Après avoir écrit sur l’intelligence artificielle dans L'Invention des corps, (Actes Sud), prix de Flore 2017, Pierre Ducrozet consacre son second roman Le grand vertige (Actes Sud) à l’écologie. Ses personnages errent et se fédèrent pour trouver des solutions alors que le temps presse selon les défenseurs du climat. Les bons sentiments font-ils de bons romans ?
L’écologie est-elle une aporie ? Dans son second roman, Pierre Ducrozet convoque les esprits les plus brillants et les plus rebelles pour tenter de trouver une issue au méga-problème du réchauffement climatique. Réussiront-ils ? L’écologie est-elle une cause perdue ? Pas question de déflorer ici le ressort narratif de ce Grand vertige devant lequel est placé toute une génération, celle de Pierre Ducrozet.
Ce trentenaire signe un roman dans l’air du temps. Ses personnages sont pétris de contradictions. Ils veulent sauver la planète mais ils passent leur temps assis dans des avions low cost. Ils ont grandi dans le cocon protecteur de leurs familles petites bourgeoises sans histoire. Ils ne goûtent que l’errance et le vagabondage. Ils prisent la marge. Et tant mieux si elle est subventionnée. « Il vit dans les limbes depuis si longtemps, comment pourrait-il bien en sortir ».
Cela tombe bien, leur maître à penser, Adam Thobias, convoque cette ribambelle de petits génies hors normes pour intégrer une « Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel ». Leur combat pour la défense de la nature plaiderait plutôt pour un mode de vie local. Ces jeunes gens très XXème siècle traînent leur spleen d’un bout à l’autre de la planète. De préférence dans des pays où leur oisiveté n’est pas incompatible avec la préservation d’un certain pouvoir d’achat sans trop se commettre avec l’économie de marché, et ses contraintes.
Au passage, ils sèment artistement, ici une photo, là une idée. Plus philosophes. Ils éprouvent la nature des choses – la douleur de la planète ? – « dans leur chair ». Cela suffira-t-il à sauver la planète ? « La tache, le mal-être, la sensation visqueuse, tout ce qui l’avait accompagné et meurtri pendant des mois se concentre en lui, s’amplifie jusqu’à prendre la taille du monde ». Mégalo le héros ? « Le gris l’avale ». Bien vu !
À la trame, ce roman politique en forme de plaidoyer « engagé », le mot est lâché, se mue en roman d’aventure. Nos jeunes héros prennent des risques. Ils enquêtent, font des incursions dans des zones protégées (pour de mauvaises raisons), dévoilent les pratiques des grands groupes de l’énergie, de la chimie. L’automobile est oubliée, tiens…
En 2002, Camille de Toledo avait signé un autre roman générationnel intitulé Archimondainjolipunk, confession d’un jeune homme à contre-temps. La mode était alors à la révolte des beaux quartiers faites de plongée dans la drogue, l’alcool et la pornographie, depuis taxée de « chic ». Aujourd’hui il est de bon ton d’écrire pour la génération Greta, qui a bien autre chose à faire de que faire la fête pour oublier ses états d’âme. Il faut la comprendre. Le grand vertige est un roman « éthique ». Pierre Ducrozet initie-t-il le sous-genre du roman « à mission » ? À l’image des entreprises qui doivent montrer patte verte alors qu’elles ont déjà une pandémie « dans leur assiette ». De là à y voir une opération de green washing en version romanesque...
Pour corser la chose, Pierre Ducrozet mêle les genres. Un soupçon de roman d’espionnage fera l’affaire. Manière de rentrer dans les codes d’une éventuelle adaptation sous forme de série. On ne sait jamais. Le grand vertige est un roman global qui porte bien son nom.
Une fois refermé, le lecteur se demande effectivement ce qui lui est arrivé. Il s’est distrait, sans aucun doute. Il a rampé dans la jungle au péril de sa vie, partagé le sort des Rohingyas, défié les consortiums les plus polluants du monde, pénétré les secrets de la filière nucléaire et les arcanes des instances internationales, appris à vivre comme un brin d’herbe en le regardant intensément, rêvé de se transformer en mousse pour pénétrer les secrets d’une plante miracle… Il faut bien rêver.
« Devenir algue, plante, araignée, fluide et volatil, en gardant le meilleur de ce que l’on sait déjà [quoi déjà !?] ; le programme c’est ça » (…) « Il se sent plus léger (…). Il n’a plus rien à perdre. En comprenant ce qui était pourtant déjà sous ses yeux, il a pansé toutes ses plaies ». Et voici la mission écologie qui ne mue en thérapie. Avant le « moment » philosophie mêlé de scientisme. « Un monde, c’est un non-lieu où tout ne fait que circuler, tout le temps, partout, où tout rentre et sort et constamment se mélange ».
Il ressort de ces réflexions une éthique qu’Aristote n’aurait pas reniée, si seulement il avait su ! « L’humain devrait cesser de retenir en lui et de faire coaguler, il deviendrait éponge, vague, écho, il se fondrait dans les éléments. Son art aussi deviendrait mouvement permanent. En inspirant, en exhalant, il produirait comme la plante un monde ».
S’il a résisté à ce tourbillon d’invention et de fulgurances (cocasses), le courageux, l’intrépide lecteur aura ainsi (re)découvert tous les truismes des beaux esprits verts qui n’ont jamais mis les pieds à la campagne. Un brin de biomimétisme par-ci, un poil de « géopoésie » - piquée à Kenneth White sans le citer… - par-là. Un peu de zen et beaucoup d’Heineken. Reste un roman dans l’air du temps, qui en brasse beaucoup.
>>Le grand vertige, de Pierre Ducrozet. Actes Sud, 368 pages, 20,50 euros
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