Mircea Cărtărescu, grand nom de la littérature roumaine, plonge dans un imaginaire riche, « tortueux et agité » pour livrer dans «Théodoros », un roman total qui tient ses promesses. Entre mythologie biblique et paradis artificiels, l’enfer sur Terre a de beaux jours devant lui. La guerre est la mère de toutes les batailles, nous rappelle la terrible fable de Théodoros, empereur fou de lui-même. Agnès Séverin s'est laissée emporter par ce roman au souffle puissant.
Mircea Cărtărescu, grand nom de la littérature roumaine, plonge dans un imaginaire riche, « tortueux et agité » pour livrer un roman total qui tient ses promesses. Entre mythologie biblique et paradis artificiels, l’enfer sur Terre a de beaux jours devant lui. La guerre est la mère de toutes les batailles, nous rappelle la terrible fable de Théodoros, empereur fou de lui-même.
Téwodros II d’Éthiopie laisse derrière lui une lettre à la Reine Victoria. Á partir de cette maigre trace laissée dans l’histoire, le grand romancier roumain Mircea Cărtărescu a bâti un roman total. Opulent, sanglant, qui témoigne encore, après la saga des Orbitor initiée à la veille de la décennie, de son incomparable talent.
Victoria ressemble à une souris grise, avec son petit bonnet serré sur ses cheveux blancs. Une reine vieillissante a plus de mal à se faire aimer de ses sujets. Théodoros, lui, ne s’embarrasse guère de ces questions protocolaires. Il règne par la terreur, par le meurtre, la torture et le pillage. Il croit au songe et à la pensée magique, ce qui n’est pas sans risque.
Quand il écrit à sa mère, la si pure Sofiana, ses épîtres « tissaient la toile d’araignée, parsemée d’éclatantes perles de rosée, d’un autre monde, d’une autre vie et d’autres rêves que ceux qui souillaient réellement ta propre vie (…) des histoires dignes des Mille et Une Nuits et aussi mensongères qu’elles ».
La Bible fait partie des sources d’inspiration de ce roman contemporain. D’où sa force. Théodoros est un récit litanique, puissant, tonitruant. C’est une fable aussi, sur le thème de l’ubris. La démesure en grec ancien. Le péché originel (car le péché de chair est-il autre chose qu’une manière de se mettre à la place de Dieu en créant la vie ? D’où son caractère haïssable dans le catéchisme).
Se prendre pour Dieu n’a d’ailleurs rien d’original. C’est pourquoi les Dix Commandements n’ont jamais rien perdu de leur actualité. C’est pourquoi, aussi, l’Évangile selon Saint-Luc revient sur ce thème. Il rappelle aux petits personnages fous que nous sommes, « poussières d’étoiles » : « En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé .»
S’il était fondé sur ce passage, le livre de Mircea Cărtărescu serait moins fascinant, certes. Il nous ressemblerait moins, car nous ne sommes pas des anges. Nous ne pouvons que les imaginer. La violence étant la substance de ce monde, tout autant que l’amour, la vie de Théodoros, « qui [s’est] toujours prosterné à [ses] propres pieds », n’échappe pas à la règle. Avant de monter sur le trône d’Addis Abeba, l’empereur fou de lui-même, comme souvent, a tâté de la piraterie dans les archipels grecs.
Á la suite de cet anti-Don Quichotte, nourri au roman d’Alexandre par l’inoubliable Sofiana, sa maman, le lecteur voyage des sources du Nil – éternelle quête – à la Jérusalem céleste – idem – et à la Jérusalem du roi Salomon. De Buckingham Palace – où la lucidité et le pragmatisme font le lit de l’efficacité reine – à la Californie, pays de tous les délires mégalomaniaques. Entre ces univers, la symétrie est remarquable. Le papillon est au centre de l’œuvre de Mircea Cărtărescu.
Le roman quantique est à la mode. Loin de comprendre ce que cela veut dire, je ne citerais que ce passage du dixième roman du turbulent. « Alors, dans le silence parfait, semblable à celui d’un monde précédant l’invention de l’oreille, une voix se fit entendre entre les chérubins, et cette voix n’était pas de ce monde. Car elle ne passait pas par l’air pour arriver jusqu’à toi, elle naissait au centre de ton cerveau comme une petite fluctuation quantique où un monde prenait vie ».
De manière plus classique, il est évident que ce roman puissant contient tout un monde. Et même plus. Une vision du monde formait déjà la trame d’Orbitor, le premier volume de la saga éponyme qui en comprend trois. Manière de voir extrêmement séduisante et fertile puisqu’elle consiste à montrer comment un fragment de vie contient, précisément tout un monde. « (…) là-bas il t’avait offert une de ses plumes magiques. Tu n’avais qu’à la remplir une fois avec de l’encre et elle écrivait sur de nombreuses pages, en fil bleuâtre, toutes les histoires du monde, comme si, dans le tube translucide rempli d’encre se trouvait déjà, dans un état de tohu-bohu, tout ce qui pouvait être écrit. Si le cours du temps avait pu être remonté, on aurait découvert que toutes les histoires, les lettres, les colonnes de chiffres dans les registres, les firmans princiers, les odes et les épodes, les anciens textes et toutes les pages de la sagesse du monde s’écoulent en filets innombrables comme les rivières, de chaque page de chaque texte, et se déversent dans la mer bleue à partir du tube de la plume miraculeuse. »
Les analogies entre différentes formes prises par le vivant, un réseau veineux, les nervures d’une feuille d’arbre ou les ramifications d’une frondaison. Les méandres d’un cours d’eau et un estuaire. Le parallèle entre l’ADN qui contient en germe le plan du vivant à venir comme un bref moment avant le big-bang reste dans l’ombre - et contiendrait potentiellement le tout à venir ? – selon Hubert Reeves. Magnifique manière de déchiffrer le monde, en lui préservant tout son mystère.
« Ton monde était un grain de poussière insignifiant dans un monde encore plus grand, qui était un grain de poussière lui aussi dans l’immensité ; et ainsi de suite vers l’infiniment petit et l’infiniment grand, à l’infini. »
De là dire que cela se résume à l’idée (grecque, mais c’est un pléonasme) que « Tout est dans tout », il y a un pas, tentant, qu’il faut pourtant se garder de franchir sans être spécialiste. L’imagination est sans fin. « Tout cela ne pouvait ni être vu ni entendu, mais vécu, et cela se vivait en même temps que tout le reste, et tu vivais le tout et le tout te vivait, et il n’y avait aucune différence entre tout et rien. Ton monde était un grain de poussière insignifiant dans un monde encore plus grand, qui était un grain de poussière lui aussi dans l’immensité ; et ainsi de suite vers l’infiniment petit et l’infiniment grand, à l’infini .»
Tout est question d’échelle. Le romancier, véritable deus ex-machina, regarde divaguer un navire emprisonné dans une bouteille… à la mer.
>Théodoros, de Mircea Cărtărescu. Traduit du roumain par Laure Hinckel. Les éditions Noir sur Blanc, 599 pages, 27 €. >> Pour achter le livre, cliquer sur ce lien
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