-Ça va péter dans mon glacier !
Le norvégien se dandinait le long de la classe affaires un pisco sour à la main, agitant ses fesses mollassonnes dans un accoutrement trop serré. Je n’en croyais pas mes yeux, mais le colosse était bien déguisé en hôtesse de bas étage, le tailleur et les ballerines rouge vif, le collant épais, couleur chair, des faux-cils improbables et une perruque platine, surmontée d’un petit calot. Lorsque la chevelure tomba, l’ensemble brilla comme un sexe en toc.
Tout en essuyant la transpiration de son crâne le benêt raconta à qui voulait l’entendre qu’il avait perdu un pari lors de la fête de signature de son contrat. Il ricanait et s’en plaignait, le mufle, il assurait avoir compris le supplice des femmes, les tortures vestimentaires qu’elles subissaient mais, pendant l’atterrissage, je le surpris en train de vérifier son maquillage dans un miroir de poche.
L’avion avait décollé peu avant midi. Nous quittâmes Santiago sous un soleil tranchant, le ciel limpide de l’hiver chilien resplendit à travers le hublot et la Cordillera éblouit mon regard. Ce labyrinthe de roche et de neige, j’aurais voulu l’imprimer dans ma rétine, graver son éclat au fond de moi et chasser le reste, oublier la laideur des hommes, effacer un homme de ma mémoire, arracher son souvenir à la racine, être à nouveau l’enfant naïve, émerveillée, peu habituée à la beauté du monde. Chaque vol au-dessus des Andes me réconciliait avec la vie, mais c’était le dernier et la mélancolie m’oppressait.
La voix criarde du norvégien coupa court à mes pensées :
-Mademoiselle, s’il vous plaît, une coupe de champagne.
Le viking esquissait d’étranges contorsions, qu’il assurait être une danse mapuche, barrant l’accès au galley. Je ramassai sa perruque, la jetai sur son siège et poussai le colosse d’un coup de coude discret mais ferme, devenu au fil des ans ma spécialité pour rappeler aux hommes imbibés qui était aux commandes.
Lorsque je lui tendis sa coupe, sa main s’attarda sur la mienne deux secondes de plus qu’il n’est décent, glissant entre mes doigts comme un poisson visqueux.
-Notre but est de percer le glacier, dit-il. Vous-vous rendez compte, señorita ? Percer un glacier, ce sont trois cent mille mètres cubes d’eau déplacés, un chantier unique dans l’histoire de l’humanité. Une mine à ciel ouvert, le trésor des Incas à portée du regard, le rêve des Pharaons sur le sol américain…
Sa causerie fut interrompue par l’annonce du commandant de bord : de fortes turbulences allaient secouer l’appareil.
-Regagnez votre siège de suite, dis-je au norvégien d’une voix cassante, lequel obéit en souriant.
-Je vous emmènerai, dans mon palais gelé, et, si vous êtes gentille, je vous couvrirai d’or !
Son rire gras dévoila des dents polies et bombées, parfaites pour arracher un glacier.
L’orage éclata alors que l’avion entamait sa descente vers Buenos Aires. Des vents ascendants et descendants agitaient l’Airbus, les turbulences étaient si fortes que je peinais à avancer dans la travée pour vérifier que les passagers étaient bien attachés, dossiers et tablettes relevés.
Avant d’atteindre mon strapontin, une violente secousse me propulsa sur les genoux du norvégien, qui ne plaisantait plus.
C’était donc dans la tourmente que ma carrière finissait, le jour de mes trente-trois ans. Etait-ce un signe du destin, le présage d’une vie tumultueuse qui commencerait dès l’atterrissage ? Cette pensée m’inquiéta bien plus que n’importe quel orage ; malgré les secousses, j’aurais voulu que le vol se prolonge à l’infini. Lorsque je flottais dans les nuages je me sentais en sécurité, en dehors de moi-même et au-dessus des autres, au-dessus des hommes riches à l’allure de fer qui, à la moindre petite turbulence, se changent en cristal friable.
Le ciel était le seul endroit où je me sentais au-dessus du Chanta.
Je dégustai jusqu’à la dernière seconde le silence de plomb qui régnait dans l’avion. Les passagers retenaient leur souffle, les visages blêmes illuminés par les éclairs ; celui du norvégien s’était figé en une curieuse expression, un mélange nordique d’indignation et d’étonnement, comme s’il était offusqué de constater que sa vie pouvait s’arrêter à cet instant-là, alors qu’il n’avait touché un centime de son contrat pharaonique.
Sa main droite tenait la perruque, la main gauche serrait un crucifix qu’il sortit de la poche de son tailleur.
Je fus tentée de lui signaler que le pilote n’avait pas respecté l’interdiction de boire de l’alcool huit heures avant sa prise de service, ou de lui expliquer ce que peut devenir un avion engagé dans le cisaillement de vents opposés… Encore l’une de mes rêveries sadiques.
L’éternité dura onze minutes et quarante-deux secondes, le temps que le pilote réussisse à traverser l’orage et stabiliser l’appareil.
Lorsque j’entrai dans le cockpit il était en nage, mais son visage avait retrouvé ses couleurs.
Les emplettes au Free Shop furent rapides, comme d’habitude. Avec ma petite valise et mes trois boîtes d’alfajores Havanna je me frayai un chemin vers la caisse, en traversant la queue de passagers impatients. Deux jeunes hommes me dévisagèrent avec gourmandise et cela m’amusa, non pas que leur désir m’émoustille car je n’avais que faire des petites gens, mais je m’étais souvent demandée pourquoi les hommes confondent hôtesse de l’air et s’envoyer en l’air. Sans doute un réflexe de leur cerveau reptilien.
L’uniforme allait me manquer, tout comme la supériorité qu’il me conférait dans l’enceinte de l’aéroport.
Hélas, c’était Paco qui était aux bagages. Il afficha un sourire fourbe et un clin d’œil complice.
-Alors Carolita, les affaires continuent ?
D’un geste las il demanda d’ouvrir ma valise. Je m’exécutai et lui lançai un regard noir, car l’abus de son petit pouvoir l’excitait par-dessus tout.
Il sourit en me fixant.
-Tes yeux de biche vont me manquer, tu sais ?
-Personne n’est indispensable, répondis-je froidement.
Paco haussa les épaules, fit mine de fouiller dans mon bagage. Puis, résigné, il m’ordonna d’avancer :
-Bienvenue sur terre, preciosa.
Qu’ils s’en aillent, tous !
Rendez-nous le pognon, maintenant !
Dans le tintamarre des sifflets et casseroles, les slogans scandés par les manifestants étaient à peine audibles. Un piquete formé par des chômeurs et des salariés non payés depuis des mois paralysait le trafic de l’avenida 9 de julio, à hauteur de Corrientes, si bien que le taxi resta bloqué à une cinquantaine de mètres avant l’Obelisco.
Sous un soleil de plomb, la chaleur était suffocante, inhabituelle en septembre. Oppressée je sortis de la 505 sans climatisation, traversai le carrefour et courus me réfugier à l’ombre de l’Obelisco, le dos appuyé contre le grillage au milieu d’une foule qui n’arborait pas, comme moi, chignon, tailleur et petits talons.
Le chauffeur de taxi me rejoignit aussitôt, en même temps qu’un couple de trentenaires passait devant nous. La jeune femme tenait par la main une fillette de six ou sept ans à la mine fatiguée, ou triste. L’homme aux cernes violets, le visage rouge de rage, cria à la foule :
-Nourrir, éduquer, soigner : c’est ça la démocratie, hijos de puta !
Un groupe d’adolescents applaudit avec ardeur, tandis que le taxista leur lança, ironique :
-Vous-voulez savoir ce que c’est, la démocratie ? Voter une fois, se faire baiser mille fois.
Tout en tirant sur sa cigarette il me fixa et me sourit, dans l’attente d’un commentaire de ma part. Je fis semblant de ne pas le remarquer et sortis de ma poche l’Ipod qu’un pilote optimiste, ayant conçu l’espoir de me séduire dans un Rome-Sydney, m’avait offert en soulignant le caractère exceptionnel de son cadeau, encore introuvable sur le marché. J’aurais dû le remercier dans un lit king size d’un Novotel australien, mais je réussis à me dérober ; si j’adorais ce métier où l’on ne connait pas ses collègues car on voyage rarement avec le même équipage, je regrettais que l’on ne me connaisse pas assez pour savoir que je ne couchais pas avec les minus. Et que je ne couchais guère, d’ailleurs : seuls les hommes de pouvoir m’attiraient. Seul un homme politique m’excitait, et je tenais ce penchant pour une perversion irrémédiable, mon chemin de croix.
Je branchai les écouteurs et parcourus ma playlist avant de choisir Kylie Minogue et le tube du moment, Can't get you out of my head, dont le titre me rappelait vaguement quelque chose.
La la la
la la la la la la la la…
Malgré mon otite barotraumatique je montai le volume au maximum, parce que j’avais trouvé le refrain parfait, proche de l’inactivité cérébrale. A tue-tête la musique engourdissait mes sens et toute sorte de pensée, pour encombrante qu’elle soit ; grâce à Kylie, je supportai l’attente d’une heure et demie avant que le taxi ne puisse repartir. Ereintée par la chaleur, avachie sur la banquette arrière de la 505 je changeai de répertoire et exultai lorsque les Beatles chantèrent celle qui était devenue, dans la vie, ma devise : living is better whith eyes closed.
Je décidai de fermer les yeux le reste du trajet.
Un coup de frein abrupt me poussa à les rouvrir, au coin de l’avenue Libertador. Dans un élan irraisonné je demandai au chauffeur de changer d’itinéraire et de tourner à droite.
Il se gara à une cuadra de Puerto Madero. Mes jambes chancelèrent lorsque je descendis du taxi pour rejoindre les quais, peu assurée de ma démarche et regrettant de ne pouvoir avancer cachée dans une berline aux vitres teintées. Par chance, les passants étaient rares en semaine dans ce quartier de l’ancien port, dont les usines en briques rouges venaient d’être transformées en immeubles luxueux.
Je m’arrêtai net devant le Puente de la Mujer : que voulais-je, au juste ? Qu’allais-je faire si le Chanta s’apercevait de mon manège ? Il m’avait interdit d’approcher de son loft sans y être invitée, de peur qu’un journaliste surprenne la scène et mette un terme à sa carrière. Si j’avais obéi ce ne fut jamais par soumission mais par fierté, ma plus fidèle compagne, une force qui était, en moi, plus puissante que le désir. Plutôt mourir que de lui montrer à quel point son attitude me vexait, et j’affichais en toutes circonstances un sourire en pilote automatique.
Mais le goujat me manquait ce jour-là, et j’étais, comme d’habitude, réduite au silence, à l’insoutenable attente d’un appel.
Après avoir dépassé la Frégate Sarmiento, je me cachai derrière une ancienne grue pour scruter l’immeuble situé près du pont Azucena Villaflor. A deux mètres de l’entrée, me tournant le dos, les deux gardes du corps devisaient à bâtons rompus avec le concierge de l’immeuble voisin.
La voie était donc libre, ce qui me décida à courir vers l’interphone pour convaincre le Chanta de me laisser monter.
Surgit alors devant mes yeux une scène d’épouvante : le Chanta quitta l’immeuble accompagné d’une très jeune femme, dont le visage ne m’était pas inconnu.
Une journaliste, assurément.
Pendant cinq secondes figées à jamais dans ma mémoire, je restai plantée au beau milieu de la chaussée. Lorsqu’un colectivo me ranima avec son klaxon strident, je fis demi-tour et courus, courus, courus vers le taxi, les cheveux défaits et l’âme en feu, transpirant d’humiliation et de colère. Les larmes inondaient mes joues et je ne pensais pas au Chanta mais à ma honte, la honte d’être démasquée, exposée au ridicule de mon désir dévoilé. Toutes les hontes de ma vie défilèrent devant mes yeux et je me vis, enfant, en uniforme blanc avec ma culotte trempée, l’urine coulant sur mes cuisses alors que je chantais l’hymne national devant les professeurs, les parents. Je revis ensuite la mine sérieuse du pilote lors de mon premier long courrier… Il m’avait convoquée dans le cockpit car le train d’atterrissage était bloqué : seule la jeune hôtesse avec son énergie débordante pouvait arranger les choses. Sa demande urgente m’honora et, aveuglée par la fierté, je m’installai au milieu de la travée, sautai avec entrain plusieurs fois de suite, de plus en plus vigoureusement jusqu’à ce que je remarque, aux côtés d’un couple de passagers inquiets, mes collègues hilares.
Je réussis à me ressaisir, m’arrêtai quelques mètres avant le taxi pour sécher mes larmes, refaire mon chignon et attendre que mon essoufflement s’estompe.
Armée de lunettes de soleil je montai dans la 505 et lançai au taxista :
-Rebrousse chemin, por favor. Au plus vite.
Kylie tenta de me réconforter, mais, lorsque nous passâmes devant l’entrée de Buquebus, ma gorge se serra et ses la la la m’insupportèrent ; dépitée, j’éteignis l’Ipod. Plutôt que de lâcher mon orgueil sur un quai de port j’aurais dû emprunter un alíscafo en direction de Colonia, fuir en Uruguay le désastre annoncé à Buenos Aires, adoucir les premières chaleurs en musique, étendue sur une plage polluée du Río de la Plata, ou bien assumer la débâcle et louer une Mustang cabriolet, sortir le grand jeu, singer une vie de faste à Punta del Este… Et pourquoi pas le Brésil ? Personne ne peut refuser la douceur de Florianópolis en septembre.
Par paresse je ne n’avais pas réservé de vacances et je le regrettais déjà, je regrettais de ne pas partir me prélasser à Pinamar, le paradis de mon enfance, de ne pas avoir loué la maison hideuse en forme de bateau que ma mère adorait, ou, à défaut, une petite bicoque cachée dans la pinède, indifférente à l’océan.
J’aurais dû m’offrir un mois pour ne rien faire et ne penser à rien.
Comme si de rien n’était.
Malgré le trafic dense le taxi s’engagea sur Figueroa Alcorta à vive allure. Vitres baissées, le chauffeur louvoya entre les voitures avec l’arrogance de celui qui se croit le maître du monde. Il chantonnait au rythme des tubes de Radio Continental, puis monta le son lorsque l’animateur annonça, en roulant exagérément les r, la retransmission d’un match du tournoi Apertura : Independiente versus San Lorenzo de Almagro.
Deux minutes plus tard l’émission fut interrompue par l’annonce d’un attentat ou deux en plein cœur de Manhattan.
D’un geste brusque le taxista éteignit le poste.
-¡ Qué me importa el atentado ! On n’en a rien à foutre, des yankis !
Je l’aurais dit de manière plus élégante, mais j’étais d’accord avec lui : le monde pouvait s’écrouler comme un château de cartes, je n’y voyais aucun inconvénient. J’attendais du football l’effet des chansons de Kylie, l’anesthésie de ma conscience, la paralysie des émotions, j’attendais l’excuse pour ne jamais descendre du taxi, rouler pendant des heures, contempler les stratocumulus qui tapissaient le ciel.
Ne jamais toucher terre.
Si la 505 avait été décapotable, je me serais couchée sur la banquette arrière pour compter les nuages. Bien qu’athée je croyais au ciel, profondément, non pas comme métaphore du paradis mais comme un lieu de vie possible, le seul point de vue qui rendait le monde supportable. Le ciel n’était pas pour moi le plus bel endroit de la terre : je l’aimais parce qu’il n’était pas la terre.
Bien sûr, j’aimais les villes, mais seulement pour quelques jours. Elles étaient pour moi des destinations, et à Buenos Aires je n’avais pas de destin. Quitter Buenos Aires à dix-huit ans fut pour moi une évidence, quelque chose m’oppressait dans ma ville natale et la seule façon d’y échapper était de lever les voiles. Voyager devint une bouffée d’air essentielle à la vie, en tout cas selon ma conception de la vie ; j’étais devenue hôtesse de l’air parce que je ne tenais pas en place. S’enraciner était la pire des prisons pour une Ulysse trop sensible au chant des sirènes et à l’appel du large.
Je n’étais pas encore descendue du taxi que je suffoquais déjà à Buenos Aires, ce qui me rappela l’été de mes six ans, à la mer, le dernier bonheur avec papa, avant sa disparition : il me serra fort la main lorsque nous plongeâmes sous les vagues naissantes. Je n’écoutai pas ses conseils et ouvris grand les yeux sous l’eau, avec l’espoir de voir du corail ou des poissons tigrés, quelque chose de beau et d’exotique, digne de la mer des Caraïbes. Un bouillon d’eau marronnasse et sablée, ce fut tout ce que je pus voir, une drôle de bouillie dont je ressortis étourdie et brûlante, une énorme méduse collée sur le visage.
S’installer définitivement à Buenos Aires revenait à étouffer sous la vague, engloutie dans le tourbillon d’une ville tentaculaire à la chaleur visqueuse. Le pire des cauchemars, exception faite de l’équipe anglaise de rugby en route pour le championnat d’Afrique du Sud, dont le capitaine n’arrêta pas de roter tout en me collant la main aux fesses.
-La rue Casares, c’est avant le Jardín Japonés ?
La voix du chauffeur me surprit, car j’avais oublié son existence.
-A la prochaine intersection tu tournes à droite, s’il te plaît.
-Bien sûr que ça me plaît, répondit-il. Je suis né pour te servir.
Lorsque la 505 s’arrêta deux cents mètres plus loin, les freins rechignèrent de plus belle. Avant de redémarrer sur les chapeaux des roues, le séducteur me tendit une carte et son sourire.
-Tu étais belle, les cheveux défaits.
Assis devant les écrans de surveillance, le bonhomme de la sécurité ne me retourna pas le bonjour lorsque je traversai le hall d’entrée en direction des ascenseurs. Son regard étant lourd de reproches, je me demandai ce qu’il me voulait, encore.
Tourner la clé de ma porte blindée fut difficile, quelque chose semblait coincée au fond de la serrure. Une occasion en or pour mon chanteur de voisin, lequel ne se fit pas prier pour me rejoindre en peignoir de soie pourpre aux motifs dorés, mal noué sur sa nudité quinquagénaire. Diego avança vers moi un verre de Chivas à la main, tout en balançant les hanches et sa crinière argentée, un sourire espiègle malgré ses yeux rougis. De peur d’avoir à l’écouter je ne lui demandai pas s’il pleurait l’abandon de sa blonde de dix-neuf ans, dont la grossièreté avait fait les choux des magazines à sensation : pressée de s’en débarrasser, elle le plaqua sur le perron d’une clinique privée, juste après la pose de deux airbags offerts par le vieux renard de la pop. Ainsi armée elle espérait lancer sa carrière à la télévision, et dans les hôtels de luxe.
Diego ouvrit ma porte d’un geste aérien, avant de se boucher le nez. J’avais remarqué l’odeur putride qui empestait le couloir, sans réaliser qu’elle provenait de mon appartement. Etait-ce de la viande avariée ? Soudain, je me rappelai des nombreux messages que le concierge laissa sur mon portable, auxquels je ne répondis jamais.
La fuite au plafond s’était considérablement aggravée. Au milieu du salon à peine meublé le petit seau débordait, l’eau provenant de la piscine de l’immeuble, située juste au-dessus, se répandait sur le béton ciré en un sombre ruisseau. J’aurais dû faire réparer la fuite lors de mon dernier passage à Buenos Aires, et je me fis la promesse de m’en occuper le lendemain.
Avec une certaine appréhension j’ouvris le congélateur : ce n’était pas de la viande que j’avais oubliée, mais des fruits de mer du Chili, dix merveilleux locos et un crabe hors de prix, achetés au marché de San Telmo pour un dîner manqué avec l’homme invisible.
Après trois semaines dans le congélateur éteint, la masse noirâtre dégageait une odeur innommable.
Appuyé contre le plan de travail, Diego contempla la scène d’un air amusé, puis posa son verre et fouilla dans un placard sous l’évier, désespérément vide. Il courut ensuite vers l’entrée et me lança depuis l’encadrement de la porte :
-Je suis l’homme qui tombe à pic, baby.
Il réapparut deux minutes plus tard avec de l’eau de javel, une éponge et une serpillère. Il me tendit l’éponge et la javel, vida le seau dans l’évier, le remit sous la fuite. Tout en chantonnant à voix basse il s’agenouilla et entreprit d’éponger l’eau par terre. Comme son peignoir était trop court, ses fesses restèrent nues, orientées vers le seul tableau de mon appartement : une reproduction géante du Cristo de San Juan de la Cruz, de Salvador Dalí. Crucifié et suspendu dans le ciel, la tête penchée vers la terre, le regard de Jésus plongeait droit dans le gouffre du rock argentin… Je réprimai un fou rire devant cette scène improbable.
Une fois la besogne achevée, Diego me rejoignit dans la cuisine. Il sortit de sa poche un mouchoir en soie, le trempa dans son whisky et le posa sur mes narines en même temps qu’il m’attira vers lui. Il m’enlaça et m’entraîna dans un pas de salsa, peut-être le dile que no.
-T’as écouté les nouvelles ? Apocalypse is now, baby. Nous n’avons pas de temps à perdre.
-L’apocalypse, baby, est de le perdre avec toi.
Je lui tendis un sac avec les restes avariés, poussai le bouffon vers la porte, la lui fermai au nez.
Nettoyer le congélateur à l’eau de javel ne servit à rien : l’odeur était tenace. Je finis par m’asperger le visage de parfum, dont je gardais un flacon au réfrigérateur, ouvris les baies vitrées du salon et m’installai sur la terrasse.
Ma pièce préférée était un balcon de vingt mètres carrés en forme de L au sommet de Buenos Aires, une aile de paradis au vingt-huitième étage, ouverte sur le ciel et l’immensité boueuse du Río de la Plata, offrant à la vue, selon les aléas du climat sous-tropical, le mirage de la côte uruguayenne lorsque la brume se dissipait, les flots violents de la sudestada hivernale, charriant le froid et l’humidité détestés des porteños, la tempête éphémère annonçant l’arrivée du pampero et son souffle sec, rafraîchissant, l’été. J’étais sensible aux caprices de l’air et des courants, passionnément, ils avaient le pouvoir de ranimer mon humeur revêche et je passais les matinées d’hiver à guetter le brouillard dans mon balcon, espérant qu’il tombe bas sur la ville et qu’elle disparaisse enfin de ma vue. Je vivais alors dans les nuages.
Pas de nuages bas le jour de mon retour, ni de vent. Je m’approchai de la rambarde et fixai les rares passants, minuscules, inoffensifs. Insignifiants.
Le feuillage des jacarandás n’était pas touffu, mais il était encore tôt pour voir éclore leurs fleurs mauves, ce qui me rappela la plante de mon balcon : elle était à l’agonie. Elle portait un nom exotique, coûtait une petite fortune et aurait dû être arrosée depuis des lustres. Je décidai de m’en débarrasser sur-le-champ, maudissant la femme de ménage qui me conseilla de l’acheter en m’assurant qu’elle n’avait pas besoin d’eau.
J’en profitai pour enlever mes chaussures bleues à petit talon, mon tailleur hideux et le foulard rouge et blanc, dessinés par un homme qui a un problème avec les femmes. Rouler le tout en boule, le jeter avec la plante me procura un plaisir inattendu, que j’aurais bien célébré avec une coupe de champagne.
Du champagne, voilà ce qu’il me fallait, des bulles pour fêter ma mise au placard, le début de ma retraite précipitée, du gaz dans la tête pour honorer l’atterrissage forcé d’une carrière de haut vol.
A défaut de bulles je me servis un verre d’eau du robinet, à l’exquise saveur chlorée. Je pris mon Ipod, une boîte d’alfajores et regagnai ma chambre.
Si l’austérité du salon et de la cuisine passait pour une lubie du style contemporain, ma chambre démentait tout faux-semblant : aucun objet de décoration, seulement un grand sommier aux draps défaits et un téléphone, posé par terre. J’étais propriétaire de cet appartement depuis cinq ans et je refusais de m’y installer confortablement ; au moment même de signer l’acte de vente je pensais déjà à le revendre, jurant de m’en défaire dès qu’apparaîtraient les premiers symptômes d’attachement, à l’appartement, à la ville, à quelqu’un. Je disais bien comme cela, à l’époque, des symptômes d’attachement, puisque s’attacher revenait pour moi à étouffer, se perdre, devenir folle, ou mourir. Le fait même d’acheter un meuble pérenne et solide, en algarrobo ou chêne massif, supposait de renoncer à mon indépendance, à la légèreté et à la liberté que seul le ciel pouvait m’offrir.
Je méprisai l’avidité obsessionnelle avec laquelle les gens se cramponnent aux objets, sans reconnaître que je ne pouvais me passer du téléphone ni résister au besoin de savoir qui pensait à moi.
Il était dix-huit heures passées lorsque je jetai un coup d’œil à mon répondeur, avant de m’écrouler sur le lit.
La petite lumière rouge clignotait, le cadran affichait six messages. Ce n’était pas nécessaire de les écouter, je savais qui s’entêtait à me parler le jour de mon anniversaire.
Le Comte, encore le Comte, toujours le Comte.
La vie sur terre ne m’avait jamais intéressée. Des quatre éléments de la nature je préférais les plus humides ou volatiles, le souffle revigorant de l’air, bien sûr, mais aussi l’énergie fluctuante de la mer, le mouvement incessant de la masse liquide, jamais éteinte. Même la lumière changeante du feu me fascinait, ce qui me valut une sanction sévère lorsque le réacteur d’un 777 s’embrasa et que je tardai à évacuer l’appareil, ébahie par la puissance des flammes. Voler supposait des contraintes et des dangers dont je m’étais toujours moquée, ma seule appréhension étant celle du moment où je posais le pied sur terre : dans n’importe quel pays du monde le tarmac sec me terrifiait, et la racine de ce dernier mot n’était pas pour moi anodine. Où que je fus la terre sentait la cendre, le cadavre ou le fossile, rien qui puisse m’apporter la légèreté à laquelle je prétendais.
Certains aspirent à être enracinés et profonds, je voulais être aérienne, futile.
L’atterrissage à Buenos Aires anéantit mon désir d’insouciance. Combien de temps restai-je cloîtrée dans ma tour de cristal ? Une longue semaine, plus de dix jours ? Difficile d’être précise avec ma conscience du temps ralentie par l’inaction, la succession nébuleuse des jours et des nuits vides, le refus obtus de mettre le nez dehors, de soumettre aux regards des autres la honte de mon licenciement.
Ce fut une période trouble, pendant laquelle je me nourris exclusivement d’alfajores et d’eau glacée. Depuis mon enfance je supportais mal la tiédeur, mon seul refuge d’adulte étant la froideur et mon Ipod. Si la vie est supportable les yeux fermés, encore faut-il pouvoir les garder ainsi lorsque l’inoccupation vous écrase de tout son poids, sans aucune des distractions quotidiennes, le travail, la routine, une famille, lesquels permettent à chacun d’oublier ce qu’il est et, surtout, où il va. Travailler, partager ma vie avec quelqu’un était pour moi impossible, et je ne possédai que mon corps dans l’inertie mortifère, mes pensées obsédantes, mes vieux démons.
Rien pour détourner l’attention de moi-même. Par moments c’était un vrai supplice, comme si l’on m’obligeait à me regarder toute la journée dans une glace avec l’interdiction de dévier le regard de l’existence de solitude que je m’étais construite au fil des ans.
Tout ce que je voulais était dormir, ne pas penser, ne rien désirer. Cela s’avéra ardu, car je ne savais pas ce qu’était un sommeil long et régulier, et que j’espérais annuler par enchantement l’habitude des insomnies cumulées depuis une décennie. Dans les longs courriers je n’utilisais guère mes heures de repos, restant debout la plupart du temps, arpentant la travée de long en large, goûtant aux plaisirs d’une cabine plongée dans le silence, dans le noir. J’aimais de ce métier ses horaires décalés, en marge du reste de l’humanité, un métier de réaction et non pas de réflexion ; j’aimais chacun de ses automatismes et chacune de ses contraintes physiques, le manque de sommeil réparateur, le défi de pousser un trolley de soixante kilos et deux mètres de longueur lorsque l’avion est en phase d’ascension.
L’inconfort d’une couchette me manquait, terriblement. Il m’arriva de m’endormir par intermittence, sur le transat installé dans ma terrasse, mais je rêvais sans cesse d’une odeur putride qui me collait à la peau et je me réveillais en nage et en colère, fulminant contre l’humidité de Buenos Aires, regrettant l’air sec de la cabine dépressurisée, le parfum de l’aérosol antibactérien conforme aux normes internationales en vigueur. Je finissais par regagner ma chambre avec mon Ipod, laissant le temps filer entre les draps dans l’attente qu’au réveil et par miracle ma vie soit différente, une vie remplie de compromis, soumise à des obligations, une vie posée de femme mature qui me procure la satisfaction opaque d’une logique dans le chaos, un semblant de sens au cœur de l’absurdité.
Une vie rangée dont je pourrais me satisfaire, me satisfaire enfin de ce que j’avais.
Bref, tout ce que je détestais.
Davantage que la tristesse ces longues journées vides apportèrent la désolation, l’impression d’être absente à moi-même car coupée du ciel, la rupture soudaine du lien ténu que j’entretenais avec le monde, avec mon monde… Et le retour d’un fantasme obsédant.
Si l’inoccupation rend l’obsession cruelle, la mienne portait un sobriquet qui, en Argentine, caractérise à la fois le petit malin, le baratineur et le fraudeur, qualités présentes chez le mâle latino-américain à des degrés divers, réunies sous un terme qui les désigne plus ou moins affectueusement selon la gravité du forfait : le chanta. Quant à l’objet de mes obsessions, le substantif escroc aurait pu convenir, mais il était moins facétieux.
Dans ma courte vie j’en avais connu, des hommes affables, dont j’appréciais avant tout la docilité, la possibilité de garder sur eux une certaine ascendance, un droit souverain qui faisait ma fierté et me procurait grande jouissance lorsqu’ils susurraient mon nom en me suppliant de les aimer. Le Chanta fut le seul à me faire souffrir, et son pouvoir de nuisance réussit là où échouèrent mes anciennes amours : il le rendit indispensable. Malgré ses défauts bien plus sordides que les pâles définitions de son surnom, malgré son absence viscérale d’empathie, de bienveillance, malgré ses mensonges, ses artifices et ses absences le souvenir de son rire à gorge déployée, de son regard trouble, de ses mains dessinant mon corps comme s’il l’avait lui-même façonné hantait mes pensées sans relâche, sauf lorsque je parcourais le monde. Il s’atténuait alors considérablement, parce que les couleurs artificielles de son image perdaient de leur éclat dans la distance.
Dès que je rentrais à Buenos Aires l’obsession me sautait à la figure, tout en se moquant de ma naïveté à croire que j’avais réussi à déjouer son emprise.
Je maudissais cette souffrance qui m’affaiblissait.
Lorsque je rencontrai le Chanta, il était chargé de travaux pratiques en droit des affaires. Il se destinait à une carrière politique, je m’étais inscrite en droit sans savoir pourquoi. Je ne terminai pas le premier semestre, et, au lieu de valider les examens, je succombai à une attirance soudaine dont je comprenais mal les raisons. La beauté ne faisait pas partie de ses charmes, et, en public, le Chanta composait un personnage de fiction, un être faux, ennuyeux, s’exprimant avec précaution et sobriété, utilisant un espagnol désuet, de convenance. Dans l’intimité le lion arrachait ses chaînes et s’abandonnait sans honte aux notes rebelles de sa nature ; son langage, son rire, ses gestes portaient la démesure de ses désirs, l’impatience de ses ambitions, celle d’aimer intensément, celle de croquer la vie à pleines dents et, si possible, changer le monde en passant. Loin des estampes fades qu’engendrait par centaines le microcosme aisé de la jeunesse porteña.
Un pilote évoluant sous les tropiques redouble de vigilance lorsqu’une masse d’air froid rencontre une masse d’air chaud, guettant le danger le plus effrayant, la tornade. Ainsi de la houle qui emporta mon cœur sur son passage, un choc de vents contraires face auquel je rendis mes armes les yeux fermés, subjuguée par une fulgurante sensation de plénitude, ou peut-être de reconnaissance, comme si le regard du fauve faisait exister la proie, lui portant, au moment de la tuer, l’attention dont elle manquait cruellement. Le Chanta grattait les aspérités de mon armure, et j’aimais cela.
Le masque de la passion commença à se fendiller six mois après notre rencontre. La veille de Noël nous décidâmes de commencer la nouvelle année en sillonnant les routes de la Patagonie au départ de Bariloche, pendant les mois de janvier et de février. Ce fut pour moi un périple initiatique, dont je revins transformée et mûrie, mais certaines réactions de mon cavalier suscitèrent en moi l’amertume, la déception, la stupéfaction de découvrir les débris de la réalité, une fois la tornade passée.
Un souvenir s’imposa, par-dessus les autres. C’était un après-midi torride, sous le soleil tranchant de l’été austral. Dans une immense plaine inhabitée, au bord d’une route déserte à une vingtaine de kilomètres du Lago Gutiérrez, nous attendions d’être pris en stop, assis sur nos sacs à dos lourds d’une quinzaine de kilos. Au bout de deux heures, une voiture passa : c’était un pick-up rouillé conduit par un couple de paysans imbibés, dont la gaîté était directement proportionnelle à leur taux d’alcoolémie. Bavards, enchantés de voir des gens, ils proposèrent non seulement de nous emmener, mais aussi de nous héberger.
Moi qui commençais à désespérer, j’exultais devant tant de générosité. Malgré ma volonté d’apprécier le camping sauvage et la vie sans confort capitaliste, c’est-à-dire sans le sou, je commençais à en avoir assez de coucher à la belle étoile et de manger des petits pois trop durs à force d’ignorer la notion de trempage.
A peine avions-nous fait une demi-heure de route en direction du Lago Puelo que le pick-up fut brusquement intercepté par une voiture de gendarme tout aussi délabrée, avec un petit agent moustachu au volant. Sa ressemblance avec Chaplin était confondante, et elle n’était pas uniquement physique, l’homme paraissait muet, s’exprimant par des gestes grandiloquents, agiles. L’air grave, il nous fit signe de descendre de la voiture sur-le-champ, puis obligea le conducteur à continuer sa route sans tarder.
Nous nous retrouvâmes ainsi dans le local exigu de la gendarmerie, sans comprendre ce qui se passait, car le gendarme n’avait rien dit, rien demandé, encore moins expliqué. Le Chanta se montrait anxieux, craintif, souriant à tout va, j’étais sur le point d’exploser. Ce n’était pas dans ma nature d’exprimer ma colère, mais la situation était absurde, et l’abus de pouvoir me mettait hors de moi. J’insistai auprès du gendarme pour savoir de quoi il retournait exactement, arguant avec l’aisance de ma fierté bafouée sur les droits des citoyens en démocratie et la libre circulation des personnes.
Le bonhomme était imperturbable, presque flatté de l’emportement qu’il suscitait. Il écouta patiemment ce que j’avais à dire, du moins jusqu’à ce que le monologue se soit un peu tari. Puis, d’un geste autoritaire, il ordonna de vider les sacs à dos. Le Chanta s’exécuta sans délai, tandis que je refusai de faire quoique ce soit malgré son regard implorant. Mon attitude opposante envenimait les choses, créant un climat de tension grandissante qui était le pire des présages : si, jusque-là, nous n’étions accusés de rien, le gendarme pourrait alors invoquer le refus d’obtempérer. Et quoi d’autre après cela ?
Le Chanta défaisait son sac, je tentais de le rallier à ma cause, en vain. Entre-temps, le sous-commandant Chaplin, comme nous le baptisâmes plus tard, s’était installé devant sa machine à écrire pour entamer la rédaction de son rapport.
Peut-être espérait-il trouver de la drogue, un peu de ces cigarettes qui font rire les routards appauvris ? Ou bien devait-il faire du chiffre, mais cela semblait illogique dans cette région inhabitée… Toujours est-il que l’affaire semblait de plus en plus sérieuse, et je commençais à redouter la suite des événements.
Soudain une femme fit irruption dans la pièce, par une petite porte située derrière le bureau de Chaplin. Sa mine était sérieuse, peu amicale, mais c’était une femme, et sa présence inattendue adoucit un instant mon humeur assombrie. Sans même nous regarder, elle se pencha sur le gendarme pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille.
Le brusque changement d’attitude du Chanta me sidéra. Il abandonna de suite son sac à dos, s’approcha du bureau avec un comportement de coq en rut : par enchantement féminin, il devint tout autre. Sûr de lui il fit face au gendarme et répéta mon discours, presque mot par mot, sans oublier de jeter des regards complices et séducteurs en direction de la jeune femme. Il termina en exigeant qu’on en finisse avec cette mascarade, la nuit allait tomber et nous n’avions pas que ça à faire.
Le gendarme ne perdit pas son calme, loin de là. Il ouvrit enfin la bouche pour réclamer, d’une petite voix neutre, nos papiers d’identité, puis continua de taper son procès-verbal. Il tendit ensuite la feuille au Chanta pour qu’il la signe, ce qu’il fit sans délai. Je signai à mon tour, non sans avoir lu le contenu du rapport décrivant par le menu les événements sans préciser d’accusation ni expliquer le sens que tout cela pouvait avoir.
Et l’histoire finit là, au bord de la route déserte, que nous regagnâmes en début de soirée, à la fois étonnés et soulagés de notre liberté soudaine.
Qu’est-ce qu’il pouvait être fier de lui le futur ministre ! Il s’attribua sans hésitation l’issue heureuse de notre mésaventure, revenant à maintes reprises sur la pertinence de ses paroles, l’effet positif qu’elles avaient eu sur Chaplin, passant sous silence la lâcheté de sa conduite avant l’entrée en scène de la femme et le fait que j’étais, en fait, l’auteure du discours. Je lui fis remarquer l’inconsistance de ses convictions, qui semblaient dépendre de la présence d’une femme dans la pièce, ce à quoi il répliqua que les idées sincères, pour louables qu’elles soient, ne suffisent pas toujours pour avancer dans la vie et nous sortir d’une impasse.
Il n’avait pas tort mais, entre nous, rien ne fut comme avant. Dès notre retour nos chemins se mirent à diverger, sans que nos corps puissent se séparer complètement. Pendant que je préparais mon admission à l’école d’aéronautique, le Chanta s’encarta au Parti Radical.
-El señor Aberastury vient d’arriver.
Le timbre aigu du concierge grésilla dans l’interphone, son nez aquilin remplissant l’écran.
-El señor Aberastury n’a rien à faire ici, répondis-je d’un ton sec. Il n’a pas rendez-vous, que je sache.
Pendant cinq secondes le concierge disparut de ma vue, avant de réapparaître avec de nouvelles répliques.
-Il s’inquiète pour vous, señorita. Peut-être avez-vous besoin de quelque chose, ou de quelqu’un…
Je crus entendre une pointe de sarcasme dans sa voix.
-Monsieur le Comte est bien gentil de se préoccuper de moi. Dites-lui que la princesse va bien et qu’elle n’a besoin de personne.
Apparut alors à l’écran le visage acéré de Facundo.
-Hielito lindo : il y a une vie dehors, et elle est chouette.
-Je sais, querido.
Il aimait jouer avec les mots, l’idiot, me taquiner en troquant une consonne du fameux refrain, Cielito lindo : en fait de ciel, j’étais pour lui un joli glaçon.
Agacée, j’éteignis l’interphone. Les jambes vacillantes je regagnai mon lit, tentai de m’endormir.
Ce fut peine perdue. Mon cas s’aggravait de jour en jour car, dans le marasme de ma réclusion volontaire, j’avais trouvé un exutoire. Un paradis artificiel, de ceux que pourchassent les hommes avec l’illusion d’anéantir la douleur de vivre, comme s’il y avait un remède à l’existence. Je m’y étais toujours opposée, me moquais des collègues consommateurs de pilules, de stimulants pour hôtesses et pilotes soucieux de tenir la cadence, de narcotiques pour un sommeil factice lors des escales. Des camarades m’en offraient, de temps en temps, mais les pilules m’avaient toujours rebutée, et je ne les gardais pas. Je me méfiais de ces petits objets aux couleurs invraisemblables, dotés de facultés imprévisibles, de pouvoirs dignes de la magie noire capables de malmener ma conscience, de l’asservir à des forces dont j’ignorais les ravages.
Je me moquais des faiblards asservis aux mensonges de la chimie, mais, en ces jours de calamité porteña, j’aurais avalé n’importe quoi.
Peu après mon retour à Buenos Aires j’avais pris soin de vérifier la poche interne de mon sac-à-main, au cas où un petit cachet aurait échappé à ma vigilance. Quoiqu’intense ma déception fut de courte durée, car je me rappelai soudain des douze bouteilles de vin qu’un client m’avait envoyées à Noël, et que j’avais abandonnées dans la buanderie, entre le lave-linge et le séchoir. Je me souvins aussi de ma consternation lorsque je lus la carte qui accompagnait le vin et un bouquet de roses aux proportions insensées : il y était question d’explosion de parfums, de sensations explosives ou quelque vulgarité dans le genre.
L’abus d’alcool m’inspirait aussi du mépris, parce qu’il pousse à des actes enfantins qui ternissent l’éclat des êtres, ce que je pus observer chez des passagers fort présentables jusqu’à leur quatrième whisky, parfois aussi chez le personnel naviguant. Au début de ma carrière je fus encadrée par un steward qui finissait la sienne, et dont j’admirai le savoir, la prestance. Mon admiration pris fin de manière brusque, au petit matin, lorsque je le surpris en train voler des bouteilles de vodka rangées dans le galley, persuadé que personne ne le voyait, avant de s’évanouir à même la travée et d’être évacué vers un hôpital de Quito, sous les yeux ébahis de la crew.
Le travail en classe affaires exige une connaissance parfaite des vins et des liqueurs, laquelle était pour moi théorique. Bien que l’étiquette semblait quelconque, je savais que c’était du bon vin, ce Pape-Clément millésime quatre-vingt-seize. De toutes façons il ne pouvait en être autrement, puisque les clients réguliers de première classe sont des personnes assez prévisibles : parce qu’ils sont riches et puissants ils s’interdisent d’offrir des choses petites, insignifiantes, de peur de passer pour de petites gens insignifiants. Ils sont convaincus que les objets reflètent fidèlement ce qu’ils sont, et leur vie est aliénée à cette croyance absurde.
Si le vin était bon, si sa robe était intense et son nez charmeur, je n’aurais pu le dire. Le jus de raisin fermenté, je l’aimais mélangé à une limonade bien fraîche, l’été à Sitges, au bras d’un bel hidalgo. Question de contexte.
Je dus boire beaucoup avant de ressentir l’effet escompté. Plus d’une bouteille par jour, toujours à jeun, afin d’atteindre l’état d’indolence que je convoitais, l’engourdissement salvateur de mon esprit, la léthargie de la raison et de l’intelligence : les pensées, les souvenirs et mon désir devinrent aussi pâteux que le Río de la Plata. Malgré les désagréments mon corps fut ma bouée de sauvetage ; même pénibles, les sensations physiques réussirent par moments à me détourner de ce qui manquait à ma vie, la beauté de l’aurore surplombant une couche nuageuse, l’excitation du décollage et des zones de turbulence, le visage du Chanta. Ses lèvres pleines, ses yeux brillants. Le corps du Chanta, son torse lisse, le sexe ardent.
Durant ma semaine alcoolisée le téléphone sonna chaque soir, à vingt heures précises. Six ou sept sonneries, deux fois de suite : c’était le Comte. Puis ce fut l’interphone, un matin de ce que j’imaginais être un samedi… Encore Facundo, et j’en fus déçue.
Lorsque le concierge annonça sa venue je ne m’étais pas lavée depuis trois jours, malmenée par les nausées, foudroyée par une migraine, sans compter les crampes d’estomac car je me nourrissais exclusivement d’alfajores, que je me faisais livrer à toute heure du jour ou de la nuit.
Dix minutes après le départ du Comte, la sonnette de l’appartement retentit. Ma livraison du jour était arrivée.
-Dix-neuf pesos et quarante centimes, lâcha le livreur qui était, en fait, une livreuse à l’allure gothique.
-Ce n’est pas possible, lui dis-je. Je les ai payés dix-sept pesos au Duty Free, il y a dix jours.
La jeune femme fit les yeux ronds.
-Tu viens d’où, toi ?
-Je suis argentine, mais je me soigne, rétorquai-je sans conviction.
-Ma pauvre ! C’est le pays qui est malade, et son état est préoccupant. Symptômes ? Inflation, chômage, pauvreté. Diagnostic ? Liberalum dolorosa, stade quatre, pronostic engagé.
J’hochai la tête et lui remis les billets, coupant court à cette conversation étrange.
La livreuse préparait la monnaie lorsque Diego sortit de son appartement d’un pas pressé, en pantalon imprimé panthère et tee-shirt doré. Il m’embrassa et s’exclama, en s’engouffrant dans l’ascenseur :
-J’adore ton arôme, baby. J’en prendrais bien une gorgée on the rocks.
Offusquée par tant de trivialité, l’intellectuelle secoua la tête. Elle refusa mon pourboire avant de tourner les talons et de lancer :
-Le peuple se révolte, et que font les riches ? L’autruche, comme Louis XVI.
Je claquai la porte, car les leçons de morale avaient le don de me crisper.
Pour la énième fois de la matinée, peut-être la centième de la semaine, je pris mon téléphone et constatai que le mufle n’avait toujours pas appelé. Prise de furie je failli jeter le portable par-dessus la rambarde de la terrasse, avec l’illusion d’atteindre la livreuse et sa tête pensante.
L’idée du geste suffit à m’apaiser, quelques instants.
Je m’attardai ensuite sur mon état physique. De quel arôme parlait-il, Diego ? Celui de mes aisselles n’était pas glorieux. Ou bien insinua-t-il que je sentais l’alcool ? Je frissonnai à l’idée d’avoir donné de moi un tel spectacle, ce qui me poussa à m’offrir l’un des seuls plaisirs que j’appréciais lorsque je rentrai de mission, hormis celui de piétiner mon orgueil en attendant Godot : une très longue douche dans les neuf mètres carrés qui composaient ma salle de bain, dont les baies vitrées ouvertes sur le ciel et le fleuve auraient fait pâlir d’envie Donald Trump.
Dès que je tournai le robinet la sonnette retentit à nouveau. Je n’en croyais pas mes oreilles… Que me voulait-on, encore ? Etait-ce donc un jour maudit ? Je décidai de l’ignorer.
Mais la sonnette se fit insistante, trop insistante pour pouvoir l’ignorer. Je m’essuyai vaguement, m’enroulai dans une serviette, ouvris la porte et découvris un adolescent en survêtement troué, la transpiration dégoulinante, un casque aux oreilles et la musique si forte que je reconnus la voix de Bono chantant have you come to raise the dead…
Une dizaine de cartons entouraient le jeune, certains d’entre eux avaient été ouverts, avec le scotch déchiré par endroits, ou mal remis. Affichant une mine abattue il me tendit un stylo et un bordereau froissé.
-Le garde-meuble d’Olivos va fermer. Mon patron, ese reverendo hijo de puta, t’a laissé plusieurs messages.
Peut-être, mais je ne les avais pas écoutés. Interloquée je regardais les cartons de ma mère tout en sentant le sol se dérober sous mes pieds, mes jambes lâcher, la gorge se nouer, avant que les larmes ne brouillent ma vue.
Je réussis pourtant à me reprendre, car je n’allais pas m’effondrer devant un fichu cadete. Je courus chercher mon sac, en sortis un billet de vingt dollars, le lui tendis.
-Dépose le tout dans la buanderie, por favor.
A la vue du billet invraisemblable, la tristesse de l’adolescent se dissipa.
Il s’exécuta en sifflotant.
Brûlée par le feu du passé je quittai mon appartement.
Poussée par l’énergie de la fuite, j’avais fermé la porte de la buanderie, fouillé dans les poubelles qui s’entassaient dans la cuisine, ressorti mon uniforme, constaté l’efficacité du traitement contre les taches, le froissement. Sans l’assurance que l’uniforme me procurait j’aurais été incapable de me confronter au monde ce jour-là.
Après avoir relevé mes cheveux en chignon, je pris mon Ipod et empruntai les escaliers.
Le soleil m’aveugla, l’humidité était dense, j’étouffais. Chancelante et ralentie, je regrettai vite d’être sortie car je détestais errer sans but sur les trottoirs de Buenos Aires. Rien de ce que j’y voyais ne m’attirait, parce que je ne voyais rien ; lorsque j’arpentais les rues ma perception des choses était altérée, distinguant à peine les contours de ce que je ne regardais jamais. C’était depuis toujours ma façon d’avancer dans l’enfer porteño, peut-être une attitude de retrait face à l’incompréhension qui marqua mon enfance, le sentiment perpétuel d’une différence, d’un absurde décalage ; le besoin impérieux de garder le silence dans l’atmosphère bruyante, une solitude que je trainais comme si, parmi les millions d’habitants, il n’y avait pas de place pour une enfant comme moi. Puisque je n’avais pas de place je ne pouvais comprendre le point de vue de ceux qui ont les pieds sur terre, et je me rêvais en personnage de Chagall, juif errant au-dessus de la ville sans jamais l’atteindre parce qu’il est de passage, vers l’ailleurs ou l’au-delà.
Je ne volais plus, malheureusement, et mes pieds s’accrochaient au bitume avec la lourdeur du condamné à mort.
Peu après l’intersection de Casares et Figueroa Alcorta une Taunus jaune s’arrêta à ma hauteur, dont le conducteur, sosie de Jairo, me lança une obscénité que je n’entendis pas, mais que je devinai à son sourire grivois.
Je traversai à nouveau l’avenue, me retrouvai devant l’entrée du Jardín Japonés. Et si mon salut venait du Japon ? Rien de mieux que le raffinement asiatique pour oublier ce pays de brutes.
Une inquiétante étrangeté m’envahit lorsque j’entrai dans le parc. Soudain le ciel se chargea de nuages gris-noir, des éclairs apparurent et les contrastes de lumière renforcèrent l’apparence artificielle du grand lac, des petits ponts aux couleurs vives, des îlots aux noms d’oiseaux ou de grues. Peu de personnes se promenaient et, dans le silence insolite, je découvris un paysage qui m’était inconnu et familier à la fois. Inconnu parce que je n’y avais jamais mis les pieds, et j’en étais certaine ; familier parce je connaissais Tokyo et ses nombreux parcs, mais aussi parce que, dès mon entrée dans le Jardín, je fus assaillie de souvenirs précis de mes dix-sept ans, comme si mes neurones venaient d’activer toutes leurs synapses pour reconstruire, avec une étonnante sensation d’actualité, l’errance dans le parc voisin du Rosedal, les longues heures de l’école buissonnière, la pesanteur d’un temps aussi mort que mes parents et la douceur de tante Rebeca, qui m’éleva et à laquelle je ne rendais pas visite depuis longtemps.
Malgré mon trouble je franchis le pont Taiko et gagnai l’île des Dieux. Je passai devant une petite cascade avant d’atteindre l’extrémité du lac où, placées sous l’eau, de grandes pierres commémoraient les défunts.
Je pensai à Beca, à ses rêves de printemps japonais et de sakuras en fleur.
J’enjambai le Rankan Bashi, m’arrêtai sur la courbe du pont, appuyai mes coudes contre la balustrade. Mon Ipod s’était éteint, un problème de batterie, sans doute, puisque je ne l’avais pas rechargée. J’enroulai les écouteurs autour du baladeur et, avant de le ranger dans ma poche, mon attention fut attirée par de grands poissons orangés se disputant quelques maigres miettes de pain. A leurs côtés un poisson en poussait un autre, bien plus petit, le faisait avancer, lui servait de remorque. La scène me fascina parce qu’elle me rappela, parmi les épreuves pour l’obtention du certificat de sauvetage, celle que j’avais préférée : tracter un camarade dans l’eau sur une longueur de vingt-cinq mètres, une expérience rare qui me procura un sentiment de puissance inégalable, l’une des grandes jouissances de ma courte carrière.
Nostalgique, je contemplais la scène lorsqu’un vif coup de tonnerre me surprit et, sans que je comprenne comment, l’Ipod me glissa des mains. Il tomba dans l’eau, tout simplement, et je le regardai couler comme si ma vie s’en allait dans la mare poisseuse.
Ma tête se mit à tourner, ma gorge s’assécha, je toussotai… J’avais envie de boire, ou de mourir. A défaut d’eau je courus vers la sortie du parc, m’engageai sur l’avenue Figueroa Alcorta en direction de la Faculté de Droit, trébuchai deux fois sur les trottoirs abîmés, me faufilai entre les voitures bloquées par des feux en panne et je pestai contre le concert de klaxons, contre le sous-développement chronique des pays en voie de développement, contre la malhonnêteté de ceux qui promettent le changement, maintenant, et ce depuis des siècles, contre ma naïveté de penser que l’Argentine était une destination possible après mon licenciement. Je pestai contre tout et surtout contre moi-même, me traitant de tous les noms, me faisant la promesse de quitter au plus vite la ville maudite, de vendre mon appartement et de partir ailleurs, n’importe où mais très loin et me débarrasser, par la même occasion, de ce qui encombrait ma vie : un homme, et dix cartons.
Je venais de dépasser le Malba lorsque l’orage éclata. Je retroussai chemin et me refugiai devant l’entrée, puis décidai de boire un verre dans le bar du musée.
A peine avais-je passé le seuil que la vue d’un homme m’arrêta net. Etait-ce lui, vraiment ? Que faisait-il là, dans un musée d’art contemporain, un lieu pour touristes et porteños oisifs ? Des tâches plus urgentes devaient occuper les ministres, tout de même… Mon incrédulité grandissait au fur et à mesure que les battements de mon cœur s’accéléraient, et, mue par un réflexe de survie, je reculai.
Pourtant, le piège tendu par mon désir ne m’offrait aucune échappatoire. Résignée je finis par avancer vers le Chanta en regrettant d’avoir remis mon uniforme : difficile d’être plus ridicule. J’aurais bien pris une lampée de fierté, augmenté le volume de mon Ipod, fredonné un peu de Kylie.
Même avec mon Ipod, l’astuce n’aurait pas fonctionnée. Aucun subterfuge ne marchait lorsque je voyais le Chanta. Il suffisait d’une fraction de seconde, la vue d’un centimètre de son corps pour que mon assurance s’effondre comme un tas de cendres. J’enviai son aplomb, le mesurai à mon manque d’aisance : lui, feuilletant d’un air entendu le Buenos Aires Herald malgré son ignorance totale de l’anglais ; moi, tentant de dévier le regard de sa chevelure bouclée, épaisse et grisonnante, ses lunettes de soleil Ray Ban, sa Rolex aussi lourde que son casier judiciaire.
Je détestais cet homme, je haïssais ce qu’il était, je n’adhérais à aucune de ses actions, mais il me plaisait.
Et il me souriait, badin, conscient de son effet sur ma petite personne :
-Tiens tiens… Mademoiselle sort enfin de sa tanière.
Le terme était bien choisi, puisque je m’assis à sa table comme l’on rentre dans le repaire du loup.
-Tu m’as encore faite surveiller, répondis-je d’une voix faible.
-Je te protège, amor, je te protège. Une distinction sémantique non négligeable, sachant que tu as couché avec moi et que, par cet agréable fait, tu peux être séquestrée en échange de rançon. Quoiqu’avec ta vie de nonne, le risque est nul.
Le Chanta sourit, avant d’enlever ses lunettes. Son regard me pénétra, me fit trembler ; c’était un regard particulier, un signe distinctif, peut-être l’une des raisons du trouble que cet homme suscitait en moi. Car ses yeux vairons, avec l’œil gauche dans les tons noisette et le droit d’un vert obscur, brouillaient pour l’interlocuteur les pistes, l’attente ordinaire d’un regard unique, convergent et cohérent, trompés que nous sommes par la croyance selon laquelle le regard reflète la personnalité, et que celle-ci est forcément unique, convergente, cohérente. Dans l’altérité de ses iris je plongeais sans savoir où situer le Chanta, persuadée qu’ils incarnaient sa traîtrise, le dédoublement de son identité, la scission inavouée de ses pensées.
-L’uniforme te va à ravir, princesa. Je vois que ça plane pour toi, même clouée au sol.
Je ne répondis pas, commandai une Villavicencio glacée et tentai de cacher mon humiliation. Il avait le don de titiller mon ego, ce Chanta, et pas toujours dans le bon sens.
Tout à coup il rapprocha sa chaise, effleura l’intérieur de ma cuisse avec son index, puis murmura :
-J’ai une affaire à te proposer, Carola.
Ce que je redoutais arriva plus vite que prévu. Je protestai en haussant la voix, car, en fait d’affaire, j’espérais qu’il me trouve un vrai travail.
-Non, non, non. Trois fois non.
-Dale Carolita… C’est une petite combine qui peut te rapporter gros. Ton licenciement aurait pu être évité si ta collègue ne t’avait pas dénoncée aux douaniers. La garce ! Je me la ferai avec plaisir, cette peau de vache aux fesses tombantes.
-Je n’ai pas besoin de toi, Chanta. Ni de toi, ni de personne, mentis-je en détachant bien les syllabes. Je m’en sors très bien toute seule.
Le Chanta dégagea sa main de ma cuisse, sortit de sa poche un paquet de Parisiennes et son briquet en or blanc.
-Tu gagnais bien ta vie, mais c’en est fini maintenant. Désolé de te ramener à la réalité et ses petits désagréments. Ouvre un peu les yeux, ma grande : es-tu prête à troquer ton depto de poule de luxe pour un meublé à Plaza Once ? Vas-tu passer tes journées devant la télé, dans l’attente que le livreur de pizza se déguise en prince charmant ?
-Les affaires avec toi, c’est terminé, Chanta. Question de survie.
Sans quitter son sourire plaqué il alluma sa cigarette, ce qui me sembla un exploit considérable.
Incapable de détacher mon regard de ses lèvres, je luttai contre la tentation irraisonnée de l’embrasser. Je continuai de parler pour ne pas me jeter dans ses bras :
-Je n’ai pas besoin d’argent, je viens de recevoir un héritage conséquent.
Le Chanta ouvrit grand les yeux, avant d’exploser dans un fou rire tonitruant. Assis à une table voisine, un couple d’allemands se retourna, déconcerté.
-Tu parles de ce que t’a livré l’ado défoncé, mal à l’aise dans un survêt’ trop serré ? Personne ne cache de l’or dans des cartons Disco, ma chérie. Pas besoin d’être voyant pour savoir qu’ils sont remplis de trucs inutiles, même pas bons à se torcher les fesses en rase Pampa.
A court d’arguments, je fixai mon verre. Le Chanta s’impatienta car le silence l’insupportait. Il consulta sa montre, sortit un billet de sa poche.
-Un jour ou l’autre, tu viendras me supplier, Carola. Comment tu dis, déjà, quand tu te la joues inaccessible ? Personne n’est indispensable, c’est bien ça ? Je le suis pour toi, azafata mía, et il est temps que tu l’admettes.
-Contrairement à toi, je peux vivre sans que quelqu’un m’attende quelque part.
Ma remarque le fit sourire, d’un sourire doux que je ne lui connaissais pas.
Le Chanta finit par se lever, deux policiers en civil se levèrent derrière lui. Il m’adressa un regard cajoleur, jeta le billet sur la table.
-Garde la monnaie, princesa. Tu en auras grand besoin.
Ainsi fut ma brève incursion dans la réalité : un échec cuisant. Revoir le Chanta me blessa, profondément, et je sentis l’abattement me gagner en même temps que la colère, moins contre lui que contre mon envie de lui.
Je quittai le Malba juste après son départ, de peur d’exposer ma détresse en lieu public. Ma démarche était à la fois rapide et trébuchante, les yeux humides et le cœur bouleversé par la honte de désirer un homme qui révèle d’une femme ce qu’elle a de pire. Et le pire était que je ne pouvais pas arracher de mon jardin cette mauvaise herbe avant qu’elle ne m’offre ce que j’espérais : le contraire d’une énième combine, comme celle qui entraîna mon licenciement, c’est-à-dire un vrai contrat, un poste pérenne dans une compagnie étrangère, un passeport définitif vers des horizons plus cléments.
Maudissant mon triste sort je marchais sans regarder devant moi, tant et si bien que j’heurtai un petit garçon installé à trois mètres de l’entrée de mon immeuble. Un unaccompanied minor d’environ dix ans, un orphelin de la grande ville que j’avais vu mendier dans mon quartier. A mes excuses il réagit à peine, ses jambes frêles englouties dans un sac en jute chargé de cartons pliés, que le garçon compressait avec ses pieds. Cachés sous une franche brune ses yeux me fixèrent sans me voir, éclairant d’une lumière tiède son visage poupin, au teint blafard.
Je me demandai d’où il tirait ses forces, moi qui n’en avais plus.
L’épuisement m’accablait lorsque je tournai la clé de ma porte. Je ne voulais que dormir, m’endormir vite pour anesthésier les émotions dans un sommeil long et sans rêves. Mais j’appréhendais de regagner mon appartement, car mon passé y séjournait, et c’était lui ou moi. Un regret m’assaillit alors, celui de ne pas avoir expédié les cartons de ma mère dans un autre garde-meuble, au moment même où je les reçus. J’avais choisi celui d’Olivos six ans auparavant, deux jours après l’installation de Rebeca à Acasuso : Tito, l’amour de sa vie, venait de mourir et, en signe de fidélité, ma tante choisit de se retirer du monde, une véritable retraite dans une résidence pour personnes seules et fortunées. Elle me légua alors une coquette somme en dollars, avec laquelle j’achetai mon appartement, sa collection de parfums et un tas de cartons, que j’aurais dû garder chez moi mais que j’envoyai à Olivos sans examiner leur contenu, puisque j’étais en escale à San José de Costa Rica. Depuis, je me contentais de payer la redevance et de nier leur existence.
Je tentai de me rappeler quand j’avais téléphoné à Beca pour la dernière fois. Noël ou le Nouvel An, sans doute. J’étais sa seule famille, mais je ne lui avais pas rendue visite depuis plus de quatre ans et, même si la fuite était mon mode de survie, chaque jour qui passait sans la voir aggravait les remords de mon éloignement. J’aurais dû remercier autrement la femme attentionnée qui secourut la petite orpheline ; sa colère et sa tristesse, sa déception à mon égard doivent être immenses, me dis-je en m’affalant sur mon canapé blanc, sans me déshabiller ni me déchausser, sans consulter les messages que mon répondeur affichait, jurant de ne me lever qu’en cas de force majeure, incendie ou vessie pleine.
Je dormis d’un trait des heures durant, jusqu’à ce que la sonnette me réveille en début de soirée. D’humeur exécrable je répondis à l’interphone, d’où jaillit la voix ferme du Comte :
-Fini le cirque, Carola. Tu as cinq minutes pour te préparer, je t’emmène au théâtre.
Prendre une décision me demanda déjà quinze minutes… C’est dire si Facundo attendit longtemps, ce soir-là. Je finis par accepter non pas pour lui faire plaisir ou pour me faire plaisir, j’étais en-deçà de ces considérations, à l’époque. J’acceptai son invitation pour faire un pied-de-nez imaginaire au Chanta, parce que le simple fait de sortir avec un autre était une petite victoire intime, une forme de révolte contre l’emprise que le Chanta avait dans ma vie.
Seul un homme en chasse un autre, et c’était ce qu’il me fallait, une bonne ration de noblesse pour expulser le goujat de mon corps.
Je boudais comme une gamine, mais le fait est que marcher dans la rue avec le Comte apaisa mon esprit. Je n’avais pas envie de le lui dire et je trainais des pieds pour lui monter mon mépris face à son insistance ; pourtant je me sentais calme à ses côtés, en sécurité, la même sensation que j’avais, enfant, lorsque je serrais la main de Rebeca et que je fermais les yeux parce que lui faire confiance suffisait pour ne pas tomber.
Facundo semblait habitué à ce manège. A chaque fois que je tombais des bras du Chanta, ou qu’il m’en jetait, pour être exacte, j’acceptai les invitations du Comte, dont la présence inconditionnelle, la disponibilité à toute épreuve finissaient par m’émouvoir. Du moins jusqu’à ce que le Chanta me rappelle et que je renvoie Facundo à ses rêves platoniques.
J’aurais voulu l’aimer, cet homme entier. Plus que toute autre chose je voulus l’aimer, ce jour-là.
Je me demandai si la volonté pouvait remplacer le désir.
Quand je le rencontrai, le Comte avait vingt-cinq ans, étudiait l’histoire contemporaine et avait plusieurs millions dans son compte en banque. Nos chemins se croisèrent un soir de juillet, le vent du nord crachait son froid piquant et je courais pour attraper le 59, encore à l’arrêt à l’angle de Montevideo et Juncal. Essoufflée, j’espérais rattraper mon retard et arriver à vingt heures à l’Alianza Francesa de l’avenue Córdoba, où débutait mon stage de français súper intensivo.
-Señorita, votre foulard !
La voix d’un homme aux accents d’enfance m’interpella avec chaleur. En me retournant je découvris dans la pénombre sa silhouette fine, penchée pour ramasser un objet sur le trottoir.
Il ramassa la chose, me la tendit en souriant.
En fait de foulard, c’était une paire de collants couleur peau que j’avais perdue. Je mis quelques secondes pour comprendre d’où ils sortaient : après les avoir portés toute la journée sous mon pantalon, je finis par avoir chaud et décidai de les enlever en début de soirée. Dans la précipitation je remis mon jean sans m’apercevoir que les collants étaient restés coincés au creux du pantalon.
D’un geste rapide je les fis disparaître dans la poche de mon blouson, soulagée de ne pas avoir changé de string. Puis la gêne pointa son nez, parce que l’homme monta dans le même bus que moi, descendit au même arrêt, marcha dans la même direction, s’assit à mes côtés dans la petite salle au sous-sol de l’Alianza.
Je n’assistai qu’à la première séance animée par le célèbre Professeur Androssian, lequel se révéla une piètre copie du Colonel Videla, un homme mauvais et colérique, certainement rongé par un deuil ou la nostalgie de la dictature, dont les décombres fumantes tenaient tête à la démocratie naissante. Les subtilités de la langue française semblaient moins passionner le Professeur que le pouvoir de faire régner l’humiliation et la terreur, car il proclama d’emblée que, en fait d’adultes, nous étions des êtres mal-élevés et sans morale, incapables de comprendre que poser les coudes sur les pupitres était un manque de respect à l’égard de l’autorité. Le Professeur consacra une heure à nous menacer d’obscures sanctions, tandis que Molière désespérait dans sa tombe.
Des leçons de sadisme camouflées en discipline, j’en avais eu ma dose à l’école, et ce n’était pas ce que je cherchais. Un homme comme le Comte non plus, d’ailleurs, mais je me mis à le fréquenter car j’appréciais sa compagnie. J’appréciais la douceur de sa voix autant que ses silences : il parlait peu, et cela faisait de lui un être à part à Buenos Aires. Il mit des années avant d’évoquer l’histoire de sa famille, son père mort d’un infarctus dans la limousine qu’il occupait avec deux prostitués mineurs, lors d’un déplacement de travail à Washington. Avocat de renom, il conseilla le Ministre Martínez de Hoz sur les aspects juridiques de son programme économique, résumé en un slogan célèbre, Rétrécir l’Etat grandit la Nation, ce qui fit surtout grandir son compte en banque.
Car la fortune que Facundo hérita à sa mort fut colossale, savamment dissimulée dans trois ou quatre paradis lointains. Mon héritage est coupable, se lamentait mon ami qui ne savait en profiter ; il s’en servait avec parcimonie et travaillait par périodes, lorsque sa culpabilité devenait intolérable et qu’il décrétait qu’il ne toucherait plus un centime de son argent sale. Il devenait alors opérateur dans une usine ou serveur dans une pizzeria, des emplois précaires, toujours éphémères, dont le principal effet était de faire bondir le cœur fragile de sa vieille mère. Millionnaire proche du monde ouvrier, Facundo était le mariage du paté et du foie gras, de la clairette et du champagne.
Dès notre rencontre il me fit la cour avec distance et élégance, sans jamais se déclarer ni oser me toucher. Sa galanterie surannée m’exaspérait, parfois ; souvent elle m’attendrissait, et justifiait le sobriquet dont je l’affublai avec une ironie qui cachait mal mon admiration pour le charme de ses gestes et sa générosité, sa patience d’une autre époque, d’un autre lieu.
Je lui faisais confiance, à cet idiot du Comte, il pouvait m’emmener où il voulait mais j’étais convaincue qu’il avait encore choisi l’un de ces grands classiques joués par des comédiens ennuyeux et respectés : les dorures du Teatro Colón, sa grandeur baroque lui correspondaient bien. Et le Colón me convenait, parce que j’espérais y croiser, avec un peu de chance, Monsieur le Ministre, qui aimait parader dans les hauts lieux de la culture porteña.
Dans mon empressement j’avais choisi une petite robe en taffetas de soie noire, achetée pour quelques dirhams à un vendeur aveugle de la place Jemaa el-Fna, laquelle se marierait parfaitement avec les sièges en velours rouge du théâtre, si l’on réussissait à faire abstraction de mes cheveux gras.
Contre toute attente, nous ne prîmes pas de taxi vers le centre. Après quinze minutes de marche, nous montâmes dans un colectivo bondé en direction de Plaza Italia. Je faillis m’évanouir dans la foule visqueuse, pressée contre moi.
A la descente du colectivo, la nuit tombait sur la ville. N’ayant pas mis les pieds dans le quartier de Palermo Viejo depuis mon adolescence, je fus étonnée de son charme provincial et des maisons basses offrant le ciel au regard, ce qui relevait du miracle dans une capitale asphyxiée par les buildings. Bordées de vieux platanes les rues sombres enveloppaient de beauté notre silence, et j’aurais pu l’apprécier à sa juste valeur si je n’avais pas été déçue de constater que mes chances de croiser le Chanta s’étaient bel et bien évaporées.
La promenade prit fin au bout de huit cuadras, devant l’entrée d’une maison au crépi rose. Facundo poussa la porte entrouverte et nous nous engageâmes dans un long couloir étroit, tout en briques et vieux parquet. Plongé dans le noir, un vaste salon d’une cinquantaine de mètres carrés faisait office de salle de spectacle, et il était rempli. La représentation ayant déjà commencé, nous nous faufilâmes discrètement au premier rang. Mal assise sur une chaise pliante je regrettai de me trouver là, dans un faux théâtre, au bras d’un Comte qui n’en était pas un.
Malgré ma mauvaise humeur j’essayai de m’intéresser à la pièce. Une petite scène surélevée, deux comédiens assis sur un banc en fer forgé, sous la lumière ambrée de deux anciens réverbères, un bruit ténu en arrière-fond, peut-être celui du ressac. Petits et trapus, un peu voûtés, les deux hommes se ressemblaient fortement, même si l’un était âgé d’une trentaine d’années et l’autre au cœur de la vieillesse, la main droite agrippée à une canne, le regard caché sous des lunettes noires.
-Eyes wide shut, déclama le vieil homme. Voici le secret des hommes de l’art, la clé de leurs songes, le lieu de tous les possibles. Pourquoi croyez-vous que, dans la mythologie grecque, l’aveugle représente l’oracle ? C’est le seul être humain à ne pas être contaminé par les images réelles. Il peut donc tout voir, sans les limites de la réalité qui, comme chacun sait, est pure invention.
-Pure invention ? répéta le jeune comédien. Personne ne croit à vos histoires de cécité magique.
-Chacun se bat pour sa version de la réalité, mon grand.
Agacée par la lourdeur des répliques je me mis à gémir, mais je ne gémis pas longtemps, car deux minutes plus tard un texto du Chanta m’annonçait qu’il venait de me trouver un poste dans une aerolínea états-unienne, avec prise de fonctions le vingt décembre à Miami. C’est bien la dernière fois que je te sauve la mise, écrivait-t-il, j'exige en échange de menus travaux...
Ma joie était telle que je passai mon temps à lire et relire le message salvateur, sans me concentrer une seconde sur la suite de la pièce, exaltée par une seule et unique pensée : le cauchemar porteño serait de courte durée.
Après le spectacle le public se pressa vers un petit bar installé dans l’arrière-cour de la maison, dont les lampions en fonte, le dallage noir et blanc composaient une atmosphère d’un autre temps.
Facundo partit chercher deux verres de Malbec, je restai accoudée au comptoir. Je le vis s’arrêter en chemin pour saluer un sexagénaire à l’allure de tanguero, lui tapoter l’épaule avec entrain. Une discussion animée s’engagea entre les deux hommes et elle aurait pu se prolonger la nuit durant sans que je m’en émeuve, puisque je ne songeais qu’à Miami et au poste qui m’attendait. Toute à mon excitation je ne pensais qu’au Chanta, à son corps de braise et aux différentes manières de le remercier pour de bon.
L’arrivée des comédiens réussit à me distraire. Une petite bande d’admirateurs éméchés se mit à les applaudir et à crier leurs noms avec une ferveur bien latine, à les traiter de génies et toutes sortes de superlatifs indissociables de l’ego argentin ; bien sûr, ils étaient los mejores del mundo. Souriants et détendus, les comédiens s’installèrent au comptoir, à ma droite.
Au bout de quelques minutes arriva le metteur en scène de la pièce, une jeune femme à la longue chevelure blonde que je fixai, surprise, car je réalisai alors que c’était Ana, une camarade de lycée dont je fus assez proche, à l’époque où elle était brune. Je ne l’avais pas revue depuis le baccalauréat, mais sa froideur était intacte et ne passa pas inaperçue : au moment de saluer le public elle resta loin des comédiens, le visage figé sans le moindre sourire, alors que les deux hommes se tenaient par la main et réagissaient chaleureusement aux ovations de la salle.
Ana s’approcha de l’aîné des comédiens un manuscrit à la main, qu’elle jeta sur le comptoir.
Malgré un timbre fin, sa voix résonna avec vigueur.
-Lis.
Comme le comédien ne répondit pas, Ana insista :
-A quoi ça sert que j’écrive un texte ?
Etonné, l’homme lui lança :
-Ce n’est pas toi qui as écrit ces répliques, Ana. Pour éviter un procès, j’ai été obligé d’improviser.
-Tu sais bien ce que je pense de l’improvisation. C’est un art subtil, réservé aux grands, et toi tu brouilles les pistes.
-Et tu oses me le reprocher, petite cachotière ?
Le sourire sarcastique du comédien agaça Ana. Dépitée elle reprit son manuscrit et s’installa à l’autre bout du comptoir, juste à ma gauche.
Dès qu’elle s’assit un serveur surgit de nulle part. Il s’approcha d’elle et lui servit un grand verre de Cava.
-C’était comment ce soir, Anita ?
Elle mentit sans enthousiasme.
-C’était parfait.
Le serveur repartit à ses tâches. Un long silence s’en suivit, tandis qu’Ana fixait le comptoir tout en tapotant ses ongles contre son verre.
Je me rappelai alors d’une phrase qu’elle répétait lorsqu’elle rêvait de son destin d’artiste, et je la lui lançai, amusée :
-Avec une pomme, je veux étonner Paris !
Ana tourna lentement la tête vers moi. Elle m’examina de haut en bas, laissant son regard parler à sa place, un regard où la curiosité côtoyait une sorte de compassion, d’apitoiement. Un regard semblable à celui de tante Rebeca, que je surprenais parfois en train de m’observer, comme si elle s’interrogeait à mon propos, ou que je lui inspirais pitié.
-C’est ce que tu disais à l’époque, en paraphrasant Cézanne. Ou c’était Matisse ?
Un petit sourire éclaira le visage d’Ana, qui répondit d’un ton badin.
-Et moi je me souviens de notre fête de graduación, à l’Hôtel Alvear. Perchée sur la corniche de la terrasse, tu criais dans le vide : adieu Buenos Aires, on n’a pas su s’aimer.
-Les amours impossibles, je les arrache à la racine, mentis-je en levant un verre imaginaire.
-A nos folles retrouvailles !
-Aux belles échappées, rajouta Ana.
Nous trinquâmes en rigolant.
-J’ai croisé Soledad le mois dernier, commenta Ana en posant sa coupe. Elle m’a dit que tu étais perdue dans les nuages, et que tu n’atterrirais jamais.
-Petite pause de carburant, et c’est reparti !
Enjouée comme une gamine je fis le geste d’un avion au décollage, puis mon portable se mit à sonner. Un numéro anonyme, à minuit passé… C’était sûrement le Chanta qui faisait son coquin, je m’empressai de décrocher.
La voix du gérant de la résidence de Rebeca me ramena à la réalité.
-Désolé de l’heure tardive, mais votre tante vient d’être hospitalisée à la Clínica del Sol. Son état est préoccupant, à ce qu’il paraît.
Abasourdie je lâchai mon portable, qui vint s’échouer sur le verre d’Ana. L’ensemble s’écrasa par terre.
Les mains tremblantes, je me penchai pour ramasser les morceaux cassés entre les pieds d’Ana.
Elle me laissa faire, sans bouger.
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