Ils dansaient sur un volcan et ils ne le savaient pas. Les personnages de Beata Umubyeyi Mairesse cachent leurs plaies. L’auteure franco-rwandaise fait ressurgir dans Ejo et autres nouvelles (Autrement) l’horreur à mots couverts, au détour de récits savamment noués. Ses images fortes, son art métronomique du récit confèrent à ce recueil de nouvelles une portée universelle. Une grande plume à découvrir !
À quoi ressemble la vie post-génocide ? À la nôtre en apparence. À quelque chose comme les lendemains d’un accident nucléaire , peut-être, pour les rescapés touché au plus profond de leur âme. Le cœur glacé. Pour ce qu’il en reste. La mémoire balayée. Les réflexes psychiques vitrifiés. L’onde de choc reste vive dans les esprits alors qu’une commission d’enquête travaille actuellement sur le rôle de l’armée française face au massacre.
La déflagration se répercute ici d’histoire en histoire, à travers le destin de personnages en apparence effacés. Vingt-six ans après, ils reviennent, à travers d’autres épisodes emblématiques de leur existence tortueuse, apporter leurs lambeaux de vérité à un récit collectif disloqué. L’excellente auteure franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse signe ici son deuxième livre.
Certaines ces nouvelles ont déjà paru dans la très belle revue des éditions Zulma, Apulée en 2018 et 2019 et dans un recueil de nouvelles paru aux éditions Magellan & Cie. Les éditions Autrement ont su de même aller voir ailleurs si d’autres regards, d’autres voix, sont plus intéressants, plus riches, plus lucides, en un mot, plus vivants, talentueux que beaucoup de nombre de nos fausses valeurs littéraires.
Beata Umubyeyi Mairessse est une plume. C’est ce que le département littérature des éditions Autrement ont su déceler et mettre en lumière. Émouvant, passionnant que de saisir à travers ses yeux comment le passé continue de revenir trahir ses héros invisibles. Le temps suit lentement son cours sous la surface des choses. Les haines ancestrales et fratricides – en tous cas leur souvenir - n’en finissent pas de ressurgir comme autant de plaies violemment ouvertes.
Que savons-nous du génocide rwandais de 1994 ? Ce que chacun veut bien voir, comme toujours. Le fracas de l’horreur est toujours trop vite tu, étouffé sous le travail de reconstruction et l’opération de ripolinage national qui va avec. Une saison de machettes de Jean Hatzfeld, en donnait une première idée dans un recueil construit à partir des récits de tueurs. Un flot d’ images, d’ émotions, d’histoires à hauteur d’hommes et de femmes que le prix Femina a très justement récompensé en 2003.
Yasmine Ghata avait également évoqué avec pudeur les plaies de la guerre civile à travers le point de vue candide et émouvant d’un enfant dans son roman J’ai longtemps eu peur de la nuit, paru en 2016 aux éditions Robert Laffont.
Les personnages de ces nouvelles étaient enfants lorsque le déchaînement de la violence hutu s’est abattu sur eux. Cent jours durant, cette année 1994. Projetés loin de leurs rêves, ils se sont mués d’un coup en « enfants-adultes » à travers cet abysse de cruauté et de sauvagerie. Seuls face à la barbarie. Fuyards de leur propre patrie. Exilés de leur propre cœur. Même la ferveur religieuse d’un pays n’est plus ici d’aucun secours quand tout a explosé autour d’eux. En eux. La voix que l’écrivaine leur rend de manière discrète n’en est que plus sensible. Sourdement bouleversante.
La force de ses nouvelles n’est pas seulement de trouver des détours narratifs pour faire ressurgir l’horreur à travers le quotidien fendillé, lézardé, de ces personnages de rescapés.Le recueil Ejo, Lézardes et autres nouvelles - déjà paru en deux volumes distincts aux éditions Cheminante-, dévoile les stigmates de souffrances, de pertes, d’un deuil incommensurable. Inhumains.
Une domestique maltraitée, une mère battue par universitaire bien sous tous rapports, des gamines trop curieuses. Une sœur belge qui joue au jeu des différences entre les physiques de tutsti et des hutus… Ces autres jeux d’enfants, l’innocence et la connivence qui perdurent après l’horreur. Malgré tout.
Beata Umubyeyi Mairesse en novelliste habile sait aussi jouer de l’effet de surprise consubstantiel à l’art de la nouvelle. Son sens de la narration tient beaucoup à un art du détail significatif, à ce sens du timing qui tiennent le lecteur en haleine, calmement, froidement, jusqu’à révéler la terrible, l’insondable vérité. Pour soudain trouer le cours des choses.
Beata Umubyeyi Mairesse est une plume. Son remarquable talent tient avant tout à son regard. Lucide, précis, juste. Terrible d’exactitude et d’honnêteté. Il n’épargne personne. Ni « une foule d’humanitaires qui ratissent le pays dans leur gros 4 x4 ». « Pour moi, ce pays est un cauchemar déguisé en carte postale ultralibérale mais écologique ». Ni les enfants. « Les gosses de riches s’ennuient, les domestiques sont leurs animaux de compagnie » (…) Ni les mères. « Il n’ose à peine croire qu’elle emportera avec elle toute la peine de l’existence, les laissant libres et orphelins (…) eux savent bien qu’ils ont depuis longtemps perdu l’amour et la tendresse que leur envient à tort ceux qui vivent seuls depuis la catastrophe ».
Dans Ejo, Lézardes et autres nouvelles, la jeune femme née en 1979 à Butare – théâtre de nombre de massacres dans cet ouvrage choc et poétique- confronte le lecteur occidental à son indifférence relative face aux guerres lointaines. « Depuis toujours penser à l’Afrique remplissait de torpeur », tranche une citation d’Annie Ernaux épinglée en exergue. La loi du kilomètre quant à la portée des évènements rapportée à la distance géographique est un principe connu aussi des médias. La fiction y porte remède.
C’est une guerre des clichés savoureuse que mène l’auteure de Tous tes enfants dispersés. Sans accuser personne. Sans régler de compte. Juste pour laisser la place qu’il faut au passé pour s’exprimer. Évitant ainsi que le choc des mémoires ne revienne contaminer la réalité. Polluer les cœurs et les esprits à répétition à travers les générations. Comme Jean Hatzfeld, mais ici sous le détour de la fiction, Beata Umubyeyi Mairesse montre le carnage à hauteur d’âme et de sensations. Fortes elles aussi.
Comme le journaliste, la romancière et novelliste montre l’abîme qui sépare les destins. Les faux semblants et les susceptibilités qu’il faut ménager et les pudeurs de gazelle quant aux souffrances d’autrui. «Ils disent que tu es un bel exemple de résilience (…) Et toi, tu joues la parfaite négresse reconnaissante. Oh oui, un emploi précaire de dernière catégorie est ce dont tu pouvais rêver de mieux, vu qui tu es et d’où tu viens !».
Le recueil laisse leur place aux fantômes. Ceux des contes et des récits mythologiques, substrat culturel que la grâce de sa plume sauve du néant, que Beata Umubyeyi Mairesse exhume avec brio comme elle rend hommage au semblant de vie de ses personnages zombies. « Parfois, quand je l’entends au loin qui crie sur les bêtes ; je sursaute en croyant reconnaître la voix de mon petit frère. (…) je sais que c’est le vent dans les eucalyptus qui se moque de moi. Tout ça parce qu’on n’a pas retrouvé leurs corps ».
Généreuse, Beata Umubyeyi Mairesse négocier avec le passé pour le compte de ses héros trop discrets. Eux qui sont livrés à la triple solitude de l’exil, de la différence et de l’incompréhension.
« Toutes les pluies d’avril peuvent laver les fondations de l’ancien rugo de mes parents, effacer les traces des sentiers qui relient les maisons de la fratrie, elles ne parviendront pas à achever le nettoyage de quatre-vingt-quatorze. Je suis restée pour ça, sinon quoi ? ».
Par le miracle de la fiction, ces abîmes sont ainsi franchis. Et des bribes de mémoire fragile enfin retenues à travers les mailles grossières du temps.
>Ejo, suivi de Lézardes et autres nouvelles, de Beata Umubyeyi Mairessse. Éditions Autrement Littérature, 400 pages, 12 euros.
Découvrez dans une vidéo la présentation de l'auteure.
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