts.

Après de passionnantes études en langue et littérature luso-brésilienne, j’ai été happé diplôme en poche par les grands chantiers du bâtiment de ma région.

 Carreleur ou plâtrier ?

J’ai bossé en usine, dans des centres commerciaux, des serres agricoles, des ateliers d’artisans…

Une immersion de près de dix ans dans un monde laborieux et attachant qui m’a contre toute attente, propulsé sur les bancs de l’École Normale d’Instituteur d’Aix en Provence.

J’ai exercé durant plus de trente ans le métier d’enseignant, et mis au centre de ma pratique l’étude du conte traditionnel et de la littérature jeunesse.

Une découverte et une passion qui m’ont poussé tout au long de ma carrière à écrire des histoires pour mes jeunes élèves.

Âgé de 64 ans, j’imagine aujourd'hui des récits dont mon petit fils est l’unique destinataire.

 

 

 

 

 

 

Présentation

 

Sur le mode de l’autobiographie fictive, le narrateur, un garçon de milieu modeste suit sa famille au grès des opportunités et des coups du sort entre ville et campagne.

Le récit construit sur le modèle du roman picaresque, évoque en toile de fond une société méridionale en totale mutation durant les années 60 et 70.

Jamais vraiment installé, souvent en décalage parmi les enfants de sa génération, le jeune héros découvre un univers qui évolue beaucoup plus vite que la camionnette délabrée de son vieux papa.

Enfant puis adolescent, il porte un témoignage de sa hauteur, parfois cru, souvent léger sur son époque et ses contemporains.

Tout y passe, la mode, les élections et la politique, les premiers pas sur la lune, l’OM bien sûr et même l’an 2000 que l’on imagine forcément radieux.

A travers saynètes et anecdotes, le personnage navigue à vue au fil de rencontres ordinaires ou pittoresques, il grandit, évolue, se cherche un avenir…

Un voyage initiatique un brin décalé, qui traverse avec naïveté les bouleversements de cette période.

 

 

 

 

 

 


 
 
  I - Les nomades

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. La smala


 

Notre bonheur aurait pu être total s’il n’y avait pas eu le voisin du dessous. En ce début des années soixante le monde change vite et nous avons, il faut bien l’avouer, un peu de mal à le rattraper. Les ouvriers possèdent une voiture et la télévision, nous n’en n’avons pas, ils mangent à heures fixes, nous n’avons pas de routine et traînons souvent jusqu’à la nuit avant de passer à table. La plupart des familles se réduisent à quatre personnes, nous vivons en tribu.

Il n'y a aucune négligence chez nous, bien au contraire, beaucoup de chaleur, d'attention et de soins. Nous découvrons un nouvel univers avec énormément de joie et d’enthousiasme, mais, ce qui est normal dans le village d’où nous venons, où tout le monde vit comme nous, devient totalement anachronique dans la petite résidence marseillaise où nous habitons désormais. Immigrés de l’intérieur, il y a des voisins qui nous regardent d’un drôle d’air, d’autres qui ne laissent pas jouer leurs enfants avec nous…

Notre voisin du dessous est un homme ordinaire, ni bon ni méchant, employé d'une société commerciale et membre éminent du Canari Club de Marseille. Les appartements de la cité ne sont pas franchement isolés, ils ne sont pas faits non plus pour accueillir une famille aussi nombreuse que la nôtre. Notre simple présence est tout de suite devenue un cauchemar pour lui, une nuisance insupportable, une pollution sonore et visuelle. Maman nous interdit de courir, de sauter ou de jouer aux billes dans l’appartement et globalement nous respectons les consignes. Nous nous déplaçons en chaussette, contrôlons notre voix et nos éclats de rire mais ce n'est jamais suffisant. Le bruit du balai contre un mur, une chaise mal soulevée avant de s’asseoir ou la chasse d'eau négligemment tirée au moment du journal télévisé, déclenchent immédiatement une avalanche de coups sourds qui traversent l'étage et font vibrer le carrelage.

Notre balcon est plutôt vide, celui de notre voisin du dessous est fleuri et encombré par des cages où chantent de jolis oiseaux jaunes. Je ne sais pas pourquoi, dès que j'ai pu marcher, m'agripper aux barreaux du balcon, je me suis mis à lancer vers l'étage inférieur tous les objets laissés à ma portée : épingles à linge, timbale, hochet... Très vite papa a installé un grillage à poule tout autour de la rambarde, un petit air de campagne qui rend notre appartement du deuxième étage immédiatement identifiable de l'extérieur.

Parfois, maman m'installe dans un parc, sorte de cage en bois, qui lui permet de souffler quelques instants, de préparer le repas, de prévenir mes bêtises… Contrairement au village où nous retournons régulièrement, je ne peux pas sortir seul, nul besoin d’interdiction, il y a deux étages à descendre, une grosse porte à ouvrir et des voitures qui circulent en permanence. Ici l'extérieur se réduit le plus souvent aux trois mètres carrés du balcon, d'où je contemple à travers les mailles du grillage à poule, les autres immeubles de la cité, tous identiques, encadrés par un jardinet tiré au cordeau, sans fleurs ni herbes folles.

Chaque soir, nous sommes heureux de nous retrouver. C’est un peu comme si nous avions été séparés durant des mois. Mes frères et sœurs rentrent de l'école ou du travail, tous s'occupent de moi, jouent, racontent des histoires. J’ai toujours droit à une petite surprise, un dessin, un bonbon, un petit soldat gagné aux billes…Francis, mon frère aîné travaille dans un garage, il m’offre de temps à autre une petite voiture. J’en ai tellement que je peux organiser un grand embouteillage entre la porte du placard et la table de la salle à manger. Chaque soir, je ris, je cours, je glisse sur le carrelage, je passe de bras en bras, je n’ai jamais sommeil, même après le repas. Maman doit intervenir pour rétablir le calme.

 Arrêtez, il est trop petit, il n'y a pas un morceau pour chacun, il ne dormira plus... 

Moi, j'aurais voulu que ça dure toujours. Les coups de balai du voisin font de nouveau vibrer le sol, elle me serre dans ses bras, chante tout doucement. Je n'ai jamais le temps d'écouter la fin de la berceuse.

 

 

J'ai gagné un concours de beauté ! C'était il y a très très longtemps. Je n'avais qu'un an, lorsqu’on m’a présenté au grand prix régional du plus beau bébé, organisé par le quotidien Le Provençal. C'est le photographe Monnier, à Salon de Provence qui a expédié ma photo au jury. Mon portrait est resté de longs mois exposé en grand format dans sa vitrine avec la mention «premier prix». Maman était très fière, d'autant que l’autocar vert de la ligne Arles-Marseille, s'arrête chaque jour juste devant la boutique du photographe. Pour compléter son bonheur elle a reçu en cadeau de la layette et des produits d'hygiène pour bébé, un vrai luxe en cette année 1961 pour une famille aussi modeste que la nôtre.

Naturellement je ne me rappelle de rien, mais cette histoire m'a été répétée tant de fois et avec tant de détails, que c'est un peu comme si j'en gardais le souvenir direct. Il me reste la photo, qui a longtemps trôné dans son cadre en verre sur le buffet de la salle à manger. Bien des années plus tard, maman a fini par la ranger dans le tiroir de sa table de chevet où elle est restée jusqu'à la fin de ses jours.

L'enfant de la photo, torse nu, longues boucles brunes, esquisse à peine un sourire. Il semble regarder au-delà de l’objectif. Peut être ne comprend-t-il pas pourquoi on l'a séparé de sa maman et ne la quitte pas des yeux ? Il porte une fine chaîne autour du cou avec un médaillon de baptême. Le bijou est cabossé à force d’être mâchouillé, on peut à peine distinguer le petit ange sculpté sur sa face dorée.

Le cliché a été pris à Salon, à deux arrêts de car du village où nous n'habitons plus.

Je suis né un an avant à Marseille, dans le huitième ou le neuvième arrondissement, je ne sais plus très bien. Maman m'a parlé d'une maternité appelée «le nid» qui n'existe plus aujourd’hui.

Un jour à la ville l’autre à la campagne, j'ai grandi le cul entre deux chaises, entre deux univers tellement dissem­blables, qu'aujourd'hui encore, quel que soit le lieu où je me trouve, j’ai parfois l’impression d’être au mauvais endroit, ou en décalage avec les personnes qui m’entourent.

Au village nous n'avions ni eau courante ni chauffage, une cuisine rudimentaire et le « paty» au fond du jardin. J'imagine les difficultés de ma mère dans cette maison sans commodité, elle qui dans la logique de cette époque devait assurer l'entretien des lieux et les soins à apporter à cette très nombreuse famille. J'imagine ses pleurs et ses cris, j'imagine les disputes avec mon père, la violence des crises qui les ont conduit à choisir la ville et son confort pour toute la famille ou presque. Voilà pourquoi, contrairement à mes six frères et sœurs je suis né Marseillais.

Là-bas nous avons une belle cuisine avec ses meubles en Formica, le gaz de ville, l'eau chaude, une douche et même un poêle « Air flamme » pour les nuits d’hiver.

Papa est resté au bled, le temps de trouver ce travail en usine qu'il n’a jamais vraiment cherché. Nous, nous avons émigré avec toute la tribu dans les quartiers populaires d'alors. A partir de cette époque, et durant de longues années, les allers-retours n'ont jamais cessé, soixante quinze kilomètres à parcourir presque chaque semaine, en car, en voiture ou entassés dans les camions hors d'âge de mon père.

Lors de chaque voyage, à l’aller comme au retour, maman exige que l’on fasse une petite pose devant la boutique du photographe salonais.

 

 

 

 

 

 

2. Zone sud : Copacabana


 

Notre quartier est situé au sud de la ville. Ce n'est pas encore un espace résidentiel, réservé aux classes les plus aisées. Ce n'est pas non plus une zone d'exclusion sociale, il ne ressemble pas à ce que vont devenir dix ans plus tard les quartiers situés au nord de la Canebière. C'est tout simplement un espace que l'on voit se transformer au jour le jour, se moderniser, adhérer progressivement au modèle dominant des trente glorieuses. Durant cette première moitié des années soixante, on y trouve encore une multitude de petits commerces, des artisans, des fabriques et tout un tissu agricole encore bien vivant.

Entre les immeubles qui peu à peu sortent de terre et les anciens noyaux villageois, des paysans encore nombreux continuent à cultiver leurs champs pour alimenter la ville en fruits et légumes frais. Ici ou là, des vergers trouent la grisaille et des prairies viennent subitement élargir l'horizon. Au détour d'une ruelle on peut encore tomber sur une porcherie ou une laiterie avec ses vaches et son tas de fumier. Même la toponymie témoigne d'un passé rural. Bonneveine nous a-t-on expliqué veut dire bonne avoine et le quartier d'à côté où habite tata Lulu, s'appelle le Lapin Blanc.

Ce qui rend ce lieu si singulier, c'est la présence de l'hippo­drome et des très nombreuses écuries de course qui se sont installées à proximité. Il y a des chevaux partout, dans toutes les rues, au fond des cours, dans les endroits les plus inattendus. Tous les matins, par lot de quinze ou vingt, lads, jockeys et apprentis s'insèrent dans la circulation déjà très dense à l’époque, pour conduire les purs sangs à l’entraîne­ment, ou les ramener à l'écurie. Parfois la terrasse du bar jockey, en bas du boulevard Leau prend des airs de fête. Un petit homme, le verbe haut et le costume neuf régale la compagnie. Il a gagné une course lors du dernier meeting.

Le front de mer est tout proche et certains commencent à percevoir l'intérêt touristique de la zone. Les deux seuls terrains de camping marseillais ont élu domicile ici. Le premier, dit municipal, est presque toujours vide, il sert d'aire de gardiennage pour les quelques caravanes que la petite bourgeoisie vient de s'offrir en prévision des prochaines vacances. Le second joliment baptisé Camping des vagues, est coincé entre un circuit de stock-car et une fête foraine permanente. Les caravanes n'ont plus de roues depuis longtemps et la population qui loge ici n'a pas vraiment l'impression d'être entrée dans la civilisation des loisirs.

Un peu plus loin, avant le David, l'Huveaune dans lequel se jettent les égouts de la ville, déverse sa puanteur sur les maigres plages qui bordent le littoral.

La cité des nouvelles arènes est sortie de terre en 1959. On y accède par le boulevard Leau. Dès l'entrée un panneau prévient le visiteur:

– Propriété privée – Ni bruit – Ni vitesse – Ni klaxon.

Les habitants de la résidence, ouvriers, employés, fonctionnaires ont travaillé dur, se sont lourdement endettés, pour s'offrir un appartement moderne, dans des bâtiments bien alignés et parfaitement standardisés. Ils veulent à tout prix préserver leur bonheur tranquille et tant pis si le règlement de la copropriété qu'ils ont rédigé et fait voter n'est qu'un ramassis d’absurdités. Ici, les enfants n'ont pas le droit de jouer au ballon, de marcher sur les pelouses ou de faire du patin à roulettes. Organiser une ronde enfantine est toléré à la rigueur, à condition de s’abstenir de chanter.

A côté de la cité, les maisons du boulevard Leau, avec leurs façades noircies se côtoient de façon anarchique. Il n'y a toujours pas de réseau d'assainissement et chaque matin les tinettes, alignées sur le trottoir balisent le chemin de l’école.

 

Dormir avec mémé Jeanne peut rapidement devenir un véritable calvaire. Ses ronflements font trembler les murs et ceux qui ne parviennent pas à trouver le sommeil avant elle, se voient irrémédiablement condamner à passer une nuit blanche.

Elle n'a plus de maison depuis longtemps. Elle a traversé tellement d'épreuves, qu'avoir une adresse ne signifie plus rien pour elle. Ses valises sont toujours prêtes, elle est toujours contente d'arriver, toujours contente de partir, toujours optimiste, confiante dans le lendemain. Elle habite une partie de l'année chez Fanfan, son fils aîné, une autre chez nous, puis file en train vers la Bretagne où réside le plus jeune de ses enfants avant de s’installer pour un mois ou deux chez tata Lulu, la petite sœur de maman.

Voir arriver mémé est toujours une fête pour nous tous. Sa présence n'est jamais vécue comme une charge pour une famille déjà bien nombreuse. Elle aide maman dans toutes les tâches du quotidien, tricote, raccommode, accompagne les garçons à l’école... Quand elle est chez nous la vie est toujours plus facile. Elle laisse à disposition de maman ses maigres pensions militaires, celle de son mari et celle de son fils Georges, aviateur dans la R A F. Tout ce qui lui reste d'eux est rangé dans une boîte en carton que l'on garde au fond du placard. Le coffret n'est pas bien lourd, on y a abandonné une boucle de ceinture, une montre, un trousseau de clés, la photo d'une fiancée à Londres et quelques médailles de la grande guerre.

 

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