Durant le mois qui venait de s’écouler, sa folie était devenue une psychose dans son état le plus pur. Ce soir, elle avait jailli de l’outre mentale fatiguée qui l’emprisonnait.
Il devait agir ce soir. Percer la vérité.
Le petit mioritic vint se frotter contre sa jambe droite, comme s’il voulait l’attirer ailleurs, puis se délecta de quelques noisettes. Plein d’affection pour les animaux, Sinta lui donna une tranche de pain salé qui traînait dans la poche de son pantalon. Un casse croute fini en toute hâte voilà une bonne heure. Un salami-beurre qui l’avait un temps soit peu réconforté dans cette nuit hostile et glaciale. Il se baissa vers la gueule du chien et le caressa avec tendresse. La scène transformait aisément Sinta en un saint Roch à contre-emploi. Le jeune Roumain sentit une vive douleur lui parcourir les jambes. Mince, l’autre y était allé un peu fort dis donc.
Il se redressa aussitôt.
Ne plus y penser. Agir.
Commencer par enfoncer la pioche dans l’angle droit du bas de la porte et taper aussi fort que possible pour créer une percussion unique. Abandonnant son compagnon de fortune, Sinta, les mèches rebelles, empoigna la pioche et frappa pile dans l’angle.
Trop précis, ce coup de pioche. La pierre trembla mais resta toujours aussi ferme devant les assauts répétés du jeune homme.
Bordel ! Tu vas céder toi !
Déjà l’outil glissait sous la moite sueur de ses mains comme voulant abandonner la folle tentative.
L’écho réverbéré par la clairière créait une sorte de symphonie éreintée, animée par les feuillages doucement ballottés par un impétueux vent du nord. Les éléments semblaient entourer peu à peu la fine silhouette de Sinta, marionnette illuminée par le clair de lune fendant la trouée et jetant une lumière fluorescente sur son teint déjà cireux. Du haut des arbres tourmentés, depuis les ramages intimes surplombant la scène, on eut dit une mince limace qui se frottait à un mur puis en tombait pour s’y recoller presque instantanément.
— Allez ! Je ne m’arrêterai pas ! Tu vas me montrer tes entrailles, vipère ! Depuis le temps que j’attends ça !
Le bruit net et sourd qui suivit l’énième coup de pioche calma tous les petits habitants de la clairière. Geais, écureuils et sangliers se figèrent.
La porte ne tremblait plus, elle commençait à céder par une première fissure.
Signe de vieillissement.
Première rupture. Mais pour une vieille dame de cinq siècles, en aussi bel état, tout vieillissement prématuré était inacceptable. Sinta, qui semblait voir devant lui l’aboutissement de tous ses récents désirs, lâcha la pioche pour reprendre son souffle.
De l’air….vite…un peu d’air…
C’est alors qu’il sentit comme un mince lézard passer dans son dos, une sorte de froid rapide, concentré et intense.
Il se retourna pour s’assurer qu’il était seul dans ce bois.
Rien. Pas une âme. Seuls les fébriles arbrisseaux prenant sous le rai paisible de dame lune d’inquiétantes teintes violacées. Tout autour se trémoussaient les ramages menés de-ci de-là par un vent gagnant. Une nuit d’automne comme le jeune étudiant les connaissait bien.
Si, peut-être là, à l’instant, quelque chose venait de scintiller sur sa gauche. Il jeta un coup d’œil sur les alentours du mausolée et trembla légèrement en s’apercevant qu’à l’endroit où il avait assené plusieurs coups de pioche, une immense lance venait d’être plantée.
Sculpturale.
Mince totem d’acier venu épouser en une fraction de seconde la pierre morte.
L’arme de guerre avait brisé la porte à ses trois quarts, là où justement se trouvaient ses épaules deux secondes auparavant.
Il comprit alors d’où venait le froid concentré qui lui avait parcouru le dos. La lame glacée du tueur, l’étoile filante d’une haine qu’il sentait toute proche ce soir-là..
Sa frayeur fut plus grande encore lorsqu’il comprit que c’est cette lance qui avait fissuré la porte et non pas sa pauvre pioche.
Un trou immense venait d’apparaître au milieu de la porte sacrée et un filet d’air venait de s’y engouffrer.
Quelque chose le poussa dans les hautes herbes bordant l’entrée du tombeau interdit.
Le choc fut brutal.
Cette odeur si familière…
L’ombre se mouvait dans la pénombre telle une arachnéenne blessée sur le restant de sa toile.
Le jeune Roumain se releva et, quasi sonné par le choc, prit la première direction sur sa droite.
10 mètres.
Le cœur tremblant il défonça à corps perdu tous les buissons qui semblaient lui happer les jambes. Celles-ci ne semblaient plus le soutenir. Il trébucha plusieurs fois, blessé par des ronces et de petits rochers protubérants, et sentit déjà le froid qui se rapprochait de lui.
Le même, très concentré.
Sauf que maintenant, il s’étalait autour de lui dans une sorte de brouillard difforme, glacial et rouge. Cette sensation lui rappelait ces après-midi, le mercredi, où il jouait dans les pans de linge étendu par sa mère. Des heures à se sentir absorbé dans des ellipses de draps blancs qui l’étouffaient dans leur dédale. Les cris de sa mère, Sidonie : « Sinta, le linge ! Regarde ton frère et ta sœur comme ils sont sages eux…Ouste ! Va les rejoindre ! ».
Au carrefour du sentier ramenant vers la ville, il prit un chemin qu’il n’avait jamais vraiment parcouru, sauf une fois, restée gravée dans sa mémoire, où une laie l’avait poursuivi pour le chasser de son territoire. Heureusement pour lui, ce jour-là, la femelle s’était arrêtée net devant un tronc d’arbre barrant la route. Après cette course effrayante, Sinta s’était dit que peut-être, cette mère sanglier avait voulu le prévenir.
Qui avait une telle puissance dans son lancer pour briser en un seul coup une pierre ancestrale ? Etait-ce bien « ce fameux »…
Mais l’esprit du jeune Roumain ne pensait plus. Il n’était qu’un fluide instinctif. Une seule conviction :
Cours, cours, cours, ne t’arrête surtout pas !
Soudain, son pied droit heurta une racine saillante qui le fit trébucher dans un fossé. Pantin désarticulé, son corps s’abandonna à plusieurs roulades dans des feuillages humides et puants. Les orties le happèrent instantanément dans leur royaume vénal et une boue visqueuse vint palper ses oreilles froissées. Le malheureux sentit une odeur de putréfaction dans sa chute, et son corps étriqué s’arrêta net. Raide. Comme figé et arrêté dans le temps, comme si son élan venait d’être paralysé par une force incroyable. Gélé dans le continuum de l’automne. Sinta devint une sangsue plaquée contre une chappe de mousse et lâcha un cri des plus épouvantables.
Ce hurlement soudain parcourut le kilomètre de sa course pour venir exploser dans la clairière du Lion, soulevant une marée de corbeaux noir pétrole. Délaissant leurs désuètes charognes nocturnes, les volatiles fuirent par l’échappée la plus proche, leurs plumages fusionnés créant un obscur sillon assourdissant à travers la canopée.
Un rire émergea du marasme.
Un sinistre gloussement qui grandit dans tout le périmètre circulaire de La Porte au Lion. Les fougères répondirent au ricanement strident en dévoilant dans un bruissement leurs ronces les plus intimes. Les cerfs fuirent l’enfer sonore, défonçant à corps perdu les murs de végétation.
Le serein mioritic, digne représentant des chiens errants roumains, avait désormais fait connaissance avec la famille écureuil tout entière. Une légère pluie vint tremper leurs galopades. Voyant cette dernière fuir pour se réfugier dans son cocon familial, il remua sa truffe mouillée, et prit un air méfiant comme si un nouveau parfum venait d’apparaître dans l’air. Le chien se coucha au sol, semblant intimidé.
Déçu de se retrouver désormais seul dans sa virée nocturne, il s’amusa à contempler le dernier écureuil visible et l’adieu de sa queue rousse qui remontait prestement le tronc moussu du marronnier, en caressant avec légèreté et douceur le corps empalé et sanguinolent du beau Sinta Bonp…