Embryon et identité…
Toute structure vivante recouvre une réponse aveugle aux nécessités croisées d’un métabolisme de maintenance et d’un environnement changeant - selon une congruence (factuelle et aléatoire) de son «faire» physico-chimique et du possible (vital/viable). La vie comme l’existence sont alors autant d’écarts – s’éloignant de l’inertie ou fuyant la mêmeté de l’identicité. Ainsi, comme le développa si justement S. Ferret(1), l’individu apparaît tel une identité vive soutenue en internalité : embryon et fœtus, mais aussi enfant, adolescent et homme mature sont des expressions ou des phases «bio-temporelles» d’un seul et même être devenant. Où donc le critère d’une internalité se soutenant en ses transformations, les portant sur le mode causal (de la processualité physico-chimique au métabolisme, de l’inconscience à la conscience), constitue le point définitoire d’une cohérence ontologique et identitaire : l’être individué est un continuant et un devenant dont l’expression différentielle est multi-référée et spatio-temporelle. En l’occurrence, tout homme fut embryon : en quasi identité à sa matière et en dépendance absolue au regard de ses réalisations - relatif avant que d’être relationnel. En cette perspective abstraite, hors liens et projections, sa souche est son «autre», ou presque – «lui», mais avant d’être échappement à soi-même.
A cet éclairage, en matière d’identité et en fait d’humanité, la réalité biologique est indissociable du champ symbolique, projectif et affectif : où l’embryon est un soi rudimentaire substrat d’un moi d’intentionnalité et d’expressivité. Un «même» riche de son antagonisme – d’une béance peu ou prou décisionnelle inscrite en un devenir incessant. Une réalité de potentialités porteuse de constructions idéelles – et un point biologique d’où naissent les tangentes individuelles. Une convergence hétérogène donc (de gamètes – mais aussi d’altérités et d’histoires) d’où procèdera cependant l’unité divergente (d’une individualité en délivrance). Une internalité (requerrant l’échange proprement vital) d’où procèdera l’externalité (nécessitant l’appartenance stabilisatrice). Une structure singulière où se concentrent les préhensions diverses: de l’homme, de l’espèce et de la société. Une matérialité peu tangible recouvrant une puissance impuissante qui est nonobstant ouverture vers l’avenir en son développement évasé (de l’infime à l’in-fini). Et l’on distingue un embryon source, de tous et chacun… Un embryon lien, dont les gènes rassemblent la communauté des hommes en une espèce unique… Un embryon probatoire, soumis à une prudence conscientielle, un désir narcissique, une société pragmatique ou une idéologie eugénique… Un embryon étranger, offert à l’utilitaire par une scission ontologico-sémantique (préembryon, préindividuation, conceptus)… Un embryon «inféodé» au bien commun : dual donc, en son statut comme en sa nature - peu ou prou déshumanisé par un passage en éprouvette…
Cependant, ces variations modulent nos représentations de la continuité : celle d’une espèce «une» nonobstant évolutive et celle d’un individu en unicité personnale cependant inscrit en un devenir incessant et en une existenciation continuée – selon un fond identitaire extensif. Partant, ce sont les notions d’individuation, d’individualisation, d’identité et de référence ultime du «moi» qui sont concernées par les manipulations (réelles ou conceptuelles) d’embryons humains. Ce sont nos valeurs, croyances et projets (d’humanité) qui transparaissent dans les prises de position soutenues à son égard. Et l’on peut redouter l’impact (sur l’homme en son concept d’abord, en son vécu ensuite, en sa réalité enfin) d’une réification utilitaire de l’embryon - susceptible d’entraîner avec elle l’humanité sur la voie du finalisme ou du pragmatisme partitif, si ce n’est sur celle de l’insignifiance désaffectée.
Redouter, donc, une désintégration. Car la construction fragile des liens et connexions formant humanité est soumise en sa cohésion à ses éléments interactifs - susceptibles, tous et chacun, d’entraîner en leur effritement une déconstruction globale (par insignification contagieuse, glissement progressif ou implosion dissociative). Car toute société, à l’image de l’homme s’en édifiant, se construit entre passé (acquis, mémoire) et avenir (projets, dépassement), actes et intentions, opérativité et translation symbolique : maintenance évolutive, transgression constructive et préservation d’un fonds sacral. Elle et lui se forment dans l’espace délimité par l’articulation de l’agir et de l’horizon référentiel : articulation de la matérialité brute et de son dépassement en une signifiance qui la transcende ou la densifie. Et tous deux se soutiennent dans la construction d’un sens nourri par l’intégration (en une histoire qui justement fait sens) de l’événement ponctuel, du legs culturel, du projet global et de l’horizon référentiel.
A l’observation, l’embryon de notre modernité est une construction chimérique accédant à la réalité (du monde et des réseaux sémantiques ou symboliques) par l’intellection et l’assignation – régies toutes deux par le dessein ou le besoin spécifiques. Une chimère donc : où se mêlent matière propre et potentialités autres, réalité présente et virtualités décontextualisées, puissance intrinsèque et assignations tierces, factualité et représentations, en-soi (par soi/pour soi) et pour autrui (en vue d’une fin étrangère au devenir embryonnaire). Où interfèrent biologie, technique, projections ou affects et droit… Mais si tel est l’embryon, soumis à une déclinaison différentielle et multiréférentielle, l’individu qui s’en fera risque de se décrypter semblablement : matière investie d’un projet extérieur, individuation soutenue d’une volonté autre, individualisation confortée d’une reconnaissance circonstancielle et individualité protégée d’un statut dicté par l’arbitraire du «bon plaisir» ou par l’irrationnel du pulsionnel.
En tel contexte, l’embryon conceptualisé est reflet et miroir : de l’homme tel qu’il se présente à lui-même en sa genèse - ou tel qu’il se définit en ses limites et émergences. Reflet et miroir de ses savoirs ou croyances, de ses priorités et moteurs, principes et repères. Et chercheurs ou expérimentateurs négligent quelquefois le rôle, tant individuel que collectif, des représentations mentales, des constructions allégoriques, des projections ou introjections et des réseaux multiples qui lient l’homme au monde, à sa source, aux autres hommes et à lui-même. Car l’embryon reflète les frontières de notre humanité ou les bornes de nos concepts. Nous mirant en lui, nous y rencontrons notre condition d’existant temporel et temporaire, d’être dual et moniste et de sujet-limite ou précaire : d’individu aux limites de la division et de la conscience faisant front sur l’inconscience. En fait, la soutenance humaine entend une extraction, une fragmentation (des états, substrats, concepts…) et une assignation (de statut, signifiance ou valeur). Confrontée à la compréhension de l’embryon, cette soutenance rétroagit sur l’agent et introduit d’autant plus d’abstraction, de dé-engagement et de rupture de continuité (en ce compris identitaire, en ce compris dans les trajets existentiels) – concourrant à faire de l’individu un agrégat (d’organes, de tissus...), du sujet une construction temporaire (par addition plus ou moins intégrative de variables) et de la personne un personnage changeant.
A cet éclairage, toucher à l’embryon, pour le soumettre à l’utilitaire, le désintégrer en phase pré-identitaire ou l’inféoder en sa nature aux fins tierces, c’est malmener le substrat identitaire de chaque individu. C’est troubler le rapport que chaque sujet conscient entretient avec son propre devenir ou avec l’émergence personnale (réalisation, actualisation). Et bouleverser ou pervertir les rapports entretenus avec la matière charnelle, le corps personnel et l’identité personnale (en ses dimensions organiques, diachroniques et biographiques). Le risque flagrant tient à l’éclatement du point d’intersection ou se nouent et se signifient réel et symbolique, matière et affect. Au final, désintégration (de cohérence ou d’unité), désinvestissement (des projections, symboles, affects) et scission (des continuités) risquent d’influencer les mécanismes identitaires, de peser sur les processus projectifs, de figer les développements imaginaires et de durcir les sensibilités.
En outre, l’identité (tant bio-individuelle que personnale) procède d’un travail continuel où divergence (à l’encontre d’une phase réalisée) se conjugue avec convergence (en un état identitaire nouveau et transitoire). En d’autres mots, elle relève d’une reliance active, d’une intégration et d’une mémorisation. Elle se construit puis s’étend de ses faits et états advenus : la matière informe et forme la matière, la cellule produit la cellule, la phase conforme la phase suivante et la mémoire remplit la mémoire – qui fait pont, permettant d’écrire une histoire continue du corps, de la personne, des vécus et de l’existence. Bref, l’identité, cette tautologie ouverte (moi est moi – un moi toujours déjà différent et même cependant), recourt à une continuité processuelle, un renouvellement «substantiel», une persistance temporelle, une extension mnésique et une intégration psychique : continuité du métabolisme ou de la mise en forme biologique, mais aussi d’une reprise à soi personnelle. Ainsi, l’identité humaine est identité de soutenance. Pour le dire différemment, elle est une construction continuée portée par la mémoire et tendue vers divers buts ou horizons. Elle s’assied sur différents cercles concentriques – recouvre une force centripète qui nourrit un moi d’accroche auto-définitoire en son investissement ipséique. Par suite, la personne prend réalité et se densifie dans l’entre-deux – soutenant un nombre indéfini de doubles nœuds : entre corps et «esprit», matière et matière qui se fuit (en ses réalisations et inventions de sens), intimité (identitaire) et extériorité (de réalisations), «moi» (d’investissements, d’affectivité) et Je (volitif ou affirmatif). Mais aussi, entre passé (dépassé en sa mémorisation sélective ou anéanti hors mémoire), présent (fugace) et futur (projeté et toujours repoussé en son effacement incessant : dévoré peu à peu par un présent qui le consigne à l’irréalité des mirages). Et encore, entre pulsion de vie (mouvement, extension) et pulsion de mort (inertie), maintenance et devenir, appartenances (à la chair propre, au monde spatio-temporel et matériel, à une lignée, une histoire…) et dé-engagements…
L’homme ?
Comme son embryon hésitant entre réalité intrinsèque et évaluation tierce, objectivité biologique et représentations diverses, l’individu paradigmatique de la modernité tient de la chimère : entre condensation/incarnation charnelle et dissipations volitives. Et subséquemment, entre l’homme et l’animal (transgenèses, xénogreffes, utérus animal), l’homme et lui-même (clonage auto-reproductif, œuf quadriparental, fécondation interovulaire), l’homme et la machine (prothèses organes artificiels et connexions diverses), l’homme et ses fantasmes, ses mythes ou ses représentations - ses «dieux»… Dans la foulée, l’individu s’inscrit et s’exprime, puis s’extend, dans l’espace ouvert par le retrait des interdits, l’effacement des bornes et la perméabilisation des frontières - entre vie et simulacre : avec un recul des différenciations ou distinctions (entre mâle et femelle, donné et construit, naturel et artificiel, même et autre…) ; un gommage des jalons (entre temporalité, durée, pérennité et statisme du non-temps…) ; un flou des concepts (distinguant entre situation et détermination3…) ; et un déni des principes ou valeurs : assignés à leur relativité et contingence, ceux-ci s’abandonnent à la volition – entraînant l’humanité en leur errance (hors continuité ou reliance, l’espèce et la communauté anthropique se proposent aux partitions ou aux bifurcations)…
Pourtant, en d’autres temps, anthropologues et philosophes nous informèrent : l’homme se fait tel de la différence perçue pour être soutenue ; vécue pour être agissante ; et analysée pour être subséquemment réduite. Ainsi, le sujet porte et supporte, introduit et réduit, mais aussi outrepasse ou insignifie (sur le mode circonstanciel, transitoire ou différentiel) ladite différence (altérité, dissemblance, limite, écart…). Nonobstant, dans son surgissement, l’homme exige une rencontre d’altérité dont nos techniques se jouent : perméabilité des frontières spécielles ou génériques, chimérisations, transgenèses et clonages (production du «même»). En cet itinéraire aventureux, ouvrant les portes de l’espèce qu’elles redessinent, relâchant les mailles de l’individualité qu’elles ingressent, altérant l’identité ou l’intimité qu’elles excentrent, bousculant la filiation et la temporalité qu’elles transgressent, impersonnalisant le corps qu’elles produisent et indéfinissant les concepts qu’elles détournent, les techniques nouvelles éliminent les différences réelles ou virtuelles, objectales ou conceptuelles, catégorielles et naturelles - mépris de l’altérité définitoire, mépris des tabous offerts à la réflexion, mépris des limites protectrices des libertés et mépris des interdits organisateurs.
Par ailleurs, nous glissons d’un schème ancien (réduisant l’homme à l’actualisation d’une Essence intemporelle et l’extrayant de la nature pour l’assigner à une Histoire univoque) à une conception le laissant, tel un agrégat, en suspens dans un univers sans frontières ni repères. Nous préparons en cela l’advenue d’un individu dépourvu d’arraisonnement : en rupture eu égard à une historialisation continuée ou au regard d’une inscription transgénérationnelle - dépourvu de liens spéciels et de liances humanisantes (sans réel projet humaniste). Or pourtant, les continuités d’espèce et de généalogie assurent un fonds où peut s’arrimer la construction identitaire et s’épanouir le lien à l’autre - où peuvent donc se dessiner une histoire fléchée et un parcours existentiel susceptible de «faire sens».
A l’analyse, les deux conceptions évoquées recèlent des ruptures identiques. La première fracture prenait assise sur une scission par abstraction, se spécifiant d’une démission au profit d’une dépossession: l’homme, fils de Dieu, se glorifiait d’une Nature hors nature, d’un Projet incommensurable à toute autre fin et d’un Devenir hors tout devenir. La seconde, actuelle, s’enracine dans une immersion du sujet humain au cœur de la matière - propre à lui restituer la pleine possession de son présent et le libre choix de son devenir mais susceptible de se contrefaire en une confusion qui le démettrait de ses limites identitaires. Où de surcroît la génétique (en ses extensions techniques) soumettrait à nos entendements un monde infiniment manipulable.
Changement de perspective donc – de l’unité entitaire à la construction, de l’intégration à l’addition, de l’organisme à l’agrégat. Par suite, quels seraient nos liens et nos réaménagements conceptuels, affectifs et identitaires, mais également anthropologiques, ontiques et ontologiques, face à l’unité scindée, l’identité schizoïde, l’embryon réifié et l’animal fournisseur d’organes - ou encore face au corps humain reconstruit ? Appréhenderions-nous un animal «humanisé», ou des organes bestialisés ? Un corps souffrant suppléé, ou une chair utilitaire suppléable ?
En fait, le «moi» en sa constitution est formé des «objets» multiples qu’il appréhende, articule et intègre : diverses strates s’interpénètrent, s’unifient (partiellement) ou s’opposent (relativement). En telles occurrences, il est peu ou prou fragmenté – selon une fragmentation soumise subséquemment à nouvelle unification. Face à ce «moi» dialectique et dialogique, le «soi» est perçu en totalité et vécu en unité : il est pour la conscience immédiate (intuitive) une base référentielle. Cependant, avec les techniques nouvelles, le moi est livré à son pôle volitif et expressif («Je») pour entraîner en sa fragmentation (réelle et objective cette fois) un soi ouvert aux prothèses, organes et connexions ou déconnexions. Dès lors, toucher à l’identité, en son unité d’individualisation ou en sa réalité biographique (bio-existenciée), ou encore en ses repères situationnels et en ses représentations imaginales, c’est attenter à sa force cohésive, à son œuvre définitoire et à son point relationnel. Attenter également à ce qui fait, pour le sujet ou pour son vis-à-vis, centre décisionnel et éthique. Toucher à l’identité, tant en sa réalité qu’en l’image proposée à son agent-émergence, c’est toucher à la construction des valeurs : auto accordées, mais aussi exportées (trans- accordées et transgénérationnelles).
L’acte, l’éthique et l’exception…
L’Angleterre légalise désormais la chimérisation d’embryons humains –pour la recherche biomédicale, sous conditions. Et les esprits d’ici et d’ailleurs de s’enflammer : pour ou contre, pris dans l’urgence qu’ils construisent. Déjà, la question en Belgique se pose : faut-il modifier les lois «bioéthiques» belges pour faciliter des recherches jugées prometteuses ?
Semblablement questionnée, C. Defraigne(4) surligne la «biodégradabilité» des lois bioéthiques – modifiables en fonction des découvertes et orientations (techno)scientifiques ou biomédicales. Nonobstant, ces lois traitent de la condition humaine : posent les référents des structures qu’elles contribuent à tisser et visent à protéger. Certes, à horizon historique, l’éphémère est leur destin. Néanmoins, à mesure humaine, elles requièrent la stabilité que leur élaboration pensée, pesée et démocratique doit ou devrait assurer. De fait, la trop rapide biodégradabilité des lois risque d’accentuer le sentiment (social et individuel) de déréliction et de désintégration. Car l’individu (en son individualisation relationnelle, en sa personnalisation d’appartenances) requiert un ensemble de stabilités, repères et liances tandis que la société (en ses articulations solidaires, ses apports pacificateurs) demande un ensemble de continuités, référents et valeurs formant «projet» collectif. Car les instabilités décuplées et les ruptures démultipliées laissent le sujet dépourvu de références ou de demeure sécurisantes lors même que les confusions et les indifférenciations conduisent au «mal de soi» d’une perte identitaire: à un manque de densité et à une insécurité - vecteurs de violences destructrices et autodestructrices. Par suite, comme nous le développons ailleurs5, l’individu exige (en son ouverture à autrui, pour cette ouverture) un vécu d’identité : un centre définitoire centripète prenant racine dans les différentes représentations de l’intimité, de l’individualité et de l’état embryonnaire. Il nécessite en cela un ensemble de liens ou de liances : à son origine, au monde, à autrui et aux élaborations symbolico-sacrales. Or, cette dimension sacrale recouvre un projet anthropique humaniste – un projet d’humanité. Certes, le sacral (affaire d’homme et de délibérations) diffère du Sacré (Transcendance intemporelle contraignant la réalité humaine). Néanmoins, il tient d’une construction collective – au regard d’une certaine continuité anthropique, à l’horizon d’un but d’humanité. A ce titre, toute décision «éthico-politique» demande réflexion et validation sociale. Car le renversement des normes anciennes et des Transcendances passées exige de nouvelles constructions factrices de liances et productrices de champs sacraux : où tous pourront se reconnaître, s’enraciner et s’investir – sous peine d’errances angoissées et de violences. Sous peine, donc, d’initier une société où se croiseront des monades sans consistance ni stabilité identitaire trompant leur solitude et leur vanité dans une quête violente d’acquisitions successives (masquant leur vanité dans la répétition).
Au vrai, connaître certains risques, en deviner d’autres et refuser de foncer tête baissée vers une société sans liens ni valeurs ni liberté (celle de l’autre, d’une autre voie ou du futur), ne peut se confondre avec le refus autoritaire et froid de toute technique nouvelle. Ainsi, on peut s’inquiéter du mélange des genres, de la perméabilité des frontières et de la dé-affection de l’embryon sans pour autant refuser toute discussion ou toute exception (dès lors que l’exception laisse place à l’humain tout en soulignant le caractère problématique ou transgressif de l’acte posé). Nonobstant, chaque culture établit, doit établir, ses nœuds de signifiance et ses centres de cohérence. De même, toute société dessine ses zones grises où se confrontent, sombrent parfois, les paradoxes multiples (philosophiques, logiques ou structurels) : domaine grisé des codes hachurés où se heurtent, se neutralisent occasionnellement, inclinations contradictoires, bornes sacrales et nécessités transgressives. Espace orgiaque ou parenthèse suspensive où se vident et réactivent les pulsions multiples - en un champ de tolérance autorisant l’expérimentation des possibles. Et tel est l’environnement pluridimensionnel où se présente l’embryon. Tel est le fonds structurel où se propose une médecine de régénération. Tel est également l’horizon conceptuel et psychologique où se mesurent les valences : ici l’impalpable d’un commencement sans conscience ni intériorité sentie, là la concrétude d’une singularité souffrante. Tout près, l’enfant souffrant ou mourant; au loin, les raisons éthico-symboliques opposées à son éventuelle guérison. Les termes inconciliables de l’équation se répondent en réalités incommensurables. Donc, quasi nécessairement, l’embryon s’offrira aux utilisations non procréatiques – confirmant en cela une des dimensions aporétiques de la soutenance humaine : entre symbole et réalité, dépassement symbolique et réaction opératoire, projections diverses et liances multiples. Cependant, la reconnaissance d’une aporie n’induit pas obligatoirement la démission ; la tension éthique n’entraîne pas nécessairement l’inertie. L’une comme l’autre sont susceptibles d’alimenter une réflexion ou de soutenir une conscientisation au regard d’un horizon principiel éclairant une réalité casuistique (où s’expriment les souffrances). Partant, l’éthique doit s’inventer en articulations nouvelles ; se soutenir en tensions heuristiques. Et vraisemblablement adopter une disposition conceptuelle «d’exception» : non pas une dérogation quantitative inégalitaire mais un souci empathique. Dans l’inconfort du relatif ou en un investissement réflexif permettant de souligner à chaque fois que la voie empruntée recouvre un moindre mal et / ou une étape transitoire – dans l’assomption d’une tension qui doit s’imposer en problème (en attente de résolution autre).
En semblable engagement, chaque individu doit être abordé tel un être unique ; chaque option pressentie comme un choix circonstanciel (confronté à ses limites et dommages collatéraux). Pareille méthodologie souligne les contradictions patentes en toute intervention d’appropriation ou de dé-symbolisation. Elle évite l’accoutumance aux réifications utilitaires amplifiant la logique mécaniste d’une pente naturellement glissante. En tel contexte, la difficulté consiste à soutenir une transcendance immanente : à poser un horizon référentiel flexible en son adaptation aux données situationnelles et singulières. En ce sens, l’exception évoquée n’entend pas l’abandon du sacral lors même q’une directive intransgressible altérerait le sujet. Ainsi, étrangère au Sacré, la dimension sacrale relève de ce qui fait, pour nous, pour l’homme, sens ou humanité. Elle est donc référence ou horizon, valeur ou but dont les transgressions factuelles doivent être interrogées et clairement posées en leur dimension proprement transgressive : une transgression douloureuse nourrissant une tension éthico-psychique - propre à renforcer le principe initial.
Pour nous, situant l’homme dans l’entre-deux précaire de sa matière et de son dépassement, dans l’entregent complexe de l’appartenance plurielle et des déprises multiples, nous nous rapportons à la nécessaire soutenance de doubles nœuds référentiels : de l’individuel et du collectif, de l’autobiographique et de l’anthropique, de l’autoréférentiel et du relationnel, de l’opératoire et du symbolique, de l’en-soi et du pour autrui, de la jouissance et du souci. Raison pour laquelle nous insérons en une diade relationnelle6 la personne (astreinte par sa puissance consciente à des devoirs) et l’individu limité en ses possibilités intrinsèques ou en leurs actualisations factuelles (: dédouané à ce titre de telles prescriptions mais bénéficiaire -ou objet- des commandements éthiques -ou d’une préhension respectueuse). Selon cette approche, tout individu humain est une «personne» : d’abord en puissance et/ou potentielle, puis émergente et primitive, enfin développée ou affirmée. Personne réalisée ou en friches, par elle-même ou pour autrui : en fait ou promesse, inscrite dans la mémoire ou portée par l’espoir. Ou encore, active, empêchée ou inapte – momentanément ou définitivement. Non pas nécessairement, non pas toujours déjà, personne-sujet moral, mais bien «personne» par et pour la préhension éthique. Par ailleurs, dimension, capacité ou puissance éthiques, mais aussi statut moral des personnes, auraient à gagner en cette distinction : augmentant la cohésion de la communauté, facilitant sa pacification et rehaussant sa dignité. Elargissant de surcroît l’espace de l’humanité en la recentrant sur ce qui fait lien - sollicitant projections, émotions et souci. Conséquemment, l’embryon qui ne peut être défini tel une «personne éthique accomplie» requiert néanmoins un respect relevant de la retenue émue eu égard à la source vive et bien réelle de tout homme : à préserver des réifications utilitaristes et des inféodations soutenues par des individus en rupture de communauté humaine (eugénistes ou utopistes) ou en rupture d’espèce (promoteurs de sur- ou sous-humanisation…). Telle retenue, due à l’humanité dans son ensemble, à l’espèce comme substrat commun et à l’homme comme singularité irremplaçable, relève du maintien des conditions de possibilité de l’hominisation, de l’humanisation et de l’humanisme.
De surcroît, chaque société élabore une organisation de type «sacrificiel» où certains seront immolés (au propre ou au figuré) à l’autel d’un ordre global, d’une utopie triomphante ou d’un projet commun. L’utilisation non procréatique de l’embryon s’inscrit dans le prolongement de telles pratiques quand son existence est référée aux attentes parentales et son utilisation justifiée d’un savoir global, d’un mieux-être collectif ou d’une souffrance individuelle. Perspective d’un moindre mal rompant avec l’expérimentation humaine inhumaine, refusant l’abandon des membres souffrants à leur souffrance désespérée et appelant à la cohésion en usant d’un germe ou d’une promesse en lieu et place d’un individu de chair et de sang. Néanmoins, la pratique génère des tensions éthiques, des conflits d’intérêts, des courts-circuits temporels et des télescopages transgénérationnels que l’on ne peut oblitérer - avec lesquels il faut vivre. Partant, elle nous place face à un nœud fondamental de l’éthique (souci et respect), de la pensée (conceptualisation et structuration), de la philosophie (articulation de l’être et du devenir, du même et de l’altérité…) et de la sociétalité (comme soutenance d’une intégration ou d’une liance). A cette aune, il ne s’agit pas de s’opposer aux «manipulations» d’embryons mais de les rapporter aux risques collatéraux, aux projets sociaux, aux valeurs anthropiques et aux horizons d’humanité qu’ils dessinent. Projets et horizons à soumettre au libre choix d’une collectivité humaine informée – en «programme» où s’affichent clairement les tenants et aboutissants sociétaux, idéologiques et anthropiques7. Tel procédé éviterait une refonde incessante et déstabilisante des principes et référents – éviterait de même que l’éthique se subordonne au «possible»….
Jacqueline Wautier.
Le texte est protégé par les règles et droits de la propriété intellectuelle -toute citation devra comporter le titre et le nom de l'auteure
Notes :
1 Le bateau de Thésée, Paris, Ed. Minuit, 1996.
2Où s’articulent réalités immatérielles, principes stabilisateurs, objets impalpables, concepts construits, représentations ou transpositions, valeurs et valorisations.
3Où la situation recouvre des enracinements soutenus, des liens investis, des attaches mondaines et charnelles appropriées en reconnaissance et interprétation, des tissages sociaux, culturels et affectifs. Où la détermination relève d’une imposition d’extériorité, d’un étalement processuel d’un donné originel contraignant
4 Chef de file du groupe MR au Sénat / Belgique– cf. Le Soir du 07/09/2007.
5 Ce petit rien, ce petit lien ? / L’identité humaine face à l’opérativité techno-scientifique – Ed. Le Manuscrit.
6 Diade fondamentale : articulée par une relation ne requérant ni la réciprocité ni l’égalité.
7 Campagnes d’informations, cours et conférences, réunions et débats précédant un référendum national…?
Les lauréats du Prix Mare Nostrum 2024 vient de livrer la liste de ses lauréats. Chaque lauréat recevra une dotation de 2 000 € pour sa c
Légende photo : en haut de gauche à droite : Deloupy (Les Arènes), Carole Maurel (Glénat), Pierre Van Hove (Delcourt/La Revue Dessinée), Sébast
La Centrale Canine décerne chaque année son Prix Littéraire aux 3 meilleurs ouvrages mettant à l'honneur la relation humain-chien.