Ma vie avec Gérard de Nerval

« Ma vie avec Gérard de Nerval » d'Olivier Weber, Gallimard, 2024

Où commence le voyage ? Dès mon plus jeune âge, un poète m’a incité à poser la question autrement : où et comment débute l’intention du voyage ? Oui, dans quel ruisseau ou filet d’eau prend-elle naissance ? Dans quelles pages de livre ou parfum de bazar l’élan vagabond vous incite-t-il à franchir le premier pas…
La poésie révèle le sens enseveli. Une phrase de Gérard de Nerval m’a très jeune poussé dehors – à vrai dire, j’y étais déjà, mais il manquait le vent dans les voiles. « Je voyage pour vérifier mes rêves. » Cette invitation m’a d’abord laissé songeur. Enfant, un tel bréviaire vous lègue une boussole pour découvrir sa vérité d’homme. Puis le vent s’est levé. Ce vers est dangereux, il est dans le fruit, à ne pas mettre entre toutes les mains. Une claque ! À la fois un alizé sous les cieux et une tempête sous le crâne. Je laissai Nerval et Goethe dans un internat perdu d’Alsace, sans savoir que les deux écrivains se connaissaient et avaient adoré le grand fleuve qui bordait la plaine de mes rêveries, le Rhin. La France tentait de sauver quelques orphelins, enfants isolés, jeunes des rues, en les confiant à des maisons d’accueil. Les religieuses n’aimaient pas que je lise le soir, à neuf ans, sous mes couvertures, à la lueur d’une lampe de poche. La mélancolie engendrait des nuits sans sommeil et je commençais ma vie en flirtant avec l’insomnie, cette compagne des impatients de l’aurore. Je vivais des journées sombres et je rêvais de nuits blanches. L’aurore désirée devient l’envers des ténèbres. La poésie est une cavalière légère qui vous emmène loin des chagrins. J’appris le coup du fouet, agenouillé devant la croix du dortoir, pour punition de mes lectures nocturnes. J’appris aussi à m’insinuer dans la vie de quelques écrivains, à découvrir leurs maisons où j’irais déambuler plus tard, à visiter leurs secrets, dans leur compagnonnage bienveillant et discret. Je vivais une solitude peuplée de nombreux fantômes, dont celui de Nerval, l’errant.

Il m’enseignait que « la nuit sera noire et blanche », au choix. La répressive religieuse du dortoir poussait des petits cris de joie, comme si elle jouissait des sévices infligés – terme que je connaissais mais sans en percevoir encore le sens profond. L’alliance du bâton et du goupillon ne désarma cependant point mes ardeurs juvéniles, le goût de voguer vers les points cardinaux de Nerval, qui me tendait les bras. Le Rhin devait être franchi un jour pour cingler vers l’Orient nervalien, cette géographie magique. La boussole commençait à s’affoler et ce n’était qu’un début. L’orphelinat du Willerhof qui nous accueillait mon frère et moi affichait la bannière de l’enfance confisquée. Je décidai grâce à Nerval et Goethe d’en faire un bastion de l’enfance exaltée et d’un horizon rêvé. Les livres devinrent des amis et représentèrent une famille. Une enfance accélérée vous autorise à grandir trop vite et à plonger dans maintes déraisons. On se croit délivré de racines alors que cette carence vous place aux yeux des autres en quémandeur – d’affection, d’attention –, c’est-à-dire en mendiant, alors qu’il n’en est rien et que vous vous contentez du jansénisme de la peine. Lorsque l’on n’a rien, la moindre pomme cueillie sur un arbre est un cadeau du ciel. La solitude, qui, l’égoïste, se suffit à elle-même, n’est pas souvent généreuse, sauf en écriture. Les failles sont énormes mais la forteresse, même en château de cartes, tient à peu près debout. On se sent vieux sans être encore adulte. La poésie plâtre les béances, dans un éphémère crépi de chimères. Elle devient une fenêtre sur un monde de lumière quand tout vous semble ténèbres. Oui, un jour, il me faudrait voyager pour vérifier mes rêves.
Météore romantique, poète surréaliste avant l’heure, homme de grand vent, être libre et esprit double à la patiente humilité et à la poursuite du rêve infini, Nerval a surgi dans ma vie à ce moment-là, au pas lent des chevaux de trait qui m’emmenaient avec mon frère après les cours dans les champs pour quelques travaux agricoles à moindres frais. C’était l’Angélus avec bonnes sœurs en robe grise, à l’heure de la récréation avec chocolat chaud pour d’autres. Je songeais à l’ombre de la haute croupe des montures à d’autres labours, avant que le grain ne meure. « Puis entre deux maisons on passe à l’aventure, / Des chevaux, de la route et des fouets étourdi », clamait le poète. Nerval est un enchanteur. Ses poèmes ont éclairé le chemin, Les Chimères en ont créé d’autres, aux côtés de Goethe et Cervantès. Je fus frappé d’une douce folie, la mélancolie infantile précoce, bien plus joyeuse que la dépression. Rassurez-vous si vous en êtes atteint, elle se soigne par la poésie et l’horizon. L’enfant intérieur que j’étais a dû se battre dans tous les sens du terme et il est devenu adulte sans pieds, c’est-à-dire sans fondations, mais avec des poings. J’en ai gardé le sens du déséquilibre et le goût du sonnet. Je n’éprouve pas le vertige en montagne, même dans l’Himalaya, pour l’avoir connu trop jeune. Le vertige précoce donne des ailes. L’appât du vide finit par creuser des racines. J’ai reçu des coups et les ai rendus, ce qui m’a permis d’écrire des livres sous le feu et de dormir dans des tranchées. Survivre en milieu hostile vous lègue des semelles de vent et vous offre des gants de plomb. Le maquis, je suis né dedans. Et toujours le rêve nervalien qui vous meut lorsque la nuit est noire et que vous la désirez blanche.

Nerval ainsi a transformé la beauté, il a jeté sur le même tableau le misérable et le sublime. On le prit pour un « fol délicieux » de son vivant, puis pour un être étrange après sa mort, alors qu’il était d’abord et surtout un poète voyant, avant même Rimbaud, un dérégleur de tous les sens qui plaça le rêve comme serment de vie et la mélancolie comme outil d’écriture. Toute sa vie, Nerval aura creusé un double sillon, la mémoire d’un passé qui n’existait pas, qu’il s’agissait de réinventer, et le duel avec la tristesse, laquelle a fini par l’emporter au terme d’une ultime et longue bataille. J’ai connu dans les champs, enfant, la récolte et la révolte, deux termes que je garderai par-devers moi toute ma vie, avec l’horizon de l’espérance. À l’heure où les enfants jouaient à la marelle, j’avais les pieds dans les moissons, et les yeux tournés vers les cieux. Grâce au poète maudit qui rend érudit, je voyais plus profond le lac de Gérardmer, où l’orphelinat déplaçait les élèves pour quelques jours de vacances antirachitiques, j’apercevais des hydres grecques affleurer à la surface, j’entrevoyais des sirènes qui caressaient mes joues en m’appelant vers les grands fonds, et les sommets vosgiens paraissaient plus hauts que le toit du monde. Rêveries… Oui, il appelait à écrire, comme Colette qui clamait : « Écrire ! pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie de la feuille blanche. » »

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