Oui, au moins dans deux romans et une BD ! A chaque catastrophe nous découvrons que le drame avait déjà été décrit dans une fiction. La pandémie actuelle n'échappe pas à cette règle. Mais comment expliquer cela ? Est-ce une simple illusion, ou bien est-ce plus grave docteur ?
Au rang des fictions prédictives du Covid-19 une recherche rapide fait remonter en 2012 La fin des temps de Sylvia Browne, La fièvre de Deon Meyer en 2016, et au même moment que l’arrivée du virus en France La chute, une BD de Jared Muralt. En 2017 paraît en français aux éditions du Seuil sous le titre de L’année du Lion, la dystopie du célèbre auteur sud-africain de polars Deon Meyer dont le titre original était Koors (la fièvre en afrikaans). Dans ce récit post-apocalyptique 90 % de l’humanité est décimée par un coronavirus. Probablement en découvrirons-nous d’autres au cours des prochains mois.
Pour Sylvia Browne le cas est différent, il s’agit d’une médium américaine. Qu’une voyante prédise l’avenir est moins étonnant que s’il s’agit d’un romancier. Ce qui frappe dans le livre qu’elle publie en 2012 un an avant sa mort, La fin des temps – Prédictions et prophéties concernant la fin du monde (Ada Eds) c’est l’exactitude de la date et le sombre présage lancé pour 2030 : « Vers 2020, peut-on y lire, une maladie ressemblant à une grave pneumonie se répandra à travers le monde, s’attaquant aux poumons et aux bronches et résistant à tous les traitements connus. Encore plus stupéfiante que la maladie elle-même sera sa soudaine disparition et sa réapparition 10 ans plus tard, avant de disparaître pour de bon aussi rapidement qu’elle était apparue. ».
Au rayon BD une grippe meurtrière est le sujet de La Chute du suisse Jared Muralt aux éditions Futuropolis. Le plus saisissant est sa troublante synchronicité avec l’actualité : sa sortie le 4 mars 2020 coïncide avec le confinement et les quarantaines que son album montre en images.
Moins dramatique, en 2017 dans l’album Astérix et la Transitalique (Éditions Albert René) un méchant romain, inventé par les successeurs d’Uderzo et de Goscinny, Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, porte ce nom déjà terrible de Coronavirus.
Tout cela est-il bien sérieux ou n’est-ce que signes de la manière dont notre inconscient interagit avec la réalité ?
Dans son ouvrage Histoires paranormales du Titanic (2006, J’ai Lu) Bertrand Méheust recense les nombreuses prémonitions de la tragédie maritime qui avait été assez précisément décrite dans Le naufrage du Titan en 1898 par le romancier américain Morgan Robertson, soit 14 ans plus tôt.
L’universitaire Pierre Bayard, auteur des Éditions de Minuit et amateur de jeux d’esprit sur la littérature s’est intéressé à ces sortes de télescopages spatio-temporels qu’il abordait déjà dans deux de ses essais : Demain est écrit (2005) et Le Plagiat par anticipation (2009).
La théorie que défend Pierre Bayard dans Le Titanic fera naufrage (éditions de Minuit, 2016) est que les auteurs auraient une certaine capacité prémonitoire qui devrait inciter les gouvernants à les associer aux responsabilités publiques.
Bien qu’également psychanalyste il se trouve qu’en écrivant cela en 2016, Pierre Bayard a été lui-même attrapé par le phénomène qu’il tentait de cerner. Trois ans plus tard en effet le Ministère des armées recrutait des auteurs de science-fiction pour une Red Team, une cellule dédiée à l’anticipation des menaces militaires à un horizon 2030-2060.
Mon hypothèse est donc différente de celle de Bayard. Je pense que ce n’est pas une question d’écriture, mais de lecture, et que notre lecture du monde dépend de notre degré d’auto-fictionnalisation.
Notre appétence pour les jeux vidéo et les séries, l’attirance envieuse pour les personnes qui ont une double vie, alors que c’est plutôt là une marque de duplicité, témoignent de ce phénomène de fictionnalisation de soi dont nous sommes à la fois le marionnettiste et la marionnette.
Les récits de confinement révèlent bien cette manière que nous avons de nous donner de l’importance en mettant notre vie en histoires. L’instinct fabulateur de notre espèce animal nous ramène au niveau de personnage des fictions que nous inventons. Nous sommes les héroïnes et les héros des histoires que nous nous racontons.
Le livre à lire pour comprendre cela est l’essai de Nancy Huston paru en 2008 aux éditions Actes Sud, L’espèce fabulatrice. Elle y explique comment : « La narrativité s’est développée en notre espèce comme technique de survie. ».
Coronavirus est en fait le terme générique d’une famille connue de virus. Le romancier américain Dean Koontz dans Les Yeux des ténèbres (Pocket) en 1981 avait baptisé son virus meurtrier du nom de Wuhan-400. Lui avait visé juste sur la localisation de la source.
La pandémie actuelle était prévisible par la raison logique. Les scientifiques auraient peut-être pu la prévoir plus précisément et les responsables politique mieux l’anticiper. Le reste est littérature. Mais c’est à dire essentiel.
Si les dystopies nous permettent de penser l’impensable elles nous préparent aussi à supporter l’insupportable, et en ce sens elles sont paradoxalement à la fois bienfaisantes et dangereuses. Un pharmakon.
S’il y a pléthore de récits catastrophistes c’est simplement parce que nous aimons en lire. Les mauvaises nouvelles retiennent davantage notre attention et nous mémorisons plus facilement les fausses que leurs rectificatifs. Pourquoi ?
Nous pourrions avancer l’hypothèse que ce serait pour compenser notre sentiment de "honte prométhéenne" tel que l’a pointé le philosophe Günther Anders pour désigner la honte qui nous saisit lorsque nous prenons conscience de notre finitude comparée au monde et aux machines que nous avons créées.
Nous aurions besoin d’utopies, mais nous ne pouvons pas exclure que des dystopies puissent aussi fonctionner comme des vaccins pour stimuler le système immunitaire de notre société.
Le don de prophétie n’est pas donné à tout le monde, mais si le langage n’a pas en soi une dimension prédictive il a un caractère performatif certain attesté dès la Genèse. La parole crée.
Bientôt des intégristes religieux de tout poil vont lire dans la pandémie qui nous frappe un signe de la colère de Dieu. Alors n’oublions surtout pas que ce sont les mots, les virus les plus dangereux.
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Lorenzo Soccavo est chercheur associé à l'Institut Charles Cros, rattaché au séminaire Ethiques et Mythes de la Création, conférencier et prospectiviste du livre et de la lecture à Paris.
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