Entretien

Le CosmoZ de Claro

Ecrivain, éditeur, ancien libraire, Claro a plus d'une corde à son arc. Traducteur de Thomas Pynchon, Salman Rushdie, Hubert Selby, il est autant "chasseur de trésors littéraires" qu'un formidable raconteur d'histoires. Son dernier roman CosmoZ, premier volet d'un diptyque sur le XXème siècle nous invite à revisiter le Magicien d'Oz.Rencontre.

 

Viabooks : Depuis quand écrivez-vous ?

Claro : Régulièrement, depuis l’âge de onze ans, c’est-à-dire depuis que mon père m’a offert ma première machine à écrire, une Brother DeLuxe que j’ai encore.

 

Quel est votre premier souvenir de lecture?

 Un roman qui s’intitule « Poupoune au pays des navets ». C’était peut-être prémonitoire.

Vous êtes écrivain mais aussi traducteur. Comment définir les liens qui unissent ces deux domaines?

Ces deux activités ont un point commun très fort : il s’agit d’écrire dans sa langue maternelle. Et, ce faisant, de se coltiner avec le texte d’origine, qui est le roman étranger dans un cas, le projet de roman dans l’autre. C’est, de toute façon, un travail sur la langue.

Vous co-dirigez aussi une collection dans une maison d'édition, pouvez-vous nous parler et revenir sur sa ligne éditoriale?

La collection Lot49 a pour objectif de faire connaître des textes qui s’écartent de la narration traditionnelle, travaillent les formes narratives dans la lignée des grands novateurs du roman américain, tels que Pynchon, Coover, Gass, etc. Ce sont souvent des textes extrêmes, mais aussi drôles, jubilatoires, éloignés de tout réalisme convenu.

Quels rapports entretenez-vous avec le genre de la science fiction et du fantastique?

 Mes premières lectures d’enfance et de pré-adolescence ont été des livres de science-fiction, ou d’anticipation comme on disait alors, mais aussi Jules Verne, et les maîtres du fantastique. J’ai donc abordé la fiction sous l’angle « non réaliste », plongé dans le romanesque sous les auspices de l’imaginaire. Je ne lis plus beaucoup de littérature « de genre », hormis de temps à autre des romans policiers de gare des années 70, mais pour moi la découverte de la lecture, du plaisir de lire, est intimement lié au fantastique, à des auteurs comme Asimov, Bradbury, Sturgeon, Siodmak, Matheson.

CosmoZ débute avec un incipit de TS Eliot, pouvez-vous nous parler de ce choix?

 Il est question dans CosmoZ d’un épouvantail, mais également de la fin du monde, c’est donc très naturellement que le poème d’Eliot s’est mis à jouer un rôle quasi structurel dans l’écriture de mon roman. Les « hommes de paille » qu’évoquent le poète ne renvoient pas seulement au personnage d’Oscar Crow dans CosmoZ, mais également à tous les individus ballottés par l’histoire, vidés de leur substance par les guerres, la science eugéniste, etc.

Il y a quelque chose d'assez passionnant dans votre texte. Vous arrivez à parler des pires horreurs en laissant le lecteur vivre une curieuse jouissance. On suit votre texte qui est parfois intenable et pourtant on ne peut pas freiner la lecture ou refermer le livre?

 Ce qui à mon avis explique une éventuelle lecture « captive » vient du fait que réel et imaginaire alternent dans le roman d’une façon assez indiscernable. J’ai tenu à proposer un texte sans couture apparente, si je puis dire. Si c’est réussi, alors tant mieux, car le but était de rendre visible, prégnant, des événements possiblement « intenables » sans que soit sacrifier la jouissance de la lecture. Même dans l’horreur, il y a toujours la résistance du sourire, qui est la part d’humanité irréductible.

Pourquoi le Magicien d'Oz? "Un mythe instable" dites-vous, "une baraque foraine où résonnent la fantaisie et la peur, un monde à hanter où se perdre". Qu'est-ce qui vous a donné envie de revisiter le Magicien d'Oz et d'en faire un symbole?

 

J’avais été marqué, enfant, par ce film, qui mêle fantaisie et effroi, merveilleux et menace. Ce qui m’avait frappé, surtout, c’était cette vision de corps étranges, mécaniques ou mous. Quant au magicien, il me semblait pouvoir servir de figure intéressante, et incarner tour à tour le médecin, le grand manitou, le manipulateur. Le livre de Baum, comme le film de Fleming, crée un mythe, c’est un conte initiatique qui met en scène des personnages égarés, des orphelins de la vie, des êtres plus ou moins détraqués qui cherchent un lieu magique où devenir, enfin, eux-mêmes. Cette histoire de devenir a irrigué CosmoZ. Comment (re)devenir ce qu’on est, comment être dans le réel ce qu’on était dans l’imaginaire, le rêve ?

 

En vous lisant, j'ai pensé de nombreuses fois à des tableaux d'Ensor, de Schiele ou encore d'Otto Dix. Quels rapports entretenez-vous avec la peinture?

 CosmoZ fonctionne en bonne partie sur une architecture chromatique, les couleurs de l’arc-en-ciel, chaque ton étant associé à un élément, comme le vert pour le radium, le jaune pour l’or, le gris pour le passé, etc. Il y a aussi des formes récurrentes, comme la tornade, les barbelés, etc. Ce travail « pictural » a été en fait nourri moins par des tableaux que par des films, des images d’archives, des photos d’époque.

 Enfin, on sent dans votre texte comme un perpétuel jeu avec le lecteur et avec l'écriture. Les mots eux-mêmes résonnent entre eux. Et de ce tiroir où sont inscrites les lettres O et Z, on passe à Oz.  On ouvre ce tiroir, sorte de boite de Pandore?

Il y avait dès le départ ce désir de faire de la syllabe « oz » une matrice, oz désignant à la fois un lieu, un personnage, mais servant aussi de formule magique, d’unité sonore. C’est un réceptacle qui à la fois se vide de sens et se remplit de sens, une clé qui ouvre quelque chose, mais quoi ? Voilà ce que les personnages recherchent, peut-être à tort. Car dans CosmoZ, « oz » n’est pas une clé, n’est pas une solution, c’est juste un mot étranger, étrange, qui ne renvoie à aucune langue, si ce n’est à celle de l’imaginaire.

Concernant votre style, on retrouve ce même jeu qui prend une grande importance dans le changement des pronoms. Du Tu au Je. On pense à Duchamp et à toutes les influences de Dada?

 J’ai essayé d’opérer des variations dans la narration, afin d’impliquer parfois le lecteur à un niveau différent, d’où cet usage parfois de la deuxième personne, quand on s’adresse à Dorothy, et à travers elle à l’enfant qui est en nous, l’idée étant que le lecteur est un peu comme un enfant au début de son déchiffrement du monde, qui va apprendre une langue particulière, la langue du livre qu’on lui propose de lire…

Peut-on revenir sur le personnage de Baum ?

Baum incarne le touche-à-tout typique américain, l’homme aux mille entreprises, qui finit par se réfugier dans l’imaginaire après avoir échoué dans pas mal d’aventures un peu trop réelles. Ce n’est pas un grand écrivain, mais il a su catalyser dans ses romans (le cycle d’Oz comporte treize volumes) pas mal d’obsessions de ses contemporains. C’est un peu un Lewis Carroll raté, mais ses maladresses stylistiques et narratives le rendent d’autant plus touchant. Il ne joue jamais au malin, mais tisse des fables déroutantes, absurdes, derrière lesquelles se cache souvent une morale populaire, un bon sens américain.

Pouvez-nous nous parler de la première scène du livre lorsqu'il est question de retirer la tumeur de la langue de Baum? Symbole d'une bonne partie du texte?

 Baum a effectivement souffert d’une tumeur à la langue, et je me suis focalisé sur cet événement pour toucher directement, de façon littérale, au problème de la « langue », de la parole contrariée. La tumeur est comme un cauchemar niché dans la langue que parle Baum, et son « autopsie » libère non seulement des particules étranges, mais aussi des mondes entiers.

Comment arrive t-on à créer ce sentiment d'inquiétante étrangeté qui nous fait sortir de votre ouvrage complètement sonné?

 Si on sort « sonné » de la lecture de CosmoZ, alors je suis ravi. Modifier l’état du lecteur est l’ambition de tout écrivain, après tout.

 

Pourriez-vous nous parler de Dorothy. Elle est assez incroyable lorsqu'elle arrive devant le fief d'Oz?

Dorothy est un mélange de naïveté et de détermination. Pour moi, c’est un personnage assez impalpable, un décalque de la Judy Garland du film. Elle fédère les autres, mais en elle-même n’est rien, juste un déclencheur. L’amour, en particulier l’amour physique, lui est inconnu, et elle va devoir devenir femme dans les dernières pages du roman, apprendre à aimer et, peut-être enfanter.

Au fond, votre livre pose la question du début et de la fin du monde? Comment commence-t-il? Par cette terrible explosion?

 Le livre tourne en permanence autour de la question du début et de la fin du monde. La bombe atomique, les camps : est-ce la fin ou le début d’un monde ? En se répétant, l’histoire se renouvelle-t-elle ou non ? L’horreur est-elle une étape, un achoppement ?

L'histoire comme grande inspiratrice de la littérature?

 L’Histoire avec un grand H est évidemment centrale dans CosmoZ, puisque pour moi ce roman s’inscrit dans un projet plus vaste, dont le premier volet était un précédent livre paru en 1997, « Livre XIX », qui racontait le dix-neuvième siècle en utilisant ses thèmes et ses styles. « CosmoZ » est le premier volet d’un diptyque sur le vingtième siècle. Comment raconter l’Histoire en multipliant les heurts entre réel et imaginaire ?

La présence du cinéma est très importante dans votre ouvrage. Est-ce un domaine qui vous intéresse particulièrement?

Le cinéma avait sa place obligée, réservée, dirai-je dans le livre, dans la mesure où Le Magicien d’Oz est l’histoire d’un passage du livre au film. Par ailleurs, il me semble impossible de raconter l’histoire du premier demi-siècle sans tenir compte du cinéma, qui est indissociable de l’imaginaire visuelle, de la propagande, etc. Et le cinéma, par sa production, reproduit également les mécanismes des guerres, leur hiérarchie. Il naît avec le siècle dans la fantaisie (Méliès…) et devient instrument politique presque aussitôt. On filme les camps de la mort, les explosions atomiques autant qu’on nous projette dans le monde de Blanche-Neige ou d’Oz. C’est la caméra le véritable œil du cyclone.

Pourriez-vous revenir sur la présence de l'Amérique dans CosmoZ?

 L’Amérique importe dans CosmoZ non seulement en raison de la nationalité du mythe d’Oz, mais également comme pays ayant réservé un sort particulier à tous ceux qui sont considérés comme « indésirables ». Le programme eugéniste aux Etats-Unis a fortement inspiré et façonné la politique raciale du IIIème Reich. Et puis l’Amérique offre ce fort contraste entre usine à rêves et fabrique d’exclusion qui est la marque du siècle.

Aujourd'hui, comment regarder le monde?

Comment regarder le monde ? Inutile de le regarder, hélas, c’est lui qui nous regarde, au moyen de sa télésurveillance planétaire…

Enfin, que lisez-vous en ce moment? Avez-vous lu un texte de la rentrée qui vous a enchanté ou que vous avez aimé simplement et que vous aimeriez partager?

  J’ai beaucoup aimé le roman de Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, et celui de Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme.

En savoir plus

Claro, CosmoZ, Actes Sud.

Maylis de Kerangal, Naissance d'un Pont, Verticales.

Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme, Actes Sud.

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