Gérard Bourguignat
FUSION
Roman
Le père, c’est celui qui aime. (Marcel Pagnol)
1
Ménilmontant – Paris-20e – Fin Mars 2011.
La pluie tombait finement sur les trottoirs qui reflétaient les lumières de la ville. À la sortie du métro Père Lachaise, le flot journalier des travailleurs était passé depuis une bonne heure. Julien Touret, qui revenait de son Club de gym, pressa le pas. En pénétrant dans le couloir vétuste et mal éclairé de son immeuble, le jeune homme sentit une présence. Il allait attaquer les marches pour se rendre au premier étage, quand il perçut un mouvement dans le renfoncement qui conduisait au local des poubelles.
– Julien, c’est moi, viens un peu voir par ici !
– Robert ? tu n’es pas monté chez Maman ?
– Non, j’y allais ; mais, viens voir.
Le jeune homme s’approcha pratiquement à l’aveuglette de cette partie sombre du bâtiment.
– Qu’est-ce qu’il y a, Robert ?
– Viens, je te dis.
Un bras puissant tomba sur les épaules du garçon qui se sentit plaqué au mur. Il tenta de se dégager et de crier. Une main se posa fermement sur sa bouche. Son agresseur, collé à lui, semblait vouloir lui faire traverser la cloison. Julien se tenait immobile, tétanisé. Le corps de l’homme dégageait une intense odeur de transpiration.
– Pourquoi tu m’ignores, quand je reste le soir à dîner avec vous deux ? pourquoi tu me fais la gueule ?
Puis, il retira sa main et colla ses lèvres sur celles de Julien. Un sentiment de peur, de honte mêlée de bonheur, envahit le garçon. Contre toute attente, il passa les bras autour du cou de son agresseur et se laissa aller au baiser, une fraction de seconde. Soudain, conscient de la réalité, il chercha à se dégager et n’y parvint que difficilement. Puis, se ressaisissant :
– Qu’est-ce qui te prend, Robert, tu es devenu fou ?
Il avait grimpé les deux premières marches quand l’homme chuchota :
– Attends Julien...je... je voulais qu’on parle. Pas un mot à ta mère surtout, sinon...
Julien était déconcerté. Il ne comprenait pas l’attitude de Robert, pas plus que la sienne. Son cœur battait à tout rompre, ses jambes menaçaient de le lâcher. Arrivé devant la porte de l’appartement, paniqué, le garçon mit un moment avant de trouver la bonne clé. Ses mains tremblaient en l’introduisant dans la serrure. Il inspira profondément puis poussa la porte. Rose installait le couvert ; elle leva la tête.
– Ah, mon chéri, ne referme pas; j’attends Robert d’un moment à l’autre, il reste dîner avec n... Julien, qu’est-ce que tu as, tu es tout blanc, tu te sens mal ?
– Non, je..., je crois que j’ai forcé un peu à la gym ce soir, j’aurais pas dû ; c’est rien, ça va aller, m’man.
Sous prétexte de renouer son lacet défait, Julien se laissa tomber sur une chaise. Ils entendirent frapper à la porte.
– C’est lui, dit Rose. Entre, Robert, c’est ouvert.
L’homme poussa la porte, un sac de victuailles à la main. Le visage rouge et luisant de sueur, il crut bon d’expliquer :
– Une livraison à domicile, au cinquième étage d’un immeuble sans ascenseur et je n’ai plus l’âge, - Robert décida de jouer son va-tout - à ce propos, je vais recruter un magasinier-livreur. Je commence à me faire vieux. Julien, qu’est-ce que tu en penses ? Il me semble que tu ferais l’affaire.
Robert avait lâché sa tirade assez nerveusement et en haletant.
– Je... je sais pas, faut voir, j’ai ce stage, bredouilla le garçon.
Il n’osait pas regarder l’homme en face et répondait en faisant toujours mine de renouer ses tennis, tête baissée sur sa jambe repliée, le talon sur la chaise.
Rose intervint :
– Tu sais, mon grand, c’est une bonne proposition que te fait Monsieur Noguès. Tu serais près de la maison. En plus, pas de métro à prendre et...
– Et surtout mieux payé, l’interrompit Robert. Réfléchis, mais pas trop longtemps. Je suis décidé à embaucher de toute façon.
Julien, troublé par la proposition de l’homme, après ce qui venait de se produire, ne répondit pas. Celui-ci, inquiet malgré tout, regardait furtivement le jeune homme, craignant une mauvaise réaction de sa part.
Rose n’insista pas davantage, mais elle se promit de faire accepter à son fils, dans les jours suivants, l’offre du patron de la supérette.
– Bien, si nous passions à table ? dit-elle.
– C’est une bonne idée, enchaîna Robert, j’ai une faim de loup ; toi aussi Julien ?
– Excusez-moi, je préfère aller m’allonger, je suis un peu fatigué, le sport m’a crevé. Bonne soirée à vous deux.
– Va, mon fils, dit Rose ; au cas où, tu connais le chemin de la cuisine.
Julien ne se le fit pas dire deux fois. Arrivé dans sa chambre, il se jeta sur son lit, dos collé, immobile, les yeux grands ouverts. Une sorte de nausée l’envahit. Il avait l’estomac noué. Comment avait-il pu céder à son agresseur et surtout, pourquoi y avait-il trouvé du plaisir ? Il se sentait sale. Il avait honte et ne comprenait pas ce qui s’était passé, sinon qu’il avait accepté ce baiser furtif et qu’il y avait répondu. Et l’autre qui lui demandait le silence. Comme si on racontait ce genre de choses à sa mère. Ah, si son père était là, lui, il saurait ; il dirait à son fils ce qu’il fallait faire.
« Papa, pourquoi t’es pas là ? pourquoi tu m’as abandonné ? tu me réponds pas ? Papa, j’ai tellement besoin de toi ! et cet homme, comment réagir par rapport à lui ? pourquoi ai-je éprouvé du plaisir à cette étreinte, pourquoi, pourquoi j’ai fait ça ? Et Robert, on se connaît depuis des années, qu’est-ce qui lui a pris ? »
***
Julien et sa mère habitaient cet immeuble qui, comme les autres, aurait dû être détruit, dans un quartier remis partiellement à neuf. Pourtant il semblait qu’il ait, provisoirement, trouvé grâce auprès des démolisseurs et des promoteurs. Rose avait repris la location de l’appartement à la suite de ses parents retirés en province. Mariée à Guy Touret et mère de famille, elle accoucha en ces lieux. Elle s’y retrouva veuve dès la troisième année de son fils. La vie s’était organisée, bon gré, mal gré. Elle avait repris son travail de caissière et confiait le garçon en bas âge à une voisine durant son absence. À présent, Julien était proche de ses dix-neuf ans. Son bac obtenu, il avait souhaité entrer dans la vie active, d’où ce stage en architecture. Il rassurait sa mère en disant qu’il faisait ça en attendant. Mais, Rose se faisait du souci pour lui. Elle le savait timide et réservé, comme replié sur lui-même. Jamais de sorties avec des copains, ou très peu, et encore moins avec des copines. Julien semblait effrayé par les filles, ça se voyait. Et puis, il y avait son père, ou plutôt son souvenir. C’était devenu une obsession. Il regardait des photos avec sa mère et lui posait constamment les mêmes questions :
– Pourquoi le cancer enlève-t-il les pères aux enfants ? Quand j’étais bébé, il me prenait dans ses bras ? m’a-t-il bercé, raconté une histoire pour que je m’endorme ? a-t-il changé mes couches ?
Rose répondait inlassablement : « – Oui, il a fait tout ça ; c’était un bon père, tu sais. Il était tellement heureux d’avoir un garçon. Il m’avait dit : Il faudra lui faire une petite sœur.
Elle aussi, vivait dans le souvenir de Guy, parti bien trop tôt. Pour Julien, elle n’avait pas voulu refaire sa vie ; il n’aurait pas compris. Les occasions n’avaient pourtant pas manqué. Entre certains clients du magasin et autres représentants de commerce, elle aurait pu se remarier plus d’une fois. Rose avait subi un choc énorme au décès de Guy et s’était plus ou moins renfermée sur elle-même. Une seule chose comptait désormais dans sa vie, son fils. En lui offrant le maximum de temps et d’amour, elle s’obligeait à combler l’absence du père. Elle avait plus ou moins entrepris d’assumer les deux rôles et finalement s’en sortait plutôt bien, consciente que c’était au détriment de sa vie privée. Parfois elle se reprochait d’avoir trop couvé Julien, qui avait vraiment du mal à sortir de ses jupes.
(Deux mois auparavant) Début Février 2011
La supérette de quartier, avenue Gambetta, était ouverte six jours et demi sur sept. Rose avait obtenu le mercredi de congé. Robert Noguès, le patron du magasin, divorcé, semblait consacrer sa vie à son commerce. Il avait réembauché la jeune femme, qui était déjà caissière chez lui avant de se marier. À l’époque, quand le petit Julien accompagnait sa mère, il lui offrait une sucette ou un œuf surprise dont le gamin raffolait. Rose, de son côté, aimait le contact humain, même si parfois les clients n’étaient pas toujours faciles. Robert avait confiance en elle. Souvent il la laissait seule au magasin pour aller se réapprovisionner. Il la savait honnête et partait l’esprit tranquille.
Ce jour-là, il s’avança vers elle, un coffret à la main :
– Bon anniversaire, Rose ! Tenez, une bouteille de Chianti, vous la dégusterez à ma santé. À moins que vous vouliez m’inviter à la partager, dit-il en souriant.
– Pourquoi pas ? En tout cas c’est gentil, merci. Passez demain soir si vous voulez, après la fermeture ; c’est mercredi, j’aurai tout mon temps.
– Ce qui est dit, est dit ; d’accord, j’arriverai vers vingt heures si ça vous convient ?
C’est ainsi que Julien, rentrant de son club de gym, trouva Robert et sa mère attablés devant une bouteille. L’homme l’interpella.
– Salut gamin ; qu’est-ce que t’as grandi, dis donc ! Je t’avais pas vu depuis un moment, ça te fait quel âge ?
– Bonsoir m’man, salut Robert ; dix-neuf ans, d’ici peu.
Plus d’une fois, à son retour du fitness, Julien trouva Rose en compagnie de son patron. Il entendait leurs rires du bas de l’escalier. Dès qu’il franchissait la porte, tout s’arrêtait. Bien que trouvant étranges les visites de plus en plus fréquentes de Robert, Julien n’osait pas en parler à sa mère. Et puis après tout, pensait-il, elle avait bien le droit de se distraire ; elle ne sortait que pour se rendre à son travail. Le garçon n’aimait pas beaucoup la présence de cet homme. Souvent, après le repas, qu’il préférait prendre seul à la cuisine, il se rendait directement dans sa chambre sans repasser par la case salon. Cela lui évitait de dire bonsoir à l’épicier quand il s’en allait. De toute façon, Rose venait toujours l’embrasser avant d’aller se coucher. N’empêche, il faudrait qu’il lui en parle si ça devait se renouveler. Il n’avait pas trop envie de trouver qui que ce soit quand il rentrait le soir. On disait de lui qu’il était sauvage ; quelque part il le revendiquait. Un sentiment de haine s’emparait du garçon dès qu’il voyait cet homme auprès de sa mère. Curieusement, quand Robert ne venait pas, Julien éprouvait comme un manque. C’est cette impression de se sentir dominé qu’il supportait mal. Il avait toujours considéré qu’il incarnait l’homme de la famille, même si celle-ci était réduite à sa plus simple expression. C’est surtout le fait que l’individu semblait avoir pris possession de son territoire qui le gênait. Si l’employeur de Rose devait s’incruster, Julien prévoyait à court terme une sorte guerre des chefs. À l’inverse, et secrètement, il nourrissait une certaine admiration pour celui que, par ailleurs, il connaissait depuis longtemps, dans un autre contexte. Pendant des années, après l’école, il rejoignait sa mère au magasin, alors qu’elle y travaillait en tant que caissière. À son arrivée, l’épicier lui ébouriffait les cheveux, son visage s’éclairait, et systématiquement il disait :
– Alors, Juju, tu travailles bien à l’école ? je suis sûr que oui. Tiens, prends-toi un Kinder. Rose protestait :
– Ah, non, Monsieur Noguès, pas à chaque fois quand même !
Il répondait en riant : « – Il faut encourager les études, vous savez, Rose.
Le garçon pensait à tout cela en terminant son repas.
Après manger, il lava son assiette, pour ne pas laisser de travail à sa mère, puis il se rendit dans sa chambre où, immédiatement, il brancha la radio ; il aimait beaucoup la musique et les chansons. En changeant de station, il entendit de nouveau le rire de sa mère, qui semblait ne plus pouvoir s’arrêter. Tonitruant, celui de l’homme vint le rejoindre en écho. Julien n’aimait pas ça.
Le cabinet d’architecture où Julien effectuait son stage était situé dans le quatorzième arrondissement, quartier Mouton-Duvernet. Sur trois niveaux, dans un ancien hôtel particulier, quatre maîtres d’oeuvre s’en partageaient les bureaux. Une demi-douzaine de dessinateurs occupait l’une des deux grandes salles, l’autre étant réservée aux réunions. Julien y faisait un stage de géomètre. En réalité, il servait surtout de grouillot, portant des documents et des plans, de bureau en bureau, ou de coursier à l’occasion. L’ambiance était un tantinet snobinarde. Ça ne le gênait pas. Une des secrétaires, célibataire et la quarantaine épanouie, s’en était entichée. Elle l’invita, plus d’une fois, dans une brasserie voisine du cabinet. Un jour, elle lui avait même proposé de venir déjeuner à son appartement, le dimanche suivant.
« – J’habite à Denfert-Rochereau, à cinq minutes de métro, il faudra venir. Julien avait refusé poliment, prétextant une cousine de province qui débarquait chez lui, pour plus d’un mois. Il ne pouvait pas lui faire cet affront, vu qu’elle arrivait justement ce dimanche. Ne sachant que dire, le garçon avait rapidement inventé cette visite familiale. Mais, Stéphanie Dubreuil comprit immédiatement le message subliminal : « Au secours, j’ai peur des femmes ! » Elle ne lui en avait pas voulu, mais était restée sur sa faim, elle qui aimait de préférence la chair fraîche. Julien, quant à lui, subodorait le piège et ne se sentait pas prêt à l’affronter.
Ce qu’il appréciait en sortant de son travail, c’était prendre le métro à Mouton-Duvernet, changement à Réaumur-Sébastopol pour quarante minutes environ, jusqu’à la station Père Lachaise. Tout en regardant les filles, ou en lisant, il examinait également les hommes qui ressemblaient de près ou de loin à son père, d’après les photos que lui montrait sa mère. Comme si celui-ci, tel Jésus Christ, allait subitement ressusciter. Julien pensait constamment à son géniteur ; c’était devenu une obsession. Il se voyait avec lui en voiture, au cinéma, au concert, en vacances. Tous les soirs avant de s’endormir il fabriquait ses rêves ; son père en était le héros principal. Dans chaque film, que ce soit sur grand écran ou à la télévision, son père était substitué à l’un des acteurs. Les grands-parents Touret, qui n’avaient pas souhaité ce mariage – ils avaient d’autres vues pour leur fils – ne donnèrent plus signe de vie après l’enterrement de Guy. Julien n’en gardait qu’un souvenir très vague et ne chercha pas à les revoir. Il considérait, en l’occurrence, que c’était à eux de se manifester, pas à lui. Aimé et choyé par ses grands parents maternels, il s’en contentait et n’éprouvait pas de manque à ce niveau-là ; par contre, l’absence du père le rendait taciturne et renfermé. Il ne se liait pas facilement d’amitié. Une sorte de complexe le tenaillait, surtout vis-à-vis des garçons de son âge, comme s’il était responsable de la situation.
Il se sentait coupable ; c’est le sentiment qui dominait chez lui, un peu comme s’il avait subi un viol. Le garçon pensait qu’il était différent des autres, d’où son enfermement dans cette timidité, quasiment maladive ; alors, comme dans ses rêves, il inventait son père, en faisait un portrait-robot d’après les photos qu’il connaissait et ces hommes du métro, mis en examen par lui. Il essayait de le vieillir de quinze ans. Guy Touret n’échappait à aucun casting, y compris dans les livres que Julien empruntait à la bibliothèque de son quartier et qui lui tenaient compagnie pendant son trajet métropolitain. Plus d’une fois, rêveur, il faillit rater sa station d’arrivée.
Rose et Robert se voyaient de plus en plus souvent en dehors du travail ; à plusieurs reprises, il l’invita au restaurant. À chaque fois, elle refusait. « – Je ne peux pas laisser Julien seul, il est jeune et surtout très attaché à moi, il ne comprendrait pas que je l’abandonne, en quelque sorte. C’était donc Robert qui venait. Au début, ce n’était que pour l’apéritif – il apportait ce qu’il fallait – puis il resta à dîner plusieurs fois. Au cours des repas qu’il prenait avec eux, Julien avait remarqué que le tutoiement devenait de rigueur entre le patron et l’employée ; et Rose riait, elle semblait heureuse. L’homme aussi riait beaucoup et chahutait Julien de temps en temps. Le garçon, agacé, se levait alors de table et réintégrait sa chambre. Tout en écoutant de la musique, il se connectait à un réseau social, via Internet. Pourtant il était déconcentré, car il entendait rire sa mère de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Il décida de lui parler le lendemain. Julien n’aimait pas ce type qui commençait à prendre ses aises chez eux et qui, plus d’une fois, lui avait fait des remarques comme s’il était son père. Son père... Ah, comme il aurait aimé que ce fût son père qui lui fit ce genre de remontrances :
« – Juju, tiens-toi droit, tu vois pas que t’es tout courbé ? on dirait un vieillard! Et ne mange pas si vite, tu auras un ulcère à l’estomac, plus tard... J’espère que tu fumes pas à ton travail ou ailleurs, c’est pas bon pour la santé tu sais, fils. Écoute les anciens qui ont l’expérience. Béate, Rose buvait les paroles de son patron. Julien, lui, bouillait intérieurement, mais n’osait rien dire, de peur de la contrarier. Il était partagé entre deux sentiments : il haïssait cet homme qui venait perturber le train-train qu’il vivait avec sa mère, qu’il adorait. En même temps, il était parfaitement conscient qu’une présence masculine avait toujours manqué dans leur univers. Un homme qui représenterait la force et donc la protection.
Fin Février 2011.
Robert s’était plus ou moins installé à demeure avec l’assentiment de Rose. Elle, qui ne sortait jamais, semblait retrouver goût à la vie. Ses jours de repos étaient consacrés habituellement au ménage, à la lessive et au repassage ; elle voulait que Julien soit toujours impeccable. Depuis la mort de Guy, il ne s’était rien passé de sentimental ou de sexuel dans sa vie. Elle voyait bien que Robert était attiré par elle ; de son côté elle le trouvait plutôt pas mal, physiquement et surtout rassurant, avec sa carcasse de rugbyman. Un soir, il avait même dormi sur place, prétextant une soirée plus arrosée que prévue et qu’il se faisait tard. Tout proche, son appartement se situait rue Ferdinand-Léger, à cinq minutes à pied.
– Si je veux être à l’heure pour les fournisseurs, j’ai intérêt à dormir un peu quand même, ah, ah, ah ! Excellent repas, bonne nuit, Rose.
Il parla suffisamment fort pour être entendu de Julien dont la chambre se trouvait à proximité du salon. C’est Rose qui lui avait proposé d’occuper celle de ses parents, mitoyenne de la sienne et injustement rebaptisée chambre d’amis puisque personne n’y restait jamais à dormir. Julien, quant à lui, voyait cette occupation d’un très mauvais œil. Il n’osait pas en parler à sa mère, et d’autant moins qu’il constatait sa nouvelle joie de vivre. Un matin, dans la salle de bains il trouva, sur la tablette du lavabo, un gobelet en plastique avec une brosse à dents et un dentifrice à l’intérieur, à côté d’une bombe à raser et d’un rasoir jetable. Désormais, Robert dînait tous les soirs à leur table. Très jovial et volubile, il racontait des blagues ou des anecdotes sur des clients que Rose connaissait aussi. Ça les faisait beaucoup rire, tous les deux. Seul le jeune homme n’appréciait pas de voir sa mère en admiration devant ce butor. De plus, il avait toujours une remarque à faire au garçon et ce, pratiquement tous les soirs. Un jour, excédé, Julien se leva de table et hurla : « – Fous-moi la paix, tu n’es pas mon père !
Le lendemain matin il retrouva sa mère dans la cuisine, devant un café. Lui-même s’en servit et y rajouta du lait. En buvant, il regardait Rose par-dessus son bol. Elle posa sa tasse et alluma sa première cigarette.
– Qu’est-ce qui t’a pris, hier soir, mon grand ?
– Ce qui m’a pris ? Mais, de quel droit ce type me donne-t-il des ordres ? c’est pas mon père, ni mon professeur de maintien, que je sache !
– Ce ne sont pas des ordres, Juju ; plutôt des conseils que tu as mal pris. Je sais que tu es fatigué en ce moment.
– Lui, me fatigue, oui ; vous allez vous marier ou quoi ? dis-le moi, que je me cherche un studio.
– Ne dis pas de bêtises, il n’est pas du tout question de ça.
– Pourtant, il se comporte comme le patron, ici.
Rose était contrariée de la tournure que prenaient les événements. Elle était si heureuse de retrouver un compagnon pour faire un bout de chemin, un bout de vie. Elle parlerait à Robert, ce soir ; non, tout à l’heure au magasin, dans la réserve. Le plus tôt serait le mieux. Pas question de contrarier Julien, pour rien ni personne au monde. Elle l’embrassa furtivement et se rendit dans la salle de bains en laissant un mégot fumer dans le cendrier.
– Je te laisse la place dans dix minutes, Juju.
– Ne t’inquiète pas, j’ai le temps ; je ne commence qu’à neuf heures. Dis, tu sais quoi, m’man ? tu devrais arrêter de fumer, qu’est-ce t’en dis ?
Soit qu’elle n’entendit pas, soit qu’elle fit semblant, il n’obtint pas de réponse. Il se reversa un demi-bol de café.
Fin Mars 2011.
Après l’agression de l’escalier, les relations entre Robert et Julien devinrent pour le moins ambiguës. Devant Rose, chacun faisait l’effort nécessaire pour être, sinon courtois, du moins correct. Malgré tout, les deux hommes étaient mal à l’aise, l’un vis-à-vis de l’autre. Julien aurait dix-neuf ans le mois suivant et n’entendait pas se laisser commander par un épicier. Pour qui se prend-t-il, ce gros porc ? pensait le garçon. Pour quelles raisons devrait-il se taire sur ce qui s’était passé ? Sans doute parce qu’il n’avait opposé aucune résistance, ou très peu, au moment de l’incident. Que pourrait-il lui reprocher ? Il avait quasiment consenti à cette pulsion. Pourtant il devait s’avouer, au fond de lui-même, qu’il avait une sorte d’admiration pour cet homme, comme une vénération. Il en comprenait intuitivement la raison : cette présence masculine, dont il avait été privé durant ses jeunes années, il la trouvait à présent. Insidieusement il observait Robert, sa truculence, sa chaleur. Il examinait ses grosses mains, épaisses et protectrices. Voilà certainement pourquoi il ne dirait rien à qui que ce soit ; en fait il haïssait cet homme autant qu’il l’admirait en secret.
***
Robert n’avait pas eu d’enfants de sa première union. Il s’en savait responsable, plus que coupable. La grande désolation de sa vie était de n’avoir rien à partager de ce qu’il aimait avec un fils qu’il aurait choyé. Les matchs de foot, devant la télé, n’avaient pas la saveur qu’ils auraient dû avoir, assis sur le même canapé que sa progéniture. Il avait donc jeté son dévolu sur le fils de sa caissière. On aurait dit qu’il avait séduit la mère pour, paternellement, s’approprier le fils. Compte tenu des réactions du jeune homme dès qu’il s’adressait à lui, il se promit, désormais, de mesurer ses propos; pourtant il aurait aimé l’instruire de la vie, ainsi qu’il se doit pour tout bon père de famille. Il pensait qu’il avait, vraisemblablement, trop anticipé ce rôle ; d’autant que le garçon ne semblait pas le porter dans son cœur, ce qui le désolait profondément.
– Sans doute n’ai-je pas employé la bonne méthode, pensait-il.
***
Début Avril 2011.
Finalement, Julien accepta la proposition de Robert et fut embauché comme magasinier et livreur à domicile. Il y avait consenti en partie sur l’insistance de sa mère – nous nous verrons plus souvent – mais la peur au ventre, car il craignait et souhaitait en même temps, la promiscuité permanente avec cet homme. Ses sentiments étaient plus que flous. Les premières journées furent agréables et sans incident notable. Julien prenait à cœur sa mission : réassortir les gondoles, ainsi qu’effectuer les livraisons à domicile dans le quartier. Il prenait même plaisir à discuter avec les clients, tant ceux du magasin, que ceux qu’il livrait. Rose était radieuse ; Robert, quant à lui, couvait Julien comme s’il s’agissait de son fiston, prévu pour prendre sa relève. Il en prenait soin :
– Juju, c’est bon, tu peux partir, t’as bien bossé, demain il fera jour ; allez, dégage, t’es jeune, faut t’amuser. Tu veux un acompte ?
Julien, une fois de plus, se sentait bouleversé et pris entre deux émotions. Il était ravi de se savoir protégé par cet homme ; en même temps il pensait que ce n’était pas tout à fait normal. Plus d’une fois son patron s’arrêtait dans les rayons pour lui donner un conseil. Il sentait cette chaleur qui émanait de lui et en ressentait comme une sérénité, en même temps qu’une sorte de honte. Il en était perturbé. Un jour, dans le dépôt, Robert l’avait pris à part, alors que Rose était en caisse. En hésitant, il lui dit :
– Julien, tu sais, ça me fait vraiment plaisir que tu travailles avec moi et je voulais te dire que... enfin voilà, je m’excuse si je t’ai contrarié certains soirs à table, avec mes conseils. Mais, tu dois savoir que j’aurais tellement voulu avoir un fils comme toi...
Julien ne répondit pas, sauf d’un signe de tête. Pourtant, un léger frisson le parcourut. À aucun moment l’affaire de la cage d’escalier ne fut évoquée, ni par Julien, ni par Robert ; en réalité, l’un espérait que l’autre en parlerait le premier et réciproquement. Chacun, de son côté, repensait à cette scène comme à quelque chose de virtuel : une sorte de rêve, sans pour autant parler de cauchemar. Ils étaient bel et bien désarçonnés à la seule évocation de ce qui s’était produit. Seule Rose, ignorant l’affaire, ne se posait pas de questions. Elle était ravie de voir réunis à ses côtés, les deux hommes qui comptaient le plus dans sa vie.
Fin Mars 2011.
Le lendemain de l’incident, Julien était en congé du cabinet d’architecture ; il se trouvait seul dans l’appartement ; Rose était partie rejoindre son poste. Le garçon avait un sérieux doute sur les relations nocturnes des deux adultes ; Robert avait une fois de plus passé la nuit dans la chambre d’amis. Julien en profita pour inspecter la pièce en question. Le lit était tiré à quatre épingles et semblait n’avoir pas été défait. La porte de communication avec la chambre de Rose était entre-ouverte. Il en franchit le seuil et constata que le lit était tout bouleversé et comportait bel et bien l’empreinte de deux corps. Cela ne fit que confirmer ses soupçons : cet homme qui l’avait agressé, avec des intentions apparemment sexuelles, faisait l’amour à sa mère ! Et il était fort probable qu’il devint son beau-père. Julien était réellement troublé. L’amour qu’il portait à Rose le poussait à vouloir son bonheur. Il se réjouissait de la voir heureuse ; cependant l’étrange sensation qu’il éprouvait en découvrant les relations qu’elle avait avec Robert le perturbait. Celui qu’il tutoyait depuis l’enfance voulait donc subitement devenir son patron, son beau-père et le dominer ? Quelle était la véritable raison de cette agression, à laquelle il avait implicitement donné son accord ? l’épicier était-il bisexuel, homo, ou tout simplement détraqué ? Pourtant il se revoyait entourer le cou du colosse et répondre à son étreinte. Comment pourrait-il reprocher quoi que ce soit à cet homme, dans la mesure où lui-même fut consentant ? que s’était-il passé, alors ? pourquoi avoir fait ça ? Autant de questions qui tournaient, s’entrechoquaient dans sa tête.
***
Début Avril 2011.
La paix semblait être revenue entre les deux hommes. Les journées au travail se passaient plutôt bien et Julien prenait de plus en plus de plaisir à travailler chez Robert. Les soirées aussi étaient devenues vivables, apparemment chacun y mettait du sien. Robert évitait de donner des conseils à Julien et du coup, celui-ci restait plus volontiers à table avec les deux adultes, participant même aux anecdotes sur la clientèle. Rose était ravie de voir son fils sourire et même rire quelquefois.
Le soir de l’anniversaire du garçon, sa mère avait commandé un gâteau à la pâtisserie voisine. Robert avait amené une bouteille de champagne, ainsi qu’un cadeau. Un baladeur Mp3. Julien avait parlé plus d’une fois d’en acheter un. Le garçon fut ému, voire troublé, non par le cadeau lui-même, mais plutôt par celui qui le lui avait offert. Il le remercia timidement, aurait voulu l’embrasser et n’osa pas.
***
Le lendemain, en début de matinée, il enfilait sa blouse de travail dans un réduit du dépôt qui faisait office de vestiaire quand Robert se dirigea vers lui.
– Pardon, fils, il faut que j’attrape ce carton de champagne juste au-dessus de ta tête. Tu devras le livrer avec la commande de monsieur Rochas, tu sais, 36 rue des Amandiers ?
– Oui, je vois ; attends, Robert, reste en bas, je te le passe.
À la descente de l’escabeau il remit le carton dans les mains de l’homme qui le posa sur un meuble voisin. Ils restèrent immobiles face à face, à deux centimètres l’un de l’autre. Statufié, Robert ne bougeait pas. Ils furent un long moment à se regarder, yeux dans les yeux. Ils ressentirent, chacun de son côté, un trouble énorme et une incroyable onde de bonheur. Julien hésita, mit sa main sur l’épaule de l’homme « - Heu... ben, au fait, merci pour le cadeau, Robert ! » et lui déposa furtivement un baiser sur la joue.
– De... de rien, j’espère que c’est ce que tu souhaitais ?
La gêne submergea les deux hommes. L’un et l’autre en furent bouleversés ; une sorte de honte les envahit. En bredouillant quelques mots, ils partirent chacun vers leurs occupations.
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3
Robert Noguès avait quitté l’Algérie en 1962, alors qu’il n’avait que cinq ans. De ce pays, il ne gardait aucun souvenir, à part ceux de ses parents et quelques photos. Cependant, par atavisme sans doute, il avait gardé cette faconde propre aux méditerranéens du Maghreb. À l’entendre parler on aurait pu croire qu’il venait de débarquer de Constantine, ville de ses aïeux depuis quatre générations. C’est en 1984, après son service militaire, qu’il reprit le commerce ouvert par son père dans ce quartier populaire du vingtième arrondissement de Paris. Il se maria quelques mois plus tard avec une de ses clientes. Son obsession, c’était d’avoir des enfants ; pour perpétuer la couleur des pieds, disait-il « – Ceux de mon père et les miens sont noirs, je veux que mon fils ait les mêmes ! Malheureusement, son rêve ne se réalisa pas. Après moult essais et plusieurs visites à un gynécologue, il dut se rendre à l’évidence, il était stérile. Oui, car il s’agissait bel et bien de lui. Son amour-propre de mâle en prit un coup ; il renonça à tout contact sexuel. Sa femme devint odieuse avec lui et finit par demander le divorce. Il en fut lui-même soulagé ; ce fut une délivrance car il n’osait plus la regarder droit dans les yeux. Aujourd’hui, il était amoureux de Rose et comptait la demander en mariage. Elle était veuve depuis plus de quinze ans et libre. Et puis, et puis... il y avait Julien ! Robert finissait par se poser des questions sur sa propre santé mentale. Comment, et surtout de quelle façon s’était-il épris de ce jeune homme que, par ailleurs, il connaissait depuis sa plus tendre enfance et qu’il avait donc vu grandir au fil du temps ? Et pourquoi cette pulsion d’ordre quasi sexuel ? C’était devenu pour lui une véritable préoccupation ; un tourment, même. Jamais, au grand jamais, il ne s’était retourné sur le moindre adolescent. Bien sûr, à présent, il avait honte de ce comportement qu’il qualifiait lui-même d’infâme. Bien sûr il connaissait le gamin depuis des années. Bien sûr il l’avait pris en sympathie. Mais tout de même ! Il se savait normal sur ce plan là et adorait faire la cour aux femmes. Il ne s’en privait guère, d’ailleurs, avec la plupart de ses clientes ; dans le quartier, il avait la réputation d’être un chaud lapin. Que se passait-il donc avec ce garçon ?
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Jusqu’à présent, Julien n’avait pas eu beaucoup d’expériences amoureuses ; à dix-neuf ans, il était encore vierge. Tout juste si l’on pouvait mentionner quelques flirts par-ci, par-là, notamment lors des vacances d’été qu’il passait quelquefois chez ses grands-parents maternels, dans un village perdu de la Creuse, proche de Guéret. Ces rencontres se faisaient, la plupart du temps, aux fêtes villageoises, aux quatorze juillet avec bal obligatoire, ainsi que dans l’obscure salle de cinéma du patelin. Tout juste quelques pelotages de débutants amoureux, agrémentés d’un mélange de langues hésitantes, guère plus. Julien était attiré par les femmes ; en même temps il en avait peur. Là encore il déplorait, sans doute à tort, l’absence du père. Il avait l’impression qu’il lui aurait fallu un coach. Le garçon n’osait pas en parler à sa mère et celle-ci, de son côté, ne savait comment aborder le sujet. Il y avait comme un blocage entre eux et finalement, l’un et l’autre laissaient passer la vie comme si tout viendrait à point, à qui saurait attendre.
Julien n’avait plus envie d’attendre ; il fallait qu’il se décide. Il avait entrepris de sortir avec Vanessa, la fille de son ex-nounou. Elle avait à peu près le même âge que lui, habitait le même immeuble mais, comme ils avaient été pratiquement élevés ensemble, il la considérait plus comme une sœur que comme une copine. Et puis, il y avait eu Robert. Et ça, c’était devenu le grand trouble de sa vie. Une sorte d’obsession qui le réveillait en pleine nuit, transformant ses rêves en cauchemars d’où il sortait en sueur. Comment expliquer cette attirance pour celui qui, somme toute, l’avait agressé ? D’un autre côté – Julien ne voulait pas se le cacher – contrairement à ce qu’il lui laissait paraître, il était fasciné par cet homme ; et ce, depuis des années. Il avait le souvenir du contact physique et de la chaleur du corps de son agresseur. Le jeune homme avait aimé, et ça, c’était devenu son tourment. Serait-il homosexuel sans le savoir ? ou sans vouloir le savoir ?
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Début Avril 2011.
Un soir, qu’ils étaient attablés tous les trois, Robert fit sa demande en mariage. Il avait voulu le faire devant Julien et sans prévenir Rose. La première réaction de celle-ci fut de regarder son fils. Le jeune homme se tourna vers Robert, puis vers sa mère. Tous trois restèrent silencieux quelques secondes ; le garçon prit la parole.
– J’ai l’impression qu’on t’a posé une question, Maman.
– ... je, enfin Robert, je suis surprise et... toi, Julien, qu’est-ce que tu en dis ?
– Ce n’est pas mon avis qui compte en l’occurrence, Maman...
Robert intervint : « – Allons, les enfants, on a tous les trois besoin d’une famille, pas vrai Julien ?
– Je vous laisse, dit le garçon. Je pense que vous avez à parler, tous les deux.
Julien regagna sa chambre et s’allongea sur son lit, les mains sous la tête. Donc, ça y était ! Ce qu’il redoutait et souhaitait à la fois s’était produit. Toujours ces sentiments contradictoires. D’abord, le bonheur de sa mère. Elle le méritait, tant elle s’était dévouée pour lui toutes ces années. De plus elle avait l’air d’être comme envoûtée par cet homme. Il avait même réussi, là où Julien avait échoué, à lui faire arrêter la cigarette. Évidemment, avec la présence de Robert, le garçon pouvait considérer qu’il trouvait un père à bon compte. Cependant, il craignait les conflits qui ne manqueraient pas de survenir. La cohabitation pose souvent des problèmes ; de plus, sa mère et lui vivaient comme une sorte de couple avec ses habitudes, de celles qu’on n’aime pas voir bousculer. Pourtant, il ne pouvait se cacher à lui-même le bonheur de savoir qu’il vivrait un certain temps aux côtés de cet homme qu’il admirait secrètement. Il se dit qu’il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et puis, quoi qu’il en soit, Julien savait qu’il ne resterait pas, ad vitam aeternam, dans l’appartement familial. Par ailleurs, il avait toujours manqué une présence masculine dans sa vie, une présence forte ; une présence qu’il recherchait depuis quinze ans. Robert incarnait cette force.
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Le mariage fut programmé pour la fin du mois de mai, ce qui laissait une cinquantaine de jours pour le préparer. Entre-temps, Robert, qui était membre d’une association de rapatriés d’Afrique du Nord, apprit qu’un voyage organisé était proposé en Algérie fin avril, un an avant le cinquantenaire de l’indépendance et l’éviction des Européens. Ce voyage était prévu sur une semaine et comportait un circuit des principales villes algériennes, dont Constantine. Il était tout excité à l’idée de ce retour aux sources ; seulement voilà, il y avait le magasin à faire tourner et il ne pouvait décemment pas fermer huit jours, lui l’épicier de proximité, sous peine de voir sa clientèle prendre ses habitudes ailleurs. Il savait qu’il suffisait d’un rien. De plus, il aurait souhaité emmener Julien et Rose avec lui sur la terre de ses ancêtres. Comment concilier le tout ? se demandait-il. C’est Rose qui vint à son secours. Connaissant l’intention de Robert et son souci du magasin, elle lui dit :
– J’ai une peur bleue en avion, et tu ne m’y feras pas monter. Je l’ai fait une fois, j’ai cru mourir. Emmène donc Julien, s’il le veut ; je suis capable de garder seule le magasin pendant huit jours, je demanderai un coup de main à ma voisine pour la mise en rayon. Tu m’approvisionnes en conséquence et tu ne t’inquiètes plus du reste.
Comme Julien avait toujours eu envie de connaître le Maghreb, il accepta la proposition. Robert fut euphorique toute la semaine qui suivit ; si on l’avait écouté, on aurait bouclé les valises bien avant l’heure. De son appartement, il avait apporté une boîte à chaussures dans laquelle étaient entassées, pêle-mêle, des dizaines de photos, pour la plupart en noir et blanc. Certaines montraient la façade de la maison familiale constantinoise, d’autres ses parents entourés d’amis réunis autour d’une longue table. Tous étaient jeunes et semblaient dévorer la vie à pleines dents. Certains clichés dévoilaient l’intérieur du bâtiment : Une cuisine, dans laquelle une femme maghrébine souriait de toutes ses dents et semblait préparer le repas ; un salon style années folles, avec ses lampes et ses meubles signés Pierre Chareau, artiste prestigieux de la période en question ; une salle à manger de même facture. Robert montra ces photos, un soir à la fin du repas, à Julien et à Rose qui remarquèrent, l’un comme l’autre, les yeux embués de l’homme.
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Tout semblait être rentré dans l’ordre pour tout le monde. Rose qui n’espérait plus rien de la vie, s’étonnait encore de cette demande en mariage pour le moins inattendue. Julien, de son côté, essayait d’écarter les interrogations concernant ses relations avec Robert. Quant à celui-ci, il nageait en plein bonheur, ayant d’un coup d’un seul réalisé deux rêves : trouver la femme de sa vie et avoir un fils à ses côtés. Puis un jour, un incident improbable se produisit. C’était l’après-midi, après la coupure. À l’heure de la reprise, Julien était torse nu et commençait à enfiler un tee-shirt à l’enseigne du magasin, quand Robert se pointa vers lui, dans le dépôt.
– Ah, Juju, dis-moi si ça va pour les maillots, sinon j’en commanderai une autre taille. Hum, apparemment celui-ci te va plutôt bien. Fais voir...
Ce disant, il posa ses mains sur le torse du jeune homme, qui ne s’y attendait pas ; Julien eut alors une réaction hors de propos. Constamment méfiant et inquiet de cette attirance de l’homme à son égard, il prit peur, ôta le vêtement et le jeta violemment à terre.
– Ça suffit, Robert ! espèce de pédé, saloperie de pied-noir ! tiens, ton tee-shirt, je fous le camp et ne compte pas sur moi pour aller dans ton pays de merde, je te quitte !
Comme il y avait déjà du monde dans le magasin, Rose n’entendit pas les paroles de son fils. Elle le vit sortir à peine vêtu d’une chemise largement débraillée, en claquant la porte de la réserve. Il traversa le magasin comme un fou et rejoignit la rue. « – Julien, Julien, qu’est-ce qui se passe ? Julien, reviens, Julien ! cria-t-elle. Robert sortit du dépôt et tenta de rattraper le jeune homme, sans y parvenir. Le garçon ne revint pas de l’après-midi. Rose essaya d’avoir des explications de la part du patron, à son retour. Celui-ci resta confus. « – Ce n’est rien, ça va s’arranger. Je lui ai fait une remontrance sur sa mise en rayon, ça ne lui a pas plu, tu sais comment sont les jeunes ? Rose était inquiète, malgré tout et tenta de joindre Julien sur son portable. Il était constamment sur répondeur. Après avoir laissé plusieurs messages lui demandant de la rappeler, soit au magasin, soit à leur domicile, elle n’eut plus aucune nouvelle, jusqu’à l’heure de la fermeture. En rentrant chez elle, espérant y trouver Julien, Rose constata que l’appartement était vide. Lui vint alors à l’esprit de prévenir la police, mais elle trouva ça ridicule, compte tenu de l’âge de son fils. Robert lui avait promis de l’informer s’il savait quelque chose et demandé qu’elle en fasse autant le cas échéant.
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En sortant du magasin Julien se mit à courir en direction de la station de métro Père-Lachaise. Il s’engouffra dans le hall et, sans prendre le temps d’acheter un ticket, sauta par-dessus l’un des portillons de contrôle, comme il l’avait vu souvent faire par d’autres. Il prit le couloir direction Nation. Quatre stations plus tard il était arrivé. Parti du magasin sans veste, le froid le saisit. Il fouilla la poche de son jean et y trouva un billet de dix euros. Le garçon rentra alors dans la première brasserie à sa portée, sur la place, Le Canon de la Nation ; il s’installa au fond de la salle suffisamment climatisée et commanda un américain. (1) Le café le réchauffa, mais ses mains tremblaient. L’esprit calmé, tout en avalant le breuvage brûlant à petites gorgées, il essaya d’analyser la situation.
– Qu’est-ce qui m’a pris ? pourquoi ai-je réagi de la sorte ? qu’est-ce qui m’arrive avec cet homme ? Je suis sûr qu’il ne pensait pas à mal... En fait, je crois que j’ai eu peur. Pas de lui, de moi. Je ne comprends pas ce qui se passe. J’ai agi comme un fou. Il y a cette attirance à deux pôles, l’un positif, l’autre négatif. Comme un aimant, en quelque sorte. J’ai envie qu’il soit comme mon père et moi comme son fils et pourtant, ça me fait peur. Je ne comprends pas cette relation que nous avons. Je suis sûr que lui non plus, d’ailleurs. En tout cas, j’ai agi comme un gamin stupide. Je crains d’être homo et pourtant cette attirance que j’ai pour Robert occulte complètement le côté sexuel ; c’est plus une attirance de sentiments, une fusion de l’intellect, en quelque sorte. Cet homme a besoin d’un fils ; de mon côté, depuis des années, je cherche mon père. Et il est là...
Le portable du garçon lui signala des messages. Il consulta les intitulés. Bien sûr, il s’y attendait : c’était sa mère, plusieurs fois et Robert, deux fois. Il décida de ne pas rappeler, commanda un autre expresso et régla les deux consommations. Dans sa tête défilaient des tas d’images. Il revit cette agression dans le hall de son immeuble ; le visage rouge et en sueur de l’homme quand il était entré à l’appartement ; sa mère qui, occupée au service de table, n’avait rien remarqué. Il pensa qu’elle devait se faire du souci, naturellement ; il ne voulait pas l’appeler, faute de pouvoir lui donner des explications. Il faudrait qu’il invente quelque chose. Enfin, il verrait. Et puis, Robert, il fallait qu’il s’excuse auprès de lui de cette attitude stupide et des injures qu’il lui avait lancées. Cet homme ne méritait pas ça, c’est sûr.
(1) – Expresso allongé
Julien resta dans la brasserie jusqu’à dix-neuf heures. Empruntant un journal abandonné sur la table voisine, il se rendit aux toilettes et s’enferma dans une cabine. Il ouvrit sa chemise et s’entoura le corps avec les pages du journal. Il reboutonna sa chemise par dessus et sortit. Arrivé à la station, il prit le temps, cette fois-ci, d’acheter un ticket de métro pour faire le trajet en sens inverse.
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Comme tous les soirs avant de rejoindre l’appartement de Rose, Robert vérifiait sa caisse et la préparait pour le lendemain, puis il notait à la main, les recettes et les crédits du jour sur ses registres. Il était, bien évidemment, perturbé par cet incident avec le garçon et ne savait plus trop ce qu’il faisait.
– Pourquoi Julien a-t-il réagi de la sorte ? je pensais que toute ambiguïté était levée entre nous. C’est une véritable catastrophe ! Il parlera à Rose de l’histoire de l’escalier et je vais les perdre tous les deux. Pourquoi reste-t-il en messagerie ? J’aurais pu lui expliquer, le convaincre. Il a peur de moi, j’en suis sûr, il pense que je suis homo...
Il renonça à terminer ses comptes, ouvrit le coffre-fort pour y ranger le tiroir- caisse et décida de remettre la suite au lendemain matin, quand il entendit taper à la vitre côté rue. Il se leva, craignant, comme cela arrivait souvent, un client retardataire qui voudrait se faire servir. Le magasin était dans la pénombre et sous le halo des spots extérieurs, il reconnut Julien. Avec appréhension, il s’approcha de la porte vitrée, constellée d’autocollants de différentes publicités. Le visage du jeune homme lui apparut éclairé par l’enseigne. Robert se baissa pour introduire la clé dans la serrure en bas du seuil et ouvrit un battant. De nouveau, ils restèrent face à face, immobiles, sans dire un mot. Enfin Julien s’avança et tomba dans les bras de l’homme.
– Pardon, je... excuse-moi, pardon, Robert, je suis désolé.
– Mon fils, mon fils – Robert lui donnait des petites tapes dans le dos – mais tu es gelé, rentre vite !
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Après avoir récupéré la veste du garçon, les deux hommes rentrèrent ensemble à l’appartement, devenu familial. Ils marchaient, silencieux, côte à côte. L’avenue Gambetta était pratiquement déserte à cette heure-là. Le néon des enseignes se reflétait sur l’asphalte. Chacun aurait voulu parler, s’excuser, donner des explications ; pourtant l’un et l’autre semblaient bloqués. C’est Julien qui se décida le premier.
– Tu sais, Robert, je voulais te dire...
– Non, ne dis rien, Julien. Je me sens fautif aussi. Il nous faut oublier cet incident. Je comprends ta réaction, j’ai eu l’après-midi pour y penser.
– Je me sens stupide.
– Moi aussi. Faisons match nul, si tu veux bien.
– Bien sûr, merci Robert.
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Qu’est-ce qui a bien pu se passer entre le patron et Julien ? pensait Rose. Je n’ai jamais vu mon fils dans cet état. Robert me cache quelque chose ; mon garçon n’aurait jamais réagi comme ça ; pourquoi ne répond-il pas à mes messages ? où peut-il être ? Je suis inquiète. Elle allait recomposer le numéro de Julien pour la dixième fois de l’après-midi, quand Robert l’appela pour la rassurer et lui dire qu’ils arrivaient. Au bout de l’avenue, les deux hommes prirent à droite, la rue Oudart et pénétrèrent dans le hall de l’immeuble, là même où tout avait commencé. Ils eurent en même temps le regard en direction du renfoncement conduisant au local des poubelles, puis montèrent d’un même pas les marches qui les conduisaient sur le palier du premier étage. Rose les attendait, porte ouverte ; elle était aux aguets et les avait entendus monter. Son intuition lui conseilla de ne poser aucune question, ni à l’un ni à l’autre et de faire comme s’il ne s’était rien passé, attitude adoptée par les deux hommes.
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Fin Avril 2011. Le voyage en Algérie.
Le rendez-vous avait été fixé à Marseille ; Robert et Julien prirent le TGV jusqu’à la cité phocéenne. De la gare Saint-Charles, un taxi les conduisit à un hôtel près de l’aéroport de Marignane, rebaptisé Marseille Provence depuis peu. Arrivés vers vingt heures, ils déposèrent leurs bagages dans la chambre à deux lits que Robert avait réservée depuis Paris, puis se rendirent au restaurant du rez-de-chaussée. L’homme fut très volubile pendant le repas ; on le sentait excité de retrouver le pays de ses ancêtres, celui où il était né. Il commença à raconter à Julien quelques anecdotes que son propre père lui avait transmises, avec la truculence des gens du sud.
– Papa est mort en 1998, Maman l’a suivi l’année d’après ; ils ont eu le temps de me raconter leur vie en Algérie. Parti dans leurs bras à l’âge de cinq ans, je ne peux pas dire que j’en ai beaucoup de souvenirs, à part le visage de ma nounou, que je reconnaîtrai entre mille.
– Tu penses qu’elle est toujours vivante ?
– C’est vraisemblable, elle avait vingt ans et j’en avais cinq, alors...
– Je suis content de faire ce pèlerinage avec toi, tu sais, Robert.
L’homme sentit une boule monter et descendre très rapidement dans sa gorge. Il ne répondit pas. Il attrapa la carte des boissons et cacha son trouble en la parcourant.
– On boit un peu de vin, Juju ?
– Si tu veux, je ne sais pas ; fais comme pour toi.
– On va prendre un petit rosé. Je vais demander s’ils en ont un d’Algérie, ah, ah!
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Le lendemain matin ils se rendirent au point de rassemblement fixé par l’organisateur. Ils étaient une trentaine en tout, qui avec son conjoint, qui avec ses enfants. À les entendre parler tous ensemble on se serait cru à la terrasse d’un bar de Bab-el-Oued. Le trajet Marseille-Chlef (ex-Orléansville) dura une heure quarante ; avec le décalage horaire, ils gagnèrent une heure sur le temps du voyage. Un silence religieux régnait dans la cabine. Certains prirent des photos quand, au travers d’un hublot, apparurent les côtes algériennes. Le bonheur et l’appréhension étaient mêlés dans le cœur de chacun. À l’atterrissage une délégation d’autochtones les attendait. Quelques échanges eurent lieu entre les Algériens et les Pieds-noirs, certains étant restés en contact par téléphone ou par courrier. Puis le groupe s’installa dans un bus en direction d’Alger, à un peu plus de deux cents kilomètres de là. Robert, bien que ne connaissant ni Chlef, ni Alger, avait le cœur qui battait la chamade, car il se sentait déjà chez lui. Il était heureux d’avoir Julien à ses côtés, comme certains autres avaient leurs enfants.
Le garçon, quant à lui, se croyait dans un rêve. Julien ne connaissait du Maghreb que ce qu’il avait vu à la télévision. En traversant villes et villages, il se disait que, décidément, rien ne valait la réalité. Avec son téléphone portable, il prenait un maximum de photos et tournait des vidéos, dont Robert était l’acteur principal ; de plus, il était ravi de voir le sourire de cet homme et ses yeux grands ouverts comme un gamin à la fête foraine. Alger les accueillit en fin d’après-midi, des sandwichs et boissons fraîches ayant été prévus à mi-journée pour ne pas perdre de temps sur le trajet. Une visite sommaire de la cité eut lieu. Une dizaine de passagers resta sur place, des Algérois qu’on récupérerait au retour le dernier jour, des chambres d’hôtel étant réservées à chaque étape. Julien et son futur beau-père étaient émerveillés du spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Curieusement, Robert, qui ne connaissait la ville qu’au travers de films ou différents reportages télévisés, avait l’impression de passer dans des rues qu’il connaissait déjà. On était au printemps et Alger la Blanche resplendissait sous le soleil.
Vers vingt et une heures le car les déposa à El Aurassi Hôtel, au centre ville. Ils dînèrent de nouveau au restaurant de l’établissement. Robert avait demandé une table à part du groupe, pour lui et Julien. Il tenait à être en tête-à-tête avec celui qu’il considérait comme sa progéniture.
– Alors, fils, tes premières impressions ?
– C’est magnifique, jusqu’à présent. Je comprends que vous ayez tous à cœur de retourner sur place. Quel pays merveilleux ; tu es content ?
– Si je suis content ? tu parles, je n’en peux plus ! Et demain, direction Constantine, ma ville. Je te ferai voir où je suis né et la maison où j’ai grandi. J’ai l’adresse et une photo, on devrait s’en sortir. Et puis je suis tellement heureux que tu m’aies accompagné, Juju, ma joie est complète.
Julien avait prévu de faire une mise au point avec son futur beau-père. Peu habitué à boire de l’alcool, le demi verre de vin qu’il venait d’avaler le mit en confiance pour lui parler.
– Tu sais, Robert, je... enfin, je voulais te dire... que...
– Alors ? parle, mon fils.
– Ben, voilà, je suis pas homo ; oui, je sais, c’est surprenant de te dire ça ici, mais j’avais envie que tu le saches.
– Pourquoi tu me dis ça, fils ? Il employait souvent cette expression pied-noir qui prenait ici toute sa saveur.
– Pour... pour rien, je… enfin… je voulais te le dire, c’est tout.
– Je n’en ai jamais douté. Rassure-toi, il en est de même de mon côté ; si tant est qu’on ait besoin de se rassurer de n’être pas homo, ah, ah !
Julien rit également de cette plaisanterie. L’homme ajouta :
– Tu sais, Julien, on est tous les deux orphelins. De mon côté j’ai besoin d’un fils et toi tu cherches un père. Je ne prétends pas le remplacer, mais je peux essayer d’en faire office.
– Pourquoi tu m’as agressé dans ce couloir ? et pourquoi on a eu cette attirance l’un pour l’autre ? pourquoi des fois je te hais ? et pourq...
– Holà, Juju, que de questions ! Je ne comprends pas tout moi-même, à dire vrai. Agression est un bien grand mot ; je parlerai plutôt de pulsion. Je n’ai trouvé que ce moyen pour que tu t’intéresses à moi, vu que quand je montais voir ta mère, tu m’ignorais... ou me fuyais.
– Pourtant, tu m’as menacé.
– J’ai paniqué, Julien, je me suis rendu compte de l’énormité de mon geste. Faut pas m’en vouloir, je te l’ai dit, je n’ai trouvé que ce moyen. Quant à l’attirance dont tu parles, ce serait comme une amitié forte entre hommes, ou de l’amour entre un père et son fils. Pourquoi tu me hais ? ça, j’aimerais ne pas avoir à te répondre. Je pense, sans être psychologue, que je me suis substitué involontairement à l’image que tu te faisais de ton père depuis ta plus tendre enfance et que tu l’as mal vécu, tu ne crois pas ?
– Je le pense aussi et je ne t’en veux pas. Quand même, on vient juste d’en parler : t’es pas homo, moi non plus. Tu vas épouser ma mère, tu deviendras mon beau-père et...
– C’est ton père que je veux devenir, Juju, ton père. J’ai besoin d’un fils, tu as besoin d’un père. Nous sommes faits l’un pour l’autre.
– Je veux parler de cette attirance quasi sexuelle.
– Je ne sais pas, Julien, je ne sais pas. Mais, n’aie pas peur, je n’irai en aucun cas au-delà de ta propre volonté, sois en sûr.
– J’en suis sûr et je n’ai pas peur, Robert ; je me pose des questions, c’est tout.
– Bon, si on allait dormir ? on a de la route à faire, demain. Avant, on va appeler ta mère, qu’elle ne s’inquiète pas... tiens, finis ton verre.
Robert avait volontairement écourté la discussion concernant les tourments du jeune homme, n’étant pas capable lui-même de donner une réponse satisfaisante à ses propres interrogations...
4
Rose fut ravie d’avoir des nouvelles de ses deux hommes. C’est Robert qui parla le premier. Il voulut savoir comment elle allait et si la responsabilité du magasin n’était pas trop lourde à porter, puis il lui passa Julien qui lui confirma son bonheur de faire partie de ce retour aux sources. Le garçon lui demanda si elle n’était pas fatiguée. Elle les rassura tous les deux. De toute façon, Paris se vidait à l’approche des vacances et les gens du quartier suivaient le mouvement. Par conséquent elle n’était pas débordée. Elle s’enquit de savoir s’ils allaient pouvoir faire des photos ou des vidéos, ce que lui confirma Julien.
– Oui, bien sûr, mais c’est moi qui m’en occupe, car Papa... heu, Robert n’y comprend rien.
Le rouge lui monta aux joues, quand il se rendit compte du lapsus. Robert fit celui qui n’avait rien entendu, pourtant les battements de son cœur s’accélérèrent. Rose aussi, avait remarqué. Elle ne fit pas de commentaire autre que : « – Bisous à tous les deux, profitez bien et si vous deviez me rapporter un cadeau, que ce ne soit pas une mousmé ! Elle rit elle-même de sa plaisanterie et termina ainsi la conversation.
***
Pour se rendre dans leur chambre, les deux hommes empruntèrent l’ascenseur ; il était déjà occupé par un couple. Ils entrèrent à leur tour et, vue l’étroitesse de la cabine, se retrouvèrent quasiment collés l’un à l’autre. Un grand trouble les envahit. Ils savouraient, chacun de son côté, cet instant de bonheur réciproque, cet échange de chaleur, ces ondes d’amour qu’ils se transmettaient. Ils se respiraient l’un l’autre. Une fois de plus, le spectre de l’interdit effleura leurs pensées. Arrivés dans la chambre, Robert passa le premier à la salle de bains. L’homme se regarda dans le miroir au-dessus du lavabo, comme pour s’interroger lui-même. Il avait du mal à comprendre ce qui se passait réellement vis-à-vis du jeune homme, d’autant qu’il pensait être le seul des deux à ressentir ce trouble. Julien, quant à lui, s’étonnait de cette attirance qu’il avait envers un homme, pour la première fois de sa vie...
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L’organisateur les attendait devant l’hôtel à six heures trente du matin. Le départ avait été prévu tôt pour avaler les quatre cents kilomètres qui séparent Alger de Constantine. Le car étant super-confortable, Robert et Julien, assis côte à côte, se rendormirent. L’arrivée à Constantine devait se faire en fin de matinée en empruntant l’autoroute Est-Ouest. La Ville aux ponts suspendus leur apparut effectivement vers onze heures trente, après une pause détente de vingt minutes sur l’aire d’une station-service où certains se précipitèrent vers les distributeurs de boissons fraîches et de café. Les deux hommes s’étaient installés au bar de l’établissement et commandèrent une bière pour l’un, un Coca pour l’autre. Quand le chauffeur klaxonna pour sonner le rassemblement, ils reprirent leurs places. On voyait qu’ils étaient heureux. L’autocar s’arrêta devant l’hôtel Mercure, point de ralliement en fin de journée. Une fois de plus, Julien et son futur beau-père se détachèrent du groupe. Robert proposa d’aller manger un couscous rue de France - devenue Didouche Mourad- d’après une adresse repérée sur un dépliant publicitaire.
– Avant, si tu veux bien, comme on a du temps devant nous, on va marcher en direction du pont suspendu Sidi M’Cid, on passera au-dessus de l’oued Rhumel, je veux absolument que tu voies ça ; mon père m’en a tellement parlé !
Julien n’en revenait pas de la beauté et de l’étrangeté de cette ville. Ils prirent la rue Meriem Bouatoura pour se diriger vers le pont. Ils longèrent l’ex l’Hôpital Militaire jusqu’au fleuve. Là, sur ce magnifique pont suspendu, ils restèrent à regarder couler l’oued entre les rochers ocre de part et d’autre. Julien prit un maximum de photos. Puis, ils refirent le chemin inverse pour arriver jusqu’au restaurant El Djenina ; Robert rayonnait de bonheur.
– Après manger, on ira voir l’endroit où je suis né et où mes parents et mes grands-parents ont vécu. Puis, on ira au cimetière ; c’est pas très réjouissant, mais j’y tiens. Bon, laisse-moi faire pour le couscous, c’est ma spécialité, ah, ah, ah !
Julien était fasciné par le sourire de Robert.
***
La rue d’Alsace-Lorraine avait été rebaptisée rue Toba Hocine. Cependant elle gardait le même cachet que sur les photos que Robert avait emportées.
– C’est au numéro 28. Ici nous sommes, nous sommes... où sont les numéros ? On n’y comprend rien. Tu sais quoi Juju ? on avance ; tiens, regarde la photo de la façade, tu surveilles à gauche et moi à droite.
– Comme deux détectives privés, en somme, plaisanta le garçon.
– C’est ça, les Dupont-Dupond, ah, ah, ah... ! Bon, ça doit pas être si difficile de trouver la faça... Julien, regarde : c’est là.
Sur le trottoir d’en face, en plein soleil, s’affichait une entrée de style mauresque. Ouverte, elle donnait sur une cour intérieure d’où parvenaient des cris et des rires d’enfants. Julien regarda de nouveau la photo, puis Robert, qui était là, bras ballants et bouche ouverte, intimidé. Le jeune homme prit l’initiative.
– Viens, on va voir à l’intérieur. Il y a forcément quelqu’un, avec tous ces marmots. Il prit Robert par les épaules pour traverser ; il lui semblait diriger un aveugle ou un robot. Quand ils furent arrivés sous le porche une nuée de gamins, dont le plus âgé devait avoir six ans, les entoura en criant. Alertée par cette effervescence, une femme sortit. Elle accusait ses soixante-dix ans et s’essuyait les mains avec un torchon. Elle refoula les gamins au fond de la cour et s’approcha des deux hommes. Robert bredouilla : « – Bonjour, je... c’est bien le numéro, enfin je veux dire...
– Robert ! c’est toi, Robert ? Inch’Allah, c’est pas possible, je le crois pas !
– Assiya ! mon Dieu... Julien, c’est ma nounou ! Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, devant Julien ébahi et les enfants hilares. Des larmes de bonheur coulaient sur les deux visages. La femme s’essuya les yeux avec son torchon.
– Venez, venez, rentrez. Mon Dieu, Allah est grand, Allah est grand !
Elle les entraîna vers une cuisine d’été ouverte, sommairement meublée d’une table ronde en plastique et de quatre chaises de jardin. Une bouilloire lâchait sa vapeur, sur le dessus d’une antique cuisinière à bois. Elle sortit trois petits verres opaques d’un placard et servit le thé à la menthe. En même temps que les mouches, elle chassa les quelques bambins qui, curieux, venaient voir ce qui se passait.
– Aïcha, Aïcha, viens un peu voir ici ! - une jeune fille d’une douzaine d’années apparut dans l’encadrement de la porte - c’est ma petite fille, dit Assiya. Occupe-toi des petits, Aïcha, je ne veux pas être dérangée. Tiens, je te présente Robert Noguès et... (elle hésita)
– ... son fils, compléta Julien.
Le garçon n’osait prendre le verre de thé qui était bouillant. Robert lui fit signe de le faire malgré tout. Assiya, bouleversée, s’était laissée tomber dans son fauteuil ; elle s’éventait à l’aide d’un calendrier oublié sur la table.
– Si je m’attendais, mon Dieu, si je m’attendais ! Attends, Robert, je vais te montrer quelque chose, ne bouge pas.
Elle se leva et se dirigea vers une petite pièce adjacente, qui semblait être une chambre. On entendit un bruit de tiroir et un grincement de porte de placard ; la femme revint vers les deux hommes. Elle tenait à la main une enveloppe ainsi qu’une photo sous verre, sur laquelle on pouvait voir un bébé. Elle montra le cadre en premier. « – Tu reconnais ?
Robert prit la photo en main, l’examina et la montra à Julien ; puis, se retournant vers la femme :
– C’est qui ?
– Il demande c’est qui ! il demande c’est qui, ah, ah, ah ! C’est toi, mon Robert, c’est toi, tu avais un an et demi, je commençais à te garder. Ce n’est pas tout, regarde : Elle ouvrit l’enveloppe et déversa son contenu sur la table. Une douzaine de photos en noir et blanc s’en échappa. Robert en prit une au hasard.
– Alors, là c’est… ?
–... ton Papa et ta Maman ; et derrière eux, c’est moi et Hafid, le jardinier. Tu remarques que je tiens un bébé dans les bras ? c’est toi...
Robert avait du mal à cacher son émotion, il semblait ne plus pouvoir parler. Il passait les photos, une à une à Julien, qui sentait le trouble de son aîné. Assiya aussi était perturbée, c’était visible.
Elle essuyait la table avec son chiffon, qu’elle n’avait pas lâché depuis leur arrivée, et elle frottait toujours au même endroit, attendant les questions ; Robert voulait tout savoir. « – Je savais qu’il y avait un jardinier, pourtant je n’ai pas connu Hafid, qu’est-il devenu ?
– Il m’a épousé un an après l’indépendance ; il a été un bon mari. Il m’a fait cinq enfants qui m’ont donné onze petits-enfants, tu en vois une partie dans la cour. Il est mort il y a quatre ans maintenant, et m’a laissée seule avec la smalah. Et toi, ta femme, elle est restée en France ? tu lui as fait un beau garçon, il te ressemble que c’est un bonheur !
Les deux hommes sentirent simultanément une chaleur les envahir... Ils évitèrent de se regarder. Assiya voulut leur faire visiter le bâtiment principal, au fond de la cour. Ils furent suivis par trois ou quatre échappés de la nurserie. À gauche de l’entrée, ce qui fut le salon et qui aujourd’hui servait, apparemment, de dépotoir et de garde-meubles. Ensuite, la salle à manger au milieu de laquelle trônait une table immense, flanquée de deux bancs de la même longueur que le mastodonte. Puis une petite chambre, sommairement meublée d’un lit et d’une armoire. À droite, une assez grande cuisine et un cabinet de toilette. Robert, qui n’avait pour souvenir que les photos transmises par son père, ne reconnaissait rien. Ils montèrent à l’étage pour une visite des deux autres chambres. Dans l’une d’elles, Robert resta en arrêt devant un cheval à bascule en bois ; il le regarda longuement.
– C’est le tien, Robert, dit Assiya.
– Impossible ; il lui ressemble, mais le mien était trois fois plus grand.
– Je pense surtout que toi, tu étais trois fois plus petit !
– Ah, ah, ah, c’est bien possible, tu as sûrement raison.
La visite terminée, Assiya, tout en refermant la porte, dit :
– Cette maison n’a jamais été la nôtre et ne le sera jamais. Elle reste celle du patron, Monsieur Noguès, ton Papa.
– Est-ce que son magasin existe toujours ? l’épicerie ?
– Oui, ce sont deux frères qui s’en occupent. Ils sont très gentils, tu pourras aller les voir.
L’après-midi passa à vitesse supersonique ; Robert questionnait Assiya sans relâche. Julien lui rappela qu’ils devaient ne pas trop tarder pour reprendre le car qui les conduirait à un hôtel à vingt kilomètres de la ville pour repartir à six heures du matin, le lendemain.
– C’est hors de question ! je n’ai rien encore rien vu, rien fait ; il faut aller au cimetière, aussi. Tant pis pour le car, nous prendrons une chambre sur place, ils nous récupéreront au retour et voilà tout.
Assiya lui fit promettre de ne pas partir sans revenir la voir.
– Les trois chambres sont occupées, sinon je vous aurais dit de rester.
Robert la remercia. Il était dix-neuf heures quand ils arrivèrent place des Martyrs. Robert téléphona au Mercure pour réserver une chambre. On lui répondit que c’était complet. Il demanda à parler au responsable du groupe et l’informa de son intention de rester sur place, au moins jusqu’au jour du retour en métropole. On lui recommanda un hôtel, Le Cirta, à proximité de la place des Martyrs. Ils s’y rendirent à pied pour s’entendre dire que c’était également complet. Ils allaient ressortir quand le réceptionniste leur indiqua qu’il pouvait leur louer une chambre mansardée avec un lit pour deux personnes. Robert interrogea Julien du regard.
– On prend, dit le jeune homme.
Il faisait une chaleur insupportable dans cette mansarde qui, apparemment, ne bénéficiait pas de la climatisation indiquée dans le hall d’entrée. L’émotion les avait achevés de fatigue ; ils se contentèrent de déposer leurs sacs à dos, avant de descendre au restaurant. Ils ne prolongèrent pas le repas outre mesure et n’avaient qu’une hâte, dormir. La chambre ne comportait qu’un lit, comme indiqué par le réceptionniste. Après avoir ôté leurs vêtements, gardant juste un simple caleçon, ils s’allongèrent chacun d’un côté du lit, le plus au bord possible, quitte à tomber, afin de ne pas toucher ou même frôler l’autre. Ils s’endormirent ainsi. Au matin, Robert se réveilla le premier à cause d’une douleur lancinante au bras gauche. Il ouvrit les yeux et se tourna pour s’apercevoir que c’était la tête de Julien qui était posée dessus ; ils avaient bougé, l’un et l’autre, dans leur sommeil. Il sentait le souffle du jeune homme sur le côté gauche de son torse. Il décida de n’esquisser aucun mouvement, ne serait-ce que d’un millimètre. Avec précaution, Robert étendit le bras droit, pour attraper sa montre sur la table de nuit, en essayant de ne pas réveiller Julien. Il estimait que la posture du jeune homme le mettait lui-même dans la position du père protecteur ; du moins le ressentait-il ainsi. Il vit qu’il était à peine sept heures et entreprit d’attendre le réveil de Julien ; nous avons toute une journée pour nous, rien ne presse, pensait-il. Il resta immobile une bonne demi-heure, il ne sentait plus son bras ; puis le garçon se réveilla en bâillant.
– Quelle heure est-il ?
– Sept heures et demie, tu as le temps de dormir encore un peu si tu veux - le bras dégagé, Robert se leva - je prends une douche et je vais déjeuner, n’oublie pas de prendre ton sac et laisse la clé à la réception, quand tu descendras.
– Ok, dit Julien ; et il se tourna dans l’intention de jouer les prolongations.
Il rejoignit son futur beau-père, environ une heure plus tard. Ainsi que Robert lui avait demandé, il remit la clé de la chambre au réceptionniste.
– Ah, merci, Monsieur Noguès, votre papa vous attend dans la salle à manger.
– Mon... ah, je... oui, très bien, merci. En riant, il raconta l’anecdote à Robert qui lisait le journal.
– J’ai dit que tu étais mon fils, ça facilitait les choses pour la fiche à la réception. Robert souriait ; Julien aussi. Une belle journée en perspective...
***
La devanture du magasin ressemblait à celle de la photo que Robert tenait entre ses mains. Le mot Épicerie, écrit en arabe, était placé sous l’ancienne enseigne en français. La rue Chettab-Allel se trouvait sur la route en direction du cimetière Central, lui-même suivi du cimetière chrétien, à quelques centaines de mètres. Le magasin fut donc leur première étape. Farid et Hakim, les deux frères exploitants, la soixantaine bien engagée, les reçurent avec chaleur.
– Assiya nous a prévenus de votre passage, Monsieur Robert. Vous avez une photo ? vous voyez, rien n’a changé ; enfin, pas grand-chose. L’indépendance ne nous a pas permis d’investir pour améliorer ; malgré tout, c’est un petit commerce de quartier qui marche bien, comme du temps de monsieur Noguès.
Julien sentait Robert très ému de pénétrer dans l’univers passé de ses parents.
– Vous savez, Monsieur Robert, quand j’avais dix ans, j’étais déjà client en bonbons chez votre papa, ajouta Farid. Ils se mirent à rire tous les quatre.
– Venez, je vous montre la réserve et le bureau. Ils longèrent un couloir étroit, éclairé d’une simple ampoule pendue au plafond. La réserve était minuscule et encombrée d’un tas de cartons et de cagettes ayant contenu des fruits ou des légumes. On ne tenait pas à plus de trois dans ce qui servait de bureau. Sur le plateau du meuble, parmi les papiers en désordre, Robert remarqua un coupe-papier en laiton, avec des initiales en relief : CN. Il prit l’objet en main et le caressa ; les initiales étaient celles de son père, Charles Noguès.
L’aîné des deux frères s’adressa à l’autre en arabe. Après conciliabule, Hakim se tourna vers Robert :
– Ce coupe-papier était à votre père, il vous revient, prenez-le.
Robert tendit l’objet à Julien.
– Tiens, il est pour toi.
Ils revinrent à pied jusqu’à la rue Toba Hocine. Julien comprit que Robert était bouleversé d’avoir ainsi senti, d’aussi près, l’âme de ses parents. Il posa la main sur l’épaule de son futur beau-père.
- Ça va aller, Robert ?
- Oui, mon grand, ne t’inquiète pas ; mais tu sais, c’est très émouvant pour moi.
- Je comprends; veux-tu qu’on s’arrête dans un bar, boire quelque chose ?
- Non, merci fils. Allons plutôt voir Assiya pour qu’elle nous indique la meilleure façon de nous rendre au cimetière, elle nous offrira sûrement le thé.
Assiya était à balayer le trottoir quand ils arrivèrent.
- Mon Robert, tu es revenu ! entrez prendre le thé, tous les deux ; j’ai aussi du café, si tu veux, Julien.
Le jeune homme indiqua qu’il préférait le thé, à la satisfaction de son beau-père. Ils reprirent les mêmes places qu’à leur dernière visite, dans la cuisine ouverte.
– Assiya, il faut que tu m’aides, je veux aller sur la tombe de mes grands-parents, mais demain seulement, ce soir je suis trop fatigué.
– Si tu restes au Cirta, le mieux c’est que tu prennes un taxi. Si tu veux, j’ai un gendre qui est chauffeur dans une compagnie de radio-taxis. Chiraz, ça s’appelle - Elle ouvrit le tiroir d’un buffet derrière elle - attends, je dois avoir le numéro par là. Tu demanderas Youssef de ma part, il te conduira. Prenez-moi au passage, j’amènerai ce qu’il faut pour nettoyer ; tiens, le numéro.
– Merci Assiya.
– Merci de rien, tu me donnes une grande joie en revenant me voir. Se tournant vers la cour :
– Aïcha, Aïcha, regarde un peu l’eau pour le thé, ma fille, je ne peux pas tout faire, bouge un peu !
– On revient de l’épicerie de Papa, dit Robert.
– Ah, tu as vu, rien n’a changé, hein ? ils sont très gentils les frères Aslam. Allez, on va prendre le thé. Toujours aussi beau, ton fils !
Julien devint cramoisi, il regarda Robert qui lui sourit en lui ébouriffant les cheveux. Après avoir de nouveau évoqué des souvenirs, les deux hommes repartirent vers l’hôtel. Le réceptionniste leur fit savoir qu’une chambre à deux lits se libérait en fin de matinée ; Robert la réserva immédiatement, pensant que la climatisation adoucirait le sommeil de leur prochaine nuit. Malgré tout il ne put s’empêcher d’évoquer en pensée la scène du matin même, celle où il se retrouva le bras bloqué par la tête de celui qu’il considérait déjà comme son fils, dans ce lit unique qu’ils avaient dû accepter, faute de mieux. Il se dit qu’il pourrait ranger ça dans le tiroir secret des meilleures sensations du nouveau père qu’il était devenu.
Le Cirta avait son propre restaurant gastronomique au rez-de- chaussée, dans une salle de style arabo-mauresque datant de l’époque coloniale française. Le décor était vieillot, avec ses colonnes de marbre en plein milieu de la salle, et reflétait les heures de gloire d’antan. Robert y réserva une table et entraîna Julien jusqu’au bar américain où ils commandèrent deux anisettes ; une kémia royale leur fut proposée en même temps. Il demanda au barman de bien vouloir appeler pour lui la station de radio-taxis, avec les recommandations d’Assiya, pour que le véhicule les charge dès le lendemain matin, vers neuf heures. Une fois de plus, les deux hommes étaient comme enveloppés d’un halo de bonheur d’être ensemble dans ce fabuleux voyage. Julien s’inquiéta du coût de l’opération, entre hôtels et restaurants non prévus à l’origine du périple et des diverses dépenses afférentes.
– Si tu étais venu seul, ça t’aurait coûté deux fois moins cher.
– J’aurais eu deux fois moins de plaisir, où serait le bénéfice ? et puis ne t’occupe pas de ça, mon Juju. Je suis tellement heureux que tu sois avec moi et ça, tu sais fils, ça n’a pas de prix.
Robert leva son verre en direction du jeune homme : « – Allez, à notre santé mon fils et à ce beau voyage que nous faisons ensemble. Ils commandèrent un méchoui pour rester dans la couleur locale. Le serveur leur conseilla de boire un Domaine Saint-Augustin, devenu Cuvée Gérard Depardieu depuis 2002.
– C’est un excellent vin qui va très bien avec le méchoui, bon appétit messieurs.
Les deux hommes passèrent le reste de l’après-midi à vadrouiller dans les rues autour du Cirta. Ils remontèrent vers la Place Amirouche (ex-place de la Pyramide) en suivant les rues Rahmani Achour et Abane Ramdane. Ils refirent le chemin en sens inverse puis remontèrent une fois de plus par l’ex-rue de France transformée en un immense souk. On y trouvait là tout ce qu’on voulait, y compris le plus improbable. Robert respirait à pleins poumons toutes ces odeurs épicées et se régalait de ces couleurs chatoyantes. Julien, lui, se croyait dans un rêve ou dans un film en 3D. Il avait l’impression d’en être acteur-spectateur. Robert prenait plaisir à faire les commentaires comme l’aurait fait un guide touristique : « – Sais-tu que Constantine, sous le nom de Cirta, fut la capitale de la Numidie avant d’être conquise par les Romains, il y a plus de deux mille ans ? Elle est érigée sur un rocher à huit cents mètres d’altitude. C’est non seulement la ville aux ponts suspendus, mais également celle où les corbeaux volent sur le dos !
Le jeune homme ouvrait les yeux, grands comme des soucoupes.
– Comment ça, sur le dos ?
– Ben oui, selon l’endroit, comme tu es en hauteur, tu te trouves au-dessus du vol des corbeaux et tu ne vois donc que leur dos! L’empereur Constantin disait plus poétiquement: « Constantine, la ville où l’homme est plus haut que l’aigle. »
Julien buvait littéralement les paroles de son futur beau-père. Robert enchaînait :
– La localité a aussi inspiré des poètes et des écrivains, comme Guy de Maupassant qui disait : « Et voici Constantine, la cité phénomène. »
– Robert, tu es une encyclopédie.
– Du tout ; seulement j’aime ma ville depuis cinquante ans sans la connaître physiquement, alors je me suis documenté.
Ils étaient tous deux étourdis, entourés de cette foule et de la multitude des échoppes quand, en même temps, ils tombèrent en arrêt devant un sac à mains de femme présenté parmi d’autres sur l’étal d’un marchand. Ils le désignèrent du doigt simultanément. Robert dit : « – Pour Rose ?
Julien lui sourit : « – Pour Rose...
***
Le taxi s’arrêta devant un portail double, en fer forgé et peint en gris comme le reste de la façade. Deux bandeaux, l’un rouge, l’autre blanc, au bas des piliers entourant l’entrée, tranchaient sur le gris environnant. Sur le mur de gauche, au-dessus d’un banc de pierre, était inscrit à la peinture : Cimetière Chrétien, Bureau. Une flèche en indiquait la direction. Robert avait un plan avec l’emplacement de la tombe de ses grands-parents. C’est le gardien, chargé de l’entretien avec son fils, qui les dirigea sur le lieu en suivant les allées. Toufik indiqua aux deux hommes les endroits où avaient été faits les regroupements des différents cimetières en 2006, suivant les accords pris entre les autorités algériennes et le Président Jacques Chirac. Étaient concernées les sépultures des villages de Didouche Mourad (ex : Bizot), de Messaoud Boujenou (ex : Aïn Kerma) et celles de Aïn Abid ainsi que Ibn Ziad (ex : Rouffach). L’homme tint également à leur montrer le bureau dans lequel un meuble qu’il ouvrit contenait les registres des décès de plusieurs décennies, comme pour prouver qu’ils étaient bien tenus et rangés.
Puis, il les conduisit à la sépulture. Assiya, munie de petit matériel de jardin, balai et serpillière, commença le nettoyage.
– Personne n’est plus venu ici, alors tu vois un peu le résultat ? Toufik et son fils ne sont que deux pour l’entretien général du cimetière et ça ne suffit pas.
– Merci Assiya ; je vais te laisser un peu d’argent et je t’en enverrai régulièrement pour que tu passes de temps en temps, si tu veux bien, dit Robert.
– Je ferais faire par mes petites filles, car moi je risque de finir dans le trou à côté de ton grand-père... Enfin, pas dans celui-là, le mien est ailleurs. D’accord, j’accepte.
La visite au cimetière fut éprouvante pour Robert, qui n’avait pas connu ses grands-parents et qui finalement faisait leur connaissance ici. Sur le fronton de la tombe deux portraits en photo sépia étaient encadrés à l’ancienne. On y lisait les prénoms de Charlotte et Pierre Noguès. Les fleurs achetées dans une boutique, près de l’ex épicerie paternelle, furent disposées sur la tombe par Assiya.
– Je suis sûr qu’ils te voient, Robert, et qu’ils sont heureux de ta présence, dit-elle.
Robert ne répondit pas. Il ne le pouvait pas, sa gorge était nouée, ses yeux mouillés de larmes. Il s’essuyait furtivement pour ne pas être vu ; pourtant Julien l’observait. L’homme prit dans sa poche un sachet en plastique, se baissa et, empruntant la raclette d’Assiya, en remplit un bon tiers de la terre autour de la tombe. Comme le garçon le regardait, étonné, il dit : « – C’est pour mettre sur la tombe de Papa et Maman, à Paris...
Début Mai 2011.
Ils restèrent à Constantine jusqu’au moment du retour prévu par les organisateurs du voyage. Ils en continuèrent la visite les trois jours restants ; Robert avait refusé la suite du périple pour rester dans sa ville. Il avait une anecdote pour chaque endroit. En passant devant le lycée d’Aumale, rebaptisé Reda Houhou, il dit à Julien :
– C’est dans cet établissement que mon père a fait ses études, j’ai une photo de groupe avec lui et ses amis de classe, je te la montrerai à Paris.
Julien, après la visite de la ville, souhaita retourner au pont suspendu Sidi M’Cid, indiquant à Robert qu’il n’avait pas pris suffisamment de photos et de vidéos de ce lieu magique. Robert s’empressa d’accéder à sa demande.
Sur place, le garçon prit également un cliché du pilier sur lequel était indiqué, gravé sur plaque, le nom des autorités présentes à l’inauguration de l’ouvrage en 1912. Notamment, Fernand David, le ministre du commerce de l’époque, Monsieur Lutaud, gouverneur général, le Préfet Seignouret. Suivaient sur une seconde plaque les noms des initiateurs de l’œuvre ainsi que ceux des exécutants, du directeur des travaux et autres. Chaque jour, les deux hommes découvraient des quartiers, des lieux magiques. Robert faisait appel à ses souvenirs pour telle anecdote racontée par son propre père ; Julien l’écoutait religieusement et se sentait comme intégré à la famille de son futur beau-père. Puis ce fut le jour du retour. Le car les déposa à l’aéroport de Chlef ; ils retrouvèrent leurs compagnons de voyage, certains d’entre eux avaient les yeux rougis. Le ciel était noir...
***
Fin Mai 2011.
Le mariage eut lieu à la Mairie de Ménilmontant, place Gambetta, en présence, outre des mariés, de deux témoins choisis parmi les plus anciens clients du magasin. Les parents de Rose étaient montés à Paris pour l’occasion, et bien sûr Julien était là également. La cérémonie se déroula en fin de matinée, après quoi ils se retrouvèrent tous les sept au restaurant Le Robinet Mélangeur, boulevard de Ménilmontant. Ambiance bistrot typiquement parisienne et cuisine traditionnelle réputée.
Par affiche, Robert avait annoncé que le magasin serait fermé une semaine, pour cause de signature de contrat à vie. Il était conscient de prendre un risque vis-à-vis de sa clientèle, pourtant il estimait qu’il fallait savoir penser à soi, de temps en temps.
– On va se passer huit jours à Deauville, en voyage de noces, indiqua-t-il à ses principaux clients, j’ai un ami, installé là-bas, qui nous a trouvé un studio.
Julien, quant à lui, fut sollicité par sa grand-mère pour un séjour en Creuse pendant la fermeture de l’épicerie. Ça ne le réjouissait pas plus que cela, de passer ses vacances dans ce village perdu de la France profonde ; pourtant il ne se voyait pas rester seul à Paris. Le soir même, les grands-parents retrouvèrent la chambre d’amis, qui fut la leur par le passé. Le couple proposa à Julien de se joindre à eux pour Deauville. Le jeune homme déclina l’invitation, pour deux raisons : d’une part ne pas vexer ses grands-parents et de l’autre, il sentait bien qu’une coupure dans les relations qu’il avait avec son nouveau beau-père était nécessaire, ne serait-ce que pour faire le point. Il avait besoin de réfléchir.
Comme il ne se passait jamais rien dans ce village, il se dit que ça lui donnerait le temps d’examiner la situation de plus près. Robert fut déçu, toutefois il le comprit. Il avait pris l’habitude de la proximité du garçon, qu’il se plaisait à considérer comme son fils. Il espérait, secrètement, que le jeune homme nourrissait le même genre de sentiment envers lui. En même temps il se dit qu’il n’était pas là pour étouffer Julien, mais au contraire pour l’aider à respirer. Et puis, malgré tout, il était heureux de jouer les amoureux avec cette femme qu’il connaissait bien depuis des années et qui, elle aussi, venait de transformer sa vie de gros ours solitaire.
5
Bien entendu, les photos et vidéos prises à Constantine furent examinées par les beaux-parents de Robert, ainsi que par les témoins invités à dîner le soir même, chez Rose. Elles furent également commentées par Julien qui n’était pas près d’oublier ce voyage. Sa vie, ainsi que celle de sa mère, venait d’être bouleversée par un tsunami nommé Robert. En peu de temps, cet homme avait réussi à balayer leur quotidien. Évidemment la façon de procéder pouvait sembler plus que contestable au départ, mais, en l’occurrence seul le résultat comptait : le garçon voyait sa mère heureuse, transfigurée même par l’amour ; Rose de son côté, offrait à son fils le père qu’il n’avait pas eu, ou si peu.
Robert, lui, était arrivé à ses fins. Comme Julien, il admettait que la méthode employée manquait de finesse. Amoureux de Rose, il avait pour ce gamin un excès de tendresse accumulée pendant des années et qu’il destinait à l’enfant qu’il n’avait pas eu. Tout le monde paraissait donc y trouver son compte, mettant volontairement les interrogations de côté. Bien sûr, chacun des protagonistes avait compris qu’il vivait une situation exceptionnelle ; cependant tous les trois voyaient cela d’une manière différente.
Rose était sur un nuage, de la même couleur que son prénom ; en dehors de cela elle ne se posait pas de questions existentielles. Elle ne trouvait pas non plus anormales les relations de Julien avec son beau-père, pour elle, tout était pour le mieux. Par moments elle se demandait si elle ne rêvait pas. Robert lui, ne rêvait pas. Il était parfaitement conscient d’une situation pour le moins étrange ; il savait qu’il en était à l’origine. Cette agression, non préméditée, sur Julien, aujourd’hui, il ne la comprenait pas vraiment. Il avait jeté son dévolu sur ce jeune homme qui semblait l’ignorer complètement - ce en quoi il se trompait - et en qui il voyait, de plus en plus, le fils qu’il aurait voulu avoir.
Julien était ravi d’avoir accepté la proposition de ses grands- parents. Il avait ainsi du temps pour réfléchir aux événements qui s’étaient précipités ces dernières semaines. Non, Robert ne lui était pas indifférent ; il l’idéalisait comme son propre père, celui auquel il rêvait. En même temps des tonnes de questions se bousculaient dans sa tête : Pourquoi suis-je troublé vis-à-vis de cet homme ? serai-je homosexuel sans le savoir ?
Début Juin 2011.
Emma et Ludovic Charpentier regrettaient au fil des ans de s’être retirés dans ce trou perdu de la Creuse. La villa leur venait du grand-père Charpentier qui, comme eux-mêmes au départ, ne s’en servait que de résidence secondaire. Après le décès de Guy Touret, leur gendre, ils revinrent habiter à Paris avec leur fille et le petit Julien qui n’avait alors que trois ans. La cohabitation ne fut pas facile, Rose ne se sentait plus chez elle. Sa mère dirigeait la maisonnée, ainsi que sa vie et celle de son petit-fils. C’est Ludo qui, voyant la situation se détériorer, prit l’initiative de repartir à Mainsat, près de Guéret. Entre temps, Rose avait retrouvé sa place de vendeuse-caissière, à temps partiel tant que Julien était bébé. Pendant ses heures de travail, et après le départ des grands-parents, elle le confiait à Simone, sa voisine de palier qui avait une petite fille du même âge. Présentement les Charpentier étaient ravis de la présence de leur petit-fils, bien qu’Emma le trouvât triste.
– Alors, mon Juju, tu n’as pas l’air heureux d’être ici ? tu as des soucis ?
– Du tout Mamie, ne t’inquiète pas ; je pense que c’est ce voyage en Algérie qui m’a fatigué, malgré tout.
– Comment tu t’entends, avec ton beau-père ?
– Plutôt bien dans l’ensemble. C’est quelqu’un d’attentionné envers Maman et envers moi. Il me considère comme son fils.
– Et toi, comme si c’était ton père ?
Julien éluda la question.
– Tu as vu, Mamie, il y a une voiture qui vient d’arriver chez les voisins.
L’arrivée d’un véhicule automobile, dans le hameau, était un événement.
– Ce sont nos vacanciers parisiens, tu sais, les Lambert ? Tu te souviens de leur fille Claire ? vous jouiez ensemble quand tu étais petit, lors des vacances.
– Oui, je les avais oubliés, ceux-là.
– Eh bien traditionnellement, le jour de leur arrivée nous les invitons à l’apéritif ; nous les aurons donc ce soir. Ton grand-père est allé les accueillir.
Les Lambert tenaient également cette habitation d’un héritage familial. Jean-Claude, directeur de succursale bancaire dans le quartier des Buttes-Chaumont, à Paris, aimait le calme absolu de ce hameau pour se ressourcer, disait-il, au grand désespoir de sa fille, Claire. Elle venait de fêter ses dix-huit ans et rêvait plutôt de la Côte d’Azur. Majeure depuis peu, elle se promettait de passer ses prochaines vacances avec des copains du côté de Saint-Tropez, son rêve ! Pourtant, ce soir, elle était là avec ses parents chez les Charpentier, comme tous les ans, à l’apéritif d’accueil. Ils allaient encore se raconter des trucs vieux comme Hérode et qui n’intéressaient personne d’autre qu’eux. Encore une soirée à s’ennuyer, qui n’était que le début d’une longue série. Claire poussa un long soupir. « Et l’autre, là, qui me regarde comme si j’étais une moule marinière dans un couscous. C’est qui déjà ? ah oui, Bastien, Sébastien... non, Julien, c’est ça, Julien. Il a l’air de s’emmerder autant que moi, ça va être gai les vacances. Par contre, il est plutôt mignon... »
– Tu veux boire quelque chose, Claire, proposa le jeune homme, un Coca ? Tiens, y a des chips. Goûte les violettes, c’est de la vitelotte, c’est super bon.
Julien s’était enhardi. Ce n’était pas pour déplaire à la jeune fille qui lui sourit en se servant dans la corbeille qu’il lui tendait.
– Merci ; t’es en vacances ?
– Seulement pour quelques jours. On transforme le magasin de mes parents, dans lequel je travaille, alors je suis au chômage technique en quelque sorte. - Julien ne voulait pas parler du voyage de noces, il inventa ce prétexte - et toi, tu fais quoi ?
– Moi aussi, je travaille avec mon père, dans une agence bancaire dans le quartier des Buttes-Chaumont, tu connais?
– Oui, je connais un peu le quartier, c’est le dix-neuvième. Nous, on est plutôt dans le vingtième, du côté de Ménilmontant.
Les adultes riaient et parlaient entre eux en prenant l’apéritif. Claire se dit que, pour une fois, elle ne serait pas obligée de participer à leur conversation qui l’ennuyait au plus haut point. Et puis, décidément, ce Julien était vraiment beau garçon et très sympathique ; du coup, elle envisageait son séjour moins mortel que les autres années.
***
Sur les fameuses planches de Deauville, Robert et Rose se promenaient en amoureux tous les soirs. Deux tourtereaux fraîchement mariés qui choisissaient au hasard un bar différent pour boire un verre, face à la mer. L’ami de Robert, Alain Pernot, médecin généraliste, leur avait trouvé ce studio en location rue de Paris, proche de la jetée. Robert et Alain avaient fait leur service militaire ensemble en Allemagne au sein des FFSA(1) ; ils étaient restés en contact et se téléphonaient de temps en temps, notamment pour les vœux de Nouvel An. Alain reçut son ami et Rose à dîner le soir de leur arrivée à Deauville. Lui-même, pied-noir algérois, avait épousé une normande, Solène, d’où son installation en ces lieux. L’accueil fut très chaleureux. Rose se sentait revivre, elle qui n’avait connu pendant des années que le trajet travail-domicile. Robert était heureux de retrouver son compatriote.
(1) – Forces Françaises Stationnées en Allemagne
Cependant la fête n’était pas complète pour lui, Julien manquait. Il aurait voulu le présenter à son ami, ainsi qu’il le faisait de plus en plus fréquemment, comme son propre fils. À propos de Julien, il pensait confier son histoire à Alain, en tant que médecin. Pendant le repas il trouva, sous le prétexte de problèmes d’aérophagie, le moyen de demander une consultation à son ami ; le rendez-vous fut pris pour le lendemain en fin de matinée.
– Passe vers onze heures trente, j’en aurai terminé avec mes patients.
– Rose et moi on ira faire les boutiques pendant ce temps, dit Solène.
***
Finalement, Julien trouvait que ces quelques jours chez les granp’s, comme il disait, ne pouvaient que lui être bénéfiques. Casque hi-fi sur les oreilles, il était à la fenêtre de sa chambre du rez-de-chaussée à réfléchir aux événements qui avaient bouleversé sa vie et celle de sa mère ces dernières semaines. De plus il essayait de comprendre ce qui se passait avec Robert. Était-ce normal ou pas ? à qui pourrait-il en parler ? qui comprendrait son tourment ? son grand-père ? Certainement pas ! Il devait avoir des idées d’un autre âge sur les questions d’ordre sexuel, du moins Julien le supposait. Sa grand-mère ? encore moins ! Elle crierait au scandale et alerterait même la gendarmerie, s’il le fallait ; et puis elle irait voir Rose ou lui téléphonerait pour lui dire que son fils était sous l’emprise d’un psychopathe. Il en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit le tintement d’une sonnette de vélo. Le garçon tourna la tête et vit Claire Lambert, tout sourire, juchée sur une bicyclette.
– Coucou Julien, tu vas bien ? Je vais à la mare au Diable, ça te dit de venir avec moi ? c’est à deux kilomètres d’ici.
– Salut, Claire. Oui je veux bien, par contre j’ai pas de vélo. Attends, je vais demander à mon grand-père qu’il me prête le sien et j’arrive. Au fait, y a quoi, à la mare au Diable ?
– C’est mystérieux. Y a plein de grenouilles. Les gens du pays disent que la nuit elles se transforment en fées ou en diables, c’est selon. Je vais te dire, je m’ennuie tellement dans ce trou ; alors grenouilles, fées ou diables, peu importe pourvu qu’il y ait du mouvement ! Cette réflexion fit rire Julien. Il la rejoignit quelques minutes plus tard avec le vélo de son grand-père. L’engin grinçait à chaque coup de pédale.
***
Robert arriva au cabinet médical à la sortie du dernier patient. Alain l’accueillit. Les deux hommes se sourirent et se firent l’accolade, assortie de petites tapes dans le dos. Le médecin indiqua la porte du bureau à son ami. Avant de s’asseoir il ouvrit une fausse bibliothèque, derrière lui, qui découvrit un bar miniature, ainsi qu’un petit réfrigérateur.
– Un Ballantine’s, mon Bébert, comme avant ?
– Et comment ! comme avant, tu as raison...
Alain distribua les glaçons et versa le whisky. « – À la nôtre, mon conscrit. Tu te souviens ? allez buvons plutôt à l’avenir qu’au passé. Dis-moi si je me trompe, tu n’as pas plus d’aérophagie que moi, et tu voulais me parler d’un souci. J’ai bon ?
Robert confirma. Après avoir avalé une lampée d’alcool, comme pour se donner le courage de parler, il posa son verre sur le bureau et débita d’un seul coup toute l’histoire entre lui et Julien ; rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Alain le laissa parler sans l’interrompre une seule fois. Entre temps, il resservit deux nouvelles doses de Pure Malt, et continua d’écouter son ami. Robert transpirait, alors que la température intérieure était régulée par une douce climatisation. Puis il s’arrêta comme à bout de souffle, se laissant tomber en arrière dans le fauteuil. Il vida d’un seul trait le contenu de son verre et attendit la réaction d’Alain. Celui-ci termina également son verre et, regardant son ami droit dans les yeux, lui dit :
– Ton histoire, c’est la montagne qui accouche d’une souris !
***
Claire semblait ravie de cette balade. Julien sifflait. Arrivés au Pré du Diable, ils posèrent leurs machines contre un arbre et descendirent jusqu’à la mare.
– Alors, elles sont où tes fées, enfin, tes grenouilles, je veux dire ?
– Elles ont peur ; faut se cacher dans ce buisson et pas faire de bruit, viens, Juju.
Ils s’installèrent côte à côte ; leurs corps se touchaient. Claire regardait en direction de la mare et Julien en direction de Claire. Aucun batracien ne vint troubler le silence ambiant. Une brise légère agitait le buisson derrière lequel étaient installés les jeunes gens.
– J’trouve que t’es belle, Claire.
Julien devint cramoisi d’avoir eu tant d’audace.
– Dis-donc, Juju, tu n’essaierais pas de me draguer, par hasard ? dit-elle en souriant.
– Ben non, mais, j’trouve que t’es belle...
Malgré elle, Claire fut ravie de ce compliment. On est femme, ou on ne l’est pas. Julien posa la main sur l’épaule de la jeune fille, qui le laissa faire. Il lui caressa le bras avec le revers de la main. En même temps, Claire devinait son trouble. Elle-même n’était pas insensible à la chaleur de ce beau garçon.
Leurs têtes se rapprochèrent. Julien n’osait pas ; c’est elle qui prit l’initiative. D’abord, un léger baiser de lèvres à lèvres, puis elle recula. Julien avait les yeux exorbités ; une chaleur intense montait en lui. Claire constata le renflement de l’entrejambe du garçon. Il l’entoura de ses deux bras et la coucha dans l’herbe. Maladroitement, il essaya de lui lever sa robe et n’y parvint pas. C’est elle qui l’aida puis se laissa aller sous l’étreinte du jeune homme. Vers l’étang, une grenouille coassa...
– Quelle montagne, quelle souris ? qu’est-ce que tu veux me dire, Alain ?
– Je veux te dire que tu es troublé par un soi-disant problème sur lequel tu culpabilises, alors qu’il n’y a aucune raison.
– Quand même, cette agression...
– Ce n’est pas une agression. Il s’agit d’une pulsion pour exprimer tes sentiments envers ce jeune homme. Je connais ton histoire, Robert : tu souhaitais par-dessus tout avoir un héritier mâle, un prolongement de toi-même et de ton père que tu adorais, je le sais. Tu as, sans le savoir, sacrifié au rite d’initiation des Grecs anciens sur les adolescents.
– Tu es en train de me dire que je suis pédé comme un grec, si je comprends bien ?
Alain se mit à rire.
– Non, tu n’y es pas du tout. Nous vivons dans le socialement correct à cause de notre éducation judéo-chrétienne et nous sommes devenus champions du non-dit. La notion même d’homosexualité n’existait pas, dans cette civilisation antique aux mœurs débridées par rapport aux nôtres. Dans ton cas, cet acte était quasiment inéluctable. Enfin, dans votre cas, je veux dire. Il fallait qu’il se passe quelque chose. Vous étiez tous les deux en recherche active ; toi d’un fils, lui d’un père. Vous vous côtoyiez, vous croisiez, vous parliez, sans qu’aucune émotion ne transpire de part et d’autre. Tu essayais de t’attirer ses bonnes grâces, sans résultats. De son côté, il était trop timide et trop jeune pour se positionner par rapport à toi. Cet acte a permis de vous débloquer l’un vis-à-vis de l’autre.
Il n’y avait rien de sexuel, du moins au sens où on l’entend habituellement. C’était le moyen de lui prouver tes sentiments et pour lui d’y répondre. D’ailleurs, t’en a-t-il voulu ?
– Je ne crois pas. Enfin, il m’a quand même traité de sale pédé et saloperie de pied-noir !
– Ah, ah, ah ! autodéfense, mon cher Watson ! c’est une réaction de mâle et de peur de l’inconnu qui l’a fait réagir ainsi. Sache que ce garçon est ravi de vivre à tes côtés. Tu es le père qu’il attendait ; père de substitution, certes, mais père quand même. Tu m’as toi-même décrit la joie que vous aviez d’être ensemble dans ce voyage en Algérie. Ce baiser qu’il t’a donné dans ton dépôt, apparemment sans complexes. Ses différents lapsus à t’appeler Papa et sa réponse physique à ce que tu nommes agression, etc, etc.
– J’admets tout ça, Alain ; pourtant, reconnais que c’est spécial ; tu te souviens, quand on était bidasses, en Allemagne, on en a fait des ravages parmi les Fräuleins, toi et moi ? Je n’ai jamais été pédé de ma vie, et ça ne m’intéresse pas, en plus. Je suis fou amoureux de Rose et j’aime ce petit comme mon fils, ni plus ni moins. Je l’ai vu grandir, en même temps que sa mère, depuis qu’il a trois ans.
– Laisse tomber cette histoire de pédé, Robert, sinon tu ne vas pas t’en sortir ; ce sont les tabous qui créent les complexes.
– Je pense à Julien, car lui doit se poser encore plus de questions que moi. Et qui va pouvoir lui répondre ? tiens, regarde...
Il ouvrit son portefeuille. Alain prit entre ses mains la photo du jeune garçon, dont les boucles brunes encadraient le visage angélique.
– C’est un beau gamin, je comprends que tu en sois fier. Et tu sais quoi ? avec sa tignasse bouclée et ses yeux noirs, il... il te ressemble !
Robert sentit ses yeux s’humidifier. Il pensa à ce qu’avait dit Assiya, à Constantine : « Tu lui as fait un beau garçon, il te ressemble que c’est un bonheur !
Finalement les deux jeunes gens, traqueurs de grenouilles, s’étaient abandonnés l’un à l’autre. Pour Julien, c’était la première fois ; il était fier de lui. Elle était heureuse ; elle le trouvait beau, très beau.
– Eh bien, si on m’avait dit que c’est avec toi que je ferais ça, Claire. Est-ce que je suis le premier, pour toi ?
– Non, tu es le second...
– Ah ? qui était-ce ?
– Les hommes veulent toujours savoir ça, quelle importance ?
– Pourquoi, on te l’a souvent demandé ?
– Non, dit-elle en riant, c’est ma tante qui dit ça.
– Ah ? alors, si c’est ta Tata ! plaisanta le garçon.
– Julien...
– Oui.
– Recommençons...
– Oui.
– Julien...
– Oui, ma reine.
– Je veux que tu m’épouses.
– Je... mais, tu... enfin, on est trop jeunes !
– Je ne veux plus vivre chez mes parents.
– Ne dis pas de bêtises.
Le Pré au Diable avait mauvaise réputation dans la contrée. La légende disait que si des amoureux faisaient l’amour sur place, l’un des deux disparaîtrait, ou mourrait dans l’année ; à cause de cette réputation sulfureuse, l’endroit était ainsi nommé. Les gens de la région croyaient dur comme fer à cette fable ; c’est ce que Claire raconta à Julien.
Malgré cela, le jeune couple fit de nouveau l’amour.
***
Au bout de quatre jours Robert commença à se préoccuper de n’avoir pas de nouvelles du garçon ; Julien lui manquait déjà. Il s’inquiéta auprès de Rose :
– Tu as des nouvelles du fiston ? il t’a appelé sur ton portable ?
– Non, mais tu sais, il est bien chez ses grands-parents qui le gâtent tant qu’ils peuvent. Il n’est pas malheureux, ne t’en fais pas.
– Ce n’est pas la question, mais il aurait pu appeler, quand même ! tu sais quoi ? Il nous reste quatre jours avant la réouverture du magasin, j’ai presque envie qu’on descende sur Guéret passer deux jours chez tes parents et qu’on remonte à Paris avec le gamin. Qu’est-ce que tu en dis, Madame Noguès ?
– Comme tu veux, mon chéri. Ça me fait drôle que tu m’appelles Madame Noguès.
– Pourtant, il faudra bien t’y faire. À ce propos, en rentrant, tu devras donner ta démission du poste de caissière pour prendre celui de patronne, Madame Noguès...
– Ah ? tu fiches ta caissière à la porte, alors ? dit-elle en riant.
– C’est ça même. Elle ne me convenait plus. Je suis tombé amoureux de sa patronne.
– Dites, ça ne va pas se passer comme ça, Monsieur Noguès ! rendez-vous aux prud’hommes ! Ils riaient comme deux gamins.
– Bon, alors, on va chercher Juju, oui ou non ?
– Ce n’est pas la porte à côté de Deauville.
– Presque six cents kilomètres, on fera en deux fois. J’ai un compatriote d’Oran qui tient un hôtel à Orléans, on s’y arrêtera ; je vais l’appeler. Préviens tes parents. Qu’ils ne disent rien à Julien, on va lui faire la surprise ; ils ont bien une chambre pour nous ?
– Oui, la villa en compte deux au rez-de-chaussée, deux à l’étage et une mansardée, il y a de quoi faire.
– Parfait ! alors on fait comme ça...
Jean-Claude Lambert avait aménagé cette demeure estivale avec le confort maximum. Il avait même fait construire une piscine deux ans auparavant, ce qui avait amélioré l’ordinaire journalier de Claire et de Monique, sa maman. Le lendemain de la virée du Pré au Diable, la jeune fille vint chercher Julien, lui recommandant de prendre un slip de bains et une serviette-éponge. C’est ainsi que le garçon passa pratiquement tous les après-midi dans la piscine avec Claire. Celle-ci, outre le fait d’avoir trouvé un amoureux, récupérait aussi un compagnon de jeux. Les Lambert étaient contents de la présence de ce jeune invité, qui malgré tout changeait leur quotidien. C’est le père Granier, paysan voisin et veuf, qui s’occupait de la demeure estivale des parisiens en leur absence. Son fils Bernard, quant à lui, assurait l’entretien de la piscine et les livraisons à domicile, sur des listes que lui fournissait Monique Lambert. Ce matin-là, le père et le fils arrivèrent à la villa alors que les parisiens faisaient trempette.
– M’dame et m’sieur Lambert et vous la jeunesse, bien l’bonjour. Ce soir, y a une grande fête à Mainsat-le-haut et on s’demandait, l’gamin et moi, si vous vouliez v’nir, vu qu’j’ai des places réservées par mon conscrit qui travaille à la mairie. Enfin, qui travaille... hu hu !
– Merci père Granier, pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous en dites les enfants ? Ne répondez pas tous à la fois, et cachez votre joie ! Monique, qu’en penses-tu ?
– Pourquoi pas, en effet ?
– Claire ?
– Bof, ça nous changera des vaches et des chèvres.
– Tu viendrais avec nous, Julien ?
– Pour moi, c’est oui. Je vais demander à ma grand-mère, c’est elle qui commande. La réflexion fit rire tout le monde.
– Bon, père Granier, devant l’enthousiasme général, c’est oui.
Rose et Robert, après avoir avalé deux fois trois cents kilomètres avec une halte nocturne à l’hôtel Saint-Aignan d’Orléans arrivèrent à Mainsat en fin de matinée. La 208 se gara devant le portail ; Robert actionna le klaxon. Julien, casque sur les oreilles, était en train de regarder un magazine automobile ; perdu dans ses pensées, le garçon sursauta. Il enleva ses écouteurs et regarda par la fenêtre du rez-de- chaussée où il se trouvait. Un large sourire illumina son visage quand il reconnut les occupants du véhicule. Il sortit derrière sa grand-mère venue accueillir les arrivants.
– Maman ! Robert !... qu’est-ce que vous faites là ? Je vous croyais à Deauville...
Il tomba dans les bras de Rose et l’embrassa en dizaines de petits bisous puis, se tournant vers Robert qui lui tendait les bras, il ouvrit les siens et les deux hommes s’embrassèrent spontanément. Julien avait senti la joue râpeuse de son beau-père sur la sienne et retrouvait la sensation éprouvée dans le fameux escalier de son immeuble.
– On s’est dit que tu préférerais peut-être remonter à Paris en voiture, plutôt qu’en train. Si tu veux je te laisserai conduire un peu, lui dit Robert.
– Super ! Oui, c’est cool... trop fun.
– Vous ne pourriez pas parler français un peu de temps en temps, vous les jeunes ? dit Robert en riant. Puis, en même temps que Rose, il se tourna vers l’arrivante. Claire venait chercher Julien, et se retrouva au milieu des effusions. Le jeune homme la prit par la main.
– Maman, tu connais déjà Claire. Claire, voici mon... papa. Robert fut ému de la présentation de Julien, il s’avança pour embrasser la jeune fille.
– Je suis enchanté, mademoiselle. Ce sont vos parents qui ont la villa voisine, si je comprends bien ? Claire confirma.
– Vous savez quoi ? ajouta Julien, ce soir on va à une fête de village, invités par Monsieur Granier, vous venez avec nous ?
Rose indiqua à son fils qu’elle était fatiguée par la route. Cependant Robert, qui n’était là que pour Julien, dit : « – Bien sûr qu’on vient !
Sur le parvis de la gare, les places de parking étaient introuvables. Robert, suivi de Jean-Claude Lambert, fit deux fois le tour du bâtiment ; il vit le père Granier leur faire signe.
– V’nez donc, j’vous ai gardé une place chacun en m’garant d’travers. J’m’ai fait enguirlander, en attendant, j’ai vot’place ! l’Bernard m’garde la mienne avec sa mobylette.
Une fois garés ils remontèrent ensemble le chemin terreux, parallèle aux rails. Ils étaient loin d’être seuls ; il semblait que tous les hameaux des alentours se soient donné rendez-vous pour les festivités.
– Les ploucs sont de sortie, se moqua la jeune fille. La réflexion fit rire Julien.
– Claire ! ça suffit, maintenant.
– Oui, m’man...
Des lampions multicolores entouraient une piste fabriquée pour l’occasion sur laquelle on avait installé une estrade pour les musiciens.
Une sorte de buvette en cannisses dispensait différentes boissons, et la grosse femme rougeaude qui servait semblait débordée.
Le père Granier avait réservé une table pour six ; on rajouta des chaises aux extrémités. « – Par mon pays, qui travaille à la mairie, sinon y en avait point. En plus on est juste à côté de l’orchestre, bien placés en somme, dit-il.
– Génial, dit Claire, comme ça on va en prendre plein la tronche !
Julien se retint de rire, la main devant la bouche. Les Pasodobles s’enchaînaient, faisant place aux tangos qui précédaient les valses. Bernard, le fils Granier, assis à côté de Claire, se racla la gorge : « – Ça vous plaît, mam’zelle Claire ?
– Super-géant, mieux que le dance floor, j’en rêve la nuit…
– J’sais point trop danser, mais, si vous voulez, on peut essayer.
– Ça va pas la tête ? moi, danser ces trucs de vieux, tu m’as bien regardée ?
– Vous voulez que j’demande un twist ? j’connais l’accordéonneux.
– Un twist ? c’est quoi ce machin ? ça se dansait dans les cavernes, sous Cro-Magnon ?
Julien ne put s’empêcher de pouffer.
– R’gardez vos parents, dit Bernard, y z’ont l’air d’aimer la danse. Et l’père, lui, y s’est trouvé une coquine, on dirait ben. Et toi, Julien, tu danses point ?
Le garçon se dit que l’idée n’était pas si mauvaise. Il invita Claire sur un slow. Quant au père Granier, il avait entraîné une rousse plantureuse jusqu’au bar après lui avoir fait les honneurs de plusieurs danses.
– C’est qu’y commence à faire chaud, dans c’bazar ! vous prendrez ben une coupe de mousseux ? Dites-donc, j’y pense, vous seriez point la fillotte du Granger, l’capitaine de gendarmerie d’Aubusson ? passque, lui aussi, il avait la même toiture rouquine... non ? ah, j’aurais juré. On peut s’tromper, pas vrai ?
Bernard s’était promis de danser avec Claire ; il revint à la charge. Elle regarda Julien, l’air désespéré, mais il lui fit signe d’accepter. Finalement, la jeune fille s’amusa comme une folle, surtout devant l’inexpérience de Bernie, comme elle l’avait baptisé. Elle riait aux éclats.
– Ben, dis donc, heureusement qu’on fait pas un tango, tu m’aurais déjà écrasé les deux pieds, ah, ah, ah !
Julien riait ; de voir que Claire était heureuse, il l’était aussi. Bernard, lui, était excité. « – Bon, on va s’asseoir, on boit un coup et on r’met ça ! quesse tu bois, Claire ? oh, j’vous ai tutuyée, scuses. La jeune fille éclata de rire :
– Tutoyée, pas tutuyée ! commande un coca pour moi et un pour Julien.
Ils se retrouvèrent tous autour de la table, Jean-Claude et Monique, Robert et Rose, le Père Granier et Denise, sa conquête, Bernard et enfin Claire, ainsi que Julien que Robert couvait du regard...
– Ah, on n’a plus vingt ans, hein, Père Granier ? dit Jean-Claude.
– Non, pourtant ça fonctionne quand même encore, nom di Diou ! puis s’adressant à Denise : tu r’prends une coupe, ma beauté ? vin Diou, y a les Paso qui r’commencent, allez, lèves-y-toi, ma belle, on y r’tourne.
Rose riait bêtement, toute seule, à regarder un couple dont les deux ventres se touchaient, en leur laissant pas loin de trente centimètres d’écart, en haut comme en bas. De plus, ils se regardaient droit dans les yeux, c’était du plus grand comique. Claire s’était détendue et pouffait aux bêtises que lui disaient à l’oreille Julien d’un côté et Bernard de l’autre. Robert souriait de toutes ses dents de voir son beau-fils si heureux. Il invita Rose à danser un tango ; bien que fatiguée elle accepta. Jean-Claude Lambert commanda une bouteille de champagne qui, aussitôt vidée, fut renouvelée par Robert qui ne souhaitait pas être en reste. Tous étaient heureux ; Julien tout particulièrement de se retrouver avec une sorte de grande famille et, sans oser se l’avouer, de la présence de son beau-père. Revenu à sa place, Robert se laissa aller aux libations avec délices, heureux qu’il était lui aussi d’être dorénavant en famille. Un besoin pressant le fit se relever ; en s’excusant auprès des autres, il fit le tour de la piste pour passer derrière la palissade où il trouva Julien en train d’arroser consciencieusement les cannisses. Il se plaça non loin de lui.
– Ah, Juju, je vois que tu as besoin d’aide pour l’arrosage, je suis venu te donner un coup de main. Enfin, si j’ose dire !
Ils partirent tous les deux d’un grand éclat de rire et revinrent ensemble vers la tablée ; Robert tenait le jeune homme par une épaule. En chemin, Julien lui dit : « – Tu sais Robert, Claire, c’est ma fiancée depuis hier.
– Tu veux dire que...
– Oui.
Julien avait trouvé logique d’en parler à Robert, comme si c’était son père, plutôt qu’à sa mère. La remontée sur Paris se fit dans la joie et la bonne humeur. Julien chantait en même temps que l’autoradio ou sifflait. Robert le laissa conduire une bonne centaine de kilomètres. Il lui faisait confiance, tout en restant attentif à la conduite du jeune homme. Rose était heureuse de voir son fils aussi gai, elle ne le reconnaissait plus. Seul Robert connaissait la raison de cette euphorie ; or Julien lui avait confié ça comme un secret entre hommes et il se serait fait couper en quatre plutôt que de le trahir. De plus, dépositaire du secret en question, il se sentait d’un seul coup complètement investi dans ce rôle paternel dont il rêvait. D’ailleurs il se promettait, arrivé à Paris, de prendre Julien à part pour lui donner quelques conseils ainsi que son propre père l’avait fait pour lui des années auparavant. Il était fier que le garçon se soit confié à lui.
Robert souhaita qu’ils fassent de nouveau une pause à Orléans pour couper le trajet. Il proposa à Rose, qui tenait le plan de la ville récupéré à l’hôtel au trajet aller, de chercher un restaurant sur les publicités qui l’entouraient. Le reste du voyage se fit dans la même ambiance que la première partie. On reparla de la fameuse soirée du père Granier, ce qui ne fit qu’augmenter la bonne humeur. Robert avait repris les commandes du véhicule. Rose chantonnait en admirant le paysage. Julien, assis à l’arrière, casque sur les oreilles semblait sommeiller ; sauf que, de temps en temps, son portable sonnait pour un SMS ou un appel de Claire. Elle avait encore une semaine de galère, comme elle disait, avant de rentrer sur Paris. Julien lui demanda de l’avertir le jour même de son retour, afin qu’ils puissent se voir dès le lendemain. Il eut sa promesse. À cette pensée, le jeune homme eut un sourire et augmenta le son de son baladeur.
Ils rentrèrent le dimanche soir, gardant le lendemain pour récupérer avant de reprendre le travail. Robert avait décidé que le magasin fermerait, outre le dimanche après-midi, également le lundi. Il pensait qu’il devait consacrer du temps, non seulement à sa femme, mais aussi à sa famille. De plus il avait en tête depuis quelque temps un projet d’agrandissement de la supérette, la librairie mitoyenne étant à vendre. Il réservait son annonce à Rose et à Julien, dès lors qu’il aurait la certitude de la faisabilité de la chose.
Ce matin-là, Robert annonça à sa femme qu’il rendrait visite, comme il le faisait au moins une fois par trimestre, à son ami Antoine Cesarini, devenu veuf depuis trois ans et fils de rapatriés comme lui. Il avait une affection toute particulière pour ce descendant d’une vieille famille Corse installée à Constantine depuis trois générations. Il le considérait comme étant une sorte de cousin germain, de dix ans son aîné. Ils avaient passé ensemble quelques soirées mémorables, arrosées au Casanis, boisson de tradition familiale depuis 1925, y compris en Algérie.
Antoine habitait rue de Tlemcen, un petit morceau du pays, disait-il. Prévenu de l’arrivée de son petit frère, comme il l’appelait, le Corse avait préparé verres, glaçons, chips et kémia à volonté. Comme à chacune de ses visites, Robert avait apporté quelques provisions de bouche à son ami. Il le trouva amaigri et fatigué. Antoine avait d’ailleurs refusé d’assister au mariage, se contentant d’envoyer un carton de félicitations. L’homme vivait dans une semi-pénombre, volets mi-clos et seule une ampoule descendant du plafond éclairait faiblement la salle à manger, qui lui servait également de chambre à coucher via un canapé convertible. « – Comme ça, je me déplace pas ; je peux regarder la télé en mangeant et couché aussi, dit-il.
– Putain ! t’es pas Corse pour rien toi, ah, ah, ah !
– Comment tu vas, mon Noguès ? Tiens, prends des glaçons, je te sers.
– On ne peut mieux. Il faut que je te raconte tout ce qui vient de m’arriver ; dommage que tu n’aies pas voulu venir en Algérie.
– C’est pas que je voulais pas, Robert, malheureusement, je suis perclus de rhumatismes, cassé en huit et j’ai du mal à me déplacer. D’ailleurs, je me fais livrer par un de tes collègues, un épicier arabe au bout de la rue, c’est pour te dire. Alors ? raconte, comme disait Bécaud.
C’est Robert qui versa la seconde tournée de Casa et commença le récit du miracle intervenu dans sa vie. Tombé amoureux d’une gentille petite femme et du même coup récupérant un fiston tout fait. Les deux hommes ne s’étaient jamais rien cachés, l’un à l’autre. Robert entreprit de raconter à son ami ce qui était arrivé entre Julien, lui et Rose assortissant son récit de la photo de sa femme ainsi que celle du jeune homme. Il lui narra tout, depuis l’incident de la cage d’escalier jusqu’aux vacances récentes en passant par le voyage en Algérie. Il décrit aussi les relations ambiguës de ces deux hommes à la recherche de leurs rôles identitaires respectifs. Les verres de Casa continuaient à se remplir et l’alcool commença à monter progressivement à la tête de chacun d’eux.
– Voilà, mon Antoine, tu vois, je suis le plus heureux des hommes, une belle petite femme adorable et un gentil fiston.
– C’est pas ton fils, t’es devenu homo, Robert, pis c’est tout !
–…?
– Ben, quoi ? y a pas de honte ! mais, d’après ce que tu me racontes...
– Putain ! t’es con ou quoi ? alors on peut pas parler d’amour entre deux personnes du même sexe sans penser cul immédiatement ? mais vous êtes tous des grands malades !
Robert avait employé le pluriel, car il subodorait qu’Antoine n’était sûrement pas le seul à penser de la sorte.
– T’énerve pas Robert, moi j’ai dit ça, enfin je...
– Oui, enfin, tu sais pas c’que tu dis et du coup tu dis que des conneries ; allez, ressers-nous le dernier et après, j’te laisse, t’es trop con !
– Excuse-moi, Robert, j’ai pas voulu te...
– Bon, ça va, laisse tomber.
15 juin 2011.
Les Lambert regagnèrent Paris le quinze juin. Jean-Claude reprenait son poste à la Banque Parisienne de Crédit, rue de Flandre, dans le 19ème, dont il était directeur, le lendemain jeudi. Sa fille Claire, qui était également son employée, avait droit encore à quelques journées de récupération jusqu’au vingt juin. Dès son arrivée elle contacta Julien qui, dorénavant, avait le lundi entier de libre. Les deux jeunes gens se donnèrent rendez-vous dans un bar branché, Le Mabillon, boulevard Saint-Germain. Claire lui expliqua qu’avant de travailler dans l’agence de son père, elle avait été en stage dans ce quartier et que c’est l’un de ses collègues qui lui avait fait connaître l’établissement.
– C’était ton amoureux ?
– Ah, ah ! non, même pas ; juste un collègue sympa. C’est rigolo comme vous êtes les mecs, à toujours vouloir savoir qui on a aimé avant vous. Est-ce que je te le demande, à toi ? Tiens, ben si, justement : qui t’as aimé avant moi ? ah !
Ils éclatèrent de rire, heureux, l’un et l’autre, de se retrouver. Claire dit :
– Faudrait qu’on ait un studio ou un appart’ à nous, ça serait mieux pour se voir.
– Ben, justement, Robert, tu sais, mon beau-père, comme il s’est installé chez nous
il m’a dit qu’il me laisserait son appartement, si je voulais.
– Ah ? mais, j’avais compris que c’était ton père.
– C’est comme si ; il a beaucoup d’affection pour moi et il adore ma mère.
– Pourtant, c’est drôle, je trouve que tu lui ressembles.
– La deuxième fois qu’on me dit ça, en peu de temps, je vais finir par le croire, ah, ah ! J’ai eu pas mal de difficultés à l’accepter, au début. Finalement c’est un homme bien, que j’aime beaucoup. Il faut dire qu’il fait tout pour ça...
Début Juillet 2011.
Robert Noguès, avait finalement contacté une enseigne nationale pour son magasin. Un directeur commercial se déplaça pour étudier le possible agrandissement de la supérette, qui passerait de cent quatre-vingts à trois cents mètres carrés en achetant la librairie voisine. Le projet nécessitait certains travaux, plus ou moins importants et la fermeture pour réaménagement d’une dizaine de jours. Un budget d’enseigne lui fut proposé qui couvrirait plus de la moitié du chantier, le reste étant à sa charge. Depuis le divorce de son premier mariage Robert – qui n’avait plus fermé le magasin, ne serait-ce que pour une semaine de vacances – avait mis de côté un magot plus que substantiel. Il n’aurait pas consenti à agrandir s’il était resté seul. Entre ses quelques livraisons à domicile, ses clients de proximité et sa caissière qui l’aidait dans la mise en rayons, il s’en serait contenté. Seulement voilà, maintenant, il y avait Julien. Robert se sentait investi d’une mission de père de famille et souhaitait préparer l’avenir de celui qu’il considérait comme son rejeton. C’est ainsi que ce soir-là il arriva tout joyeux à l’appartement, une heure après Rose et son fils qui l’attendaient pour dîner.
– Mes enfants, j’ai une grande nouvelle pour vous ! Enfin, je veux dire pour nous, car elle nous concerne tous les trois. Voilà, j’ai accepté la proposition d’une enseigne nationale pour l’agrandissement du magasin avec l’achat de la librairie mitoyenne.
Rose intervint :
– Nous ne sommes que trois, Robert, comment ferons-nous ?
– Tout est prévu là - il se frappa le front de son poing, en riant - et toi Juju, tu ne dis rien ?
– Si, enfin, je trouve que c’est bien ; seulement comme Maman je me posais la question.
– Faites-moi confiance, mes enfants. Les travaux et l’aménagement terminés, nous embaucherons une caissière et un magasinier et toi, Julien, je te forme à la direction de l’affaire !
Le garçon le regarda, inquiet. « – Je ne sais pas si je serais capable, et...
– Laisse-moi faire, fils, et tout ira bien !
Mi-Juillet 2011.
Robert était heureux d’avoir pris cette initiative. L’acte notarié signé, les travaux d’agrandissement commencèrent ; puis vinrent le décor intérieur du futur magasin et celui de la devanture, qui du coup voyait doubler sa superficie. Pendant les dix jours de fermeture du magasin, Claire et Julien purent se voir souvent. Le jeune homme avait demandé à son beau-père s’il pouvait occuper son ancien appartement de temps en temps. Robert lui avait remis les clés sans hésitation. Cependant, il avait cru bon d’ajouter :
– Tu les gardes, tu es chez toi. Sois prudent avec la gentille Claire et surtout, surtout, ne me faites pas devenir grand-père maintenant, c’est trop tôt ; ah, ah, ah !
Les jeunes gens avaient donc adopté le lieu comme étant leur nid d’amour. Julien s’enhardissait, ce qui n’était pas pour déplaire à la jeune fille. Elle le rejoignait les après-midi de RTT où elle ne travaillait pas, ainsi que les lundis, jours de congés pour son amoureux. Le dimanche, elle l’avait fait plusieurs fois inviter chez ses parents qui étaient ravis de retrouver le jeune homme. Les Lambert aimaient ce garçon poli et d’une gentillesse hors du commun. Par ailleurs, ils n’étaient pas mécontents de le pressentir comme éventuel futur gendre. Jean-Claude Lambert l’avait interrogé sur ses projets d’avenir ; Julien parla de la supérette dont il prendrait vraisemblablement la direction, formé par son beau-père.
– Et ça vous plaît d’être épicier ?
La question fut posée par Monique Lambert. Julien n’eut pas le temps de répondre, c’est Jean-Claude qui prit le relais :
– Tu sais Julien, ça n’est pas une bonne situation. Les grandes surfaces se multiplient et le petit commerce est appelé à disparaître ; et n’oublie pas qu’à présent les gens font leurs achats par Internet. Par contre, si tu veux, moi je peux te prendre en stage à la banque et te former en tant que conseiller de clientèle. C’est relativement bien payé et tu as des horaires moins astreignants que dans le commerce. Enfin, réfléchis et on en reparle si tu veux.
Claire voyait la proposition de son père plutôt d’un bon œil...
***
L’enseigne fut installée rapidement, ainsi qu’un panneau annonçant la date de réouverture, assortie d’une kyrielle de bons d’achats et de cadeaux en tout genre. Robert avait demandé à Julien d’être à ses côtés le plus souvent possible pour donner son avis sur l’aménagement intérieur. Il considérait qu’un œil jeune était nécessaire en l’occurrence. Les deux hommes étaient ravis, sans se le dire, d’être ensemble pour peaufiner ce projet. Quelques prises de bec eurent lieu avec les ouvriers qui semblaient travailler au ralenti, ce qui exaspérait Robert qui ne souhaitait pas dépasser la date prévue pour la réouverture. Quelques fous rires aussi, où les deux hommes s’en donnaient à cœur joie, heureux de cette complicité père-fils qui avait tant manqué à l’un comme à l’autre. Ils restaient souvent à déjeuner d’un sandwich, ce qui leur permettait de mettre la main à l’ouvrage sans perte de temps. L’un et l’autre semblaient être parcourus d’ondes de bonheur de par leurs présences réciproques. À dix-huit heures, Julien demandait à Robert la permission de se retirer. Ils savaient tous les deux que Claire n’allait pas tarder à arriver à l’appartement, situé à deux rues du commerce.
– Vas- y, fils, tiens, prends-toi deux ou trois trucs à boire, de mémoire je crois qu’il n’y a plus rien dans le frigo. Bonne soirée. Tu rentres dîner ?
– Oui, oui, t’inquiète pas ; et de toutes façons, dans le cas contraire, je serai sur le chantier demain matin.
– Appelle, en tout cas, que ta mère ne se fasse pas de soucis. Et… moi non plus.
Julien sourit. Comme il se sentait protégé par cet homme qu’il appréciait, chaque jour un peu plus…
***
6
Mi - Juillet 2011.
La réouverture de la supérette était prévue pour le mercredi de la semaine suivant les travaux. Les ouvriers ne travaillant pas le week-end, il ne restait plus que lundi et mardi pour terminer le relookage, comme disait le manager de l’enseigne. Robert, Rose et Julien commençaient à douter de la faisabilité de la chose, vu que le sol était jonché de gravats et des fils électriques pendaient du faux plafond ; ils décidèrent de dégager eux-mêmes le maximum de détritus le samedi matin.
Ils remplirent des sacs-poubelle de jardin suffisamment costauds pour supporter du lourd. En fin de matinée Rose demanda aux deux hommes d’aller boire un coup au bar de la Caravelle face au magasin, pendant qu’elle passerait l’aspirateur et la serpillière sur le carrelage de la nouvelle surface de vente.
– Juju, si j’ai bien compris, on est foutus à la porte tous les deux. Viens, on va noyer notre chagrin dans la boisson, ah, ah ! Rosy, rejoins-nous, quand tu as fini...
– Oui, allez, dégagez, vous êtes entre mes jambes et je ne peux rien faire !
Julien était plié de rire.
– On est virés, t’as raison, Robert ; allons nous saouler, ça vaut mieux que de se prendre un coup de balai sur la tronche... à tout à l’heure, m’man.
Les deux hommes s’installèrent à l’intérieur du bar et commandèrent leurs consommations.
– Je crois que le magasin sera d’enfer, dit le jeune homme en trinquant avec son beau-père, je le sens bien ; et toi ?
– Oui, je pense que ce sera pas mal. Rien à voir, mais j’ai entendu hier deux ouvriers qui parlaient de bowling, ça m’a donné envie d’y retourner. Tu aimes ?
– J’adore, tu veux dire ; avant j’y allais avec un copain le samedi soir. Depuis qu’il a déménagé, ça fait plus d’un an, je n’y ai plus remis... les boules.
Ils rirent ensemble de l’humour du jeune homme.
– Il y en a un à l’angle de la rue Saint- Maur et d’Oberkampf, ça s’appelle La Quille. C’est très clean comme établissement et leurs pistes ne font que quinze mètres au lieu de dix-huit, ce qui est largement suffisant pour un mauvais joueur comme moi. Si ça te dit, on peut y faire un tour ce soir ? à moins que... tu n’aies rendez-vous?
– Non, Claire est en Bretagne pour trois jours, suite au décès d’une cousine si j’ai bien compris. Oui, ça me plairait. Ça serait bien que maman vienne avec nous.
– J’allais le dire. Par contre, je ne sais pas si elle est fanatique du bowling.
– Je ne crois pas. Mais, comme elle est fanatique de toi et moi, alors… plaisanta le garçon.
– Tu es en forme, ce matin, Juju ; tu reprends un Coca ?
– Non merci ; ah, tiens, voilà Maman. Alors tu t’en es sortie ?
– Je suis morte ! C’est trop grand, dit-elle en riant.
– Bon, je vais demander qu’on rétrécisse à cent mètres carrés, ça vous ira comme surface, madame Noguès ?
– Oui, fais donc ça, monsieur Noguès !
– Dites, au lieu de raconter des bêtises, tous les deux, on a prévu avec Robert d’aller se faire un bowling ce soir dans le quartier, tu viendrais avec nous, m’man ?
– Je suis trop crevée, mais, allez-y ensemble.
– M’man, pour une fois qu’on est tous les trois...
– Oui, Rosy, Julien à raison, dit Robert.
Rose était heureuse de constater la complicité qui s’installait entre les deux hommes. « – Bon d’accord, vous m’aurez à l’usure vous deux !
Ils se mirent à rire tous les trois. Une vraie famille...
***
Fin Juillet 2011.
Les Lambert étaient arrivés à Saint-Malo intra-muros en fin d’après-midi, ce samedi. L’enterrement de la cousine aurait lieu le lendemain matin. Jean-Claude avait réservé deux chambres à l’hôtel Bristol Union, place de la Poissonnerie. Il connaissait déjà l’établissement pour y avoir séjourné une semaine, deux ans auparavant, lorsqu’il avait éprouvé le besoin de faire un break pour se déstresser de ses obligations professionnelles ; il en avait gardé un excellent souvenir. Après avoir déposé leurs bagages ils décidèrent une promenade dans les environs de l’hôtel. De son portable, Monique appela le mari de la défunte, pour signaler qu’ils étaient arrivés et seraient présents à la cérémonie prévue à dix heures le lendemain. Claire appela Julien. Il était pas loin de vingt heures lorsque les Lambert commencèrent à chercher un restaurant. Ils jetèrent leur dévolu sur Le Jacques Cartier, dans la rue du même nom et commandèrent un plateau de fruits de mer pour trois. Avant que le service fût en place, la jeune fille interpella son père.
– Papa, pour le stage que tu as proposé à Julien...
– Oui ?
– Tu aurais dû insister un peu plus, pour qu’il accepte.
– Enfin, Claire, tu plaisantes ? je n’ai pas à imposer quoi que ce soit à ce garçon, c’est à lui de prendre une décision. Je lui ai demandé de réfléchir, l’a-t-il fait ?
– Il est timide, il n’a sans doute pas osé en reparler.
– Dans ce cas, que puis-je faire, l’enrôler de force ?
Monique Lambert intervint :
– Et puis, ça a l’air de lui plaire d’être épicier.
– Maman ! il n’y a pas de honte à faire ce métier.
– Pourtant ton père lui propose un bon poste et il hésite ?
– Si je m’en occupe, dit Claire, il ne va pas hésiter longtemps...
***
Début Août 2011.
Robert gara la voiture au parking le plus proche du bowling. Le portable de Julien sonna une nouvelle fois alors qu’ils rejoignaient l’établissement, à quelques mètres de là. C’était Claire qui voulait savoir s’il allait bien et... s’il l’aimait. Le jeune homme chuchota sa réponse pour ne pas se faire entendre du couple. Robert souriant se tourna vers lui : « – Dis-moi, c’est plus de l’amour, c’est de la rage ?
– Normal, plaisanta Julien, c’est mon charme qui opère.
Sur le trottoir d’en face, l’enseigne lumineuse de La Quille, qui clignotait, semblait les inviter à entrer. Les six parcours étaient occupés. L’un des deux bars que comptait l’établissement se trouvait en bordure de pistes ; l’une d’elles se libéra dans la demi-heure qui suivit. Ils avaient commandé des consommations pour patienter. Un panneau à l’entrée indiquait que les chaussures spéciales n’étaient pas obligatoires. Ils commencèrent la partie.
– Allez, Maman, dit Julien, à toi l’honneur.
– Oui, je commence, car je ne suis pas sûre d’aller au bout.
Rose élimina la totalité des quilles en deux coups. À son tour Julien lança la première boule. Il fit un strike en une seule fois et émit un Yes ! tonitruant.
Le jeune homme riait « – Bon, à toi Robert, essaie de faire mieux. Ils étaient heureux, tous les trois. Robert prit position et balança la boule plusieurs fois à bout de bras en semblant viser scientifiquement. Il lança l’engin, le suivant des yeux, gardant le bras en position du tireur. La boule hésita puis, se dirigeant sur la droite, tomba dans la rigole et finit sa course sans avoir touché une seule quille.
– Ho, là, là, quelle cata ! s’esclaffa Julien, c’est archi nul, Papa, ah, ah, ah…
Tout semblait s’être arrêté. Le temps, le bruit des boules sur les pistes, la musique. Ils restèrent figés tous les trois, à se regarder. Julien rompit le silence.
– Bon, ben, fallait bien que ça arrive un jour...
Robert tapota la joue du garçon et, ému, ajouta :
– Merci, fils.
Julien était vraiment amoureux de Claire ; il pensait à elle toute la journée. En parallèle il avait l’image de son beau-père en tête et notamment cette fameuse scène de l’escalier, qu’il ne comprenait toujours pas et surtout dont il se sentait victime et coupable à la fois. Il avait de plus en plus d’affection pour cet homme qui, de son côté, faisait ce qu’il fallait pour. Le garçon aurait bien voulu parler de son histoire à quelqu’un qui l’aurait compris, qui aurait pu le rassurer, et surtout quelqu’un de discret, qui n’irait pas chercher querelle à Robert. En tout cas, ni un ami, ni la famille. Un psy ? Il ne voulait même pas en entendre parler. Non, quelqu’un d’anonyme et de confiance comme... un prêtre, par exemple. Oui, c’est ça, un prêtre. Comment n’y avait-il pas pensé avant ?
C’est revenu dans sa chambre, après la soirée bowling, que l’idée germa dans sa tête. Demain dimanche il irait à la messe à Notre Dame de la Croix, rue de Ménilmontant, là où il avait fait sa communion solennelle. À la fin de l’office il irait se confesser, ce qui lui permettrait de renouer avec la religion qu’il avait plutôt laissée de côté depuis son adolescence. Oui, voilà, c’est ce qu’il allait faire. En plus ce serait dans l’anonymat le plus total et dans le secret absolu entourant cette pratique. Julien n’était pas vraiment inquiet, il voulait seulement comprendre ce qui se passait entre Robert et lui. Finalement il n’avait rien à reprocher à cet homme qui s’était expliqué de son geste, sans vraiment comprendre ce qui lui arrivait également. Le jeune homme admettait le fond, difficilement la forme ; pourtant il gardait en mémoire la fameuse phrase prononcée par son beau-père : « – C’est ton père que je veux devenir, Juju, ton père. J’ai besoin d’un fils, tu as besoin d’un père ; nous sommes faits l’un pour l’autre. Il avait tant et tant rêvé de son père mort trop tôt, d’une complicité qui les aurait unis, qu’il se voyait mal reprocher à Robert le rôle qu’il tentait de jouer auprès de lui. Il voulait surtout se débarrasser de ce sentiment de honte qu’il traînait constamment. Cet homme n’était ni son père, ni un oncle, ni un membre de sa famille.
Il le connaissait depuis sa plus tendre enfance, certes ; pourtant jamais, au grand jamais il ne s’était senti attiré par lui, pas plus d’ailleurs que par n’importe quel autre homme, y compris dans sa prime adolescence quand ses sens s’étaient éveillés. Il n’avait aucun souvenir d’une quelconque aventure avec un autre garçon, même de son âge. À son club de sport il prenait sa douche en compagnie d’autres hommes de tous âges sans avoir pour autant le moindre désir sexuel. Il aimait les femmes et en même temps, il en avait peur, jusqu’à sa rencontre récente avec Claire qui l’avait décoincé. Julien ne se sentait ni homo, ni bisexuel. C’est la raison pour laquelle il voulait absolument comprendre ce qui se passait avec son beau-père, qu’il venait ce soir d’appeler Papa pour la première fois, spontanément. Un incident de ce type avait déjà eu lieu lors du voyage en Algérie, il s’était rattrapé de justesse.
Il était persuadé que sa propre mère et Robert avaient fait semblant de ne rien entendre. Il se sentait heureux de cette situation et ne voulait pas la gâcher par quelque complexe imbécile. Toutefois son statut de mâle réclamait une explication cartésienne. Pourquoi avait-il répondu à l’étreinte de cet homme ? C’était décidé, demain il irait à la messe. Un curé, c’est aussi un homme. Pas vraiment comme les autres, certes, cependant, ne sont-ils pas là pour sauver les âmes égarées des foudres de l’enfer ? Cette pensée fit sourire Julien, qui s’endormit sur ce précepte philosophique.
Claire Lambert était une jeune fille qui avait les pieds sur terre. Fille unique, fille à papa gâtée depuis sa plus tendre enfance, elle ne rêvait plus dorénavant que de prendre son envol et de quitter le nid familial. C’est pourquoi elle pensait que si Julien rentrait à la banque sous la direction de Papa Lambert, elle l’aurait sous la main et pourrait envisager, sinon un mariage précoce, du moins une union libre, avec des horaires communs. De plus elle avait compris que le garçon avait tapé dans l’œil de ses parents et qu’ils l’escomptaient l’un et l’autre comme possible futur gendre. C’est pourquoi elle se promettait de convaincre Julien d’accepter la proposition de son directeur de père. C’est à cela qu’elle pensait pendant la cérémonie d’enterrement de cette cousine que, du reste, elle n’avait pratiquement pas connue. Le ciel breton tenant à sa réputation était encombré de gros nuages noirs annonciateurs d’une ondée imminente. La pluie commença à tomber alors que le curé finissait l’éloge de la défunte. La famille et les amis proches se retrouvèrent dans un café qui faisait face au cimetière. Attablée au fond de la salle et isolée du groupe, Claire appela Julien. « – Coucou ! c’est moi, mon Juju, tu vas bien ? Ici on est sous la flotte, je te dis pas, une horreur ; et toi ?
– Ça va ; là je me prépare pour aller à la messe de onze heures.
– À la messe ? qu’est-ce qui t’arrive Julien ?
– Ben, rien, il m’arrive rien, c’est juste que j’ai envie d’aller à l’église. En plus, la nôtre elle est super-belle à l’intérieur, si tu vois ça, tu meurs...
– Heu, oui, bon, je ne suis pas pressée, je te laisse y aller seul, hi, hi ; dis-moi Julien, je ne savais pas que tu étais croyant ?
– Moi non plus, plaisanta le jeune homme, c’est juste pour vérifier, ha ha ! Allez bisous, à demain, chuis à la bourre.
***
Ce dimanche matin, Rose et Robert s’étaient levés relativement tôt, sans profiter d’une des dernières grasses matinées dominicales avant la reprise du magasin. La veille, en sortant du bowling pour se rendre dans un restaurant voisin, Robert avait annoncé :
– Juju, demain, Rose et moi on va passer la journée sur les bords de la Marne en amoureux, pour profiter de notre dernier dimanche entier, le magasin ouvrant comme auparavant le matin. Et si tu n’y vois pas d’inconvénients, on te laissera la maison et le frigo, avec ce qu’il y a dedans, ah, ah, ah !
– Pas de soucis, vous êtes jeunes, faut vous amuser. Et puis vous avez l’âge d’être amoureux, railla le jeune homme.
– Tu vas voir si tu te moques des vieux, dit Robert en l’attrapant par le cou comme pour commencer une bagarre.
Julien se dit que tout cela était parfait. Il pourrait aller à la messe tranquillement sans que personne ne lui pose de questions, et pourrait ainsi se délivrer de ce qu’il avait à dire, parfait, parfait ! Le garçon entendit partir le couple qui prenait mille et une précautions pour ne pas faire de bruit, pensant qu’il dormait encore. Dès la porte fermée, Julien se leva d’un bond, alluma la radio et monta le son au maximum. Laissant sa chambre ouverte il se dirigea, nu, en dansant et chantant jusqu’à la salle de bains. Il prit une longue douche toujours en accompagnant le chanteur qui hurlait depuis la pièce voisine. De retour dans son antre, il enfila un slip et récupéra au vol son baladeur, puis se dirigea vers la cuisine où du café chaud l’attendait préparé par Rose. Elle lui avait également posé sur la table deux croissants, du pain, du beurre et de la confiture. Julien attaqua son déjeuner de bon appétit, heureux qu’il était d’avoir, lui semblait-il, trouvé la solution à son supposé problème. Vers dix heures, Claire l’appela du bar breton où s’était réfugiée la famille, ainsi que les amis et voisins de la défunte cousine.
Pendant l’office, à genoux sur son prie-Dieu, Julien ressentait un bien-être quasi aérien. Le jeune homme se dit que, décidément, il devrait venir plus souvent. Il se sentait apaisé, calme, serein. Le soleil traversait les vitraux et donnait une sorte de magie à la nef, les premiers rangs de fidèles étaient inondés de ses rayons colorés. Il pensa à Claire sous la pluie bretonne ; cela le fit sourire. Julien surveillait aussi le confessionnal situé à sa droite, de façon à s’y rendre le premier, au cas où quelque grenouille, sautant d’un bénitier, le devancerait. L’image du batracien voltigeur l’amusa. Il se dirigea vers l’isoloir avant la fin de la messe, y prit place en laissant une partie du rideau ouvert pour surveiller l’éventuelle arrivée d’un prêtre. C’est un jeune curé qui s’installa dans l’édicule central. Julien referma complètement le rideau et attendit. Le prêtre ouvrit la lucarne grillagée, il voyait le visage du garçon qui, lui, ne le voyait pas.
– Je vous écoute, mon fils.
– Pardonnez-moi mon père, parce que j’ai péché ; enfin… je crois.
– Vous n’êtes pas sûr ?
– En effet, mon père, j’ai hésité car je ne sais pas s’il s’agit d’un péché ou non.
Le prêtre devina que son interlocuteur était jeune, il lui demanda son prénom.
– Je m’appelle Julien.
– Je t’écoute, Julien.
Le garçon commença à raconter son histoire avec celui qui était devenu son beau-père, en insistant sur l’épisode de l’escalier. Il parlait d’une façon saccadée et semblait ne plus savoir dans quel ordre annoncer les événements. Le prêtre se rendit compte du désarroi du jeune homme.
– Quel âge as-tu, Julien ?
– Dix-neuf ans.
– Peux-tu venir me voir à la sacristie, vers quinze heures cet après-midi ? Nous parlerons de ce qui semble être devenu un problème plutôt qu’un péché. Il nous faudra du temps pour en discuter et je ne peux pas le prendre sur celui du confessionnal, tu peux l’admettre ?
– Tout à fait. C’est d’accord, je serai à quinze heures, à la sacristie.
– Demande le Père Jean-Benoît.
– C’est entendu.
– À tout à l’heure, Julien.
– À tout à l’heure, mon père.
Julien sortit de son casier et faillit bousculer une femme qui attendait son tour. La voilà, ma grenouille, pensa-t-il.
– Oh, excusez-moi, madame, je ne vous avais pas vue.
– De rien, jeune homme, répondit-elle d’un air pincé.
Pas commode, la rainette, se dit Julien.
La messe avait duré une heure et la pseudo-confession, guère plus de cinq minutes. C’est donc vers midi et demi que Julien regagna ses pénates. Il décida de se faire un plateau télé, constitué d’un sandwich au jambon- cornichons, arrosé de son sempiternel Coca. Au fond du congélateur, il trouva un Cornetto qui termina ces agapes, puis alluma la télévision et attendit l’heure de retrouver son confesseur à Notre Dame de la Croix. Peu intéressé par l’écran, il pensa à Claire qu’il ne verrait que le lendemain soir car elle travaillait le lundi contrairement à lui. Le samedi, elle était de congé. Lui serait au magasin, car c’était le jour du meilleur chiffre d’affaires de la semaine. Et les livraisons étaient multipliées par deux. Il se dit que, décidément leurs calendriers n’étaient vraiment pas synchronisés. La jeune fille lui manquait déjà. Le premier grand amour de sa vie. Puis il pensa à sa mère et à Robert ; que de bouleversements dans leurs vies à tous les trois. Même Robert reconnaissait que la sienne avait changé du tout au tout. Julien admit que cet homme était une bénédiction du ciel. Au fond de lui, il espérait que c’est ce que lui dirait le père Jean-Benoît.
Après avoir déjeuné au restaurant de la Corderie, avec vue sur l’estuaire de la Rance et la Tour Solidor, les Lambert reprirent la route en direction de la capitale. Jean-Claude serait bien resté encore quelques jours dans cette ville bretonne qu’il affectionnait particulièrement. Il leur faudrait couvrir un peu plus de quatre cents kilomètres pour rejoindre la Porte Maillot, à Paris. Jean-Claude prévoyait, comme à l’aller, entre quatre et quatre heures trente selon la circulation, dont une partie d’autoroute que sa BMW avalerait rapidement. Pendant le trajet Claire appela plusieurs fois Julien.
– Allô, mon Juju, ça fait trois fois que je te phone et t’es toujours en messagerie. J’espère que t’es pas en train de me tromper avec une péronnelle, hi hi, sinon je te tue et après je t’épouse. Ah, ben non, que chuis bête, le contraire ! Enfin, on verra bien quelle sera ma vengeance, gniark gniark ; bon, allez, bisou rappelle-moi dès que tu peux, c’est-à-dire tout de suite... !
Claire voulait prendre ça à la rigolade ; cependant elle était inquiète de ce silence et puis elle s’ennuyait ferme à l’arrière du véhicule paternel. Elle avait, tout comme Julien, un casque en permanence sur les oreilles qui lui permettait, Dieu merci, d’écouter toutes les musiques qu’elle aimait ; les mêmes que lui d’ailleurs. Son mobile clignota à dix-sept heures. C’était Julien.
– Juju, quesse tu f’sais ? j’t’ai app’lé cinquante fois !
– Je dormais.
– Tu dormais ? avec qui ? non, j’déconne. Je suis contente que tu m’appelles, j’en peux plus de ce voyage. Je sais pas s’ils ont des chapeaux ronds les bretons, par contre ils sont trop loin de Paris, ça c’est sûr. Bon, demain je bosse et toi non. Tu viens me chercher à la banque ?
Julien arriva avec cinq minutes d’avance sur le rendez-vous du père Jean-Benoît. Il se dirigea vers la sacristie et toqua à la porte. C’est son confesseur du matin qui lui ouvrit, tout sourire. « – Ah, Julien, je t’attendais, entre. Il lui indiqua une sorte de minuscule bureau vitré au fond du local, meublé de trois fauteuils en rotin et d’une table basse. Il fit signe au jeune homme de prendre un siège et s’assit en face de lui. Le jeune homme, qui était venu en confiance, commençait à paniquer du fait d’avoir à raconter son histoire face à face avec cet homme.
Le prêtre se releva et sortit d’un frigo table top, une bouteille de jus d’orange, et d’un placard deux gobelets en plastique.
– C’est tout ce que j’ai à t’offrir, Julien, ça ira, ?
– Oui, je... oui, bien sûr.
– Bien, Julien, nous allons reprendre ton histoire là où nous l’avons laissée ce matin. Si j’ai bien compris, tu connais cet homme depuis ta petite enfance, ta maman travaillant chez lui. Il s’éprend d’elle et commence à venir régulièrement à l’appartement que vous occupez tous les deux. Puis, vient le fameux épisode de la cage d’escalier. Ai-je bien résumé la situation ?
– C’est bien ça. Je rentrais de mon club de gym et l’homme en question m’attendait dans un renfoncement du hall, connaissant mes heures d’arrivée. Je vous ai expliqué, ce matin, ce qui s’est passé à ce moment-là. Depuis, bien que les choses soient devenues limpides entre nous, je m’interroge sur sa réaction et surtout, sur la mienne. Je vous ai dit que je m’étais laissé aller à son étreinte. Le tout n’ayant pas duré plus d’une minute et encore, je ne suis même pas sûr.
– Et c’est donc là que tu t’es demandé si tu avais commis un péché, non seulement en te laissant faire, mais en répondant favorablement à cette sorte d’agression ?
– Exactement.
– A-t-il eu des gestes déplacés, pendant cette étreinte ?
– Non, aucun. Je sentais son sexe au travers du tissu, du fait même qu’il me plaquait très fort contre le mur, mais sinon, rien.
– Avait-il une érection ?
– Non.
– Parlons de ce baiser maintenant. Julien, je suis là pour t’aider et, ne sois pas gêné pour me répondre. Je suis à même d’entendre des choses bien plus, comment dire ? graves... oui, c’est ça, graves. Donc, ce baiser, il te faut me l’expliquer. Était-ce cette sorte de baiser fougueux, entre deux amoureux, et où les langues se mélangent ?
Julien sursauta.
– Pas du tout ! Il s’agit d’un simple baiser lèvres contre lèvres un peu comme... comme un baiser à la Russe. Très doux, pas violent du tout.
– C’est important de le savoir car, bien entendu, cela change les données de ce que tu appelles ton problème. Ensuite, que s’est-il passé ?
– Pendant quelques jours, rien. Puis il m’a embauché pour travailler avec lui et là, il y a eu l’incident que j’ai provoqué, dans le dépôt du magasin, à propos d’un geste mal interprété. — Julien raconta par le menu ce qui s’était passé et quelle fut sa réaction quand Robert, qu’il ne nommait pas au prêtre, s’approcha pour toucher le maillot qu’il était en train d’essayer. — J’ai pris peur, dit-il, je l’ai traité de tous les noms et, à peine rhabillé, je suis sorti du magasin, n’y revenant que le soir à la fermeture, pour m’excuser auprès de lui de mon comportement. Puis ce fut le voyage en Algérie. Et là, tout a changé pour moi et pour lui aussi. Nous avons fusionné, en quelque sorte. Je commençais à apprécier cet homme qui faisait ce pèlerinage sur la terre de ses ancêtres, et j’avoue qu’il m’a ému. Il me présentait partout comme étant son fils. Je suis rentré dans son jeu, allant jusqu’à l’appeler papa, quand je parlais de lui à ma mère au téléphone. Oui, ce voyage a tout changé pour nous deux. J’ai compris que cet homme était bon...
– Te sens-tu attiré par lui ?
– Si vous voulez dire sexuellement, la réponse est non. Cependant, j’ai une autre sorte d’attirance. Il représente, d’un seul coup et en peu de temps, ce que j’ai cherché toute mon enfance et toute mon adolescence.
– C’est-à-dire ?
– Ma mère m’a donné tout l’amour qu’elle avait en elle et a essayé d’assumer aussi le rôle paternel. Ça n’a pas dû être facile tous les jours ; pourtant il m’a toujours manqué malgré tout la présence, la chaleur, la protection et l’autorité d’un père. Cet homme a comblé tous mes désirs, tous mes rêves. Pour cela, je l’aime ; aussi parce que je sais qu’il a autant souffert de n’avoir pas eu d’enfants, que moi de ne pas avoir connu mon géniteur, mort trop tôt. Il a raison, quand il dit que nous sommes faits l’un pour l’autre. Nous avons réciproquement comblé des vides. À l’âge que j’ai, je continue à chercher mon père.
– Quel est ton tourment, en réalité, Julien ?
– En vous en parlant il s’amenuise, s’efface. Ce qui m’a le plus choqué c’est d’avoir répondu à son impulsion ; mais, je suis persuadé que lui-même l’a été, a posteriori. D’autre part, depuis, nous n’avons, comme contacts physiques, que poignées de mains et bises sur les joues, rien d’autre.
– Petites tapes dans le dos, aussi ?
– Oui, souvent, ça.
– Tout à fait masculin, donc, aucun quiproquo sur vos options sexuelles, à l’un comme à l’autre.
– Non. D’ailleurs, nous en avons parlé au restaurant, à Alger. Le vin rosé m’avait délié la langue, je ne bois pratiquement pas d’alcool. J’ai éprouvé le besoin de mettre les choses au point en lui indiquant que je n’étais ni bi, ni homo. Il m’a confirmé qu’il en était de même de son côté, et que je n’avais pas de soucis à me faire.
– Belle confession réciproque. En réalité je vais te dire, Julien, vous avez vécu tous les deux quelque chose d’absolument exceptionnel. Ça ne doit arriver qu’une fois sur un milliard. En tout cas les probabilités sont extrêmement faibles.
– Que voulez-vous dire ?
– Cette impulsion, c’est comme une sorte de big-bang qui a généré de l’amour entre vous. Ce mot, amour, est galvaudé et souvent assimilé uniquement à l’acte sexuel, ce qui est parfaitement faux. Amitié est issu de la même racine. Pourtant ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici ; vous vous situez exactement entre les deux et vous transcendez le mot. Oui, c’est de l’amour qui passe entre vous ; rien d’amical dans le sens noble du terme, rien de sexuel non plus. C’est une fusion, tu as raison. De l’amour, simplement de l’amour, si j’ose dire. N’oublie pas, Julien, que le Christ a dit : Aimez-vous les uns, les autres, il n’a pas dit faites l’amour, mais soyez amour. Tu dois, et ton beau-père également, laisser les choses ainsi et arrêter de te poser des questions. Cette belle histoire ne concerne que toi et lui, personne d’autre. Vivez-là, en appréciant tous les jours le bonheur de vous être rencontrés, de vous être reconnus, même s’il a fallu une cage d’escalier pour ça…
Julien sourit à la conclusion de son hôte.
7
Le Canotier, à Precy sur Marne, était l’un des survivants des plus de quatre cents guinguettes d’avant-guerre et bien au-delà. C’était une des plus fréquentées avec le célèbre Gégène à Nogent. Ces bals musettes d’un autre temps redevenaient à la mode, nostalgie de l’art de vivre de nos grands parents immortalisé par le superbe film de Becker, Casque d’Or et par son interprète principale, Simone Signoret.
Jean Gabin aussi, dans le film La belle équipe, y avait poussé la chansonnette Quand on s’promène au bord de l’eau. Bref, les guinguettes du bord de Marne font bel et bien partie du patrimoine culturel français. À telle enseigne qu’une association de défense, Culture Guinguette, s’est donnée comme mission d’en contrôler non seulement le rapport qualité-prix, mais aussi l’authenticité culturelle. C’est ce que Robert, amoureux de l’accordéon et des bals franchouillards, était en train d’expliquer à Rose. À bord de cette barque qu’il avait loué pour une promenade fluviale, ils rejoignaient, à présent, la superbe terrasse du Canotier pour y déjeuner et, espérait-il, y entraîner sa compagne dans quelque danse d’un autre temps. Il avait son sourire des grands jours, celui dont les femmes raffolaient. Il reprenait aussi sa faconde méditerranéenne et son accent pied-noir. On le sentait heureux. Rose l’écoutait religieusement, une fois de plus ébahie par cet homme qui, décidément, n’avait pas fini de la surprendre. Elle se demandait pourquoi tant de bonheur lui arrivait maintenant, après toutes ces années de galère. Un peu superstitieuse, elle se dit que quelque chose pourrait bien lui tomber sur la tête prochainement. Elle s’en ouvrit à lui : « – Mon chéri, je suis comblée au-delà de mes espérances, tu es un amour et Julien t’aime beaucoup aussi, et je me demande pourquoi le ciel nous gâte ainsi, d’un seul coup ?
– Je t’aime ma Rosy, et j’aime ton gamin comme si c’était le mien ; à trois il ne peut plus rien nous arriver, l’amour nous soude.
Ils s’installèrent à une table que Robert avait réservée en terrasse. Le serveur tendit une carte à Rose, puis une à son compagnon.
– Un apéritif, messieurs dames ?
– Pourquoi pas, dit Robert, mettez-nous deux anisettes, comme là-bas, dis, ah, ah !
– Monsieur Noguès, vous cherchez à me soûler, railla Rose.
– C’est pas impossible, madame Noguès ; et ensuite... je vous violerai ! hi hi !
– Mon chéri, comme je suis heureuse...
– Moi aussi ma Rosy. Manque plus que Juju, mon bonheur serait complet.
– Tu sais quoi ? J’ai remarqué que de temps en temps il a le même accent que toi. Et par moments, je trouve qu’il te ressemble.
Alors que le serveur venait de déposer les verres, Robert faillit s’étrangler en avalant la première gorgée de son anisette.
***
La réouverture de la supérette fut un véritable succès. L’enseigne n’avait pas lésiné sur les moyens, offrant moult cadeaux et bons d’achats, assortis d’un jeu concours permettant de gagner, en premier prix, un voyage dans quelque contrée paradisiaque. Robert avait embauché une caissière, dont Rose assurait la formation, ainsi qu’un magasinier qu’il chapeauterait personnellement, laissant Julien se débrouiller avec les informaticiens de la Centrale d’achats. Robert était quelque peu réfractaire à l’informatique et avait préféré que ce soit le jeune homme qui s’en occupe. Comme tous les jeunes de sa génération le garçon était, très tôt, tombé dans la marmite du Web et de ses ramifications. Il devrait utiliser un logiciel permettant de passer les commandes via un appareil qui numérisait les codes barres des produits. Julien était très à son aise devant l’écran, au grand contentement de Robert. Vers dix-huit heures trente ils eurent la visite surprise de Claire qui voulait voir à quoi ressemblait le nouveau magasin, en attendant que son amoureux en sorte. En premier elle passa embrasser Rose et salua la jeune caissière débutante. Puis elle trouva Robert dans les rayons, radieux de cette journée d’inauguration. Il était tout sourire et virevoltait de cliente en cliente adressant un petit mot à chacune.
– Claire ! comme c’est gentil d’être venue, c’est Juju qui va être heureux. Tiens, regarde, il est dans le bureau au fond du magasin.
La jeune fille s’avança vers la cage de verre. Julien était de dos, elle posa ses mains sur les yeux du jeune homme.
– Coucou ! c’est kiki ?
– Claire, ma princesse...
Elle avait patienté jusqu’à la fermeture de la nouvelle supérette et avait proposé à Julien de se faire un resto tous les deux, pour une fois. Julien, bien que mort de fatigue de sa journée, accepta. Il alla voir Robert, qui discutait avec les deux caissières.
– Claire et moi, on sort, ne m’attendez pas pour dîner. Par contre, patron, tu sais, les restos, comment dire, ça coûte cher et...
– Ah, ah, ah ! Pas de problème, mon fils, viens, on va au coffre, combien tu veux ?
***
Ils choisirent un restaurant Italien romantique en diable : La Maison d’Italie, boulevard Gambetta à deux pas du métro Père-Lachaise. Le cuistot, romain d’origine, se servait quelques fois à la supérette de Robert. Julien avait pensé qu’il serait bon de lui faire une visite de courtoisie. Ils s’installèrent donc dans cette salle au décor sympathique. Le patron vint saluer Julien qu’il avait reconnu.
– Alors, cette inauguration ?
– Ça c’est bien passé, merci, mais est tous un peu crevés, plaisanta le jeune homme.
– Sauf moi, rétorqua Claire.
Cela fit rire les deux hommes. L’italien ayant fait demi-tour, elle enchaîna :
– Dis-moi, Juju, je t’ai observé, tu as l’air d’aimer ce que tu fais ?
– Oui, c’est vrai. Et puis, travailler avec mes parents qui sont adorables tous les deux, c’est le pied !
– Alors, c’est ça que tu vas faire toute ta vie, Julien ?
– Heu... toute ma vie, je ne sais pas, mais, à mon avis, c’est parti pour quelques années.
– Tu as vu tes horaires et tes jours de congés qui ne correspondent pas aux miens ? tu ne m’aimes plus, Julien !
– Qu’est-ce que tu vas chercher ? je ne vois pas le rapport.
– Moi, je le vois ; faudrait qu’on en parle sérieusement...
***
Après la fermeture Rose regagnait l’appartement laissant Robert s’occuper des caisses pour le lendemain. Elle lui préparait, avant le repas, son anisette devenue traditionnelle depuis son séjour algérien. Quant à lui, tout en faisant ses fonds de caisses, il songeait à son nouveau bonheur. Qui aurait dit cela, six mois auparavant ? Que de bouleversements dans sa vie ! Cette femme adorable, à côté de qui il avait travaillé pendant des années sans se douter qu’elle changerait la couleur de son quotidien ; et Julien, mon fils, comme il disait.
Oui, mon fils, pensait-il, c’est mon fils. Il est comme moi, il me ressemble et je l’aime. Je suis sûr qu’il m’aime aussi. C’est un homme à femmes, comme moi. Il est beau comme un dieu. Il est timide pour l’exprimer, pourtant je suis sûr qu’il est heureux d’être avec moi. Il m’a quand même appelé Papa franchement, l’autre soir. On s’est trouvés, lui et moi. Un père, un fils... quand je pense que l’autre fou d’Antoine me dit que je suis devenu homo. Quel con, celui-là, il n’a rien compris. Faudra que je pense à le rappeler quand même, je suis sûr qu’il n’a pas dit ça méchamment. Tout de même, bon, moi pédé ? et puis quoi encore ? Juju, pareil, il aime les femmes sexuellement. Et moi il m’aime comme son père. Je suis son père, à présent. Elle est gentille sa petite Claire. Ils sont amoureux tous les deux, ça se voit. J’espère juste qu’elle ne va pas me l’enlever de suite, c’est trop tôt. J’n’ai pas encore profité de lui... mon fils. Bon, ça ne me déplairait pas d’être grand-père ; toutefois, pas maintenant. Je n’ai même pas encore fini de faire connaissance avec le père de mes petits-enfants ! Robert sourit à cette évocation. « – Non, qu’elle ne me l’enlève pas maintenant, c’est trop tôt ! beaucoup trop tôt...
Julien était bien rôdé au système des commandes ; c’est d’ailleurs lui qui les passait. Robert l’accompagnait dans les rayons, ils décidaient ensemble des quantités. Une fois l’appareil rempli ils passaient au bureau. Julien connectait l’engin à l’ordinateur et tapait sur le clavier les codes d’entrée de leur magasin. Il tenta d’initier Robert à la manipulation, mais celui-ci refusait systématiquement.
– Écoute fils, j’y comprends rien à ce bazar, toi t’es jeune et né avec, c’est pourquoi je préfère que tu t’en occupes.
– Et, si un jour je suis malade, ou si, je sais pas... tu me donnes des vacances par exemple, dit le jeune homme en riant.
– Très fort, monsieur Juju ! Robert souriait. Joli message subliminal, pourtant il faudra attendre quelques mois pour les vacances en question. En attendant, je te nomme informaticien maison.
– Ah ? ben, merci pour l’avancement, alors, plaisanta le garçon.
Rose fit son entrée dans le bureau.
– Eh bien, il y a de l’ambiance ici, pendant que le personnel travaille, lui !
– Ah, madame Noguès, c’est ni le jour, ni l’heure pour les revendications. Nous verrons ça ce soir, vers vingt heures au moment de l’anisette ! ah, ah, ah !
Comme ils étaient bien ensemble, comme ils s’aimaient ! Ça transpirait des pores de la peau de chacun d’entre eux.
Claire s’était mise en tête de faire accepter ce stage de conseiller de clientèle à Julien. Elle lui avait fait comprendre que s’il restait avec son beau-père ils devraient ne plus se voir. Elle avait même ajouté, en désespoir de cause : « – C’est à prendre ou à laisser. Je ne suis pas femme de marin.
– Enfin, Claire, je ne peux pas faire ça à Robert, ni à ma mère, d’ailleurs. Tu sais que s’ils ont agrandi le magasin, c’est uniquement pour moi ; tu le sais, ça ?
– Ça m’est égal ! tu as un choix à faire, c’est moi ou ton beau-père. Nos horaires n’ont rien de commun. On va passer notre vie à se croiser, c’est ça que tu veux ?
– Et pourquoi on ferait pas l’inverse, alors ? tu viendrais travailler au magasin, je suis sûr que Robert accepterait. En plus, il nous laisserait son appartement, c’est certain.
– Juju, je n’ai rien contre le commerce de distribution, mais je préfère l’utiliser en tant que cliente, tu vois ?
– Je vois surtout que tu es en train de me faire du chantage, Claire.
– Pas du tout ! si on veut vivre ensemble, la moindre des choses c’est qu’on se voie de temps en temps, non ? J’ai demandé à Papa, la proposition qu’il t’a faite tient toujours.
– J’ai besoin de réfléchir, tu peux le comprendre, Claire ?
– Bien sûr, je peux, mais pas trop longtemps ; je t’aime Julien, c’est avec toi que je veux faire ma vie.
– Moi aussi, répondit le garçon.
Cette nuit-là Julien eut du mal à trouver le sommeil ; il se réveilla plus d’une fois en sueur. Il décida d’écouter de la musique au casque assis sur le bord de son lit, puis il enleva les écouteurs d’un air rageur. « – Je ne peux pas faire ça à Robert, c’est pas possible. Ce serait trahir la confiance qu’il a mise en moi. D’un autre côté, je ne veux pas perdre Claire... je ne sais que faire. Le garçon se recoucha, tenta de se rendormir. Le sommeil ne vint pas. Il tournait et retournait dans son lit, finit par se lever et se dirigea vers la cuisine. Il ouvrit le frigo, en sortit un Coca, et regarda l’heure à la pendule murale. « – Trois heures du matin. Je suis à boire un Coca, à trois heures du matin ! Je vais être beau, demain…
Le comptable de Robert, lui conseilla de changer de statut. De commerçant indépendant, il devrait passer en S.a.r.l., plus adaptée à la nouvelle surface de vente. « – Il faut que vous soyez deux associés à cinquante pour cent chacun, ou l’un des deux majoritaire, à au moins cinquante et un pour cent. Toi, par exemple, Robert.
– Je peux prendre qui je veux, pour associé ?
– Tu prends qui tu veux, du moment qu’il a des fonds propres pour l’achat des parts qui constitueraient son apport à la société. Est-ce le cas ?
– Non, mais ce n’est pas un problème, c’est mon fils...
– Ton fils ? je ne savais pas que tu avais un fils, Robert !
– Ah, ah ! moi non plus Gilles, moi non plus...
Et Robert d’expliquer son mariage récent et ce fils qui lui était tombé du ciel, finalement.
– C’est formidable ! il travaille avec toi, alors ?
– Oui, Julien s’occupe de l’informatique et des commandes en général.
– Très bien, ça me paraît parfait. Je te prépare tous les documents, je passerai te les faire signer et te ponctionner d’un chèque pour le Greffe du Tribunal de Commerce et accessoirement d’un autre... pour moi.
– Gilles, je te laisse régler cette affaire et tu passes quand tu veux. Tu m’appelles le matin, je préviens Rose et tu dînes avec nous.
– Banco ! ça me va. Ah, au fait, il me faut un nom de société pour l’enregistrer.
– Tu mets S.A.R.L. Touret-Noguès.
– Touret ?
– C’est Julien...
***
– Allô Juju, c’est Claire. Tu sais quoi ? j’ai commandé deux repas Italiens au traiteur Il Capriccio, boulevard de Charonne, donc pas loin de l’appart’ de ton beau-père. Je passerai prendre les clés au magasin avant dix-neuf heures. C’est l’heure pour laquelle j’ai demandé la livraison, comme ça quand tu arrives tout est prêt. T’es content ?
– Super ! dis donc, on est en plein dans l’Italie, en ce moment... n’aurais-tu pas des envies de gondoles, par hasard ? plaisanta le jeune homme.
– Ce n’est pas impossible, mon Juju. Mais tu sais, les gondoles c’est à Venise, et Venise c’est pour les voyages de noces, si tu vois ce que je veux dire... hem !
– Je vois parfaitement, ma colombe. Pour ce soir on se contentera du deuxième étage de l’immeuble de Robert, si tu vois ce que je veux dire... hem ! hi hi !
Julien prévint ses parents qu’il ne rentrerait pas dîner.
– Robert, j’ai toujours les clés de ton appart’ sur moi, tu sais ?
– Oui, je sais, ben, tu les gardes, tu en as plus besoin que moi, fils.
– Merci, heu, à propos, il se pourrait que je ne rentre pas dormir non plus.Que vous ne vous fassiez pas de soucis.
– C’est bon fils, je me débrouille avec ta mère, t’inquiète ! bonne soirée Juju, et à demain.
– À demain, boss ! plaisanta Julien.
– À demain, esclave ! Robert envoya un faux coup de poing sur l’épaule du jeune homme, qui fit semblant de le lui rendre...
– Voilà, monsieur est servi !
– Oh, quelle jolie table, tu as fait fort, bébé !
– Rien de trop beau pour mon Juju, dit la jeune femme.
Julien se débarrassa de son blouson et vint s’asseoir sur le canapé où Claire le rejoignit. Elle avait pris soin de laisser un fond musical et de tamiser les lumières, oubliant le plafonnier au profit de deux lampes d’ambiance.
Elle se lova contre lui comme une chatte amoureuse. Il répondit à son appel et l’embrassa fougueusement.
– Juju, j’ai envie qu’on fasse l’amour avant de dîner...
– À vos ordres, Princesse !
– Restons sur le canapé, dit-elle, on aura la musique comme ça.
La jeune femme éteignit la lampe la plus proche d’eux et commença à se déshabiller. Julien la regardait, médusé. Une fois nue elle entreprit de dévêtir son amoureux en faisant le plus lentement possible. Celui-ci sentait son désir monter de plus en plus fort. Il la caressa longuement, la couvrant de baisers sur tout le corps. Elle gémissait en poussant de petits cris. Le jeune homme la pénétra, lui pétrissant les seins. Claire haletait tenant la tête du garçon entre ses mains, lui ébouriffant les cheveux. Leur étreinte dura plus d’une demi-heure. Ils restèrent collés l’un contre l’autre, épuisés.
– Juju, tu vas me rendre folle. Je vais devenir maboule, t’as compris, brigand ?
– Puissions-nous devenir fous ensemble, alors, dit-il, amoureux.
– Tu as soif, mon amour ?
– Oh, que oui, qu’est-ce que tu me proposes ?
– Heu... un Coca ou... un Coca ! dit-elle en riant.
– Bon, dans ce cas, je choisis... heu, voyons... un Coca !
– Julien, t’as parlé à ton beau-père ?
***
Chacun de son côté, les deux hommes se rendaient bien compte que cette situation n’était pas tout à fait normale. Plus exactement, qu’elle était en dehors de la norme. Que d’émotions refoulées, que de sentiments étouffés, que de non-dits, que de pudeurs inutiles, au nom de cette sacrée norme ! L’amour crée des ambiguïtés, il peut être parfois difficile de faire la part des choses. Les pères et leurs fils sont souvent prisonniers de leur tendresse silencieuse. Le sociologue Michel Fize, explique que notre société est faite de milliers de codes, qu’il ne faut surtout pas transgresser. La pudeur des sentiments fait partie de ceux-ci. Dès son tout jeune âge le garçon est en admiration devant son père.
Le premier conflit qui peut naître est celui pour la possession de la mère, la jalousie ressentie de voir celle-ci amoureuse du père ou d’un autre homme. Julien avait dépassé le stade de l’adolescent jaloux pour la possession de la mère. De plus, il la voyait heureuse et ça le contentait également ; par contre il restait bloqué quant aux sentiments qu’il éprouvait pour son beau-père. Il aurait voulu lui dire qu’il l’aimait ; seulement un homme ne dit pas ça à un autre homme... jamais ! Il est de ces codes qui, bien que puérils, semblent immuables. Robert, lui, restait également dans l’expectative quant à son engouement vis-à-vis du jeune homme. Son ami Alain, le médecin, avait eu beau le rassurer avec des arguments qui semblaient tenir la route, il restait inquiet.
En revanche ce qu’il comprenait, c’est qu’il était en train de déverser le trop plein d’amour que contenait son cœur en partie sur Rose, et en grande partie sur Julien. Un peu comme s’il devait très rapidement rattraper toutes ces années de paternité manquée. Julien admirait cet homme, il se sentait protégé, conseillé, aimé ; tout ce qu’il avait recherché pendant des années. Il l’avait adopté comme étant son père. Il ne voulait pas le contrarier, le décevoir; et pourtant désormais il se trouvait devant un dilemme cornélien. Il ne voulait pas perdre Claire dont il était fou amoureux et qui l’incitait à la rejoindre en lui demandant de quitter son beau-père. Mais, il ne voulait pas non plus perdre Robert, son ami, son père, plus que son patron.
***
– S.a.r.l. Touret-Noguès ? Pourquoi t’as fait ça, Robert ?
– Comment, pourquoi j’ai fait ça ? Julien, on est associés dans la vie privée, si j’avais pu j’aurais mis Noguès, père et fils. Comme tu ne portes pas mon nom, j’ai préféré réunir les deux et puis je trouve que ça sonne bien en plus, non ?
– C’est moi qui suis sonné, oui ! je ne m’y attendais pas, je ne sais pas quoi dire.
– Et ben, tu sais quoi, tu ne dis rien et tu laisses faire le bonhomme, d’accord fils ?
– Heu, ben... oui, d’accord, merci Robert.
– Non, ne me remercie surtout pas, Julien. C’est moi qui te remercie d’exister et d’être à mes côtés, comme mon fils que tu es devenu. Tu sais, c’est strictement égoïste ce que je fais, Juju, égoïste, sans plus. Le garçon s’avança vers l’homme et l’embrassa avec force.
– Tu es bon Robert. Tu es un homme bien et... je t’aime pour ça, entre autres. Robert ne put répondre, sa gorge était nouée.
Julien pensait : « Comment puis-je dire à cet homme que je vais le quitter pour vivre un autre amour, ailleurs ? Comment le prendra-t-il ? Et pourtant, il va falloir que ça se fasse. Je suis pris entre deux feux aussi vifs l’un que l’autre. Aurai-je le courage ? Il pensa un instant en parler à sa mère, qui lui servirait d’intermédiaire auprès de Robert, puis se ravisa : « Je dois lui en parler moi-même, je suis un homme, pas un lâche !
De nouveau, Claire revint à la charge.
– Juju, tu as parlé à Robert ou non ?
– Je vais lui parler, Claire, sois patiente ; c’est pas le moment, on est en plein redémarrage du magasin, et d’autre part il m’a associé à lui dans la S.a.r.l. qui vient d’être créée.
– Et alors ? Je ne vois pas le rapport ! Tu peux très bien être actionnaire dans une société et ne pas y travailler, ça n’a rien à voir...
– Tu ne comprends pas, Claire, il a payé mes parts, je n’ai pas sorti un centime, il m’en fait cadeau.
– Bon, Julien, tu veux fonder une famille ? avoir des enfants ? une femme qui t’aime ? C’est ici que ça se passe, pas chez ton beau-père !
– Je lui parlerai, Claire, il faut que je trouve le bon argument et le moment opportun.
– Le moment opportun, c’est maintenant, Julien et le bon argument... c’est moi ! Il faut te décider mon amour, je t’aime plus que tout, je veux qu’on vive ensemble une belle histoire, qu’on ait des enfants, que l’on construise une maison, qu’on parte en vacances, tout ça toi et moi, tu comprends, Juju ?
– Non seulement je comprends, mais c’est aussi ce que je souhaite de tout cœur.
– Parle à ton beau-père. Papa m’a confirmé que ton poste était vacant et par ailleurs il aurait, m’a-t-il dit, un studio à nous proposer à la location venant d’un de ses clients. Ne tarde plus Julien, je t’aime !
– Laisse-moi trouver le bon moment. Je le ferai, c’est promis... Je t’aime aussi.
Les nouveaux employés de la supérette étaient désormais suffisamment formés pour qu’on les laissât autonomes. Julien et Robert veillaient à ce que tout se passe bien dans la meilleure ambiance possible. Rose, tout en gardant une des deux caisses, formait la jeune Bérénice qui, finalement, ne se débrouillait pas si mal. Il lui manquait encore un peu de convivialité envers cette clientèle de quartier, et Rose l’éduquait surtout sur ce point. Stéphane, le magasinier livreur, quant à lui ne posait pas de problème particulier. En début de semaine suivant l’inauguration, Rose reçut un appel téléphonique, l’informant que sa mère était rentrée en clinique à Guéret, pour une occlusion intestinale ; c’est l’hôpital qui avait appelé sur les indications de Ludovic. Elle devait être opérée rapidement. Rose annonça à Robert qu’elle souhaitait se rendre à son chevet. « – J’ai un train par Montparnasse à six heures quarante qui me fait arriver sur place vers dix heures et demie. De là, un taxi pour la clinique, à onze heures maximum j’y suis.
– Je te conduirai à la gare. Toi, Juju, tu t’occuperas de l’ouverture et de la mise en place des employés ; reçois les livraisons en attendant mon retour.
– Pas de problème, Patron, je m’en occupe.
– Pour demain soir, vous vous débrouillez tous les deux, les hommes ?
– Oui, ma Rosy, t’inquiète pas, on n’est pas des bébés.
– T’inquiète, m’man...
Julien voyait dans l’absence de sa mère l’opportunité de parler à Robert quand ils seraient tous les deux à la maison.
Les deux hommes rentrèrent ensemble à l’appartement après avoir vérifié les caisses. Le chiffre d’affaires journalier prenait un peu plus d’ampleur chaque jour. Ils étaient plutôt contents de la tournure des événements, depuis que le magasin avait pratiquement doublé de surface. À la coupure de la mi-journée, ils avaient déjeuné au restaurant et en avaient profité pour tirer des plans sur la comète concernant quelques modifications qui leur semblaient nécessaires pour améliorer le look de la nouvelle surface de vente. Robert remarqua que Julien n’était pas aussi enthousiaste qu’à l’habitude ; il s’en inquiéta auprès du jeune homme.
– Ça va pas, Juju, t’es fatigué ?
– Juste un petit coup de barre, c’est rien.
– Mon fils, tu te donnes trop à l’amour, dit-il en riant. Mais je te comprends ; moi-même à ton âge, je faisais beaucoup d’heures supplémentaires, ah, ah, ah !
Julien sourit à la réflexion de son beau-père, mais en réalité il était inquiet de savoir de quelle manière il allait annoncer à Robert qu’il le quittait, puisqu’il avait décidé d’en parler le soir même à l’appartement, profitant de l’absence de sa mère. Quand l’heure fatidique arriva, Julien traîna plus longtemps que d’habitude dans sa chambre avant de rejoindre la salle à manger. Robert l’attendait devant un verre d’anisette, dans lequel il faisait tourner les glaçons.
– Ah Juju, regarde, ta Maman est une sainte femme, elle nous a préparé un plateau froid que je viens de sortir du frigo ; elle a pensé à tout. Tu veux une anisette ?
– Je veux bien. Un p’tit verre. Ça sent bon, dis donc ! on se croirait à Constantine.
– Oui, ça sent bon le pays surtout, tu as raison.
Robert était ravi que Julien accepte sa demande. Un peu comme s’il allait l’initier à un rite ancestral il prit un verre, y versa le liquide anisé, puis l’eau et enfin les glaçons.
– On met les glaçons en dernier, car sinon ils cristallisent l’anis, mon père me l’avait appris. Goûte-moi ça, sens-moi ça ; ça sent l’Algérie, ça sent Constantine, tu te souviens ?
– Comment pourrais-je oublier ce fabuleux pays ? dit le jeune homme avant de tremper ses lèvres dans le verre. C’est délicieux. Un peu comme le voyage que nous avons fait.
– On y retournera, je t’en fais la promesse... tiens, sers-toi, y a la kémia préparée par Rosy, notre fée.
– Ça veut dire quoi, kémia, au fait ?
– En arabe ça signifie petite dose, c’est des petits tas de petites choses, ah, ah, ah !
– J’aime bien l’anisette, Robert, tu sais ?
– Houlà ! t’as déjà fini ton verre, Juju ? Je t’en ressers un, mais mollo, demain on bosse !
– Oui, mollo-mollo, d’accord.
Julien pensait que l’alcool lui donnerait le courage de parler à cet homme assis face à lui et visiblement heureux de ce tête-à-tête. Il se servit du vin tout en dégustant le repas froid que Rose leur avait préparé. Il s’en resservit sans que Robert n’y prenne garde. Ils étaient heureux tous les deux. L’homme raconta son enfance avec ses parents et cette complicité qu’il avait avec son propre père qui le conduisait au cinéma le jeudi, en laissant l’épicerie à sa femme. Celle-ci appréciait la bonne entente de ses deux amours.
– Mon père était un brave homme que j’ai vénéré. Je me sentais fort à ses côtés.
– Tu sais, Robert, la chance que tu as eu ? tu vois la pièce au bout du couloir ? Quand j’étais gamin, j’avais peur tout seul dans cette chambre, et plus d’une fois j’ai rejoint Maman dans son lit. Elle me serrait contre elle, me câlinait, je m’endormais dans ses bras. Le dimanche matin on faisait la grasse matinée ensemble. Elle me racontait des histoires, nous étions heureux, je crois. Pourtant il m’a toujours manqué quelque chose, quelqu’un plus exactement.
À l’école, mes copains racontaient les fabuleuses bagarres avec leurs pères dans le lit du dimanche matin, alors que leur mère préparait le petit-déjeuner. En les écoutant je m’inventais un Papa rien qu’à moi, qui n’était pas souvent là, car en voyage de par son métier.
Quand on me demandait ce qu’il faisait, j’imaginais une sorte d’aventurier, genre Indiana Jones et je voyais mes copains écarquiller les yeux, me disant que j’avais de la chance. En fait, cette chance, je ne l’avais pas. J’aurais aimé, tout comme eux, pouvoir monter sur le dos de mon père, qui m’aurait servi de cheval, me prendre pour Zorro ou Lucky Luke. Maman faisait de son mieux pour combler ces manques, cependant elle ne pouvait tout contrôler. Mon grand-père a tenu ce rôle quelque temps quand, avec ma grand-mère, ils sont venus habiter avec nous ; mais... ce n’était pas mon père.
Julien se rendait compte, au fur et à mesure que la soirée avançait, qu’il déviait complètement du discours initialement prévu à l’attention de Robert. Celui-ci l’écoutait, comme fasciné par ce jeune homme qui soulignait dans ses confidences ce dont il avait rêvé lui-même, dans le rôle du père. Ainsi, plus d’une fois, il se voyait reproduire cette complicité qu’il avait toujours eue avec le sien. En écoutant Julien, il lui revenait en mémoire les bagarres d’oreillers du dimanche matin avec son père, alors que l’épicerie n’ouvrait qu’à partir du lundi.
– Tu as compris, Juju, pourquoi on a comblé des vides, toi et moi ? Tu me posais la question de cette attirance quasi-sexuelle, - c’est toi qui l’as dit - je parlerai plutôt d’attirance fusionnelle, le père a trouvé son fils et celui-ci son père. Si la reconnaissance fut explosive, c’est le moins qu’on puisse dire, il faut croire qu’elle était nécessaire, qu’en penses-tu ?
– Je pense que tu as raison. Nous avons, toi et moi, du temps à rattraper, deux décennies au moins. Il va falloir condenser...
– Julien, il est bien évident qu’on a raté un tas de choses ensemble, c’est vrai. On ne se fera pas de bagarres de polochon, dans le même lit tous les deux. Tu ne monteras pas non plus sur mon dos et je ne te servirai pas de cheval ; pourtant, nous avons la chance inouïe de nous être rencontrés et je suis certain que nous avons beaucoup de belles choses à vivre ensemble. Et puis tu deviendras père à ton tour et moi grand-père ; et les loupiots, on va les gaver de tendresse. Fils, tu sais quoi, il est onze heures, on devrait être au lit depuis longtemps, demain le devoir nous attend et... nos clients aussi, ah, ah, ah !
– Oui, tu as raison. En plus j’ai picolé plus que de raison. Bon, j’y vais, allez bonne nuit, p’pa, à demain.
Le cœur de Robert fit un bond dans sa poitrine. Il a dit “ bonne nuit p’pa ”, j’ai bien entendu, il l’a dit ! L’homme réagit en une fraction de seconde comme si ce “ bonne nuit p’pa ” était naturel.
– Bonne nuit fils, à demain.
En se glissant dans les draps, Robert se demanda ce qui pourrait bien lui arriver de meilleur que cette phrase prononcée par Julien, peut-être légèrement sous l’influence de l’alcool, mais venue du cœur de toute façon.
***
– Allô, Robert ? C’est moi. Bon, l’opération s’est bien passée ; cependant Maman doit rester quelques jours en observation et surtout au repos complet. Par contre je m’inquiète un peu pour Papa. Tu sais, il n’a jamais rien su faire à la maison ; il sera perdu sans elle. Je me demandais si tu serais d’accord que je reste avec lui quelques jours pour lui préparer à manger, pour m’occuper de son linge et de son repassage, autant de choses qui lui sont étrangères.
– Pas de problèmes, ma Rosy. On se débrouille bien avec Juju, tant pour le magasin que pour le reste. Occupe-toi de ton Papa et téléphone-moi quand tu peux. Tu me manques.
– Toi aussi tu me manques, mon amour. Ce ne sera pas long, trois ou quatre jours au plus. Comment va Juju ?
– Il pète le feu ! dit Robert en riant. Très efficace au magasin. Ce sera un bon gérant.
Robert raccrocha le téléphone au moment où Julien entrait dans le bureau, avec son inséparable appareil à prendre les commandes.
– Ah, Juju, ta maman vient d’appeler. Tout va bien pour ta grand-mère, par contre elle doit rester hospitalisée quelques jours. Rose restera pour s’occuper de ton grand-père et l’accompagner dans les visites à l’hôpital... et au fait, elle t’embrasse.
– Merci ; on essaiera de se débrouiller sans elle. Excuse-moi mais il me faut la place, j’ai une commande à passer avant dix-sept heures et il est moins le quart.
– Je te laisse le bureau, fils ; tu t’es occupé de la promo de la semaine prochaine, au fait ?
– C’est dans la tuyauterie depuis ce matin, monsieur le Directeur, plaisanta le jeune homme.
– Bien monsieur l’informaticien, excusez-moi de vous demander pardon, ah, ah, ah ! Une fois encore le téléphone retentit. Robert décrocha de nouveau.
– Ménilshop à votre service ? ah, c’est toi Claire ? oui, il est à côté de moi. Non, je ne pense pas qu’il puisse te parler — Julien fit signe que non — car il est sur une opération délicate, là. Je lui dis qu’il te rappelle dès qu’il a terminé. Je t’embrasse ma belle !
Ce lundi midi, Claire avait donné rendez-vous à Julien à L’Olympe, un bar situé rue Botzaris, dans le quartier des Buttes-Chaumont. Comme le garçon s’étonnait de cet endroit en particulier, elle lui dit :
– C’est une surprise, mon minou !
Il avait pris le métro et était descendu station Botzaris ainsi que Claire lui avait indiqué.
– Tu es à deux cents mètres de l’Olympe, tu ne changes pas de trottoir.
Il l’aperçut au travers des vitres de la terrasse. Elle lui fit signe de la main.
– Mon Juju, tu n’es pas en retard, c’est super. Un bisou ?
– Tu es belle comme un cœur, aujourd’hui ! C’est quoi ta surprise, alors ?
Claire ouvrit son sac à main et en sortit un trousseau de trois clés.
– Ça, c’est celle de l’entrée de l’immeuble, celle-ci la clé de la cave et celle-là, c’est... la porte de notre studio !
Julien resta bouche ouverte, ne sachant que dire.
– Alors, tu es content, mon minou ?
– Ben, c’est-à-dire, je... enfin, pourquoi maintenant ?
– Papa a eu l’opportunité de le prendre de suite, il n’a pas hésité. Tu vois comme il pense à nous, mon amour ? Regarde l’immeuble en face, c’est là. Au quatrième étage avec une belle terrasse, vue sur les Buttes. Qu’est-ce t’en dis ?
– J’en dis que c’est super, sauf que je n’ai pas encore démissionné du magasin ; de plus je vais avoir un préavis à effectuer, ce qui est tout à fait normal.
– Tu as prévenu Robert ?
– Non, Maman est absente pour l’opération de ma grand-mère, je n’ai pas voulu en rajouter, tu comprends ?
– Bon, écoute Juju, ça ne fait rien, on a le studio ; ça me laissera le temps de l’aménager comme je veux et à toi d’effectuer ton préavis. De combien de jours d’ailleurs ?
– Un mois, je pense, je vais voir avec Robert.
– C’est parfait. Attention... pas plus, hein mon minou ?
Le garçon était abasourdi, et ne voyait pas comment il allait se sortir de cette situation, surtout vis-à-vis de son beau-père. Il pensa proposer à Claire d’habiter ce studio avec elle tout en gardant son emploi au magasin. Il se rendit rapidement compte que Claire n’accepterait pas vu que leurs horaires restaient incompatibles. Julien eut une pensée émue pour Robert ; pourtant il devait faire sa vie, après tout. Et sa vie, elle était ici avec Claire, pas avec lui.
– Je suppose que c’est une plaisanterie, Julien ?
– Non, Robert, pas une plaisanterie. Je compte faire ma vie avec Claire et dans ces conditions, ce n’est pas possible.
– Conditions ? quelles conditions ?
– Nos jours et nos horaires ne correspondent pas. On ne fait que se croiser. Son père nous a trouvé un studio près de l’agence où il compte me prendre en stage.
– Un stage ? un stage de quoi, de gratte-papier ?
– Conseiller de clientèle, c’est relativement bien payé et les horaires sont plus cool que dans l’épicerie.
– Vous devrez régler un loyer, alors que je vous laisse mon appartement gratuitement à deux pas du magasin. Tu n’as qu’à dire à Claire qu’elle vienne travailler avec nous !
– Je lui ai proposé, ça ne l’intéresse pas...
– J’espère que tu te rends compte de ce que tu es en train de me faire, Julien ?
– Robert, j’en suis conscient, tu sais. Je ferai un mois de préavis pour t’initier au passage des commandes, il faudra aussi rectifier cette histoire de parts sociales que tu m’as att...
– Je me fous de tes parts sociales, de l’informatique et de ton préavis, hurla Robert. Je n’en ai rien à foutre, Julien ! Ce que je n’admets pas c’est... que tu me laisses tomber !
Robert tremblait, sa voix était cassée. Effondré, il regardait Julien avec des yeux exorbités, puis se laissa choir sur une chaise.
– Je te laisse pas tomber, Robert. On continuera à se voir quand on trouvera un jour de libre en commun. On se verra comme un fils qui se marie et qui vient voir ses parents avec sa femme et ses bambins. On est toujours une famille, non ?
– Quand je vais dire ça à ta mère... tu as pensé à elle, dans l’histoire ?
– J’ai l’âge de faire ma vie en dehors du nid familial, je suis sûr qu’elle le comprendra.
– Tu n’as pas le droit de me faire ça, Julien !
– Ne le prends pas comme ça, Robert. On a vécu de bons moments ensemble et ça, je ne l’oublierai jamais, crois-moi.
– Six mois, seulement six mois qu’on vit et travaille ensemble. C’est pas la durée normale de vie entre un père et un fils ; car tu es mon fils, n’est-ce pas Julien ?
– Je te l’ai prouvé plus d’une fois, Robert. Oui, je suis ton fils et tu es devenu mon père ! Je vais faire ma vie, me marier et sans doute avoir des enfants. Tes petits-enfants...
– C’est trop court, six mois, trop court. Robert semblait anéanti.
***
Julien était allé faire la remise en banque de la recette du week-end. Rose appela une nouvelle fois au magasin. Robert décrocha le combiné et dit d’une voix morne : « – Menilshop, à votre service...
– Robert, c’est moi, c’est Rose, je vais pouvoir rentrer demain ; j’ai un train qui arrivera à Paris à quatorze heures, donc pendant la coupure du magasin. Tu pourras venir me chercher ?
– Oui, bien sûr.
– Ça ne t’ennuie pas, au moins ?
– Non, non...
– Qu’est-ce que tu as, Robert ?
– Rien, ma Rosy, j’ai rien. Je serai à la gare un peu avant quatorze heures.
– Robert, je te connais depuis des années, bien avant d’être ta femme. Je sais que quelque chose ne va pas.
–...
– Allô, Robert ?
– Julien me quitte.
– Comment ça ?
– Il va travailler dans une banque avec son futur beau-père, tu sais, Lambert, le père de Claire. Il leur a pris un studio et ils vont vivre ensemble.
– Mais... là, il est encore avec toi ?
– Oui, il est parti faire le dépôt à la banque... la nôtre.
– Je... je ne sais pas quoi te dire, mon chéri.
– Il n’y a rien à dire, Rose, c’est ainsi. Il faut que les enfants quittent les parents. La vie te reprend d’une main ce qu’elle t’avait donné de l’autre. Il tient à faire son préavis pour m’expliquer le système des commandes auquel je ne comprends rien, tu le sais. Je l’aurais donc encore un mois à mes côtés, et après...
– Après, il viendra nous voir, mon chéri, ne t’en fais pas. Je sais que tu as plus que de l’affection pour lui et il en est de même de sa part, il n’y a pas rupture.
– C’est pas de l’affection que j’ai pour Julien ; c’est l’amour d’un père pour son fils. On va pas se voir souvent car, comme il me l’a fait remarquer, nos jours et horaires ne sont pas les mêmes. Voilà, ma Rosy, triste nouvelle en ce qui me concerne. Ne t’inquiète pas, je serai à la gare demain, à quatorze heures...
Julien avait prévenu Robert qu’il ne rentrerait pas dîner.
– Avec Claire, on va se faire un Mac Do, après le cinéma.
– Passe une bonne soirée, fils, on se voit demain matin au magasin. À quatorze heures, j’irai chercher Rose.
– Tu vas être tout seul, ce soir, ça ne t’ennuie pas ?
– Ne t’inquiète pas pour moi. D’ailleurs j’avais l’intention d’aller voir mon copain Antoine, ça tombe bien.
– Bonne soirée, alors.
– Merci, mon grand, n’oublie pas tes clés, je ne sais pas si je serai rentré avant toi.
– Je les ai sur moi. Allez, à demain Robert.
– À demain, fils...
Julien sorti, Robert décrocha le téléphone et composa le numéro d’Antoine Cesarini, son compatriote Constantinois.
– Allô, Tony, c’est Robert.
– Mon Noguès ! j’ai cru qu’on était fâchés.
Comme à son habitude, Robert avait porté un carton de provisions à son ami. Il y avait ajouté une bouteille de Casanis.
– J’ai porté la recharge car, si je me souviens bien, on a séché la tienne la dernière fois ! Quoi ? moi, fâché ? avec toi ? tu plaisantes, j’espère, Tony?
– Ben, j’me suis rendu compte que je t’avais dit une grosse connerie l’autre jour, et ça m’a rendu malade.
– Penses-tu ! c’est moi qui ai mal interprété, te casse pas la tête. Et puis, Julien me quitte, alors ; je serais pas resté pédé bien longtemps, tu vois, ah, ah, ah !
– Je vois surtout que tu m’en veux pas, mon Noguès, et ça me rassure. Tiens, j’ai mis les glaçons, sers-nous, va. Pourquoi il te quitte, le gamin ?
– Les fils quittent les pères. Les pères sont malheureux, pourtant les pères ne pleurent pas, car les pères et les fils sont des hommes. Alors un homme, ça ne peut pas pleurer.
– Ça, c’est du char, Bébert, un homme qu’a du chagrin, y chiale.
– Oui, mais il se cache ; c’est pas viril, tu comprends ?
– T’as du chagrin, mon Noguès ?
–... ça peut s’appeler comme ça, en effet.
– J’aime pas ça, Robert.
– Tu sais, l’autre soir, on était tous les deux et on a discuté un peu tard et puis surtout, on a pas mal picolé ensemble. Quand il est parti vers sa chambre, il m’a dit : Bonne nuit, p’pa ! Tu peux pas savoir le bonheur que j’ai eu d’entendre ça. Je l’aime, ce gamin et je crois qu’il m’aime aussi. Il m’a dit que j’étais devenu son père, c’est pas rien ça, non ?
– Ben, t’as raison, c’est pas rien ; te prends pas la tête, mon Noguès, y va rev’nir.
– Je ne crois pas. Il est amoureux d’une belle petite poupée. Claire, elle s’appelle.
– C’est elle qui te le vole, alors ?
– En quelque sorte, mais je ne peux pas lui en vouloir. C’est un garçon bien, intelligent, travailleur et il est beau comme un dieu ; je comprends qu’elle en soit amoureuse.
– Tu sais quoi, Bébert ? j’ai pensé tout le temps à notre conversation de l’autre fois et j’ai réfléchi à ce que tu m’avais dit. On peut aimer quelqu’un du même sexe sans forcément penser au cul, t’as raison.
– Sûr, que j’ai raison, je suis en train de le vivre. Enfin, j’étais ; regarde Antoine, je t’explique un truc : comment on se dit bonjour quand on se voit toi et moi ?
– Comment ça, je comprends pas...
– On se serre la main ?
– Heu, ben... non, on se fait la bise !
– Bon, t’es pédé, Antoine ?
– Ben, non...
– Pourquoi est-ce qu’on se fait la bise, comme tu dis ?
– Ben, parce qu’on s’aime bien
– Voilà, tu as tout dit. Sauf, qu’il y a dans cette réponse, un mot inutile. C’est le mot bien. Tu n’as pas dit : c’est parce qu’on s’aime. Tu as dit : on s’aime bien. Et tu vois Tony, ce mot, qu’il y soit ou pas, le résumé c’est que si on est heureux d’être ensemble et si on s’embrasse au lieu de se serrer la main, c’est parce qu’on s’aime, Antoine ! Et comme on est des hommes, alors on dit qu’on s’aime bien, c’est plus... enfin, c’est moins... tu comprends ?
– Oui, je comprends, mais, tu m’as donné soif, ressers-nous.
Le mois de préavis de Julien passa à grande vitesse, pour Robert et Rose. C’est elle qui, finalement, fut initiée au système informatique par son fils, Robert ayant décrété que ça ne l’intéressait pas et que de toute façon il n’y comprenait rien.
– Je n’ai jamais su me servir d’un minitel, alors, tu penses, un ordinateur ! bon ma Rosy, sois bonne élève, car ton prof ne va pas rester éternellement à ta disposition, ah, ah !
– Il y a le téléphone, Robert, crut bon d’ajouter Julien. Malgré tout, et à son corps défendant, le garçon se sentait coupable.
– Ah, oui, le téléphone... le téléphone, bien sûr, bien sûr.
– Mon chéri, ne lui complique pas la vie, dit Rose, tu vois bien que Juju est triste de partir.
– Et bien, il n’a qu’à rester ! pas plus difficile que ça...
Robert sentait bien qu’il était de mauvaise foi et surtout d’une humeur massacrante. Pourtant, la veille du départ de Julien, avec bienveillance, il était venu frapper à la porte de sa chambre. « – Tiens, Juju, le chèque de ton salaire et les congés payés qui vont avec. J’aurais préféré te les donner physiquement, mais, bon... ah, je vois que ta valise est prête.
– Merci Robert, oui c’est juste quelques affaires, je ne déménage pas tout. Je suppose que cette chambre restera la mienne ?
– La question ne se pose même pas, fils. Il attira Julien contre lui, puis l’embrassa sur les deux joues, la main sur la nuque du garçon.
– Je te souhaite bonne chance, mon fils ; et sache que si tu as besoin, ou si tu es dans l’ennui, quelle qu’en soit la cause, je suis là.
– Je sais, je n’en ai jamais douté, malgré la peine que je te fais, j’en suis sûr.
Robert ne répondit pas et sortit de la chambre en refermant la porte derrière lui. Julien jeta le chèque sur son lit et termina de remplir sa valise. Il avait la gorge nouée et une fois encore perdu entre deux sentiments. L’excitation de prendre sa liberté, en rejoignant Claire et le remords d’abandonner celui qui avait placé tellement d’espoir en lui.
Les jours qui suivirent le départ de Julien déstabilisèrent quelque peu l’organisation du magasin et surtout son ambiance. Rose faisait ce qu’elle pouvait pour que tout se passe bien. Robert, lui, était métamorphosé ; il avait perdu sa jovialité légendaire, devenait acariâtre et même légèrement irascible. Alors que le jeune Stéphane mettait des œufs en rayon, une boîte lui échappa des mains, dont le contenu se répandit sur le sol. Robert qui passait dans l’allée, juste à ce moment-là, rentra dans une colère noire. « – Tu ne peux pas faire attention, espèce d’abruti ! Toujours à regarder voler les mouches, alors évidemment, on fait que des conneries. Nettoie-moi ça et vite fait !
Rose intervint discrètement auprès de Robert : « – Il ne l’a pas fait exprès, je t’assure, tu as été trop dur avec lui ; en général il fait plutôt bien son travail. Tu as été injuste là, Robert.
L’homme se contenta d’un haussement d’épaules et rentra dans son bureau. Assis dans son fauteuil, il consultait sans vraiment y prêter attention les documents de préparation pour la prochaine campagne de promotion. Il lisait sans comprendre, revenant constamment en arrière, quand Rose le rejoignit.
Elle referma la porte, se plaça derrière lui et l’entoura de ses bras, l’embrassant dans le cou.
– Tu m’inquiètes mon chéri, je te sens fatigué, énervé, je ne t’ai jamais vu ainsi.
– C’est rien, ma Rosy, peut-être un peu de fatigue, tu as raison. Ça va aller, t’en fais pas.
– Je connais ton tourment, mon amour, c’est l’absence de Julien qui te rend comme ça. Mais, tu sais, il a l’âge de voler de ses propres ailes, et un peu plus tôt, un peu plus tard...
– Je sais, il aurait fini par partir de toute façon, c’est sûr ; je ne lui en veux pas, c’est surtout à moi que j’en veux. Je me suis fait mon cinéma tout seul, trouvant en Juju le fils dont j’ai rêvé toute ma vie, comme si on allait par miracle revivre toute sa jeunesse et la mienne. La rentrée des classes, les vacances à la mer, le catéchisme, les dimanches à la messe ensemble, les anniversaires, les jours de fête, les devoirs, les cahiers de classe, les soirs de Noël, etc, etc. En fait, on s’est connus trop tard. Enfin non, je veux dire… on s’est reconnus trop tard !
– Il te donnera de ses nouvelles.
– C’est fait, il m’a appelé ce matin..
Les deux jeunes gens prenaient leurs marques dans ce studio relativement spacieux, dont la baie vitrée donnait sur une terrasse, avec vue sur le Belvédère des Buttes Chaumont. Julien ne commencerait son stage à la banque, que le lundi suivant. Il profitait de l’absence momentanée de Claire pour installer ses affaires. Il avait récupéré un petit bureau qui venait de la réserve du magasin de Robert, offert et transporté par celui-ci. Il installa son ordinateur portable et sortit quelques bouquins et cd-rom d’un cartable d’écolier qui lui avait appartenu. C’est en vidant une trousse emplie de divers crayons et stylos, qu’il sentit le coupe-papier que son beau-père lui avait transmis comme un objet de famille, dans l’épicerie de Constantine. Ainsi que l’homme l’avait fait lui-même, il caressa l’objet, s’arrêtant sur les initiales en relief de celui qui aurait pu être son grand-père. Il eut une pensée pour Robert et laissa son esprit vagabonder. Cet homme avait bouleversé sa vie et celle de sa mère. Ils s’étaient connus alors que Julien allait encore en maternelle ; Rose et lui faisaient déjà leurs courses dans son magasin. Quand, un peu plus tard, le garçonnet s’y rendait seul avec à la main la liste que sa mère lui avait remise, c’est Robert qui s’occupait de le servir, et bien souvent il ajoutait une friandise dans le sac plastique. Julien était en admiration devant cet homme et très tôt il l’avait identifié comme un modèle de père. Sa timidité et son jeune âge l’avaient empêché de lui exprimer son intérêt. Ainsi, pendant des années, ces deux-là s’étaient croisés en se projetant l’un sur l’autre. Robert adorait ce gamin et il aurait tant aimé qu’il fût le sien. Julien, de son côté, l’idéalisait comme étant le père dont il rêvait, le soir en s’endormant. Il avait fallu ce forcing de Robert pour se faire reconnaître du jeune homme, pour l’obliger à dénuder ses sentiments auprès de lui. La séquence de l’escalier fut le déclencheur pour Julien. Aujourd’hui il en était à se dire que si cette pulsion de Robert avait été refoulée à cause des fameuses normes de la société, ils auraient continué à se comporter dans la vie comme ils l’avaient toujours fait, en simples relations de voisinage. Le garçon bénissait cet homme d’avoir osé l’improbable, d’avoir transgressé les règles. Ils se cherchaient réciproquement sur des voies parallèles ; Robert avait su tirer le bon aiguillage afin qu’elles se croisent. Les différentes révoltes et réticences de Julien n’étaient dues, en fait, qu’à la peur de l’inconnu, ainsi qu’à ces fameux codes qu’on lui avait inculqués depuis sa plus tendre enfance : Un homme ne pleure jamais, ne dit pas je t’aime à un autre homme, n’en accepte pas la tendresse, ça ne se fait pas. Il embrasse ses semblables sans effusions et reste sobre. Il est un homme... avant tout.
À part Jean-Claude Lambert, le directeur, l’agence bancaire comptait une hôtesse de caisse, sa fille Claire, un conseiller clientèle professionnelle et un sous-directeur. C’est lui qui prit Julien en charge.
– Bonjour, je m’appelle Bertrand Chaumette et Monsieur Lambert m’a demandé de vous former au poste de conseiller commercial, clientèle privée. Rôle que j’assume à présent, en plus de mes prérogatives.
– Je suis enchanté, Monsieur Chaumette, je m’appelle Julien Touret, j’ai dix-neuf ans et un simple bac général, avec mention.
– Nous allons nous installer dans cette pièce, ce sera votre bureau.
Bertrand Chaumette n’ignorait pas les liens qui unissaient Julien et la fille du directeur de l’agence. Il assurait cette formation interne sans aucun enthousiasme. La première journée de Julien lui parut longue et fastidieuse. Il était mal à l’aise et sentait bien que ce Chaumette n’avait nulle envie de l’éduquer. Il fit pourtant de son mieux pour assimiler les éléments que l’homme lui transmettait avec parcimonie et très rapidement, comme s’il voulait se débarrasser d’une corvée. À la coupure de midi, il rejoignit Claire, dans un snack proche de l’agence. Ils ne s’étaient pas vus de la matinée, la jeune femme étant restée prisonnière de son comptoir, y compris pendant la pause-café.
– Alors mon Juju, comment ça s’est passé avec Bertrand ?
– Heu... bien, mais pour tout te dire je ne comprends pas trop ce que je fais.
– C’est normal, ne t’inquiète pas, ça va venir. Sinon, comment tu sens la chose ?
– En fait, je ne sais pas trop quoi te dire. C’est tellement différent de ce que je faisais avec Robert. Et puis, moi qui ai l’habitude de bouger, là... derrière un bureau ! Bon, comme tu dis, ça va venir ; qu’est-ce que tu as commandé ?
– Une salade composée et un yaourt aux fruits. Je laisse tomber la pâtisserie, il me semble que j’ai un peu grossi.
– Moi je vais prendre une pizza tomate mozzarella et après je verrais. Un coca aussi et...
La sonnerie de son portable l’interrompit
- Allô, Robert ? oui, ça va, merci. Comment ? oui, bien sûr, tu notes ? Alors, tu dis à Maman qu’elle tape sur le clavier WH133, c’est notre code d’entrée pour les promotions. Elle a le temps, c’est demain mardi avant seize heures. De rien, oui, ça va, ça va. Moi aussi je t’embrasse, à bientôt.
– Je vois qu’on ne peut pas se passer de toi, mon Juju, dit Claire. Enfin, surtout Robert, apparemment... ironisa-t-elle, en souriant.
Rose et sa voisine, l’ex-nounou de Julien, avaient décidé d’aller faire les boutiques, pratiquement toutes ouvertes le lundi, sur les Grands Boulevards. Robert était resté seul à l’appartement. Devant un plateau repas, il regardait une chaîne sport à la télévision ; un match de foot en différé venait de commencer. Aficionado du ballon rond, il se régalait habituellement de ces retransmissions. Mais, cette fois-ci ses pensées étaient ailleurs. Il savait que Julien avait commencé son apprentissage le matin même et était inquiet pour le jeune homme : est-il à l’aise ? est-il vraiment fait pour ça ? avec qui travaille-t-il ? comment s’est passée cette matinée ? Il mourrait d’envie de l’appeler, sans avoir l’air de jouer les Papa poule. Alors qu’il avait sous les yeux la plaquette que Julien avait tapée à l’ordinateur et qui listait les différents codes d’entrée sur le serveur de la centrale d’achats, il trouva ce subterfuge pour appeler le garçon, prétextant qu’il avait égaré le document. Il fut, malgré tout, rassuré d’entendre Julien. Il reconnut à la voix que tout allait bien. Robert se faisait réellement du souci, comme un père envers sa progéniture. Le jeune homme avait quitté l’appartement le samedi matin pour profiter du week-end complet avec Claire. On était lundi et il semblait que Julien soit parti depuis trois semaines, le temps lui semblait long et il ne pouvait ôter le visage du garçon de ses pensées. Une fois encore, le tabou de l’interdit resurgit dans sa tête ; comment comprendre cette situation pour le moins étrange ? Ce trop-plein d’amour reversé en condensé sur ce garçon à cause de cette frustration qui avait duré des années, de ne pouvoir procréer, se prolonger, transmettre, passer le relais. Il pensait avoir résolu tout cela avec Julien, qui, de son côté, était receveur, demandeur aussi. Tout ceci était-il vraiment normal ? Ainsi, ces deux hommes s’étaient trouvés, avaient fusionné, réglant en partie leurs manques réciproques. Et voici que tout venait de s’effacer ? comme ça, pfutt ! sans que rien ne le laisse prévoir à très court terme ? Robert ne pouvait l’admettre. Il avait l’impression d’avoir reçu un immeuble sur la tête. L’agrandissement du magasin avait été programmé uniquement pour Julien. Il comptait bel et bien le former de façon à ce qu’il prenne sa suite ; d’autant qu’il sentait que le garçon était à son aise dans ce métier. Il pensait qu’il avait frappé juste avec lui, autant sur le plan professionnel, que sur le plan personnel.
Trois semaines s’écoulèrent sans que les Noguès ne voient Julien. Il y avait eu plusieurs communications téléphoniques entre eux ; Robert trouvait toujours un bon prétexte concernant le magasin. Il se sentait de plus en plus mal à l’aise sans la présence du jeune homme. Rose faisait tout ce qu’elle pouvait pour compenser ce manque, ce dont il lui savait gré, d’ailleurs. Amoureux de sa femme, sans conteste, Robert appréciait les efforts qu’elle faisait pour lui rendre la vie agréable. Pourtant il n’avait qu’une obsession en tête : Julien, Julien et encore Julien ! Il avait essayé de savoir par téléphone si cet emploi convenait au garçon, mais celui-ci restait dans le vague et ne donnait aucune précision. Puis un jour qu’il était au bureau, à se débattre avec les différents fax et mails, lui vint une idée. Il se tourna vers Rose, qui attendait qu’il lui remette les documents.
– Tu sais quoi, ma Rosy ? on devrait inviter les Lambert, avec les enfants, afin de les remercier de ce qu’ils font pour Julien. On ferait ça dimanche, tu resterais à la maison, je ferais la fermeture de midi et le tour serait joué ; non ?
Ce qui fut dit, fut fait. Rose lança l’invitation pour le dimanche suivant par l’intermédiaire de Julien qui en informa les Lambert, un soir qu’il dînait chez eux avec Claire.
– C’est une excellente idée, dit Jean-Claude, nous n’avons pas revu tes parents depuis cette fameuse fête de village, tu leur dis que c’est d’accord.
C’est Julien qui rappela pour confirmer l’acceptation des parents de la jeune fille. Robert était tout heureux ; il reprit le moral et afficha de nouveau son légendaire sourire. Il avait trouvé le moyen de voir Julien. Les jours qui précédèrent l’invitation, il fut euphorique, content d’avoir eu cette idée. Fier de lui, en somme... Rose le vit transfiguré, elle en était ravie. Elle savait pourquoi.
***
Les journées semblaient de plus en plus longues à Julien, qui ne trouvait aucun intérêt à ce qu’il faisait. Bertrand Chaumette le laissait souvent seul, bardé de bouquins et documents internes de toutes sortes. Le garçon essayait malgré tout de s’impliquer ; Jean-Claude Lambert passait le voir de temps en temps. « – Alors, Julien, le métier rentre ?
– Heu, on ne peut pas dire ça. Mais, j’essaie de m’y employer, Monsieur Lambert.
– C’est bien, tu es entre de bonnes mains avec Bertrand, c’est un homme efficace.
Julien pensa : Efficace pour lui, sûrement, mais pour les autres...
Il attendait dix heures avec impatience pour retrouver Claire à la machine à café. Tous deux s’asseyaient sur un canapé prévu pour la pause détente.
– Ben, mon minou, tu en fais une tête ?
– Je crois que ce métier n’est pas pour moi.
– Tu viens à peine d’arriver, Julien, sois patient !
– Ce n’est pas une question de patience, je ne le sens pas, c’est tout. C’est pour toi que j’insiste, sinon j’aurais déjà renoncé. En plus, ce Chaumette est froid comme un esquimau Gervais.
Claire se mit à rire « – J’aime bien la comparaison. J’avoue que j’ai connu plus convivial comme collègue. Esquimau Gervais, hi hi ! Minou, j’y vais, y a du monde en caisse, on se voit à midi, ok ?
- Ok, je reprends un café et je retourne dans l’igloo.
Julien, resté seul, prit son temps pour déguster son expresso et se mit à penser à Robert. Il se voyait avec lui et sa mère au magasin, il voyait leur bonne entente, cette ambiance familiale, la jovialité de cet homme, sa chaleur, sa bonté envers Rose et lui-même qu’il considérait comme son fils à part entière. Les parties de rigolades, les tapes dans le dos, le chantier, le bowling, les vacances en Creuse, l’Algérie. Oui, l’Algérie ; il n’oublierait pas le visage bouleversé de Robert retrouvant ses racines. Comme ils étaient heureux, ensemble...
– Julien, si vous voulez bien, on reprend !
– Oui, monsieur Chaumette, j’arrive...
Claire et Julien furent les premiers arrivés à l’appartement ; ils avaient préféré venir en métro plutôt que par le véhicule paternel. Ils voulaient surtout pouvoir se bécoter sans œil indiscret dans le rétroviseur du pare-soleil, côté passager. Rose les accueillit, heureuse de voir le beau couple qu’ils formaient et surtout d’embrasser son fils qu’elle n’avait pas revu depuis son départ.
– Claire, tu es magnifique, ma belle ! on a raison de dire que l’amour transfigure.
– Je crois que vous en savez quelque chose, également.
– En effet, Robert a transformé ma vie, je le reconnais volontiers. Débarrassez-vous. Julien, tu n’as qu’à mettre vos affaires dans ta chambre, si tu veux. C’est Robert qui va être heureux de te... de vous voir, tous les deux.
Jean-Claude et Monique Lambert arrivèrent un quart d’heure plus tard.
– On a trouvé une place pile en face votre immeuble.
– Incroyable, ça n’arrive jamais, quelle chance ! entrez, entrez...
Rose proposa l’apéritif.
– Robert ne va pas tarder, il a dû fermer à cette heure-ci, qu’est-ce que je vous sers, madame Lambert ?
– Appelez- moi Monique, si vous êtes d’accord, je vous appellerai Rose, je pense que nous sommes amenées à nous revoir souvent, dit-elle en regardant les deux jeunes gens ; je prendrai un jus de fruits, merci.
– Et vous, monsieur Lambert ?
– Même chose pour le prénom, mais je préfère le whisky au jus de fruits, ah, ah !
– Claire ? et toi, Ju... ah, voilà mon mari.
Robert fit son entrée, tout sourire. Jean-Claude Lambert se leva.
– Restez assis, ne vous dérangez pas, comment allez-vous madame Lambert, et vous monsieur ? Ah, Claire, viens m’embrasser ma belle, tu es ravissante.
Il embrassa Rose dans le cou et fit le tour de la table. Il avait laissé sciemment Julien en dernier, comme s’il devait ajouter la cerise sur un gâteau. Il s’avança vers le jeune homme. Julien se leva. Ils s’étreignirent, avec de petites tapes dans le dos. Robert le serra un peu plus fort contre lui, avant de l’embrasser. De nouveau une onde de bonheur lui traversa le corps et la tête.
– Comment tu vas, mon fils ? T’as pas un peu grossi ? Il lui tapotait la hanche...
Julien, lui aussi, était heureux de retrouver ce contact physique avec son beau-père. Un sentiment de bien-être le parcourut. Le repas fut des plus conviviaux, la truculence de Robert y était pour beaucoup. Il avait renforcé son accent pied-noir et parlait sans cesse avec les mains. Il riait, il était heureux. Rose avait eu l’intelligence de le placer face à Julien, qu’il prenait à témoin pour chaque anecdote concernant leur voyage en Algérie. Le jeune homme avait, lui aussi, un large sourire. En écoutant parler son beau-père il retrouvait cette faconde, cette chaleur humaine, cette bonté qu’il lui connaissait. Puis la discussion bascula sur la fameuse soirée campagnarde du père Granier et là, chacun y alla de son anecdote, même Claire qui riait en racontant ses démêlés avec Bernard, le fils du paysan. Bref, l’ambiance était joyeuse. À la fin du repas, Robert suggéra de boire le champagne.
– Laissez-moi faire, dit-il, je m’en occupe; j’ai déniché un cru exceptionnel, je passe à la cuisine et je reviens de suite. En se levant, il interpella Julien :
– Fils, tu peux venir m’aider ? prends le seau à champagne au passage, s’il te plaît.
Le garçon le rejoignit, portant le récipient. Robert y plaça des glaçons et le remplit d’eau froide à moitié, puis il y plongea la bouteille sortie du frigo.
– J’aurais pu prendre le seau moi-même, mais je voulais qu’on soit un peu seuls, tous les deux. Dis-moi un peu, Juju, est-ce que tu te sens bien dans ce nouvel univers, sans boîtes de sardines ou de cassoulet et plein d’agios, ah, ah !
Julien sourit tristement à la plaisanterie. Il voulut répondre, malgré tout.
– Tout va bien, Robert, je te remercie.
– Bien, je ferais comme si je t’avais cru, mais j’ai un sérieux doute, fils...
– Je ne peux pas dire que je prenne mon pied à la banque, Robert. En fait je n’ai pas vraiment le choix, tu sais ?
L’homme posa sa main sur celle de son beau-fils.
– Si, tu as le choix, Julien. Ta place t’attend au magasin, quand tu veux, tu es chez toi. Je suis ton père, ne l’oublie pas.
– Je n’oublie pas, Robert, seulement comment puis-je concilier le fait de vivre avec Claire et le magasin ? Nos jours et nos horaires ne sont pas les mêmes, on en a déjà parlé.
– Je sais parfaitement qu’on en a déjà parlé, Juju. Ceci dit, quand je vois ta tête, j’ai de quoi m’inquiéter ; tu n’aimes pas ce que tu fais, fils, je le devine.
– J’aime Claire...
– C’est une bonne façon d’éluder la question, en effet. Je comprends, cette jeune femme est belle, intelligente, elle a tout pour plaire. D’un autre côté, tu gâches ta vie professionnelle, tu avais un avenir avec moi. Tu étais au magasin comme un poisson dans l’eau, Juju. Tu aurais pu prendre ma suite sans problème.
– Écoute, Pa… Robert, ne remue pas le couteau dans la plaie. Je pense à toi et à Maman tous les jours, je me vois avec vous, au magasin.
Claire vint interrompre leur conversation.
– Les hommes, je vous avertis que si le champagne n’arrive pas dans les trente secondes qui suivent, je prévois une émeute à la salle à manger, hi hi !
– Fille, tu as raison, on prenait des nouvelles l’un de l’autre, on s’est pas vus depuis des siècles, ah, ah, ah ! on te suit.
Il tapota la nuque du jeune homme qui portait le seau à champagne...
– Tu t’inquiètes pour rien, mon chéri, je t’assure.
Après le départ des invités, Rose et Robert remirent de l’ordre dans la pièce.
– Non, Rose, pas pour rien ; Julien n’aime pas ce travail, je l’ai compris en parlant avec lui, quand nous étions à la cuisine. Il se sent coincé car il est amoureux de Claire et pense qu’il est redevable auprès du père Lambert qui leur a trouvé ce studio proche de la banque. Il est heureux avec elle et malheureux dans son travail; tu n’as pas vu sa tête ?
– Je l’ai questionné également, il m’a dit que son stage allait se terminer bientôt et qu’il pourrait être titularisé prochainement. Je ne l’ai pas trouvé si mal, finalement.
– Bien sûr, ma Rosy, il n’a pas voulu t’inquiéter, il t’adore et ne veut pas te donner de souci ; moi, je sais qu’il va mal.
– Que peut-on faire dans ce cas ?
– Je ne sais pas ; mais je trouverai, fais-moi confiance.
Il revint à la mémoire de Rose, la phrase que Robert avait prononcée dans cette barque des bords de Marne : À trois, il ne peut plus rien nous arriver, l’amour nous soude. Comme elle l’avait cru, ce jour-là. Il devait y croire aussi. Cet homme était la bonté même et elle le voyait inquiet pour Julien, comme s’il s’agissait réellement de son fils. C’est vrai qu’ils étaient heureux, tous les trois, depuis plusieurs mois et que chacun d’eux pensait que ce serait pour toujours. Parfois, la vie a de ces caprices, pensa-t-elle.
– Allons nous coucher, mon chéri.
– Vas-y, je te rejoins dans un moment, je vais regarder les dernières infos à la télé.
Robert alluma le téléviseur sur une chaîne spécialisée. Il resta devant l’écran une bonne demi-heure. Si, à brûle-pourpoint, on lui avait demandé de faire un résumé des informations de ce JT, il en aurait été bien incapable. Ses pensées étaient ailleurs...
***
Jean-Claude Lambert déposa les jeunes gens au pied de leur immeuble, ce dimanche soir vers dix-neuf heures.
– Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas dîner avec nous ? dit-il.
– Non, merci Papa, c’est gentil mais on a des hamburgers à terminer ce soir.
– Ah, des hamburgers, arrosés de Coca-cola, je suppose ? Bon, à demain les enfants !
– Bonne nuit Papa, bonne nuit Maman.
– Bonne nuit, Monsieur Lambert et à vous aussi, Madame, dit Julien, en rejoignant la jeune femme devant le portail d’entrée.
– Juju, c’est toi qui as les clés, je crois ? allez, pressons, moussaillon !
– Bien, capitaine !
Une fois dans l’ascenseur, Claire dit au garçon :
– Dis-moi, mon minou, ton beau-père, il a l’air de drôlement tenir à toi, on dirait ? Ou c’est une idée ?
– Ce n’est pas une idée. C’est quelqu’un qui m’a adopté virtuellement. Il dit que je suis son fils, il m’aime comme si c’était vrai et moi je le ressens comme s’il était mon père. C’est miraculeux ce qui nous est arrivé, une sorte de fusion.
– Ben, j’ai vu, il te lâchait plus...
– C’est un homme remarquable, d’une grande bonté.
– On dirait que vous êtes amoureux l’un de l’autre ; je me demande si je vais pas devenir jalouse, moi, hi, hi !
– Tu n’as pas à l’être, ma princesse. J’aime beaucoup cet homme, c’est vrai, il me manque. Par contre, toi, c’est autre chose, je t’aime spirituellement et aussi... physiquement, rien à voir.
– Ben, j’espère bien, y manquerait plus que ça !
En parlant de Robert il avait dit : Il me manque ; et il s’apercevait que c’était déjà vrai, alors qu’il l’avait quitté depuis deux heures à peine. Julien était resté seul devant la télévision, Claire n’avait pas voulu faire l’amour et s’était couchée un livre à la main, prétextant qu’elle était fatiguée. Il pensa à l’accueil de son beau-père, cette embrassade, ce contact corporel ; une fois de plus Julien se demandait si tout ceci était bien normal. Cette attirance qu’il qualifiait de quasi sexuelle et qu’il n’avait jamais eue pour aucun homme, quel qu’il soit. Il aimait la chaleur du corps et des mains de cet homme, son odeur. Il prenait plaisir à son contact et il savait que c’était réciproque. Était-ce un péché ? Sans doute, malgré ce que lui avait dit le Père Jean-Benoît qui avait reçu sa confession. Pourtant, quel doux péché ! Si Dieu est vraiment amour, lui seul peut comprendre, face à tous les tabous d’une société plus ou moins hypocrite. Faut pas pleurer quand on est un homme, sinon on n’est pas un homme. De même, faut pas aimer un autre homme, sinon on est un pédé. Voilà le résumé de la pensée hautement philosophique de la société imbécile dans laquelle nous vivons. C’est ce à quoi pensait le jeune homme à cet instant. Au même moment, ailleurs, devant un téléviseur qui parlait pour rien, un autre homme avait le même genre de pensées...
***
Julien s’approcha du guichet de Claire, qu’un client venait de quitter.
– Claire, il faut que je parle à ton père.
– Il est en rendez-vous, qu’est-ce que tu lui veux ?
– Je vais lui donner ma démission...
– Quoi ? ! tu plaisantes ? ça va pas, la tête ? qu’est-ce qui te prends, Julien ? T’as eu des problèmes avec Bertrand ?
– Non, je m’en fous de Bertrand Chaumette, encore que ! ce job ne m’intéresse pas, je m’emmerde ! et je suis poli.
– Julien, tu es là depuis à peine un mois.
– Oui, ben, c’est un mois de trop !
– Tu me quittes, alors ?
– Mais non, pas toi, la banque et... Chaumette. Je ne suis pas fait pour ce boulot, je te l’ai déjà dit. Je vais chercher quelque chose dans le quartier ou l’arrondissement, enfin pas trop loin de toi et de notre studio. Il est libre à quelle heure, ton père ?
– Je ne sais pas ; compte une bonne demi-heure, c’est un client important. Je t’appelle quand il a fini. Je suis déçue, Juju, vraiment...
Jean-Claude Lambert fit entrer le jeune homme dans son bureau.
– Merci de me recevoir, Monsieur.
– Pourquoi veux-tu partir, Julien ?
– Monsieur Lambert, j’ai fait l’effort de rester pour Claire et par respect pour vous ; toutefois, j’ai passé un mois à m’ennuyer, je n’aime pas ce que je fais, je préfère arrêter.
– Pourtant, Bertrand Chau...
– Monsieur Chaumette n’y est pour rien, il a fait ce qu’il fallait. Vous savez, un jour votre épouse, Madame Lambert, m’a demandé si ça me plaisait d’être épicier. Et bien, vous pourrez lui dire que, en effet ça me plaît ! je me sens dans mon élément, ici, non.
– Qu’en pense Claire ?
– Elle n’apprécie pas, bien sûr. Pourtant je ne vais pas passer ma vie dans une profession qui ne me convient pas. Je pourrais envisager de me marier avec Claire, certainement pas avec votre agence, malgré tout le respect que je vous dois.
– Julien, je ne peux pas te retenir, je regrette ta décision ; cependant, c’est ta vie, pas la mienne. On va s’arranger pour écourter les formalités.
– Merci, Monsieur.
***
– Rosy ! Julien quitte Lambert ! Rosy, tu m’entends ?
– Je t’entends mon chéri, pas la peine de crier. Comment tu le sais, il t’a appelé ?
– Oui, enfin non, c’est moi qui l’ai appelé à propos d’un renseignement pour le magasin et en même temps j’ai pris de ses nouvelles. Et c’est là qu’il m’a annoncé la chose.
– Que va-t-il faire ? il revient au magasin ?
– Je l’ai questionné. Il me dit qu’il lui faut en parler avec Claire, etc, etc. Je lui ai dit que sa place était toujours vacante, il m’a répondu : « Je sais, mais mon cœur, lui, ne l’est pas. » Bon, à moi de jouer, désormais !
– Que vas-tu faire ?
– Aucune idée ; toutefois, je veux que Julien revienne au magasin. Je lui donne mon appartement, on le fait refaire à neuf, on le meuble jeune, on...
– Robert, mon chéri, ne t’emballe pas. Tu sais que Claire ne veut pas quitter son emploi et leur studio à proximité.
– Je vais trouver, je vais trouver…
***
Contrairement à ce qu’elle laissait paraître, Rose n’était dupe de rien et avait parfaitement compris la manœuvre de Robert, dès le début. Le connaissant suffisamment, depuis toutes ces années où elle avait été son employée, Rose savait que s’il l’avait courtisée, puis épousée, c’était en grande partie dû à l’engouement qu’il avait pour Julien. Frustré depuis presque trente ans de n’avoir pas pu assouvir son désir de paternité, il avait jeté son dévolu sur le fils de sa caissière. De son côté Julien avait tant manqué d’un père depuis toujours que cette reconnaissance ne pouvait être que fusionnelle. Rose savait tout cela ; pourtant, en faisant semblant de ne rien voir, elle rendait les deux hommes heureux. Julien était transfiguré par la présence de son beau-père, qui lui n’avait d’yeux et d’oreilles que pour le jeune homme. Si les premiers contacts furent difficiles, Julien n’avait jamais caché à sa mère l’admiration qu’il avait pour Robert. Rose constatait jour après jour la complicité qui s’installait entre eux ; pourquoi s’en serait-elle plainte ?
Même si elle restait persuadée que son patron avait séduit la mère dans le but de récupérer en même temps le fils, elle était doublement heureuse. Elle adorait son Juju et aimait secrètement cet homme depuis toujours. Malgré tout elle restait persuadée qu’il avait forcément des sentiments pour elle, il le lui avait suffisamment prouvé. Par ailleurs, ils avaient trouvé tous les trois un nouvel équilibre, un noyau familial et finalement, c’était là l’essentiel. À présent elle regrettait le départ de Julien, qui générait un changement radical dans le comportement de Robert. Il était soucieux, angoissé, devenait agressif. D’un caractère habituellement joyeux, il se renfermait sur lui-même. Ses clients attitrés l’avaient également constaté. Dans ce quartier, tout le monde se connaissait, on était presque en famille. Chacun comprenait que c’était l’absence de Julien qui engendrait les états d’âme de Robert Noguès, l’épicier du quartier. Au magasin l’ambiance était électrique ; Robert ne supportait plus rien ni personne. Il était à peine aimable avec les clients et faisait rejaillir sa mauvaise humeur sur les employés. Rose essayait tant bien que mal de temporiser ; cependant elle n’y parvenait pas, ou peu. Robert devenait irascible.
– Stéphane, c’est toi qui as monté cette tête de gondole ?
– Oui, Monsieur.
– Tu défais tout et tu recommences. C’est ni fait, ni à faire ! Est-ce que c’est comme ça que faisait Julien ?
– Bien sûr, Julien, lui, il était parfait, c’est bien connu.
– Julien faisait bien tout ce qu’il faisait, ce qui est loin d’être ton cas. Tu devrais t’inspirer de lui. Et... que je ne t’entende plus le critiquer, compris ?
– Mais... j’ai pas critiqué !
– Ça suffit, maintenant ! refais-moi cette TG et vite ; et toi, Bérénice si tu n’as rien à faire, arrange un peu les rayons autour de ta caisse au lieu de rêver au prince des mille et une nuits.
Seule Rose trouvait grâce à ses yeux. Il était souvent renfrogné, se réfugiait dans son bureau, la laissant diriger le magasin. Elle s’affolait des proportions que prenait l’absence de Julien ; pourtant elle en avait parlé avec Robert qui comprenait parfaitement, disait-il, que Julien volât de ses propres ailes.
– Bien sûr que je comprends, ma Rosy. Mais, comme c’est moi qui l’ai lancé du nid, j’aurais bien aimé qu’il en fasse encore le tour un moment, avant de planer vers d’autres horizons.
Rose savait que, depuis qu’il avait parlé au téléphone avec le jeune homme, un nouvel espoir naissait en lui...
– Tu t’es inscrit à Pôle Emploi ? Enfin, Julien ! tu as un poste à pourvoir, au magasin ; dans ton magasin.
– Je sais pap... Robert, mais Claire et moi, on veut rester ensemble ; elle a son travail à la banque et ce studio à proximité.
– Mon fils au chômage ! je rêve... c’est pas sérieux Juju, je t’assure. Passe me voir au magasin avec Claire si tu veux, comme ça on en parle tous les trois. C’est une situation ubuesque. Tu cherches du boulot dans votre quartier, alors ?
– Oui, j’ai contacté deux supérettes du coin, ils ont pris mon CV, mais n’ont besoin de personne pour le moment.
– Mouais... moi, j’en connais une supérette qui a besoin de toi - cela fit sourire le jeune homme - je suis malheureux sans toi, Juju, tu sais ?
– Moi aussi, Robert. Je ne sais que faire ; je vais de nouveau parler à Claire.
– C’est ça, parle-lui et venez me voir tous les deux.
Julien décida de parler à la jeune femme le soir même.
– Non, Julien, c’est hors de question. J’ai ce poste chez mon père, en plus ce studio génial, je ne vois pas pourquoi je déménagerais.
– Peut-être parce que tu m’aimes, tout simplement ?
– Ça n’a rien à voir. Je t’aime, c’est vrai ; pourtant je ne veux ni déménager, ni travailler comme caissière dans un magasin. C’est toi qui n’as pas été raisonnable. Tu avais cette place en or massif, mais Monsieur s’ennuie, pfutt !
– Ne sois pas injuste, Claire. Tu ne veux pas faire caissière de supermarché, soit ; et moi je ne veux pas faire pingouin dans un bureau. J’ai besoin de bouger, tu comprends ?
– Je comprends surtout que tu es influencé par ton beau-père qui lui ne pense qu’à une chose, te récupérer. Je te l’ai dit : il est amoureux de toi ; ça se voit en plus.
– N’utilise pas ce terme ! Ça donne une connotation péjorative à un sentiment réciproque, entre Robert et moi, qui est tout simplement de l’amour filial.
– Bon, peu importe, tu comptes faire quoi, Julien ?
– Je cherche un travail dans le secteur ou pas trop loin, à quelques stations de métro, je fais les annonces des journaux.
– La distance ne fait rien à l’affaire, ce sont les horaires et les jours de congés qui comptent. Si de nouveau on va se croiser, on retourne à la case départ ! autant que tu sois resté chez Robert.
– Tu ne pourrais pas te faire muter par ton père dans une agence proche du magasin ?
–... ?
– Ben oui, pourquoi pas ? je pourrais m’arranger avec Robert pour les horaires et les jours de repos. Et puis il m’a confirmé par téléphone qu’il nous laisserait son appartement gratuitement et... refait à neuf.
– C’est bien ce que je dis : il est amoureux de toi !
Tous les matins après avoir acheté le journal, Julien s’installait à la terrasse fermée de l’Olympe. Il commandait un café et commençait à consulter les offres d’emploi, en entourant méthodiquement les annonces qui semblaient correspondre le mieux à ce qu’il recherchait, tant sur le plan géographique que sur celui des horaires. Elles étaient rares, pour ne pas dire inexistantes, celles qui collaient avec son cursus scolaire. De même pour l’informatique, vers quoi il aurait souhaité se diriger, et pour laquelle certains diplômes spécialisés étaient requis. Julien referma le journal, découragé, commanda un second café et se mit à penser à Robert, à la conversation qu’ils avaient eue la veille au téléphone. Comme il aimerait retourner au magasin, passer ses commandes, arranger les rayons, dire bonjour aux clients et vers dix heures aller boire un café avec son beau-père, en face, à La Caravelle !
Le jeune homme sortit du bar et se dirigea comme tous les jours vers les Buttes- Chaumont. Perdu dans ses pensées il arriva jusqu’au lac, où vu l’heure matinale, seuls les cygnes et les canards lui accordèrent leur attention. Il leur jeta en petits morceaux la moitié du croissant qu’il n’avait pu avaler et fit demi-tour. Julien donna un coup de pied rageur dans une pierre. Il devait sortir de cette situation, en sortir à tout prix. Claire était trop exigeante ; après tout cela s’apparentait à du chantage, ni plus, ni moins ! Si un jour ils devaient avoir des enfants, il faudrait bien qu’elle reste à la maison pour s’en occuper. Et lui, Julien, devrait assurer leur bien-être et leur subsistance. Quoi de mieux qu’un commerce alimentaire, en l’occurrence ? Pourquoi fallait-il que ce soit lui qui assume un métier qu’il n’aimait pas, pourquoi pas elle ? pourquoi devrait-il faire des concessions ? pourquoi lui seul ? Il devait convaincre Claire et retourner chez Robert, qui de son côté ne demandait que ça. En plus, sa carrière était toute tracée. Ils auraient un appartement gratuit, dans un quartier moins prestigieux que celui des Buttes, certes, mais malgré tout pas plus moche qu’un autre. Et lui, Julien, retrouverait comme récemment tous ces repères qui lui avaient tant manqué, dans sa prime enfance et son adolescence.
Les deux jeunes gens étaient venus au magasin, sur l’insistance de Julien qui voulait entendre son beau-père proposer une éventuelle solution. Claire embrassa Rose et Robert. Elle resta sur la défensive. Ils s’installèrent au bureau, sauf Rose qui partit débloquer la seconde caisse, le magasin commençant à se remplir. Par ailleurs elle ne souhaitait pas assister à la discussion, de peur de mal influencer son fils. Robert affichait son plus beau sourire et s’assit en face du couple ; il proposa à boire. Claire refusa, Julien en fit autant.
– Bon, les enfants, on va essayer de pas se prendre la tête et d’examiner la situation le plus posément possible, d’accord ? Julien hocha la tête ; Claire resta muette.
– Claire, je te sens tendue ; personne n’est accusé dans l’histoire et surtout pas toi !
– Je ne me sens pas mise en examen, dit-elle en riant
Sa réflexion détendit l’atmosphère. Robert reprit la parole.
– La première chose qui me vient à l’esprit, c’est que Julien a fait l’effort d’essayer un nouveau métier, pour que vous puissiez être ensemble le plus souvent possible, ce que je comprends parfaitement. Malheureusement ce fut un échec.
Claire pensait : malheureusement, pas pour tout le monde, quel hypocrite ! Robert continua.
– De ton côté, Claire, et je le comprends également, tu travailles chez ton Papa, qui de plus vous a trouvé ce studio à proximité de la banque. Il est évident que c’est bien pratique et...
– Monsieur Noguès, on ne va pas refaire l’historique, on sait tout ça, venons-en à la solution que vous proposez, dit la jeune femme.
Julien la regarda, interloqué. Robert avait décidé de rester calme, c’est ce qu’il fit. « – Tu as raison, Claire, allons à l’essentiel. Voilà : je nomme Julien gérant du magasin avec le salaire correspondant et je lui donne d’une façon nominative l’appartement dont je suis propriétaire derrière le magasin. Quant à toi, Claire, je te propose deux solutions : si tu veux, je te donne un emploi à définir dans le magasin aux mêmes horaires que Julien ; et sinon, j’ai contacté mon banquier pour savoir s’il aurait un poste à pourvoir. Il doit me rappeler, et ce au cas où tu ne voudrais pas faire “ épicière ”, ah, ah ! qu’est-ce que tu en dis ?
Julien regarda Claire avec plein d’espoir dans les yeux.
– Je dis que je n’en sais rien, Monsieur Noguès, comme l’a fait Julien, je demande à réfléchir...
***
Trois longues semaines suivirent cette discussion dans le bureau de Robert. La situation n’évoluait dans le bon sens pour personne. Julien continuait de lire les offres d’emploi tous les matins, de se présenter à des entretiens qui n’aboutissaient pas, d’envoyer des CV un peu partout. Claire avait finalement décliné la proposition de venir travailler au magasin, ou dans l’agence bancaire de Robert, sur les conseils de Jean-Claude Lambert qui souhaitait s’occuper personnellement de la carrière de sa fille. Robert, quant à lui, était exaspéré de ne pouvoir convaincre Julien de revenir à la supérette. Il avait pourtant déployé un maximum d’arguments auprès du jeune homme qui, de son côté, savait pertinemment que s’il acceptait il perdrait Claire.
Rose surveillait la situation avec angoisse sans savoir quel parti prendre et tâchait de compenser, au magasin, l’humeur de plus en plus détestable de Robert. Il téléphonait tous les jours à Julien. Le magasin étant désormais fermé le lundi, il proposa au jeune homme de venir le voir au studio et d’aller ensuite déjeuner ensemble dans quelque restaurant voisin, indiquant à Rose, qui n’insista pas, qu’il s’agissait d’un rendez-vous entre hommes. Julien avait prévenu Claire qu’il ne la rejoindrait pas au snack habituel, comme les autres jours. Ils avaient pris l’habitude de se retrouver dans cet endroit, situé à mi-chemin entre la banque et le studio. Claire bénéficiait de Tickets Restaurant, ce qui leur permettait de ne pas faire de cuisine chez eux, la jeune femme étant, selon elle, une piètre cuisinière. Le soir ils dînaient, la plupart du temps, de pizzas et hamburgers surgelés.
– C’est bien mon minou, va déjeuner avec ton papounet, puisqu’il est plus important que moi. Mais, je t’avertis, Julien, s’il arrive à te convaincre de retourner chez lui, dis-toi bien que toi et moi, c’est ter-mi-né, ok ? La jeune femme était inquiète, malgré tout.
– Claire, ne soit pas stupide. Nous cherchons des solutions pour sortir de cette situation, c’est pourquoi il veut me voir. Là où tu as raison : cet homme est important pour moi. C’est lui qui m’a révélé qui j’étais, qui m’a donné confiance en moi et qui m’a décoincé de ma timidité. Pour tout cela, oui, cet homme compte pour moi. Tu dis papounet pour te moquer, je l’ai bien compris, mais il est bel et bien devenu mon père.
– Écoute, Juju, je vais pas te faire une scène de jalousie. Moi aussi je veux te garder. Et je vais te dire mieux, j’ai demandé à Papa, il est prêt à te reprendre à la banque si tu le souhaites. Alors, tu vois que je tiens à toi...
– Je n’en ai jamais douté, mon cœur, pourtant je ne retournerai pas à la banque et tu le sais. Robert est inquiet pour moi et veut que nous en parlions ensemble. On dit que de la discussion jaillit la lumière, alors pourquoi pas ?
– En effet, pourquoi pas ? mais, ce qui est sûr, c’est que ton beau-père n’a qu’une seule idée en tête : te récupérer !
***
Robert arriva au studio vers onze heures. Il portait avec lui un carton rempli de boissons et d’aliments divers. « – Livraison à domicile ! monsieur Julien Touret, c’est bien ici ? ah, ah, ah ! Comment tu vas, mon Juju ? Il posa le carton sur la table du coin cuisine, se débarrassa de sa veste qu’il posa sur le dossier d’une chaise. Il s’avança vers Julien. Les deux hommes hésitèrent un instant, puis s’étreignirent longuement, joue contre joue. Ils ne bougeaient plus, se transmettant réciproquement leur chaleur ; plus rien n’existait autour d’eux. Plus de décor, plus de meubles, plus de murs et peut-être bien plus de plancher. Ils étaient dans l’espace, seuls dans l’univers. L’étreinte se prolongeait sans devoir s’arrêter. Ils ne le souhaitaient ni l’un, ni l’autre. Le père et le fils s’étaient retrouvés. Chacun espérait que les secondes deviennent des siècles ; un bonheur intense les parcourait. Julien dénoua ses bras.
– Je suis pas certain que ce soit bien normal ce qu’on fait là, tu sais, Papa.
À chaque fois que Julien employait ce vocable, le cœur de Robert faisait un bond dans sa poitrine, comme s’il voulait s’en décrocher.
– Et moi je suis sûr du contraire, fils ! Tu veux me dire à qui on fait du mal parce qu’on s’aime, toi et moi ? Quoi, on a plaisir à ce contact chaleureux, à cette fusion et ce serait mal ? Et alors, les footeux qui se congratulent et se sautent dans les bras, qui s’embrassent fougueusement parce qu’ils ont marqué un but ? Nous aussi on a marqué un but, mon grand, et quel but ! Tu as trouvé ton père et j’ai trouvé mon fils, et on devrait jouer l’indifférence ? sous prétexte que la société dans laquelle nous vivons refuse ce genre d’effusion parce qu’on n’est ni footballeurs, ni homos, ni les deux ? est-ce qu’on a des gestes obscènes ou déplacés ? non, que je sache ! Tu m’as cherché, et moi, je t’ai attendu pendant des années. Nous nous sommes trouvés et nous vivons en condensé ce que nous aurions dû vivre en plusieurs décennies. On a du temps à rattraper, toi et moi.
– Robert, tu m’étonneras toujours, dit le jeune homme, en souriant.
– J’espère bien que je vais t’étonner longtemps ; mais tu sais, je suis inquiet pour toi, fils, je ne te le cache pas. Tu ne trouves pas de travail et si ça continue tu vas vivre aux crochets de Claire et ça, ce n’est pas acceptable. Si tant est qu’elle soit d’accord pour te signer un contrat à durée indéterminée. C’est une jeune femme qui a du caractère et je ne pense pas qu’elle veuille voir perdurer cette situation.
– Personne ne souhaite ça, moi le premier. Je vais trouver, ne t’inquiète pas. Tu sais, je ne reste pas les deux mains dans les poches, faut pas croire.
– Je m’en doute, mon fils, je m’en doute ; mais si tu savais comme tu me manques, tu ne peux pas t’imaginer.
– Si, je peux, car tu me manques aussi, Pap... Robert. J’étais si bien, avec toi et Maman. J’étais si bien, dans ce magasin qu’on a voulu tel qu’il est, toi et moi. J’aimais tant mon travail, les clients, notre pause-café de dix heures à la Caravelle, j’en rêve tous les jours.
– Reviens, Julien. Tu vas retrouver tout ça et plus encore, je vais m’y employer ; tu me connais.
– Je ne peux pas ; je perdrais Claire et ça, je ne le veux pas. Je suis amoureux, tu comprends ça ? amoureux ! je ne peux pas me passer d’elle.
– Je sais tout ça, mon grand. Du coup, j’ai pensé à quelque chose : tu viendrais travailler uniquement le matin au magasin. Ça te permettrait de rejoindre Claire à midi et d’être avec elle le soir. Qu’est-ce que tu en dis ?
Robert était prêt à proposer n’importe quelle solution pour que le garçon réintègre non seulement le magasin, mais aussi... sa vie
– Le magasin ferme à douze heures trente, quand les clients le permettent. Au mieux j’arrive ici à treize heures, treize heures quinze, Claire reprend à la demie... Elle sort de nouveau à dix-sept heures, je fais quoi en l’attendant ?
Ils déjeunèrent dans un restaurant proche de la station de métro Botzaris, La Pelouse, établissement branché bobo, d’après Julien qui avait même proposé ses services comme serveur au gérant, quelques jours auparavant. Robert était radieux. Il retrouvait son sourire, bien qu’ayant remarqué la triste mine de Julien. « – J’ai reçu une gentille lettre venant d’Algérie, dit-il. C’est Aïcha, tu te souviens, la petite fille d’Assiya ? Elle m’écrit pour me dire qu’elle et sa grand-mère sont allées au cimetière, il y a quelques jours et qu’elles ont nettoyé la tombe de mes grands-parents et que je ne m’inquiète pas, elles le feront régulièrement. Elle ajoute qu’Assiya a dit : qu’il embrasse son garçon, le beau Julien ! et tiens, regarde ce qu’elle a joint à la lettre.
Julien était ému. Il prit l’enveloppe que lui tendait son beau-père. Entre les plis du papier à lettres il trouva deux photos. La première était d’un couple de mariés, fixée à l’ancienne, le mari assis et à ses côtés la mariée debout. La seconde provoqua un choc à Julien : Il s’agissait d’une photo prise par Aïcha de lui et de Robert, côte à côte dans la cour de la maison familiale Constantinoise, entourés de tous les petits-enfants d’Assiya.
C’est là qu’il se rendit compte de la ressemblance entre lui et Robert, dont on lui avait fait souvent la remarque et qui, en fait, n’était rien d’autre que du mimétisme qui s’installait peu à peu.
– J’en ai fait faire un tirage pour toi. La première, c’est le mariage de mes grands-parents, donc devenus les tiens. Je ne te commente pas la seconde, je pense que tu t’en souviens et que tu connais les personnages principaux... ah, ah ! Tiens, je t’ai préparé une enveloppe avec le second tirage.
Le serveur apportait les entrées et servit le vin, ce qui empêcha Julien de répondre. Il prit l’enveloppe et la glissa dans la poche intérieure de son blouson.
***
Le mercredi suivant ce fut l’anniversaire de Claire, fêté le soir chez ses parents qui, outre Julien, avaient invité la sœur de Monique Lambert, son mari et leur fils, Jean-Marc, étudiant à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-La Villette, située au 144 rue de Flandre, non loin de l’agence bancaire où travaillait Claire. Il était accompagné d’un de ses amis étudiant qu’il hébergeait, celui-ci étant habituellement domicilié à Bordeaux. Jean-Marc s’adressa à sa cousine :
– Dis-moi, on pourrait se voir plus souvent, vu la proximité de nos lieux de travail, tu ne crois pas, Claire ? Je te présente mon ami Alexandre, qui suit le même parcours que moi et que nous hébergeons provisoirement le temps qu’il trouve un studio dans les parages. Et toi, Julien, tu es dans quel domaine ?
– Actuellement, je suis en recherche d’emploi, sinon dans la distribution alimentaire.
Monique Lambert leva les yeux au ciel.
– Jean-Claude lui avait trouvé un poste à la banque. Mais, Julien s’ennuie derrière un bureau, alors...
– Ah, çà, je peux comprendre, dit Jean-Marc, quand on est habitué à bouger.
Julien apprécia de trouver quelqu’un qui le comprenait.
– Mon père m’offre la direction de son magasin, mais les horaires et les jours d’ouverture sont incompatibles avec ceux de Claire ; et comme nous avons décidé de vivre ensemble...
Monique enchaîna, de nouveau :
– Ils l’étaient compatibles, vos horaires, quand vous étiez à la banque, tous les deux. Et puis cet homme n’est que votre beau-père, après tout.
– Maman, je t’en prie, ne te mêle pas de ça, s’il te plaît, intervint Claire.
– Je considère Robert comme étant réellement mon père, ajouta calmement Julien.
Jean-Claude crut bon de faire diversion :
– Bon, le champagne est frais, le gâteau embougité - je sais, ça n’existe pas, j’adore inventer des mots - il n’y a plus qu’à le souffler. Claire, ma chérie, à toi de jouer !
Les bougies éteintes, Jean-Claude commença à remplir les coupes. Alexandre se leva pour en prendre une sur la table et la tendit à Claire.
– Bon anniversaire, Claire, cousine de mon ami Jean-Marc ; ai-je la permission de vous faire la bise ?
Le garçon plongea intensément son regard dans celui de la jeune fille, qui le fixa également sans baisser les yeux ; elle se laissa embrasser. Puis il servit Monique Lambert ainsi que sa sœur et laissa Jean-Marc faire le reste du service. Il leva sa coupe vers Claire, comme pour porter un toast. Julien était mal à l’aise...
***
Le jeudi matin, le jeune homme reprit sa chasse aux petites annonces. Comme tous les autres jours, après avoir acheté le journal il s’installa à la terrasse de l’Olympe. Celle-ci étant mi- ouverte, elle accueillait tous les fumeurs invétérés qui travaillaient dans le quartier, échantillonnage aussi varié que possible, qui allait de l’ouvrier du bâtiment, au chef d’entreprise en passant par le représentant de commerce. Ce matin-là ils étaient une bonne dizaine à fumer, ce qui incommoda rapidement Julien qui prit le parti de finir son journal et son café à l’intérieur. Le patron du bar comprit son attitude et lui indiqua une table en souriant.
– C’est une clientèle, vous savez. Si je n’avais pas cette terrasse, ils iraient ailleurs.
– Je comprends. Mais, aujourd’hui, ils ont sorti l’artillerie lourde, ah, ah !
L’homme rit avec Julien. Reprenant son journal, il repéra une adresse à quatre stations de métro qui proposait un emploi de magasinier en matériel sanitaire. Il décida de s’y rendre directement, sans passer par la case courrier. Le jeune homme sortit son porte-cartes, pour vérifier qu’il avait suffisamment d’argent pour acheter un carnet de tickets, et vit à l’intérieur l’enveloppe que Robert lui avait remis et qui contenait les deux photos algériennes. Il voulut les revoir et l’ouvrit pour en extraire les clichés quand, plié entre les deux, il découvrit un billet de deux cents euros. Le patron du bar qui passait à proximité de sa table remarqua la scène. Julien devint cramoisi comme s’il avait commis une faute ; en même temps il ressentit un immense bonheur sachant de qui venait ce cadeau. Il composa sur son portable, le numéro du magasin. C’est Rose qui répondit.
– Ah Maman, je suis content de t’entendre, comment vas-tu ? Le magasin, comment ça se passe ? tu n’es pas trop fatiguée ? et les employés, pas de problèmes ?
Rose fut également ravie d’entendre son fils et le rassura sur tous les points qu’il avait évoqués. Julien lui demanda si Robert était là ; elle répondit par l’affirmative.
– Tu peux me le passer, s’il te plaît ?
Il attendit un petit moment, puis il entendit la voix de son beau-père qui s’approchait du bureau.
– Allô, Juju, ça va, mon fils ?
– Oui, ça va bien, je voulais te remercier.
– Me remercier, et de quoi ?
– J’adore la couleur jaune. Je t’embrasse, Papa, je t’aime !
La gorge nouée, Robert tenta de répondre. Julien avait raccroché très rapidement, pour la même raison.
***
Claire Lambert, tout comme ses parents, était quelqu’un de plutôt pragmatique ; elle favorisait avant tout son confort matériel. Aucune fantaisie d’ordre financier non calculée, ne troublait sa route. Elle tenait à cet emploi qu’elle avait dans l’agence de son père et aux nombreux avantages qui en découlaient. De son union libre avec Julien, elle ne retenait strictement que le côté libertaire et sexuel ; pour le reste, dès le départ elle avait mis les choses au point avec lui. Partage à deux du loyer et des charges afférentes, comme l’eau et l’électricité. Le midi ils utilisaient ensemble leurs tickets restaurant et le soir, ils achetaient chacun leur tour, un produit surgelé qui passerait rapidement au micro-ondes. Elle avait aussi indiqué à Julien qu’il devrait sacrifier aux tâches ménagères par moitié, ce que le jeune homme avait accepté d’emblée, amoureux avant tout. Julien était inscrit au chômage sans être indemnisé, vu qu’il avait démissionné ; il recherchait du travail depuis plus d’un mois et ses subsides commençaient à s’épuiser. Robert, inquiet de cette situation, aidait le garçon aussi souvent que possible. Claire lui fit rapidement comprendre qu’il n’était pas question qu’elle assurât seule les frais du couple, arguant qu’elle retournerait vivre chez ses parents si la situation se dégradait. Julien, ayant quitté la banque, ne disposait plus de tickets restaurant et devait régler ses repas en espèces ; le billet de Robert fut donc le bienvenu pour quelque temps. Un soir qu’ils étaient au lit tous les deux, Claire se détacha des bras du jeune homme, comme si elle pensait subitement à quelque chose :
– Ah, au fait, mon minou, je t’ai pas dit, mon cousin Jean-Marc m’attend demain midi à la cafett’ de son école d’architecture, tu sais, pas loin de l’agence, j’allais oublier de t’en parler...
– C’est super ! on se retrouve là-bas, alors ?
– Ah, heu... mais, il m’a pas parlé de toi.
– Ok, je vois, bon, ben, pas grave, tu lui donneras le bonjour de ma part.
– Ça t’ennuie pas, au moins, mon minou ?
– Non, pas du tout, tu es libre de tes mouvements ; je vais appeler Maman pour savoir si elle m’invite à déjeuner, ça lui fera plaisir.
– C’est sûr ! et pis c’est Robert qui va être content aussi, non ? dit-elle d’un air moqueur.
– Ça se pourrait bien, en effet, répondit-il sur le même ton.
Vexé, malgré tout, de ce que Jean-Marc n’ait invité que Claire comme s’il était quantité négligeable, le garçon se réjouit de passer un moment avec Rose et Robert.
***
Julien se pointa au magasin vers onze heures trente, sans avoir prévenu. Il croisa quelques clients de sa connaissance, qui lui demandèrent tous s’il allait revenir travailler au magasin. En passant près d’elle, il fit un clin d’œil à Bérénice, qui était seule en caisse et, posant son doigt en travers de la bouche, lui fit signe de ne rien dire. En s’approchant en catimini du bureau situé au fond du magasin, il croisa Stéphane, le magasinier, lui serra la main et continua sa progression, tel un Sioux sur le sentier de la guerre. Arrivé à la porte vitrée, il vit que Rose et Robert étaient assis l’un en face de l’autre, lui un carnet à la main, elle devant l’ordinateur. Le jeune homme passa la tête à l’intérieur du bureau, les occupants n’ayant pas décelé sa présence.
– Coucou ! surprise !
Rose sursauta, absorbée qu’elle était par sa manipulation. Robert se retourna et resta bouche ouverte, sans qu’aucun son ne sorte de sa gorge. Elle se leva.
– Surprise, en effet ; mais, tu es seul ?
– Oui, Claire est invitée à déjeuner par son cousin, Jean-Marc, alors je me suis dit...
Robert se leva à son tour ; il entoura Julien de ses bras et l’embrassa sur les deux joues. « – J’ignore ce que tu t’es dit, mon fils, ce que je sais c’est que t’as bien fait de te le dire, ah, ah, ah ! Je suis content que tu sois venu. Comme dit ta maman, pour une surprise, c’en est une ! tu déjeunes avec nous ?
– Ben, justement, j’avais plus ou moins l’intention de me faire inviter, alors... dit le garçon, en souriant
Robert, qui moins d’une minute auparavant avait le front soucieux comme à chaque fois qu’il fallait passer les commandes, eut tout à coup le visage illuminé d’un large sourire à la présence de Julien. « – On ira à la Caravelle tous les trois, ça nous rappellera le bon temps. Je vais réserver une table.
– Juju, puisque tu es là, demanda Rose, dis-moi : quand on doit rendre les supports d’ emballages, il faut passer par quel code ?
– Laisse-moi ta place, Maman. Robert, c’est toi qui as la liste ; passe-la moi, je m’en occupe.
Robert tendit le cahier sur lequel étaient listés les supports et divers conteneurs à rendre à la centrale d’achats. Il fit un clin d’œil à Rose. « – Ma Rosy, heureusement que notre informaticien maison est arrivé juste à temps, hein ?
Tous les trois rirent de bon cœur. On sentait qu’ils étaient heureux d’être de nouveau ensemble dans cet univers, leur univers. La famille s’était provisoirement recomposée.
– Juju, je vais réserver la table pour tout à l’heure, à la Cara, dit Robert, quand t’as fini, rejoins-moi, je t’attends au bar.
– Ok, j’en ai pour cinq minutes et j’arrive ; tu permets, Maman ? Et comment qu’elle permettait, Rose ! elle voyait ses deux hommes tellement heureux de se retrouver...
***
10
Alexandre Fargeot était fils d’architecte. Le cabinet paternel se situait en plein centre de Bordeaux, boulevard Georges-V, dans le quartier Saint-Augustin. Le jeune homme se préparait à prendre la succession de son père, qui avait préféré qu’il fît ses études à Paris, plutôt qu’à Bordeaux. Il estimait que les meilleures relations dans ce milieu se faisaient essentiellement dans la capitale. C’est son ami, le banquier Jean-Claude Lambert, qui lui avait indiqué que son beau-frère et sa belle-sœur pourraient héberger Alexandre, leur fils suivant le même cursus. Les deux garçons s’étaient de suite bien entendus. Leurs goûts et leurs options étaient souvent les mêmes, y compris concernant la gent féminine. C’est Alexandre qui demanda à Jean-Marc d’inviter Claire à déjeuner. Il avait flashé sur elle, le jour de son anniversaire. La jeune femme se posta sous le porche d’entrée de l’École, car il pleuvait. Jean-Marc lui avait dit d’être là à douze heures trente et elle était en avance de dix minutes.
Les deux garçons arrivèrent en courant et riant chacun sous un parapluie ; Claire les trouva amusants, on aurait dit deux pantins désarticulés. Arrivé à sa hauteur et protégé par l’arcade, Jean-Marc s’avança pour embrasser sa cousine, immédiatement suivi d’Alexandre qui n’aurait passé son tour pour rien au monde. Ils traversèrent la rue pour se rendre à la cafétéria où déjà une foule d’étudiants faisaient la queue au self. Jean-Marc demanda à deux collègues de changer de place, afin que lui et Alexandre puisse se trouver à la même table que Claire ; le déménagement se fit dans la bonne humeur. Alexandre s’arrangea pour être face à la jeune femme, qu’il dévorait littéralement des yeux. Elle comprit immédiatement l’effet qu’elle produisait sur le futur architecte. Sans le trouver aussi beau que Julien, elle lui trouvait cependant un certain charme ; son langage châtié et presque suranné, qui lui conférait une attitude aristocratique, n’était pas pour lui déplaire. Le déjeuner fut agréable, les deux garçons étant aux petits soins pour leur invitée.
– Il faudra venir plus souvent, Claire, dit Jean-Marc. Tu n’es pas loin en sortant de la banque et en plus il ne pleut pas tous les jours, ah, ah ! Comment va ton Julien ?
– Bien, il déjeune avec ses parents, actuellement. Alexandre s’empressa de changer de sujet de conversation.
– Savez-vous, Claire, que ce bâtiment dans lequel nous sommes a été conçu par mon père en 1975 ?
– Vraiment ? Ça doit être passionnant, c’est un chouette métier ; je vous envie.
***
Julien traversa la rue en courant sous la pluie pour rejoindre son beau-père, en attendant que Rose ferme le magasin pour la coupure journalière.
– Ouf ! je me suis pris la saucée ! Ça, c’est pour arroser nos retrouvailles, ah, ah !
– Tu aurais dû prendre un parapluie, Juju, il y en a toujours deux ou trois dans le magasin, oubliés par les clients. Qu’est-ce que tu bois ? moi, tu vois, je suis à l’anisette. Je fais ça seulement les jours de fête et aujourd’hui, c’en est un pour moi.
– Je vais prendre la même chose. Ça me rappellera notre voyage et la soirée que nous avons passée en célibataires, tu te souviens ? j’avais bien picolé !
– Tu parles si je m’en souviens, fils, dit l’homme, en riant — Comment pourrai-je oublier ce « bonne nuit, p’pa » que j’ai reçu en plein cœur, pensa-t-il — puis, s’adressant au barman : Jacques, une anisette pour mon fiston et tu me ressers s’il te plaît ; mets-nous quelques olives avec, va...
Les deux hommes savaient qu’ils disposaient d’une demi-heure de tête-à-tête avant l’arrivée de Rose. Ils prirent des nouvelles l’un de l’autre ; une fois encore, le bonheur leur tenait compagnie. Julien était fasciné par le sourire de cet homme, qui reflétait toute la bonté du monde. Comme il aurait aimé le lui dire. Robert, quant à lui, ne quittait pas des yeux ceux de Julien. Ils avaient tous deux l’envie de se faire savoir qu’ils s’aimaient ; en même temps chacun connaissait les sentiments de son vis-à-vis sans qu’il ouvrît la bouche ni ne prononçât aucun mot. C’était une sorte d’osmose qui faisait qu’un courant d’amour circulait entre eux, une fusion. Ils étaient assis face à face sur des hauts tabourets de bar et picoraient en riant les noix de pécan et les olives placées dans des coupelles entre leurs verres, sur le comptoir. Le moindre mot était prétexte à s’esclaffer en se tapant sur les cuisses ; l’anisette coulait avec délices dans leurs gorges. Ils étaient heureux. En les rejoignant Rose se plaça sur un tabouret entre eux deux. Elle reçut en même temps, de ses deux hommes, un baiser sur chaque joue.
Oui, le bonheur était présent.
Le garçon passa le reste de l’après-midi au magasin ; il installa, avec Stéphane, une nouvelle tête de gondole. Julien donnait des conseils, ainsi qu’il les avait lui-même reçus des gens de la centrale.
– Tu vois, tu fais d’abord ce qu’on appelle un squelette. Ça te permet de mettre en scène tes produits, sans redéfaire la totalité si tu n’es pas satisfait du résultat. Pas plus de trois produits par TG, sinon ça fait souk. Tu places tes « Stop rayons » en plein centre et bien alignés.
Il se rendit ensuite au rayon des vins ; c’est un linéaire qu’il avait toujours apprécié. Bien qu’étant très peu amateur lui-même, il aimait connaître les origines des différents cépages pour pouvoir conseiller les clients qui, de toutes façons, ne demandaient que ça. Rose était partie à la poste et voyant que la jeune caissière était débordée, il prit la seconde caisse, ayant jeté un regard interrogateur vers son beau-père, qui acquiesça. Il était heureux de reprendre ses anciennes fonctions, d’autant que les habitués semblaient ravis de le retrouver sur place. Julien quitta la supérette un peu avant dix-huit heures, Claire l’avait chargé d’acheter les sempiternelles pizzas, quasi quotidiennes. Robert ne voulut pas qu’il les paye et lui prépara un sac isotherme avec deux pizzas surgelées et deux coupelles de glace.
– Je ne remplis pas plus, je sais que vous n’avez pas de congélo. Tu repasses quand, maintenant ?
– Je t’ai pas dit ? j’ai un entretien demain matin pour un poste de magasinier dans une enseigne de matériel sanitaire, à quatre stations de métro du studio.
– Si ça marche, j’espère que tu t’y sentiras bien. Sois heureux, mon fils.
– Ne t’inquiète pas pour moi, tout ira bien ; dès que j’aurai du temps libre et que Claire sera au boulot, je reviendrai au magasin.
***
Il arriva au studio, vers dix-huit heures quarante-cinq ; Claire n’était pas là. Il s’en étonna, car elle quittait son travail à dix-sept heures et rentrait en moyenne une demi-heure plus tard. Il alluma le four en préchauffage, mit les crèmes glacées dans le freezer et s’installa devant la télévision. Avant d’enfourner les pizzas, il composa le numéro de Claire sur son portable ; elle était sur messagerie.
– Bébé, c’est moi ; je suis rentré, Robert m’a donné deux pizzas et deux glaces, je vais attendre encore un peu avant de les mettre au four – je parle des pizzas, ah, ah ! – rappelle-moi pour me dire si tu arrives bientôt, bisous.
À dix-neuf heures quinze, il laissa un nouveau message : « – Bébé, j’attends encore dix minutes et je passe les trucs au four, rappelle-moi, re-bisou.
À vingt heures n’ayant toujours pas eu d’appel, il se décida à appeler les Lambert. C’est Jean-Claude qui répondit. « – Non Julien, elle n’est pas ici ; elle ne va sûrement pas tarder, ne t’inquiète pas.
– Ce qui m’ennuie, c’est qu’elle ne réponde pas à mes messages.
– Elle a peut-être dépassé son forfait ou tout simplement son portable est bloqué. Tiens-nous au courant si elle t’appelle ou si elle arrive entre-temps. De mon côté je t’avertis si elle passe ici. Bonsoir, Julien.
– Bonsoir, Monsieur Lambert.
Le journal télévisé venait de se terminer quand il laissa de nouveau un message sur le portable de la jeune femme. « – Claire, je suis inquiet maintenant ; j’espère qu’il ne t’es rien arrivé. Rappelle-moi s’il te plaît.
Julien sortit du four les pizzas, qu’il avait complètement oubliées. Il les disposa sur un plateau métallique et porta le tout sur la table de la terrasse afin d’éviter que l’odeur de brûlé se répande dans l’appartement. À vingt et une heures, son portable sonna. « – Minou c’est moi, je viens d’avoir tes messages, j’avais éteint accidentellement mon téléphone et je n’ai pas vu le temps passer ; j’arrive et je t’explique !
Le garçon rappela les Lambert pour les informer et attendit Claire. Elle lui expliqua que Jean-Marc et Alexandre étaient passés la prendre à la sortie de la banque, pour boire un pot avec eux. Sachant qu’elle disposait d’une heure avant le retour de Julien, elle avait accepté et le temps avait passé sans qu’elle s’en rende compte. Le jeune homme rassuré par sa présence ne demanda pas plus d’explications.
En cette fin d’après-midi, Julien était seul au studio. Comme tous les jours, il avait consacré sa matinée à relever les offres d’emploi et envoyé des CV dans toutes les directions. Il avait obtenu un entretien dans cette enseigne d’appareils sanitaires, à quelques stations de métro de là. Entretien qui s’était soldé par le fameux On vous écrira ; il était relativement découragé. Plus d’un mois de recherches n’avait donné aucun résultat. Par ailleurs, cet incident provoqué par Claire l’avait contrarié. Il ne croyait pas une minute que son portable eût été verrouillé par inadvertance. Elle ne voulait pas être dérangée, tout simplement. Et cet Alexandre, fils à Papa, l’agaçait quelque peu. Julien avait compris, à l’anniversaire de Claire, que le futur archi était intéressé par la jeune femme. De plus, il constatait que celle-ci semblait prendre ses distances avec lui-même, depuis sa démission de la banque. Malgré tout elle restait sur sa position quand au fait que Julien retourne travailler à la supérette.
Il était amoureux de Claire comme au premier jour et ne souhaitait pas la perdre. Puis il pensa à la bonne demi-journée qu’il avait passé avec sa mère et Robert au magasin. Comme ils avaient été heureux, tous les trois. Ils se retrouvaient. De nouveau, ils avaient formé une famille homogène. Julien avait retrouvé ses fonctions avec enthousiasme, comme s’il n’était jamais parti du magasin. Ce déjeuner avec son beau-père et Rose, où le bonheur passait entre les plats. Cette demi-heure de tête-à-tête avec Robert qu’il considérait définitivement comme son père ; cette complicité qui les unissait et qui faisait que ni l’un ni l’autre ne se posait plus la moindre question concernant leurs relations. Ni le bien, ni le mal n’effleuraient leurs pensées ; chacun d’eux avait trouvé ce qu’il cherchait. La synergie était totale.
On avait fait remarquer à Julien que, non seulement il avait une ressemblance tangible avec son beau-père, mais qu’encore il avait les mêmes expressions que lui, le même accent constantinois, voire les mêmes gestes ; Julien en était heureux. En grand secret, il avait toujours voulu ressembler à cet homme qu’il admirait depuis l’enfance. De son côté Robert, à qui on avait fait les mêmes remarques, était aux anges et considérait, disait-il, que du coup il avait fait acte de procréation virtuelle et que par conséquent Julien était bel et bien son fils. Il citait Marcel Pagnol : Le père, c’est celui qui aime. L’homme était évidemment très contrarié de l’absence du garçon, qu’il aurait souhaité garder à ses côtés plus longtemps. Cela jouait sur son moral, et aussi sur son physique. Il se sentait plus fatigué qu’auparavant, Julien le savait. Quand il était encore au magasin, petit à petit Robert se reposait sur lui. Le jeune homme avait pris ses fonctions de gérant avec sérieux et un plaisir non dissimulé. Il était galvanisé par la présence de son beau-père qu’il ne voulait décevoir à aucun prix.
Il en était là de ses pensées quand il entendit des rires derrière la porte palière. Claire fit son entrée accompagnée de Jean-Marc, son cousin, et d’Alexandre, l’ami de celui-ci. Les garçons portaient chacun une bouteille à la main et Claire un carton à pizza. « – Coucou, mon minou. On a des invités. Jean-Marc et Alex sont venus me prendre à la sortie de la banque et sachant que tu étais là, ils ont voulu te saluer. Comme tu le vois ils ont prévu de quoi arroser ça, hi, hi !
– Ah, heu, ben, salut les gars ; asseyez-vous, je vais chercher des verres. Ça me fait plaisir de te revoir, Jean-Marc.
Julien se dirigea vers un placard du coin cuisine, ayant volontairement ignoré Alexandre. Il avait remarqué que Claire le nommait par un diminutif et ça ne lui plaisait pas du tout. De toute façon, il n’aimait pas ce garçon et ce depuis leur première rencontre ; il semblait que ce fut réciproque. Celui-ci l’interpella.
– Alors Julien, cette recherche d’emploi, qu’est-ce que ça donne ?
– Pas grand-chose pour le moment. J’ai envoyé un nombre impressionnant de cv, sans résultats dans l’immédiat.
– C’est sûr, quand on n’a pas de spécialisation, ça doit pas être facile...
Julien comprit qu’il s’agissait d’une pique que lui adressait celui qui apparemment convoitait sa compagne. Sans relever la remarque, il commença à remplir les quatre verres. Claire s’approcha de la table avec une assiette sur laquelle elle avait disposé les pizzas qu’elle avait découpées en parts triangulaires. Avant de s’asseoir elle alluma le lecteur de Cd, qui diffusait le genre de musique qu’appréciaient les quatre jeunes gens.
***
Robert gardait en mémoire ce fugace passage de Julien. Il avait plus ou moins espéré que le garçon lui annoncerait son retour définitif et n’avait pas osé aborder le sujet, connaissant les préoccupations de son beau-fils. Malgré tout, à part le fait que Julien lui manquait il se sentait plus fatigué, stressé même, par cette nouvelle surface de vente. La clientèle était plus nombreuse qu’auparavant et le chiffre d’affaires plus que satisfaisant ; tout cela supposait plus d’attention que précédemment. Rose était efficace pour deux et on pouvait dire que, finalement, c’est elle qui dirigeait l’affaire. Elle s’occupait de la mise en place du programme journalier des deux employés, ainsi que du sien. C’était une femme active et qui avait une grande part dans la réussite de ce nouveau concept ; par contre elle était soucieuse de l’état de santé de Robert.
Lui qui tous les dimanches et les lundis voulait sortir avec sa femme, la distraire, l’amener danser – ce qu’ils adoraient tous les deux – au lieu de cela, passait ces après-midi de congés à dormir.
En début de soirée, plus d’une fois, il avait refusé de sacrifier au rite de l’anisette et de la kémia que Rose lui préparait avec amour, en lui tenant compagnie. Il s’asseyait devant la télévision, changeant constamment de chaîne, et regardait sans les voir les images qui défilaient. Il semblait qu’il n’eût plus goût à rien et cela la désolait. Elle connaissait Robert depuis des années, ayant été son employée avant d’être son épouse, et avait toujours été admirative de la joie de vivre de cet homme, de sa jovialité toute méditerranéenne, de ses expressions pied-noir, de son rire communicatif. Elle avait vécu cette reconnaissance entre Julien et lui, après des débuts tumultueux et une complicité grandissante au fil du temps. Elle savait que Robert avait mal supporté le départ du jeune homme, alors qu’il avait réussi à se faire accepter de lui. À se faire aimer...
***
Claire prit Julien par le bras, pour descendre les marches du métro, et se tournant vers lui : « – Juju, on est invités par Jean-Marc à la soirée étudiante annuelle de l’architecture, qui aura lieu samedi soir. Ca se passe au Mégabar, au début de l’avenue de Flandre. Il nous attend pour vingt heures, c’est un dîner dansant. On pourra y aller en métro, Jean-Marc nous raccompagnera avec la voiture de son père en fin de soirée. Ça nous changera de la télé et du ciné, qu’est-ce t’en dit ?
– On est invités, ou tu es invitée ?
– Non, Jean-Marc a dit, vous venez tous les deux.
– Qu’en pense Alex ?
– Rien, qu’est-ce que tu veux qu’il en pense ? c’est Jean-Marc qui invite, pas lui.
– Je suppose qu’il sera présent ?
– Certainement, ces deux-là sont inséparables.
– Tu tiens à y aller?
– Je ne voudrais pas faire d’affront à mon cousin, quand même !
Julien n’avait aucune envie de se retrouver en face d’Alexandre. D’un autre côté, il ne voulait pas laisser Claire y aller seule, vu le danger potentiel que représentait à ses yeux la présence de l’individu en question. Il donna son accord à la jeune femme.
***
Le jour dit ils arrivèrent devant l’établissement où les attendaient les deux garçons qui, l’un après l’autre, embrassèrent Claire. Jean-Marc embrassa Julien, également. « – Tu es comme mon cousin, je te fais la bise aussi...
Celui-ci restait sur ses gardes. Alexandre lui tendit une main molle sans pratiquement le regarder et sans ajouter un mot. Ils se dirigèrent vers la table qui leur était réservée. Jean-Marc nota sur un morceau de papier la commande des boissons.
– Perso je ne prends pas d’alcool, déjà parce que c’est moi qui conduis, et deusio, je n’aime pas ça ! je prendrai donc un jus de fruits. Et toi Claire ?
– Jus de fruits, pour moi aussi.
– Alex ?
– Comme je ne conduis pas, je prendrai un whisky.
– Julien ?
– Heu... je sais pas, un coca ?
Alexandre se moqua des deux garçons : « – Que des boissons de fillettes, les mecs ! Pour Claire, je comprends. Vous deux, ça fait un peu... comment dire ? fillettes, oui c’est ça fillettes, ah, ah !
Julien comprit que cette moquerie lui était destinée ; il décida d’ignorer l’observation. Jean-Marc lança un regard noir à son ami. Claire eut un sourire amusé, comprenant qu’elle était l’objet de cette réflexion d’Alex. Elle trouvait que le garçon était sûr de lui, limite prétentieux, mais il avait une telle prestance qu’il pouvait se le permettre. Jean-Marc commanda les consommations alors que le groupe de musiciens se mettait en place. Il indiqua à ses comparses qu’après l’apéro, un buffet dînatoire était prévu.
***
Ce samedi soir, Rose et Robert étaient devant leur téléviseur, à regarder n’importe quoi et à zapper constamment. Rose était inquiète de constater la morosité de son compagnon ; elle s’approcha de lui à le toucher, lui mit les bras autour du cou et l’embrassa très longuement et très amoureusement. Il répondit à l’étreinte de sa femme. Il se rendait compte qu’il était devenu un bien triste compagnon pour elle, si attentionnée, si aimante. Il savait qu’elle se faisait du souci pour lui.
– Tu sais, ma Rosy, faut pas t’inquiéter, tout ça va rentrer dans l’ordre. Il faut que je me fasse à l’idée que Julien ne m’appartient pas ; non plus qu’il est mon fils, d’ailleurs, contrairement à ce qui était devenu une certitude pour moi.
– Ne crois pas ça, Robert, Julien te considère comme étant son père, il me l’a dit.
– C’est possible ; pourtant j’ai fait de Juju une sorte de propriété privée avec défense d’approcher sous peine de représailles, bon j’exagère un peu, mais tout juste.
Il faut comprendre que pendant trente ans j’ai souffert de ce manque de paternité et Julien est arrivé dans ma vie. Un peu comme si on m’avait coupé une jambe quand j’étais jeune et que d’un coup j’en retrouvais une qui aurait repoussé et qui me ferait marcher comme tout le monde. Comme tout le monde, Rosy, tu comprends ? comme tout le monde !
J’ai trop souffert de voir les autres revenir de l’école à quatre heures et demie avec leurs gamins qui trottaient à côté d’eux, dévorant d’énormes pains au chocolat. Ceux-là qui prenaient des vacances avec leurs mioches, l’été au bord de la mer et qui s’éclaboussaient de gerbes d’eau, en riant comme des fous ! des fous heureux de l’être. Ceux-là qui, la veille de Noël, planquaient avec mille précautions les cadeaux pour lesquels ils s’étaient ruinés, et qui se disaient que rien ne comptait à part le bonheur de leurs enfants, donc le leur ! Ceux-là qui ont tremblé les jours d’examen, du brevet, du bac en attendant le retour de leur progéniture et qui souriaient, quel que soit le résultat. Ceux-là qui venaient au magasin le samedi, en famille et qui remplissaient un caddie dans lequel le papa faisait semblant de ne pas avoir vu le superflu négligemment jeté dedans par leurs fils, leurs filles. J’ai eu mal à en crever. Je faisais le pitre avec mes clients pour ne pas penser à tout ça. Et puis tu es arrivée avec Julien. Lui, il a souffert aussi pendant quinze ans des mêmes affres que moi, mais dans le rôle de celui qui n’a pas eu de père. On se connaissait tous les deux depuis des années quand vous n’étiez que clients. J’ai flashé sur ce gamin, sa gentillesse, sa politesse, son sourire, sa tignasse et ses grands yeux noirs ; on a appris à s’apprivoiser l’un l’autre. On se cherchait, on s’est trouvés. On y a cru, lui et moi ; puis, comme c’est normal, il a voulu prendre son envol. Il était prêt pour ça.
Pas moi...
***
La musique techno permettait à tous ces jeunes gens de s’agiter ensemble et en rythme, autant que possible. Notre quatuor s’en donnait à cœur joie. À chaque pause ils retournaient s’abreuver à leur table. Julien commanda une nouvelle tournée. Alexandre fut le seul à reprendre de l’alcool et devenait de plus en plus entreprenant vis-à-vis de Claire qui semblait s’en accommoder. Le garçon restait sur le qui-vive en surveillant de près ce qui se passait entre la jeune femme et le futur architecte. Celui-ci, passablement éméché, commanda un troisième whisky, contre l’avis de son ami Jean-Marc.
L’orchestre démarra une série de slows. Alex entreprit d’inviter Claire sur la piste. Ils firent trois danses pendant lesquelles il se montra plus qu’audacieux avec sa partenaire. À la fin du troisième morceau ils revinrent s’asseoir à côté de Jean-Marc et Julien qui, eux, étaient restés sur place. Alexandre vida son troisième verre et s’apprêtait à en commander un autre quand son collègue intervint : « – Tu as assez bu d’alcool, prends autre chose, un Perrier, un coca, je sais pas, moi !
– Ah oui, des trucs de fillette, comme toi et Julien, ah, ah !
– Alex, ça suffit ! si tu es bourré, va aux toilettes t’asperger d’eau fraîche, et...
– Je suis parfaitement clair ! tiens, justement, Claire, ma belle, venez on y retourne.
Julien intervint fermement :
– Non, ça suffit, Claire danse avec moi maintenant, ok ? Il entraîna la jeune femme sur la piste et lui fit quelques reproches : « – Je ne comprends pas ce que tu trouves à ce type complètement dépravé. Comment as-tu pu accepter trois danses de suite, avec lui ?
– Ma parole, Juju, tu serais jaloux ? dit-elle en riant.
– C’est pas impossible, en effet. En fait, j’ai envie que nous rentrions, quitte à prendre un taxi. J’en ai marre de la compagnie de ce rustre.
– C’est hors de question, je m’amuse, je veux rester !
– Dans ce cas je rentre, si tu veux bien, ton cousin te raccompagnera comme prévu.
– Tu fais comme tu veux, Julien, moi je reste.
Ils se séparèrent. Julien alla récupérer ses affaires au vestiaire. Quand il traversa la salle pour sortir, Claire était de nouveau entre les bras d’Alex ; ils riaient aux éclats. Jean-Marc s’inquiéta du départ du jeune homme.
– Veux-tu que je te raccompagne, Julien ? je reviens vers eux, après.
Julien déclina l’offre et sortit.
***
Le dimanche matin Rose et Robert faisaient le chemin ensemble de l’appartement au magasin. Avant d’ouvrir, ils faisaient une halte à la Caravelle, pour prendre un café supplémentaire. C’était plus une habitude qu’un besoin car, depuis qu’ils étaient mariés, Rose préparait le petit-déjeuner pendant que son homme prenait sa douche. Il s’agissait plus d’une halte plaisir que d’une nécessité.
– Comment tu vas, mon Jacquot, ce matin ? toujours fidèle au poste, je vois, comme nous finalement ! plaisanta Robert.
– Eh oui, mon Bébert, nous sommes des esclaves modernes, ah, ah ! mais, ça va. Toi par contre, je te trouve fatigué depuis quelque temps. Rose, toi, tu es resplendissante ! Deux cafés noirs, comme d’hab’ ? Et Julien, vous avez des nouvelles, un peu ?
C’est vrai que Robert se sentait fatigué depuis un certain temps, il le reconnaissait lui-même. De plus, dès qu’on lui parlait de Julien, c’était comme si on remuait un couteau dans une plaie. Il pensait : Si Juju était là, on aurait fait l’ouverture ensemble et on aurait laissé sa mère se reposer de sa semaine à l’appartement. Vers treize heures on serait venu se boire une anisette entre hommes ; puis j’aurais sorti la voiture du garage. On serait passés prendre Rose et on aurait pu aller se faire un bon resto tous les trois. Juju nous aurait quittés pour l’après-midi et on se serait retrouvés le soir, en famille. Seulement, voilà ! Voilà ce qui le minait, il en était conscient : Julien n’était plus là. Il avait eu quelques mois de bonheur total en compagnie de sa femme et de ce garçon et n’avait pas pensé une seconde que cela pouvait s’arrêter aussi rapidement.
Heureusement, Rose était là, bien présente à ses côtés, le soutenant dans ce qui était devenu une souffrance, sans qu’il veuille vraiment l’avouer. En fait, ce qui lui manquait à présent c’était cette sorte d’équilibre qu’il avait trouvé entre sa femme et son beau-fils. Rose et Julien constituaient à présent la famille dont il avait toujours rêvé. Oui, Robert était fatigué. Il essayait de faire bonne figure devant les uns et les autres et y parvenait très mal. Dans son entourage, tout le monde avait compris l’objet de son tourment, et on le regardait avec compassion comme s’il avait véritablement perdu son fils d’une façon tragique. Rose était intervenue auprès du jeune homme pour qu’il essaie de passer plus souvent au magasin.
***
Julien avait quitté le Mégabar passablement énervé. Il l’était moins, finalement, par l’attitude d’Alexandre que par celle de Claire. L’étudiant tentait sa chance et ça, Julien le comprenait parfaitement, malgré son antipathie instinctive pour le futur archi. Mais, elle ! Non, vraiment Julien ne pouvait l’admettre ! C’est elle qui lui avait parlé mariage. Encore elle qui l’avait forcé à quitter le magasin pour faire ce stage mortel, auprès de cet homme froid comme la banquise. Et voilà qu’elle avait l’air de trouver ce godelureau à son goût ! Ce dépravé, ce goujat, ce... ce... Julien ne trouvait plus les qualificatifs adéquats. Malgré tout, il était outré par le comportement de la jeune femme. Comment avait-elle pu vouloir rester en compagnie de ce rustre, en le laissant partir seul ? Il n’eut pas envie de s’engouffrer dans la première station de métro et préféra marcher jusqu’à la suivante pour essayer de se calmer.
Il arriva au studio un peu avant minuit. Machinalement, il alluma la télévision et s’allongea sur le canapé. Il s’en voulait de ne pas avoir été assez ferme avec Claire ; il aurait dû lui poser une sorte d’ultimatum. Après tout, n’avait-il pas cédé à tous ses caprices, se séparant du même coup d’un nouveau noyau familial qui lui convenait parfaitement ? Il avait blessé cet homme qui l’avait pris sous sa protection comme l’aurait fait son père biologique. Il avait surtout trahi sa confiance, et ça, Julien ne se le pardonnait pas. Certes il était amoureux, mais à quel prix ? Ils auraient une explication, dès demain matin. Ou elle accepterait qu’il retourne chez Robert et laisserait tomber cet Alexandre, ou bien... ou bien... Il verrait quelle décision prendre à ce moment-là ! Il éteignit la télévision, rejoignit le lit et tenta désespérément de trouver le sommeil, mais n’y parvint pas. Il l’entendit rentrer vers deux heures du matin, prenant mille précautions pour introduire sa clé dans la serrure et chuchotant un merci à celui qui l’avait raccompagnée, vraisemblablement son cousin.
La lune éclairait la pièce au travers des stores vénitiens. Elle se déshabilla près du lit, sans allumer la moindre lampe. Julien faisait semblant de dormir et l’observait entre les cils. Elle se glissa dans les draps et se colla à lui, l’entourant d’un bras. Il émit un grognement et se retourna vers la fenêtre, comme s’il voulait retrouver le sommeil après avoir été dérangé. Claire n’insista pas et se tourna également du côté opposé. Elle s’endormit rapidement. Julien, lui, était bel et bien réveillé et ruminait sa rancœur. Il commença à échafauder le discours qu’il lui tiendrait le lendemain matin. Comme c’était un dimanche, ils auraient le temps. Il se dit que ce serait leur première dispute.
***
Robert avait dormi pratiquement tout l’après-midi de ce dimanche ; il rejoignit Rose au salon. Elle repassait en regardant un film ; elle se tourna vers lui en souriant. « – Tu t’es bien reposé, mon amour ? Elle s’avança pour l’embrasser.
– Je suis désolé ma Rosy, je te fais passer un triste dimanche, j’en suis conscient.
– Ne dis pas de bêtises, il n’est pas triste, puisque nous sommes ensemble.
– Qu’est-ce que tu regardes ?
– Je suis tombé sur ce vieux film en noir et blanc des années cinquante avec Humphrey Bogart, La maison des otages. Il n’y a que Arte qui diffuse ce genre de cinéma.
– C’est moi qui te prends en otage, ma Rosy, en ce moment.
– Mon chéri, écoute, je suis heureuse d’être avec toi, je n’en demande pas plus...
– Si je suis en forme demain, nous retournerons en bord de Marne, ça te dirait ?
– Même à Tombouctou, ça me dirait ! plaisanta-t-elle.
– Non, non, trop loin, Tombouctou, trop loin, ah, ah !
Il se laissa tomber dans un fauteuil face au téléviseur et entreprit de comprendre le film. Rose l’observait en continuant son repassage. Elle le trouvait abattu et d’une triste mine. Ça l’inquiétait depuis un certain temps déjà. Au magasin elle essayait de faire le maximum pour qu’il n’ait pas à s’énerver ; elle le trouvait stressé. Elle pensait que la sortie qu’il avait proposée pour le lendemain lui serait sans doute bénéfique. Cela le distrairait et provisoirement l’empêcherait de penser à Julien, de ne penser qu’à lui ; elle s’y emploierait.
Rose aussi regrettait l’absence de son fils, d’une façon différente, comme seule une mère peut le ressentir. Elle était étonnée de l’attachement que Robert avait pour le jeune homme et savait qu’il en était de même pour Julien. Ces deux-là s’étaient trouvés, ils étaient chacun la moitié d’un bloc d’amour. Elle savait aussi que Julien était malheureux d’avoir quitté ce nid familial devenu équilibré.
***
Bien évidemment, la discussion entre les deux jeunes gens fut orageuse. Claire ne comprenait pas les reproches de Julien, qu’elle jugeait injustifiés.
– J’ai trouvé qu’Alex était drôle, un point c’est tout ; je ne comprends pas ta jalousie. D’autre part je ne t’ai pas enchaîné, que je sache ; et nous ne sommes pas mariés, donc nous restons libres de faire ce que bon nous semble. Si tu tiens tant à ton beau-père, retourne chez lui. Je ne te suivrai pas, Julien, je te l’ai déjà dit. Tu es adulte et majeur, c’est à toi de décider de tes orientations. Je pense également que le fait de ne pas trouver de travail n’arrange pas ton moral ; c’est du moins l’excuse que je veux bien te trouver par rapport à cette stupide scène de ménage que tu me fais. Oui, je trouve ce garçon intéressant, il est cultivé, drôle et a un avenir professionnel plus que prometteur.
– Tu veux dire qu’il n’est pas épicier, lui ?
– C’est toi qui l’as dit, Julien, pas moi.
– C’est donc ça ? Tu es attirée par ce milieu snobinard que je connais bien. J’ai travaillé dans un cabinet d’architectes, ils sont tous infects, j’ai pu m’en rendre compte.
Le reste de la journée, chacun bouda de son côté. Julien prit son ordinateur et chercha un site sur l’Algérie. Il trouva Constantine d’hier et d’aujourd’hui et revisita virtuellement la ville où était né Robert et où lui-même avait eu tant d’émotions, avec les retrouvailles entre son beau-père et sa nourrice Assiya. Il continua sa visite et arriva jusqu’au pont suspendu Sidi M’Cid, sur lequel ils s’étaient arrêtés tous deux pour admirer les gorges du Rhumel qu’il surplombait. Comme il avait senti pendant ce voyage la fusion entre lui et cet homme ! Sa bonté n’avait d’égale que sa générosité. Il était tellement heureux d’avoir retrouvé ses racines en compagnie de celui qu’il considérait définitivement comme étant son fils.
***
En prenant le chemin de la banque, ce lundi matin, Claire Lambert pensa qu’il lui faudrait rapidement éclaircir la situation avec Julien. Elle avait eu le coup de foudre pour ce garçon que toutes les femmes reluquaient. Elle imaginait qu’il aurait pu faire du mannequinat pour des revues masculines. Son allure, son sourire, ses cheveux mi- longs bouclés, ses yeux noirs rieurs, bref, elle le voyait plutôt dans la mode que dans l’épicerie. Elle était jalouse de Robert ; elle sentait intuitivement que Julien tenait à cet homme et ne comprenait pas vraiment ces liens qui les unissaient, puisqu’ils n’étaient pas père et fils biologiquement parlant.
Elle était irritée quand Julien parlait de son beau-père avec cette petite flamme au fond des yeux. Aujourd’hui, il était clair que le jeune homme n’avait qu’une envie, retourner travailler et vivre aux côtés de cet homme. Puis, elle pensa à Alexandre. Elle reconnaissait qu’elle avait été séduite par la prestance du garçon. Même s’il s’était permis quelques débordements à la soirée des élèves architectes, elle lui trouvait du charme. Par ailleurs elle était attirée par la future carrière d’Alex. Elle pensait que la vie devait être plus facile avec un architecte qu’avec un épicier ou même un employé de banque.
Oui, Claire était opportuniste, elle en était consciente. En guise d’excuses, elle se disait : après tout, on n’a qu’une vie ! Et puis Julien semblait inerte dans sa recherche d’emploi. Du reste, sans qualification, à quel type de poste pourrait-il prétendre ? Claire sentait que le moment était sans doute venu de laisser faire le jeune homme. Le laisser retourner dans ce qui semblait être son univers de rêve, le magasin de Papa, comme il disait. Il aurait été pour elle une jolie parenthèse dans sa vie et lui aurait surtout permis de quitter le nid familial, au contraire de Julien qui, lui, ne songeait qu’à y retourner...
***
En fin de soirée de ce dimanche, Robert était resté comme prostré devant la télévision. On voyait qu’il ne s’intéressait à aucun programme. Il y resta assez tard cependant, ayant dormi une bonne partie de l’après-midi. Rose avait essayé de le distraire, sans y parvenir. Elle resta avec lui jusqu’aux environs de vingt-trois heures puis, morte de fatigue, elle alla se coucher en demandant à Robert d’en faire autant. « – Si tu veux aller au bord de la Marne, il ne faudrait pas qu’on se lève trop tard, mon chéri.
– Tu as raison, je passe à la salle de bains et je te rejoins dans un instant.
C’est au moment où il se brossait les dents qu’il ressentit un élancement au niveau de la poitrine. Pas très fort, diffus, mais pourtant tenace. Il termina une toilette sommaire pensant qu’il se devait d’honorer sa compagne, ce qu’il n’avait pas fait depuis plusieurs jours. Rose accepta ses caresses, inquiète qu’elle était du manque d’envie de son mari, ces derniers temps, lui qui était habituellement plutôt enclin à en faire trop. Robert était mal à l’aise et sentait cette douleur perdurer et s’intensifier quelque peu. Il réussit cependant à aller jusqu’au terme de l’acte. Rose s’endormit rapidement blottie dans ses bras. Il l’écarta doucement, pour ne pas la réveiller, chercha une position pour atténuer le mal, finit par en trouver une acceptable et se dit que cela passerait d’une façon ou d’une autre. Robert n’était pas du genre à s’écouter et, de toute façon, en tant que commerçant il savait parfaitement qu’il n’avait pas le droit d’être malade. Il parvint à s’endormir malgré tout, se réveilla plusieurs fois, le tiraillement persistait. Finalement, il décida de se lever en prenant garde de ne pas déranger Rose. Il s’assit dans un fauteuil du salon. La position ne lui convenant pas, il choisit une chaise de la salle à manger. Rien n’y fit, la compression au niveau du thorax était toujours présente. Il retourna se coucher. Vers quatre heures du matin, inquiet de cette souffrance qui s’amplifiait de nouveau, il se leva, mais il se sentait mal debout. Il s’assit sur le bord du lit et secoua Rose.
– Chérie, appelle un médecin, j’ai une douleur atroce à la poitrine. Il lui relata sa nuit.
– Mon amour, tu aurais dû m’appeler avant, dit-elle angoissée.
Elle trouva le numéro d’urgence et demanda la visite d’un médecin très rapidement. La standardiste voulut en savoir plus. Rose servait d’intermédiaire entre elle et Robert. Lorsqu’elle eut dit l’essentiel, elle entendit sa correspondante lui dire :
– C’est un infarctus ! Je vous envoie les pompiers.
***
Julien, tout comme Claire, était dans l’expectative la plus totale, concernant son avenir avec la jeune femme et ses lendemains, tout court. Depuis plus d’un mois qu’il cherchait du travail sans rien trouver, son moral était en baisse, d’autant qu’il savait parfaitement que sa véritable place était entre sa mère et Robert, dans la supérette de Ménilmontant. Claire avait tout organisé, pour ne pas dire manigancé, depuis leur retour de vacances en Creuse. Elle était amoureuse de lui, Julien en était sûr, bien qu’elle pensât surtout à elle dans l’histoire.
Cette liaison lui permettait de s’affranchir de ses parents, ce qu’elle souhaitait depuis un bon moment déjà. Elle avait influencé son père pour qu’il renouvelle sa proposition de stage et fait ce qu’il fallait pour qu’il s’occupe de la location du studio, dont il avait avancé la caution. Si Julien avait accepté, sans réticence, ce poste de conseiller financier, tout eût été parfait pour elle. Leur relation se dégradait de jour en jour. Claire prenait de plus en plus d’indépendance vis-à-vis de lui. Elle ne supportait pas l’idée que Julien soit au chômage. Elle avait déjà projeté leurs prochaines vacances dans le Var, du côté de Saint-Tropez, dont elle rêvait depuis longtemps. Voyant que le jeune homme ne s’en sortait pas financièrement, elle finissait par douter de la faisabilité de la chose.
Et puis il y avait eu Alexandre. Julien avait très rapidement compris l’intérêt que Claire portait à cet étudiant promis à un brillant avenir. Il ne se sentait pas de taille à lutter, socialement parlant. Malgré tout il restait amoureux de la jeune femme et se désespérait de penser qu’elle pourrait le quitter pour ce godelureau, selon son expression. En dehors de tout cela, Claire n’aimait pas cet attachement que Julien avait pour Robert. Elle y avait fait souvent allusion, allant même jusqu’à suggérer une liaison amoureuse entre le jeune homme et son beau-père. Comme d’autres, Claire ne pouvait pas comprendre exactement ce qui s’était produit entre les deux hommes, qui avaient trouvé leur équilibre dans cette fusion.
Julien pensait à tout cela alors qu’il était dans le métro pour se rendre à un entretien d’embauche dans un grand magasin de vêtements de la Place de la République.
11
Robert se réveilla dans une chambre aux murs couleur vert pâle, devant un poste de télévision aveugle et muet. Il se souvint d’avoir été embarqué par les pompiers, qui étaient intervenus très rapidement à la suite de l’appel de Rose. Il se rappela aussi les avoirs entendus crier dans le fourgon :
– Monsieur, monsieur, c’est les pompiers, réveillez-vous !
En fait, il avait fait un bref arrêt cardiaque et ces anges casqués ne lui avaient pas laissé le temps d’apercevoir le début du fameux tunnel. Il fut transporté dans une sorte de chambre froide. Il entendait, sans les voir, les gens qui s’affairaient autour de lui. Il se plaignit du froid intense, d’autant qu’il se rendait compte qu’il était entièrement nu. À son ultime plainte, il entendit une voix lui dire :
– Nous aussi nous avons froid, monsieur ! Ensuite, il ne se souvenait de rien jusqu’à l’arrivée dans cette chambre. Quand il se réveilla, Rose était à ses côtés et lui tenait la main.
– Comment tu te sens mon chéri ?
– Je suis fatigué...
– Je pense que c’est normal. J’ai vu le médecin qui s’occupe de toi, il dit que tu dois te reposer au moins cinq jours, sans bouger d’ici.
– Le magasin...
– Ne t’en fais pas, je ne suis pas seule, je me débrouillerai ; et puis je vais prévenir Julien que tu es là.
– Non ! ne lui dis rien, il va s’inquiéter et voudra revenir travailler à la supérette, ça va mettre le bazar avec Claire.
– Si je ne lui dis rien, il me reprochera de ne pas l’avoir fait.
– Ça m’ennuie, je t’assure.
– Il le saura forcément, s’il appelle, ce qu’il fait quasiment tous les jours.
– Je ne veux pas qu’il s’inquiète... Robert ferma les yeux et sommeilla peu à peu. Rose commença de lui lâcher la main ; dans un sursaut il la retint. Il fut réveillé par une infirmière qui entra dans la chambre à ce moment là.
– Bonjour Madame, bonjour Monsieur Noguès, je m’appelle Sylvie. Alors comme ça on a voulu se faire remarquer ? dit elle en riant.
– En quelque sorte, dit Robert, avec un sourire fatigué
– Je vais m’occuper de vous tant que vous serez en soins intensifs, c’est-à-dire deux jours ; après quoi, on vous transférera dans une autre chambre où vous prendrez votre traitement et votre repos.
***
Ils étaient une dizaine à attendre debout, dans un couloir menant au bureau du DRH. Quatre sièges en matière plastique, style années soixante, se faisaient face et étaient occupés au fur et à mesure des entretiens d’embauche. Julien, arrivé dans les derniers, commençait à trouver le temps long ; et puis il avait mal au dos. Il poussa un profond soupir et se dit qu’il fallait résister et obtenir ce poste d’employé polyvalent, magasinage et vente dans les rayons. Un candidat revenait de l’entretien.
– Ils prennent juste les renseignements, on n’a pas de réponse immédiate, dit-il. Il faut attendre une convocation après examen des CV.
Julien pensait qu’en argumentant sur ses références de gérant de magasin, il avait toutes ses chances. Au bout d’une heure environ, il put enfin s’asseoir. Il avait mal aux jambes et aux reins. Il restait un garçon en entretien et ce serait son tour. Deux autres attendaient encore après lui. Il regardait constamment sa montre. Finalement, la porte s’ouvrit, le candidat sortant était suivi d’une jeune secrétaire qui demanda à Julien de la suivre. Ils longèrent plusieurs bureaux vitrés, tout au long d’un couloir qui semblait ne pas vouloir finir. La jeune femme s’arrêta devant une porte. « – Attendez là, Monsieur Colombani va vous recevoir dans un instant.
Encore attendre, pensa Julien, j’en ai ras le bol ! Cependant, il fut reçu, assez rapidement, par un homme d’une cinquantaine d’années, qui lui tendit la main et le fit entrer. Il lui indiqua un siège.
– Toussaint Colombani, veuillez vous asseoir, je vous prie. Quel est votre nom ?
– Julien Touret. J’ai une expér...
– Attendez ; je ne vous ai encore rien demandé, jusqu’à preuve du contraire.
– Excusez-moi.
– Quel âge avez-vous et quel est votre statut actuel ?
– J’ai dix-neuf ans passés et je...
Le portable de Julien sonna à ce moment précis.
– Quand on est en entretien, on coupe son portable, jeune homme.
– Je... oui, désolé, j’ai oublié.
– Et bien, répondez et abrégez, autant que possible.
– Merci ; allô, Maman ? oui, comment ? quoi ? ! où est-il ?
Julien se leva d’un bond et quitta le bureau sans s’excuser, sous les yeux ébahis de Toussaint Colombani. Il traversa le couloir en courant, téléphone collé à l’oreille. « – Lariboisière, d’accord, quel service ? cardio... bien sûr !
Les deux candidats restants furent surpris de le voir ressortir aussi vite. Ils se demandèrent avec appréhension ce qui pouvait bien motiver une telle course après un si court entretien d’embauche.
***
Quand Julien entra dans la chambre, Rose lui fit signe de ne pas faire de bruit. Robert dormait. Le jeune homme embrassa sa mère et regarda son beau-père. L’homme avait des cernes très marqués sous les yeux. Il respirait régulièrement, une main sur le ventre, l’autre tenue par sa femme. Rose se tourna vers son fils et chuchota : « – Si tu peux rester avec lui, je rentre à la maison chercher d’autres vêtements que je n’ai pas pensé à prendre en partant, paniquée que j’étais...
– Pas de soucis, je reste, vas-y tranquillement.
– Je fais l’aller et retour, je ne serai pas longue.
– Prends ton temps, Maman, je n’ai aucune obligation.
Le jeune homme pensa à la tête qu’avait dû faire le DRH, en le voyant sortir du bureau comme un diable de sa boîte. Julien examina la chambre, puis regarda par la fenêtre qui donnait sur la cour d’entrée des ambulances. Elle servait, apparemment, aussi de parking au personnel médical. Un vent léger faisait frissonner les marronniers. Julien pensa qu’on arrivait bientôt sur Noël. Il se retourna vers le lit et s’aperçut que Robert avait entrouvert les yeux. Il attrapa une chaise au passage et s’assit près de son beau-père. Celui-ci semblait ne pas le voir, il clignait des yeux. Julien lui prit la main et chuchota : « – Papa... Papa... c’est moi, c’est Julien ; tu m’entends ? Robert cligna de nouveau des yeux et serra la main du jeune homme.
– Repose-toi, Papa, je suis là. Maman est partie te chercher des vêtements et elle revient. Comment tu te sens ? tu as soif ?
Robert répondit faiblement entre les lèvres, des mots que Julien ne comprit pas, mais hocha légèrement la tête. Julien regarda autour de lui, vit une bouteille d’eau minérale et à côté, un gobelet en plastique. Il le remplit à moitié, l’homme tendit la main. Ignorant le geste, le garçon souleva légèrement la tête de son beau- père, qui le laissa faire, la main gauche sous la nuque et le fit boire doucement de la main droite, à petites gorgées. Il ouvrit complètement les yeux et fixa le jeune homme.
– Juju... mon fils, je suis content que tu sois là.
– Moi aussi, Papa, moi aussi et tu sais, je crois qu’on va plus se quitter désormais.
Il reprit la main de son beau-père, alors que celui-ci se rendormait sans avoir entendu la fin de la phrase prononcée par le jeune homme.
***
Claire fut avertie par Julien qu’il ne viendrait pas la rejoindre au snack habituel, à midi. Il lui en exposa le motif.
– Je passerai une partie de la journée avec Robert et je pense rentrer en début de soirée, je suis désolé bébé...
– Ne sois pas désolé, Juju, je comprends. J’espère qu’il n’y aura pas de complications. Fais-lui mes amitiés, si tu veux bien. À ce soir mon minou.
L’un et l’autre avaient utilisé ces petits surnoms amoureux plus par habitude que par conviction. Chacun d’eux sentait bien qu’une cassure était en train de se produire. Julien espérait que les choses s’arrangeraient car il restait très épris de la jeune femme. Claire, de son côté, semblait vouloir tourner la page et se préparer à un autre destin. Elle savait le jeune homme encore très amoureux d’elle, et se demandait comment s’y prendre pour lui signifier que ce n’était plus son cas, enfin... plus tout à fait.
***
Rose revint avec un sac de voyage dans lequel elle avait mis des sous-vêtements propres, un pyjama et une robe de chambre. Elle en installa le contenu dans un placard proche du lit et se rendit à la salle de bains où elle déposa une serviette éponge, deux gants de toilette, une savonnette, un tube de dentifrice, une brosse à dents et un rasoir électrique. Puis elle vint s’asseoir face à Julien de l’autre côté du lit. Robert dormait calmement. Il tenait toujours la main de son fils. Une fois encore, Julien était heureux de ce contact physique avec son beau-père, cette chaleur empreinte de bonté communicative. Il regardait cet homme avec amour sachant combien il était important pour lui. Il était réellement devenu son père. Julien n’avait plus aucun doute à ce sujet et avait balayé d’un revers de main tous les tabous qui entouraient cette fusion.
Robert était devenu essentiel à sa vie. Tous les deux avaient rattrapé en peu de temps des années de frustration. Dès qu’ils étaient ensemble, chacun d’eux se sentait plus fort, peu importe ce qu’on pouvait penser dans leur entourage. Ils étaient passés l’un comme l’autre au-dessus de tout type de considération hors norme. C’est ce à quoi pensait Julien en regardant dormir cet homme qui respirait la bonté. Le jeune homme eut un moment de désarroi en pensant que Robert aurait pu mourir et sans doute par sa faute. Il s’en voulait de l’avoir déçu, trompé même, rejetant ainsi tous les espoirs que cet homme avait mis en lui. Il serra un peu plus la main de son beau-père.
Rose les regardait tous les deux. Elle était émue de voir combien ils tenaient l’un à l’autre et ce courant d’amour qui circulait entre eux. Elle les aimait ses deux hommes et rêvait, comme eux-mêmes, que le noyau familial se reconstitue.
***
Alexandre Fargeot avait pris l’habitude d’envoyer régulièrement des textos à Claire, à l’heure de la pause café. Elle lui avait recommandé ce créneau car Papa Lambert était intransigeant avec son personnel, quant à l’utilisation des portables sans motif sérieux. La jeune femme s’amusait de cette cour du jeune homme, par téléphones interposés. Elle lui répondait tout en buvant son café, ce qui encourageait le garçon à rééditer ses messages. Ce lundi il l’invita à déjeuner, proposant de venir l’attendre à la sortie de la banque. À plusieurs reprises, il lui avait fait ce genre de proposition. Jusqu’à présent Claire avait toujours refusé, Julien la rejoignant tous les midis après les heures de bureau. Elle savait que le jeune homme serait absent, vraisemblablement plusieurs jours de suite, et mourait d’envie d’accepter l’invitation du futur architecte. Ce garçon l’amusait et elle aimait ses manières de dandy. Sachant que Julien ne rentrerait pas, au mieux, avant le début de soirée, elle accepta. Alexandre en recevant la réponse se dit qu’il avait marqué un point. Il voulait cette relation avec Claire, et il l’aurait ! sa ténacité avait donc payé. Jean-Marc, cousin de la jeune femme, l’avait mis en garde contre ce genre de procédé : « – Claire est avec Julien, apparemment c’est sérieux, tu vas mettre le souk entre eux.
– Julien est un rigolo, cette fille mérite mieux, c’est-à-dire... moi ! Je sais que Claire n’est pas insensible à mon charme, se vanta Alex.
– Heu, ça va les chevilles, pas trop douloureuses ? plaisanta son ami.
– Les femmes aiment les vainqueurs et j’en suis un. Sur ce, bon appétit monseigneur, l’amour m’appelle...
Jean-Marc se dit qu’après tout, ce n’étaient pas ses affaires et qu’il ne s’en mêlerait pas. Claire avait donné rendez-vous à l’étudiant directement au snack où elle déjeunait régulièrement avec Julien. Alexandre se moquait de l’endroit, l’essentiel étant pour lui d’être avec la jeune fille. Elle était déjà sur place quand il arriva. C’est avec un grand sourire qu’il se dirigea vers sa table. Claire lui sourit aussi et lui désigna la chaise en face de la sienne. Il s’assit et lui saisissant le poignet porta ses lèvres au dos de sa main. Claire fut ravie de ce baisemain auquel elle ne s’attendait pas.
– Mon plaisir est immense, que vous ayez accepté ce rendez-vous.
– Nous pourrions peut-être nous tutoyer ? suggéra la jeune femme.
– Laissons-nous le temps de l’innocence, voulez-vous ? lui répondit-il.
***
– Tu sais, Maman, je dormirai à la maison ce soir, dit Julien, comme ça demain matin j’irai avec toi au magasin. On pourra se relayer pour rester un peu avec Papa dans la journée.
– Si tu savais comme je suis heureuse que tu l’appelles Papa ; je dois te dire que je n’en reviens pas, même !
– Il est devenu mon père, complètement, je ne peux plus le nommer autrement. Si tu veux bien je fais un saut pour déjeuner avec Claire, j’ai le temps ; je prendrai quelques affaires au studio pour la semaine.
– Ça ne va pas poser de problèmes, vis à vis d’elle ?
– Non, elle comprend la situation ; je serai de retour dans l’après-midi pour te remplacer, d’accord ?
– Comme tu veux, mon grand.
Julien se leva et jeta un coup d’œil vers son beau-père qui dormait et semblait apaisé.
***
Le trajet de métro comportait six arrêts jusqu’aux Buttes Chaumont, station Botzaris. Vu l’heure, Julien savait que Claire venait juste d’arriver au snack. Il l’aperçut au travers des baies vitrées et commença de loin à lui faire signe de la main. Son geste s’arrêta et son sourire se figea quand il vit qu’elle était en compagnie d’Alexandre. Il s’approcha de leur table ; Claire eut un rictus gêné.
– Ah, Juju, Alex passait par là, il avait envie de déjeuner avec nous. Je lui ai expliqué le problème de ton beau-père, je ne pensais pas que tu pourrais venir.
– Moi non plus, je devais prendre quelques affaires au studio et j’espérais te trouver là... seule.
Alexandre se tourna vers lui « – Salut, Julien, tu vas bien ? tu déjeunes avec nous, ou t’as pas le temps ? ironisa-t-il.
– J’ai tout mon temps, au contraire ; pourtant je ne vais pas déjeuner avec vous. Je m’en voudrais de troubler un si beau duo amoureux.
À la table voisine, un couple d’un âge certain écoutait en souriant les jeunes gens. Julien s’en aperçut.
– Quoi, qu’est-ce qu’il y a, ça vous intéresse ? approchez, vous entendrez mieux !
Claire intervint « – Julien, tu es stupide et tu nous ridiculises par la même occasion.
– Pauvre Julien, aucune classe, ajouta Alexandre avec un sourire narquois
– Oui, je sais, je n’ai aucune classe, moi l’épicier, le vendeur de patates, seuls les architectes en ont, c’est bien connu.
La jeune femme s’emporta « – Julien, ça suffit, tu nous ennuies, maintenant ! Tu n’avais qu’à m’appeler, je t’aurais dit qu’Alex déjeunait avec nous.
– C’est ça Claire, bien sûr, je vous ennuie. Tu lui aurais dit de ne pas venir, si j’avais été là. J’ai compris votre petit jeu, à tous les deux ! Tu sais quoi, Alex, tu cherchais un studio dans le quartier ? ben tiens, je pense que tu viens de le trouver ! En prononçant cette phrase, Julien jeta son trousseau de clés sur la table, entre les deux jeunes gens. Plusieurs clients se retournèrent vers le trio. Le patron du snack intervint :
– Bon, les enfants, on se calme et on fait ses disputes d’amoureux où on veut, mais pas au restaurant, d’accord ?
– Ne vous inquiétez pas, dit Julien, je m’en vais.
Claire lui lança un regard noir. Quant à Alex il affichait ouvertement un sourire de contentement. Julien sorti, il regarda Claire :
– Reprenons notre conversation, voulez-vous ? vous me disiez, Saint-Tropez...
***
Julien se mit à courir en direction de la station de métro. Il voyait trouble, ses yeux étaient embués, il avait les dents et les poings serrés, la tête qui semblait prendre feu. Il s’engouffra dans le souterrain. Arrivé sur le quai il alla s’asseoir sur un banc. Il se prit la tête entre les mains et commença à sangloter ; une gentille petite vieille s’approcha de lui.
– Ça va pas, mon garçon ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
Julien fit non de la tête, sans regarder son interlocutrice
– Quand on est jeune comme toi, faut pas pleurer. La vie est longue et elle est belle, tu verras, j’en sais quelque chose.
Un clochard vint s’asseoir à côté du jeune homme et en éructant quelques borborygmes lui tendit sa bouteille de vin, comme s’il voulait par ce geste le consoler.
Le métro arrivait, Julien se leva et regarda la mamie.
– Merci, madame.
– Bonne chance, mon gamin, t’inquiète pas, ça va aller.
Julien s’assit au fond du wagon, très peu occupé à cette heure-là. Il cachait ses yeux de sa main en forme de visière, pour ne pas montrer qu’il pleurait. Les larmes coulaient à profusion. Comme il n’avait pas de mouchoir, il s’essuyait avec l’autre main et reniflait sans arrêt. À la station suivante un groupe de jeunes gens, filles et garçons, envahit son espace en faisant les fous, chantant et dansant. L’un d’eux avait une guitare et faisait semblant d’en savoir jouer. Le regard des jeunes se focalisa sur Julien.
Celui à la guitare remarqua qu’il pleurait. Il en avertit les autres par des coups de coudes, mimiques et œillades rigolardes. Puis, empoignant sa guitare, il entonna sans savoir s’accompagner : Maladie d’amour, maladie des amoureux... L’hilarité fut générale. Julien se leva et descendit à la station suivante. Il sortit du métro et se dit qu’un peu d’air frais lui ferait du bien. Après tout, il pourrait bien aller à pied jusqu’à l’hôpital. À quelques mètres de la sortie, il aperçut une librairie-papeterie. Il entra pour demander s’ils avaient des mouchoirs papier. Le vendeur lui tendit un paquet de six étuis. Il allait payer lorsqu’il vit, accroché à un présentoir voisin, un exemplaire de France-football.
– C’est le nouveau ? demanda-t-il au libraire, en désignant le journal.
– Le nouveau ne sort que demain, celui-ci est de vendredi. Il y a deux jours de parution par semaine, mardi et vendredi.
Julien se dit que Robert ne devait pas l’avoir.
– Je le prends ; combien vous dois-je, en tout ?
Le garçon reprit son chemin en direction de l’hôpital où, il le savait, l’attendaient deux êtres qu’il aimait par dessus tout et qui l’aimaient aussi, sans retenue et surtout sans calcul. Il eut un flash avec deux visages côte à côte. Celui de Claire qui n’avait rien fait pour le retenir et celui de Robert qui lui ne demandait que sa présence et vers qui il se rendait. Il entra dans une brasserie et se dirigea vers les toilettes. Il se mit devant le lavabo, sortit plusieurs mouchoirs qu’il humecta, s’épongea les yeux et se rafraîchit le visage. Il ne voulait pas que Robert et Rose le voient dans cet état.
C’est avec un plaisir non dissimulé que Julien retrouva le magasin où il avait été si heureux par son travail et le contact clientèle, qu’il adorait, tout comme la bonne entente qu’il avait avec les employés, sa mère et son beau-père. Il était tout sourire en accueillant les premiers clients, toujours les mêmes d’ailleurs, coutumiers de faire leurs courses de bonne heure. La plupart d’entre eux furent ravis de retrouver le jeune homme ; plusieurs s’étonnèrent de l’absence de Robert.
– Papa a fait un infarctus durant le week-end, il est hospitalisé à Lariboisière. Il va bien, il se repose. Les habitués remarquèrent tous que Julien avait dit Papa, et non Robert, comme il le désignait habituellement.
La veille, de retour à l’hôpital, le garçon avait dit à sa mère que finalement il avait changé d’avis et qu’il n’avait pas besoin de prendre ses affaires au studio, puisque de toute façon il avait tout ce qu’il fallait dans l’armoire de son ancienne chambre. Il avait donc fait demi-tour pour rester plus longtemps au chevet de son beau-père. Rose se contenta de cette version, mais subodorait que quelque chose tourmentait son fils. Elle se promit d’essayer d’en savoir plus dans la journée. La matinée passa comme un rêve pour Julien, qui trouva le moyen d’appeler Robert entre deux occupations
– Ah, mon Juju, c’est gentil de m’appeler, je dormais quand tu es parti hier. Merci d’avoir pensé à France-football, ça m’a fait plaisir. Tout va bien au magasi
N’hésite pas à m’appeler en cas de problème
– Ne sois pas inquiet, Papa, tout va bien. Et puis je suis avec Maman, tu sais comme elle est efficace.
– Merci, mon grand, de ce que tu fais pour moi.
– Je ne fais que mon devoir en tant que fils, Papa.
Robert eut les larmes aux yeux et, une fois de plus, loua le ciel d’avoir trouvé Julien sur sa route. Il était également heureux d’entendre que le garçon ne l’appelait plus que Papa, désormais et il se dit que son accident cardiaque était minime à côté de cette joie immense que recevait son cœur... de père. Julien l’informa que plusieurs clients avaient pris de ses nouvelles et qu’il les avait rassurés.
– Tu as bien fait mon Juju, dans quelques jours je serai remis sur pieds et j’espère que tu pourras rester un peu avec moi au magasin.
Julien eut la tentation de lui dire qu’il comptait rester définitivement avec lui et Rose, mais il pensa qu’il lui faudrait donner des explications par rapport à Claire et que ce n’était sans doute pas le meilleur moment. Il se contenta de répondre :
– Pas de soucis Papa, je vais m’arranger ; repose-toi, je passerai te voir cet après-midi, je t’embrasse.
***
Claire avait beau se dire que Julien lui avait facilité les choses, elle n’en demeurait pas moins dans l’expectative concernant Alexandre. Il avait laissé entrevoir la possibilité de s’installer avec elle en participant au loyer, entre autres choses. Évidemment, elle était tentée par cette solution, étant sous le charme du garçon. En même temps elle se dit qu’elle ne pourrait pas exiger de lui ce qu’elle avait demandé à Julien. Alex, elle l’avait compris, était plutôt macho, ce qu’elle ne détestait pas. Comme le disait le futur architecte, il faut être dur dans la vie pour être respecté ; il répétait constamment, qu’il était un vainqueur. Claire avait une certaine admiration pour lui. De là à ce qu’il vienne s’installer au studio, elle demandait un temps de réflexion. Et puis, Julien n’était pas venu prendre ses affaires. Il avait jeté ses clés sur la table du snack entre elle et Alex, mais n’avait pas rappelé depuis pour lui signifier ses intentions réelles.
À son tour, Claire se trouvait dans une sorte de tourment. Devait-elle appeler Julien, ou au contraire attendre qu’il le fasse ? Ses parents les avaient invités, le dimanche suivant, pour l’anniversaire de Jean-Claude Lambert. Elle se crut obligée de leur indiquer que Julien ne serait sans doute pas disponible, à cause de l’hospitalisation de son beau-père. Monique Lambert proposa de faire une visite à Robert, Claire inventa un motif pour que la visite n’ait pas lieu. Elle se dit qu’elle patienterait au moins quarante-huit heures avant d’appeler Julien, s’il ne le faisait pas lui-même, et qu’elle ne devait en aucun cas appeler la première. Ce serait comme dire à Julien « Alors, quand est-ce que tu dégages ? ». Alexandre attendrait. Il s’était passé d’elle jusqu’à présent. Il attendrait...
Julien et sa mère déjeunèrent ensemble à l’appartement. Elle remarqua que le garçon avait laissé son téléphone sur la table, juste à portée de mains. Il lui indiqua qu’il irait voir Robert en début d’après-midi de façon à être de retour avant la fermeture du soir, car il ne voulait pas qu’elle soit seule au magasin en fin d’après-midi, heure supposée probable des hold-up. Tout en parlant il regardait constamment son portable, comme s’il avait peur de ne pas entendre la sonnerie. Rose s’en aperçut, et en déduisit que Julien était inquiet ; elle n’osa pas lui demander pourquoi. Il interrogea plusieurs fois sa messagerie, tout en continuant à parler entre deux bouchées. Rose voyait bien qu’il répondait sans réfléchir et souvent à côté de la question. N’y tenant plus, elle lui dit :
– Julien, tu m’inquiètes. Je suis ta mère, je te connais. Que se passe-t-il ?
– Non, non, je t’assure Maman, j’ai été choqué par l’accident de Papa et d’ailleurs...
Julien s’arrêta de parler, les larmes lui montaient aux yeux. Il ne put se retenir de pleurer.
– C’est avec Claire, hein ? c’est ça Juju ? je l’ai deviné, tu sais !
Le garçon raconta à sa mère la détérioration de ses relations avec la jeune femme. « – Je m’attendais à ce qu’elle m’appelle pour que nous puissions faire le point mais, apparemment, ça n’a pas l’air de l’intéresser.
– Peut-être devrais-tu faire le premier pas ?
– C’est hors de question. Ce n’est pas elle qui m’a trouvé en galante compagnie, que je sache, mais le contraire. Elle doit définir sa position par rapport à moi. Je suis prêt à lui pardonner, mais je n’irai pas vers elle.
– En plus, avec ce qui arrive à Robert, je comprends que tu sois contrarié.
– Il ne faut rien dire à Papa de la situation, il n’est pas en état d’avoir un souci supplémentaire. Pour tout te dire, cet accident cardiaque me permet de me rapprocher de lui et de toi, c’est le côté positif des choses. De toutes façons je ne trouvais pas de travail après plusieurs semaines de recherche et je sais que de son côté il n’attendait que mon retour au magasin et... dans sa vie. J’aime cet homme comme mon père, Maman et quelquefois je me dis que c’est mon géniteur, Guy Touret, qui me l’a envoyé. J’ai tellement prié pour qu’il soit à mes côtés. Promets-moi que tu ne diras rien pour l’instant, je saurai lui expliquer le moment venu.
Ce mercredi matin, après deux jours entiers d’hospitalisation, Robert se vit servir un petit déjeuner. Quand il eut terminé, Sylvie, son infirmière, rentra dans la chambre. « – Bonjour, Monsieur Noguès, comment allez-vous aujourd’hui ?
– De mieux en mieux, d’autant que je sens l’heure de la sortie approcher. C’est ce matin que vous me changez de chambre, comme vous me l’aviez dit ?
– Je n’ai pas reçu les ordres du médecin, il faudra attendre son passage en fin de matinée. Mais dites-moi, Monsieur Noguès, si je comprend bien vous en avez marre de me voir, dit-elle en riant.
– Pas du tout ! Ce n’est pas de vous dont j’ai marre, c’est cette chambre que j’ai hâte de quitter, pour passer dans une autre qui me dirigera vers la sortie. Je regrette d’ailleurs que vous ne me suiviez pas, j’espère ne pas tomber sur une infirmière à moustaches.
– La seule infirmière à moustaches que nous ayons ici, s’appelle Bruno. C’est peut-être lui que vous aurez, monsieur Noguès.
– Bon, peu importe, moustaches ou pas, je sors quand, de ces soins intensifs ?
– Je vous l’ai dit, il faut attendre l’avis du médecin.
– S’il passe en fin de matinée, mon transfert aurait lieu l’après-midi ?
– Ou demain matin. Soyez patient, Monsieur Noguès, ne croyez pas que vous allez courir un cent mètres en sortant. Tout en parlant, Sylvie préparait une seringue.
– Encore une piqûre ? ça va s’arrêter quand ? Vous avez vu que j’ai le ventre tout bleu, pour ne pas dire violet ?
– C’est très joli, ma foi, on dirait des peintures rupestres, se moqua la jeune femme.
– Vous me prenez pour l’homme de Cro-Magnon ? dit Robert, en riant.
– Allez, montrez-moi votre abdomen et après ça je vous laisse tranquille.
– Bon, c’est bien parce que c’est vous ; dites, Sylvie, vous essayez de vous renseigner pour mon transfert, s’il vous plait ?
– C’est promis, Monsieur Noguès, ne vous inquiétez pas, dès que je sais quelque chose je viens vous voir. Levez votre tee-shirt s’il vous plait.
***
À la pause café, n’y tenant plus, Claire chercha à joindre Julien au magasin. C’est Rose qui répondit, son fils étant dans les rayons avec le magasinier. Les deux femmes furent décontenancées l’une par l’autre.
– Ah, madame Noguès, bonjour. Comment va votre mari, Julien m’a dit...
– Bien, je te remercie, Claire ; il en a encore pour quelques jours en observation et il pourra sortir. Tu voulais...je…enfin, c’est pour Julien ? Bon, écoute Claire, je suis au courant, il m’a parlé. Je suis vraiment désolée pour vous deux ; et puis pour tout te dire je te voyais bien comme ma belle-fille et Robert aussi d’ailleurs.
– Il est au courant ?
– Julien n’a pas voulu qu’on lui en parle, pour ne pas le contrarier ; tu sais comme ils sont attachés l’un à l’autre.
– Oui, je sais - elle pensait, un peu trop, d’ailleurs - puis-je parler à Julien ?
– Je vais te le chercher.
Julien traîna exprès dans les rayons, donnant quelques explications supplémentaires à Stéphane, le magasinier, à propos d’une restructuration complète d’une gondole. Rose vint lui rappeler que Claire était en attente.
– J’y vais Maman, j’y vais. Il prit le temps de répéter ses instructions au jeune homme. D’un pas nonchalant et saluant quelques clientes au passage, il se dirigea vers le bureau
– Allô ?
– Julien, c’est moi.
– Ah, Claire ; comment vas-tu ?
– Cessons ce jeu stupide, Julien, il faut qu’on se voie.
– Qu’on se voie ? un jeu ? quel jeu ?
– Bon, écoute, Julien, peux-tu passer au studio en fin d’après-midi ?
– Non, Claire. Je gère le magasin jusqu’à sa fermeture et de plus, je vais voir Papa en début d’après-midi.
-- Bien. Peux-tu passer ce soir, alors ?
– Tu seras seule ?
– Mais... je suis seule, Julien ! qu’est-ce que tu crois ?
– Je ne crois rien, je demande. Vingt et une heures, ça te va ? le temps de contrôler les caisses et de fermer la boutique.
– C’est parfait pour moi. J’ai tes clés, il faudra que tu sonnes à l’interphone.
– Je sais parfaitement que tu as mes clés ; à ce soir, Claire.
Julien était assez content de sa façon d’avoir répondu à la jeune femme, montrant ainsi que lui aussi avait du caractère et qu’il n’était pas plus affecté que cela par cette rupture. Malgré tout il sentit son cœur battre un peu plus fort, à la pensée de se retrouver devant celle qui restait son véritable premier amour. Comme par compensation, il pensa à son beau-père hospitalisé. Cet accident leur avait permis de se rapprocher l’un de l’autre. Tous les deux étaient malheureux de cette séparation due à la seule volonté de Claire, finalement. Il passerait le voir comme tous les jours en début d’après-midi, les visites étant interdites le matin. Il lui parlerait du magasin et notamment de la restructuration du rayon qu’il avait entrepris avec Stéphane. Comme tous les jours, ils feraient ensemble des projets d’avenir.
***
Alexandre Fargeot considérait que l’esclandre provoqué par Julien, au restaurant, pouvait s’assimiler à une victoire personnelle en ce qui le concernait. Claire et lui avaient continué à discuter comme s’il ne s’était rien passé. Pourtant la jeune femme, gênée par cette scène de ménage en public, avait voulu sortir rapidement du restaurant.
– Allons à votre studio, proposa le jeune homme.
Bien qu’attirée par le futur architecte, elle refusa. Elle trouvait que les choses allaient un peu trop vite à son goût. Elle comprenait la manœuvre du garçon qui comptait bel et bien s’installer à la place de Julien.
– Je préfère que nous allions boire un café ailleurs ; il y a un bar un peu plus loin.
Alexandre n’aimait pas perdre. Très sûr de lui, il pensait qu’il aurait pu passer sa première nuit dans le même lit que Claire ; il considéra cette réponse comme un camouflet. Comme il ne s’avouait jamais vaincu, il se dit qu’il avait juste perdu une bataille et non la guerre. La jeune femme était mal à l’aise, Alexandre s’en rendit compte. Ils burent leurs cafés en silence, le garçon la dévorant des yeux. Elle regarda l’heure.
– Il faut que j’y aille, Alex. Merci pour ce déjeuner, je regrette qu’il se soit mal terminé, je comprends que Julien ait pu être surpris. Bon, à une autre fois sans doute ?
– Je vous raccompagne à la banque, dit le garçon.
***
En quittant la jeune femme, Alexandre se dirigea vers l’École d’Architecture. Son prochain cours était à quinze heures, il avait le temps. Il décida de s’y rendre à pied afin de réfléchir à la situation concernant Claire. Il était un peu amer de la réaction de celle-ci. Il pensait réellement qu’il était irrésistible auprès des femmes en général, et de Claire en particulier, c’est pourquoi il ne s’avouait pas vaincu. Il était persuadé d’arriver à ses fins ; Alexandre ne doutait jamais de lui. Face à l’entrée de l’école il aperçut Jean-Marc au travers des vitres de la cafétéria. Il traversa pour le rejoindre.
– Ah ! voilà Casanova, lui dit son ami, en riant. Alors, est-ce que le poisson mord ? Enfin, la sirène, je veux dire...
– De peu, il s’en est fallu d’un rien. Ce sera pour la prochaine fois, sans problème.
Alexandre raconta à son ami l’incident provoqué par Julien, alors qu’il déjeunait avec Claire, et la réaction de la jeune femme à propos du studio.
– Ça m’ennuie pour Julien, cette histoire, dit Jean-Marc. Je l’aime bien ce type finalement, et toi je trouve que tu vas trop vite en besogne. Lui et Claire ne sont pas encore séparés officiellement, que je sache ?
– Je n’ai pas de temps à perdre. Papa dit toujours : « La vie est trop courte pour ne pas faire le maximum de choses en un minimum de temps » Quand à Julien, il n’est pas fait pour Claire. Elle est ambitieuse et s’est vite rendu compte qu’il ne pouvait rien lui apporter, à part être femme d’épicier, ce qu’elle ne souhaite pas. Je veux cette fille et j’habiterai avec elle dans son studio, tu verras.
– J’avoue que j’ai remarqué, tout comme Julien, d’ailleurs, l’intérêt qu’elle te porte. Je ne pensais pas que les choses iraient si vite. Enfin, rien n’est fait pour l’instant.
– Au contraire, j’ai jeté l’appât, je n’ai plus qu’à remonter la ligne et cela va aller très vite. Beaucoup plus vite que tu ne le penses.
– C’est tout le mal que je te souhaite, Alex. J’espère juste que Julien ne souffrira pas trop, c’est un brave garçon.
Alexandre ne répondit pas.
– Tu prends le cours de quinze heures ? demanda Jean-Marc.
– Oui, toi aussi, je suppose ; qui on a pour cette session ?
– Vittorio Armandini, Prix de Rome 2005.
– Encore un vainqueur, ça me plait, dit Alex.
Julien arriva à l’hôpital vers quatorze heures trente. Il s’étonna auprès de son beau-père de le trouver au même endroit que la veille.
– Salut P’pa, je croyais qu’on devait te faire changer de chambre ce matin ?
– Oui, mon grand, je croyais moi aussi. Seulement le docteur est passé à midi et m’a demandé de patienter encore un peu en soins intensifs, quelques contrôles ayant besoin d’être approfondis. Tu imagines ma déception ; ceci étant, il m’a dit que ça ne prolongerait pas forcément mon séjour et qu’il m’en dirait plus demain. Donc, j’attends demain.
– Ne t’en fais pas, Papa, ça prouve au moins, que tu es suivi correctement.
– Oui, mais j’en ai marre de cette station allongée ; j’aimerais bien pouvoir au moins me lever. Heureusement que Rose et toi vous êtes là, sinon je n’aurais plus qu’à me suicider !
– Tu arrêtes de dire des bêtises, s’il te plait ? Est-ce que tu as bien mangé à midi ?
– Peu, la nouvelle m’a plus ou moins coupé l’appétit.
– Tu dois manger, Papa, sinon tu vas perdre tes forces et tu risques de prolonger ton séjour. N’oublie pas qu’on a des projets ensemble ; tu m’as promis qu’on retournerait à Constantine, tu t’en souviens ?
– Oui, fils, bien sûr que je m’en souviens. Je te promets qu’on y retournera.
Le garçon expliqua à son beau-père les changements qu’il avait entrepris au magasin, avec arguments à l’appui.
– Tu comprends, ça va me permettre d’inclure un facing (1) supplémentaire pour les premiers prix qui sont peu nombreux actuellement dans ce rayon. Comme la tendance est à la morosité au niveau des porte-monnaie, je pense qu’on pourra optimiser ce secteur du magasin, qu’est-ce que tu en penses ?
Robert buvait littéralement les paroles du jeune homme. Il le regardait avec amour et admiration. « – J’en pense que je te fais confiance, mon grand. C’est toi qui es sur place et je sais que tu as l’œil à tout, donc fais comme tu le sens, tu as ma bénédiction. Au fait, que pense Claire de tout ceci ? Du coup vous ne vous voyez plus souvent, si je comprends bien ?
– Heu, mais... enfin, Claire est consciente de la situation et en fait, je... bon, écoute Papa, je ne veux pas te mentir plus longtemps : Claire et moi, je pense que c’est terminé. On doit se voir ce soir pour en parler.
– Ça c’est à cause de mon hospitalisation, je m’en doutais, je l’avais dit à Rose.
– Non, Papa, ça n’a rien à voir. C’est antérieur à ton infarctus et puis elle est attirée par ce futur architecte, tu sais, je t’en ai déjà parlé. Enfin, à toutes choses malheur est bon, puisque je reviens avec toi et Maman au magasin, ça devrait te faire plaisir.
– Sûr, que ça me fait plaisir, mais je ne veux pas que tu sois malheureux, Julien.
– Ne t’inquiète pas, le choc est passé, je me suis fait une raison. Et puis tu sais, Papa, je te l’avais dit, je pensais au magasin tous les jours, à Maman et à toi, on était si heureux tous les trois. Je suis ravi d’avoir repris mes fonctions de gérant à la S.a.r.l. Touret-Noguès, poste que je n’aurais jamais dû abandonner.
Robert ne quittait pas Julien des yeux. Malgré tout il était heureux de ce qu’il venait d’apprendre. Le garçon ne semblait pas affecté outre mesure. Il se dit que dès sa sortie, ils auraient encore de belles journées ensemble ; il l’avait tant espéré.
(1) Terme de merchandising désignant le nombre de produits figurant sur la face avant du rayon d'un point de vente.
Enfin, il retrouvait son fils. Le garçon resta avec lui environ deux heures ; puis, regardant sa montre : « – Papa, je vais te laisser pour remplacer Maman qui viendra te voir après moi. Je ne veux pas qu’elle fasse la fin d’après-midi, car il fait nuit de plus en plus tôt en ce moment. Je reviendrai demain. J’espère que tu m’annonceras de bonnes nouvelles. Julien se pencha vers son beau-père qui lui entoura le cou et l’embrassa en appuyant l’étreinte. « – À demain, fils...
Julien allait sortir de la chambre, quand on toqua à la porte. Il ouvrit et se trouva devant un homme relativement maigre, presque chauve et l’air malade, qui fit quelques pas avec difficulté, soutenu par une canne. L’homme releva la tête vers le garçon et le regarda bien en face.
– Toi, mon gamin, j’te connais ; t’es Julien !
– Moi aussi, je vous connais, vous êtes Antoine.
Ils se mirent à rire.
– Mon Tony, approche un peu, qu’est-ce que tu fais ici ? dit Robert.
– D’après toi ? je suis pas venu aux champignons, tu sais. J’ai appelé à ton magasin et c’est ta femme qui m’a dit que tu étais là.
– Juju, c’est Antoine, mon ami Constantinois.
– On s’est reconnus sans s’être jamais vus, Papa.
– T’as un chouette de papa, tu sais, mon gamin ? dit l’homme, d’une voix éraillée.
– Je sais, Antoine, je sais.
– J’crois bien qu’il a aussi, un chouette de fiston, d’après ce qu’il m’a dit.
Julien sentit le rouge lui monter aux joues.
– Je vais devoir vous laisser, dit le garçon, je dois remplacer Maman au magasin ; j’espère qu’on se reverra, Antoine.
– Pour ça, faudrait que Dieu me prête vie, mon gamin.
– Il le fera, j’en suis sûr. Allez à bientôt, au revoir, Antoine ; tchao P’pa, à demain.
Après le départ de Julien, Antoine s’approcha du lit et se laissa tomber sur la chaise qu’avait occupé le jeune homme. Robert se tourna vers lui.
– Tony, je suis content de te voir ; fallait pas te déplacer, fatigué comme tu es.
– Bof, t’inquiète, j’aurais le temps de me reposer quand je serais mort. T’aurais voulu que je vienne pas voir mon pote à l’hôpital ? tu rigoles ou quoi ? Dis-donc, t’as un beau gamin, tu sais ; bonne bouille, beau sourire, y doit faire des ravages chez les nanas.
– Ben oui, mais là y en a une qui le quitte et je sens qu’il est malheureux.
– Ah, ben, comme ça tu vas le récupérer, alors ? tu devrais être content.
– Je ne peux pas être heureux de savoir qu’il est mal. Oui, il revient vers moi, c’est ce que j’espérais, mais dans d’autres conditions ; malgré tout il me soutient dans cette épreuve qui me tombe dessus. De plus il est tellement efficace au magasin qu’entre lui et sa mère, je n’ai pas de soucis à me faire.
– Tu sors quand ?
– Justement, je n’en sais rien, et ça me contrarie un peu. Le médecin, que j’ai vu ce matin, prolonge mon séjour en soins intensifs pour contrôles supplémentaires; pour tout te dire, ça ne me plait qu’à moitié.
– T’en fais pas, t’as l’air en forme, y va te laisser sortir rapidement, tu verras.
– J’aimerais bien, maintenant que j’ai récupéré mon fiston. On a plein de projets ensemble, et c’est pas en restant ici que ça va pouvoir se faire. Tu sais que Julien meurt d’envie de retourner à Constantine ? Je lui ai promis qu’on le ferait.
– Pas possible ? pourtant il n’a aucune racine là-bas ?
– Il dit que si. Il considère que mes aïeux, enterrés sur place, sont aussi les siens. Il vient avec moi au Père-Lachaise quand je vais sur la tombe de mes parents. Je lui ai donné un coupe-papier qu’on a retrouvé dans l’épicerie de Constantine et ayant appartenu à Papa ; il dit que c’est un cadeau de son grand-père Pied-noir... C’est miraculeux ce qui m’arrive, Antoine ; je devrais dire : ce qui nous arrive, car Julien aussi a trouvé son équilibre, avec cette famille que je lui apporte sur un plateau.
– Je suis content pour toi, mon Noguès. En tout cas, j’ai entendu le fiston le peu de temps que je l’ai vu : et papa par-ci et papa par-là, tu dois être aux anges ?
– C’est miraculeux, je te dis, mon Tony, miraculeux...
***
Julien arriva vers vingt et une heures quinze devant l’immeuble. Il pointa l’index vers l’interphone et appuya sur la plaquette marquée Touret-Lambert. Claire décrocha instantanément le combiné, prouvant ainsi qu’elle surveillait l’arrivée du jeune homme.
– Oui...
– C’est moi, c’est Julien.
Le portail débloqué, le jeune homme se dirigea vers l’ascenseur. La cabine était sur place, il la programma pour le quatrième étage. Arrivé sur le palier, il vit que la porte du studio était mi - ouverte ; Claire se tenait dans l’embrasure. Julien s’avança vers elle, hésita et lui déposa un baiser sur la joue. Elle le laissa faire. Ils restèrent un moment immobiles à se regarder, sans savoir réellement quoi dire. Claire rompit le silence :
– Comment va Robert ?
– Bien, merci, mais il est toujours hospitalisé.
– Des complications ?
– J’espère que non, j’ai demandé à voir son médecin demain. Et toi, Claire, comment vas-tu ?
Ils s’assirent face à face, de chaque côté de la table où ils prenaient leurs repas ensemble, il n’y avait pas si longtemps.
– J’ai du mal à faire le point sur mes sentiments, dit la jeune femme. Je t’aime toujours, tu sais Juju. Et pour Alex, je ne sais pas quoi dire. Ce garçon m’attire malgré tout ; pourtant je ne suis pas prête à faire ma vie avec lui. Si je l’avais écouté il aurait déjà pris ta place, ici même. Je trouve qu’il va trop vite et qu’il est trop sûr de lui. De plus c’est un macho, rien à voir avec toi. Je suis perdue...
– Tu aurais la belle vie, pourtant. Architecte c’est pas rien. Tu aurais aussi une position sociale et financière au-dessus du lot.
– Est-ce que ça compte vraiment ?
– C’est à toi d’en juger...
– Tu es content d’avoir repris ton travail au magasin ? demanda-t-elle.
– Ravi, tu veux dire ; là, je suis dans mon véritable élément.
– Je comprends, Juju, je comprends. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
Julien avait parfaitement saisi le sens de la question. Pourtant il botta en touche. « – Ce que je compte faire ? mais... continuer à faire mon métier, m’améliorer, apprendre et transmettre mon savoir aux plus jeunes que moi.
– Je voulais dire par rapport à nous deux, Julien. Tiens, au fait, tant que j’y pense, je te rends tes clés.
– Tu peux les garder, Claire, je ne reviendrai plus ici que pour débarrasser mes affaires. Je vais m’installer définitivement dans l’appartement que Robert met à ma disposition. Après, on verra. Si je trouve une gentille femme qui veut bien que je lui fasse un ou deux marmots, au moins j’aurais un métier et je pourrai les nourrir. Et puis, Papa a envie d’être grand-père, alors ! dit-il, en riant.
– Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, Robert est toujours au centre de tes projets.
– Évidemment, puisque je suis au centre des siens. Cet homme a bouleversé ma vie et celle de ma mère. Il est infiniment bon et a des tonnes d’amour à distribuer qu’il a retenues depuis des années ; Maman et moi en sommes les bénéficiaires. Il y a entre nous un échange d’amour permanent, une sorte de fusion.
– Tu as bien changé en peu de temps, Julien ; je te sens de plus en plus sûr de toi.
– Je prends en mains mes responsabilités professionnelles et... personnelles.
– Pourquoi veux-tu déjà des enfants ?
– J’ai, moi aussi, un trop plein d’amour à déverser.
– Et moi, est-ce que tu m’aimes toujours ?
– ... oui.
***
Assiya Béchaouï apprit, par un courrier de Julien, la mésaventure de Robert -qu’il nommait Papa, dans sa lettre - car il avait tenu à la prévenir, vu les liens qui unissaient son beau-père à celle qui fut sa nounou, les cinq premières années de sa vie à Constantine. Il avait pris soin d’indiquer le numéro de téléphone de la chambre d’hôpital. C’est ainsi que ce jour-là, décrochant à la sonnerie, Robert fut surpris d’entendre la voix de celle qui l’avait pratiquement élevé en Algérie.
– Robert, ton fils, c’est un ange. Il a pensé à me prévenir et j’en suis très heureuse, très fière, aussi. Ton cœur t’a joué un tour ? pourtant, lui qui déborde d’amour ! Comment tu vas, mon Robert ?
– Assiya, je suis heureux que Julien ait pensé à te prévenir, c’est mon fils, mais je vais te dire, il est exceptionnel, tu me crois ?
– Sûr que je te crois, je l’ai compris de suite quand je l’ai vu. Tu n’as pas répondu à ma question, comment te sens-tu ?
– Bien Assiya, je te remercie. Je suis entouré d’amour, entre Rose et Julien, comment pourrais-je aller mal ?
– Vous revenez quand ? que je prépare une fête !
– Mon garçon n’attend que ça et moi aussi. J’aurais voulu te présenter ma femme qui est adorable et qui me seconde efficacement, mais elle a peur en avion.
– Je la comprends, je ne monterai pas non plus dans ces drôles d’oiseaux. En tout cas, préviens-moi, si vous venez, et... porte moi une photo d’elle.
– Déjà, il faudrait que je sorte de cette chambre, mais je le ferai, c’est promis.
Avant de raccrocher il avait dit :
– Embrasse toute ta famille, Assiya et surtout, surtout tes onze petits enfants, n’oublie pas !
Robert fut réellement ému de l’appel d’Assiya, ainsi que de l’initiative de Julien. Décidément, ce gamin pensait à tout. Il revit les images de leur séjour algérien : la joie qu’ils avaient eu d’être ensemble, la visite de la ville, celle de l’épicerie paternelle, le cimetière où il fit la connaissance posthume de ses grands-parents. La maison familiale que sa nourrice leur avait fait visiter. Leur première nuit à l’hôtel Cirta où Julien tout en dormant lui avait écrasé le bras gauche dans l’unique chambre à un lit qu’on avait pu leur louer.
L’émerveillement du garçon pour cette ville magnifiquement haut perchée, et leurs promenades dans ces ruelles colorées. Robert n’avait qu’une hâte, c’était d’y retourner avec Julien, cette fois-ci sans contrainte d’horaires et de circuit. Une fois encore, il loua le ciel d’avoir trouvé le jeune homme sur sa route. Un jour, son ami Antoine lui avait dit : « – C’est curieux - ne le prend pas mal, mais - quand on t’entend parler, on a le sentiment que tu aimes plus ce gamin que ta femme. C’est l’impression que tu donnes, en tout cas.
À quoi Robert avait répondu :
– Ça n’a rien à voir. J’adore Rose, qui me le rend bien, d’ailleurs, mais tu sais, Antoine, des femmes j’en ai eu dans ma vie et si je voulais, j’en aurais encore. Tandis que Julien, il est unique. Il existe en un seul exemplaire et c’est le fils que je voulais. Alors c’est vrai qu’on est très proches, l’un de l’autre car de son côté, il voulait un père et apparemment... j’ai réussi mon examen de passage.
Robert avait un projet grandiose concernant celui qu’il appelait mon fils. Il avait tout préparé comme pour une surprise. D’ailleurs, c’en serait une et de taille ! Il souriait par avance de la stupeur de Rose et de Julien quand il leur annoncerait la chose. Pour l’instant, tout ceci devait rester secret. Il attendait d’être debout, en possession de tous ses moyens, tant physiques qu’intellectuels. Oui, ils seraient surpris tous les deux, les deux amours de sa vie. Robert s’endormit sur cette pensée.
***
Finalement, le garçon était plutôt content de lui. Il avait affronté Claire comme un homme, sans pleurnicher pour rentrer au bercail. Il lui avait montré que, lui aussi savait être catégorique. Et puis, malgré tout, heureux de la question qu’elle lui avait posée. Bien sûr, qu’il l’aimait encore. Comment pouvait-elle en douter ? La jeune femme avait en elle, depuis qu’elle connaissait Julien, cette jalousie morbide envers Robert. Elle avait toujours considéré qu’il lui volait des morceaux d’amour du jeune homme. Claire était fascinée par cet attachement réciproque et inouï de ces deux hommes, qui n’étaient pas liés par le sang. Cette fusion, qui lui semblait quasiment suspecte, chez deux hétéros, plutôt reconnus comme étant des hommes à femmes. Julien avait tenté, sans succès, de lui expliquer le pourquoi du comment.
– Tu comprends bébé, Robert et moi, on a complété des cases blanches parmi les noires d’une grille de maux croisés, maux, m-a-u-x. Je pense même que nous avons inventé le circuit d’amour à mouvement perpétuel.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là, Julien ?
– J’aime Maman, qui aime Robert, qui m’aime. Et ça marche dans l’autre sens : J’aime Robert, qui aime Maman, qui m’aime ; mouvement perpétuel d’amour.
– Super ! ironisa la jeune femme, et moi dans tout ça ?
– Toi ? tu ne dois aimer que moi et moi que toi, c’est un autre circuit, d’autres électrons, lui avait-il dit en riant.
Julien était heureux, il se sentait bien en regagnant l’appartement familial. Claire lui avait suggéré qu’il pouvait rester dormir, s’il voulait. Il avait refusé, prétextant qu’il lui fallait être de très bonne heure au magasin, le lendemain matin. Elle n’avait pas insisté et lui sentait qu’il ne devait pas accepter d’emblée, pour rester dans le rôle qu’il s’était dévolu. Il précisa à la jeune femme qu’il lui téléphonerait le jour où il voudrait récupérer ses affaires. Ils s’étaient malgré tout quittés sur un très long baiser.
– J’attends ton appel, Juju, mais sache que si tu veux ta place est toujours ici ; je t’aime !
– Merci Claire ; moi aussi, je t’aime, je t’appelle. À bientôt.
Julien était donc heureux car il semblait que rien n’était fini entre eux. Il avait décidé de rester définitivement attaché au poste que Robert lui avait confié, à ce travail qu’il aimait tant, au contact avec la clientèle, à l’organisation et à la gestion du magasin. Attaché aussi à retrouver ce noyau familial que son beau-père avait su lui apporter. C’est ici qu’il devait faire sa vie et nulle part ailleurs. Dans quelque temps Robert sortirait de l’hôpital, il lui faudrait du repos et une rééducation fonctionnelle ; le garçon avait déjà trouvé l’établissement adéquat pour cette convalescence. Il tenait à s’en occuper personnellement, il l’avait dit à Rose qui le laissait faire. Julien prenait soin de Robert comme celui-ci avait pris soin de lui. Il voulait retrouver cette ambiance chaleureuse des premiers instants, après le mariage de sa mère, avec cet homme qu’il nommait Papa désormais. Le jeune homme pensait à tout ça en entrant dans le hall de son immeuble et se dit que si Claire l’aimait vraiment, c’est elle qui viendrait à lui, pas l’inverse et il n’aurait plus à galérer pour trouver du travail, puisque son avenir était tout tracé. Sans comprendre pourquoi, il eut, tout à coup, la vision du visage de Bertrand Chaumette, l’esquimau Gervais de la Banque Parisienne de Crédit. Ça le fit sourire. Instantanément c’est le visage de Robert qui vint se substituer à celui de son instructeur bancaire. Il y ajouta celui de sa mère et celui de Claire. Oui, Julien était heureux.
12
À plusieurs reprises, Alexandre appela Claire, l’invitant à déjeuner. Elle refusa plusieurs fois puis, finalement, accepta, ne serait-ce que pour faire le point avec le futur architecte. Lui, restait dans l’optique qu’il finirait par séduire la jeune femme ; il n’était pas question qu’il subisse un échec. Cette fois-ci il avait sorti le grand jeu, La conviant à dîner dans un restaurant chic de la capitale. Il passa la prendre au studio ; il avait emprunté la voiture du père de Jean-Marc et avait soigné son look pour mettre toutes les chances de son côté. Il n’avait pas de problèmes financiers, ses parents subvenant largement à ses besoins. Bien décidé à éblouir celle qu’il convoitait, quand le maître d’hôtel leur apporta les cartes, il commanda immédiatement deux coupes de champagne. Le jeune homme avait beaucoup réfléchi à la façon dont il s’y prendrait pour la séduire. En premier lieu, il pensait qu’il valait mieux bannir le vouvoiement qu’il avait tenu à conserver, alors que Claire lui avait demandé de la tutoyer.
– Ma chère Claire, je suis très heureux d’être de nouveau en votre compagnie et je pense que nous avons dépassé le temps de l’innocence, pour passer à celui de la connaissance. Par conséquent, je dirais que suis vraiment très heureux d’être de nouveau en ta compagnie, qu’en penses-tu ?
Claire était toujours surprise de la façon dont s’exprimait Alexandre et de ses réactions qui semblaient venir d’un autre temps. C’est ce qui l’avait charmée chez lui, ainsi que cette sûreté qu’il avait en toutes circonstances. Il disait souvent – trop – qu’il était un vainqueur.
– Peu importe, Alex, comme vous... comme tu voudras. En revanche, je pense que nous devons parler tous les deux, alors tutoiement ou vouvoiement, ça n’est pas le problème.
– Le problème ? y en aurait-il un, entre nous, que je n’aurais pas décelé ?
– Il n’y en a qu’un en effet ; mais il est de taille...
– Que veux-tu dire ?
– Alex, je sais que tu es amoureux de moi depuis notre première rencontre. De mon côté, tu ne m’es pas indifférent non plus, je l’avoue. Pourtant, en même temps, tu me fais peur.
– Je te fais peur, moi ? explique-moi un peu ça, s’il te plait.
– Tu as une forte personnalité. Tu dis souvent que tu es un vainqueur et je pense que c’est vrai, tu as une soif permanente de réussir. Et du coup, tu as un ego surdimensionné et je ne suis pas sûre de pouvoir supporter ça.
Alexandre sentit une bouffée de colère monter en lui ; néanmoins il se contint.
– Tu te trompes, Claire ; je suis comme ça, c’est vrai, mais uniquement pour ma carrière que je veux exemplaire, pour apporter à la femme que j’aime tout ce qu’elle voudra et même le superflu. Je t’aime, Claire, et avec toi je veux bien être le vaincu. Faisons notre vie ensemble. Je termine mes études, Papa m’installe un cabinet à Paris et... je t’épouse.
Le cœur de la jeune femme cogna dans sa poitrine. « – C’est ça qui est déconcertant chez toi, Alex, tu vas trop vite en tout.
– La vie est courte Claire, il faut la vivre intensément. Il lui tendit une coupe de champagne qu’il fit tinter contre la sienne.
– À nos amours, à ton bonheur, au mien et aux enfants que nous aurons.
Le repas terminé, arrivé dans la voiture, Alexandre se dit qu’il n’avait pas suffisamment tapé fort dans la séduction.
– Veux-tu que nous allions en boite ? je connais un endroit sympa, boulevard des Italiens.
– Non, merci, Alex, je préfère que tu me raccompagnes.
– Comme tu voudras ; pourtant il n’est pas tard.
Il trouva une place pour se garer, à quelques mètres du studio. Il accompagna la jeune femme jusqu’au portail d’entrée. « – M’offre-tu un dernier verre chez toi, Claire ?
– Non, Alex, je n’y tiens pas ; merci pour cette soirée.
Le jeudi matin, Julien arriva à l’hôpital un peu avant onze heures ; il avait prévenu Rose qu’il voulait voir le docteur qui s’occupait de Robert. Il demanda à l’infirmière qui se dirigeait vers lui, si le médecin était déjà passé ; Sylvie lui répondit :
– Il ne vas pas tarder, il est deux chambres plus loin. Par contre vous ne pouvez pas faire de visite le matin, c’est interdit.
– Je ne veux pas faire de visite, je veux juste parler au médecin de mon père. Ensuite, je lui ferais la surprise de venir plus tôt que d’habitude. Puis-je compter sur votre discrétion ? Vous êtes Sylvie, n’est-ce pas ? Papa me parle souvent de vous. Je me demande s’il n’est pas tombé amoureux. Quoique, je le comprendrais !
Ils se mirent à rire ensemble.
– Oui, je suis Sylvie, l’infirmière de votre Papa et vous pouvez compter sur moi, Monsieur Noguès, vous avez ma parole.
Julien eut un frisson de contentement de s’entendre appeler par le patronyme de son beau-père.
– Tenez, dit la jeune femme, le médecin arrive. Bonne journée, Monsieur Noguès, je vais m’occuper de votre père.
Le docteur Rénier allait s’engager dans le couloir qui menait à la chambre de Robert, quand Julien l’interpella :
– Excusez-moi, Docteur ; je suis le fils de Robert Noguès. Puis-je vous parler un instant ?
– J’ai très peu de temps, mais si vous êtes bref, je peux répondre à vos questions
– Papa est rentré ici lundi dernier et il devait sortir des soins intensifs mercredi matin, d’après ce que l’infirmière nous a dit. Or nous sommes jeudi midi et il est toujours dans cette chambre. Je voudrais savoir si c’est normal ou s’il y a un problème ?
– Tout s’est bien passé pour votre Papa et il aurait effectivement dû quitter cette chambre mercredi matin. J’ai demandé à ce qu’on prolonge son séjour à cause de la réaction des stents qu’on lui a posés. En effet, bien que ceux-ci constituent un traitement sûr et efficace, il est possible dans certains cas, rares malgré tout, que se produise une thrombose.
Les globules peuvent alors devenir visqueux et s’agglomérer pour former un caillot. Ce caillot peut obstruer le flux sanguin au niveau de l’artère et provoquer par voie de conséquence un arrêt cardiaque. Je suis donc dans l’obligation de surveiller ces réactions.
– Pourtant, Papa...
– Attendez, il est en observation prolongée pour m’enlever le doute, tout simplement. De toute façon, il doit rester au moins cinq jours avec nous. Alors, dans cette chambre ou dans une autre, s’il peut sortir, il sortira, ne vous en faites pas. Je préfère m’assurer qu’il n’y a pas de risque de récidive, avant de vous le rendre. Voilà jeune homme, je ne peux pas développer davantage car j’ai d’autres patients qui attendent ma visite. Restez ici le temps que j’examine votre père ; je vous donne l’autorisation de rentrer après, puisque vous êtes là.
Julien remercia le médecin et, passant juste la tête par la porte « – Hello Papa, je suis là. Je laisse le médecin t’examiner, j’attends dans le couloir.
– Oui, à de suite, fils. Bonjour Docteur. Je vais sortir quand ?
– Monsieur Noguès, je ne vous garde pas ici par plaisir, croyez-le. Comme je viens de l’expliquer à votre fiston, j’ai besoin d’observer de plus près la réaction des stents qu’on vous a posé. Si tout est correct, vous sortirez vendredi après-midi.
– Et si ce n’est pas correct ?
– Nous n’en sommes pas là...
***
En fin d’après-midi Claire, qui était au téléphone avec sa mère, entendit sonner à la porte du studio. Tout en poursuivant la conversation, elle se dirigea vers l’entrée. Elle regarda par le judas et reconnut Alexandre.
– Maman, je te rappelle, bisou.
Elle ouvrit la porte
– Alex ? qu’est-ce que... comment es-tu entré dans le hall ?
– J’ai attendu ; une brave dame est arrivée qui avait ses clés, je lui ai fait un grand sourire et je l’ai suivie.
– Pourquoi ne pas avoir sonné à l’interphone ?
– Je voulais te faire la surprise...
En réalité Alex craignant que la jeune femme refuse de lui ouvrir, avait préféré aller au plus près et au plus vite, comme à son habitude.
– C’en est une, en effet, je ne m’y attendais pas ; tu vas bien ? tu veux boire un café ? Je n’ai plus de Coca depuis que Julien est... absent.
Alexandre se dit qu’il fallait accepter de boire n’importe quoi, sous prétexte de pouvoir rester un moment avec Claire.
– Oui, je veux bien un café. Et à propos de Julien, c’est la raison de ma visite.
La jeune femme sursauta et suspendit ses gestes ; elle le regardait interrogativement.
– Non, rassure-toi, ajouta-t-il, rien de grave ne lui est arrivé. De plus je ne sais même pas où il travaille ; en fait, c’est juste pour en parler.
– Que veux-tu me dire à propos de Julien ? combien de sucres ?
– Un seul, merci. Pour Julien, je... enfin voilà, c’est un gentil garçon, c’est sûr, je n’en disconviens pas, mais il n’est pas fait pour toi.
– Qu’est-ce qui te permet d’être aussi affirmatif, Alex ?
– Ça saute aux yeux ! son ambition à lui c’est quoi ? devenir Super Épiceman ? Et ton ambition à toi, c’est quoi ? devenir Super Épicewoman ? Je ne le crois pas.
– Tu es bien sûr de toi, Alex. D’abord Julien n’est pas épicier. Il est gérant d’un petit supermarché et dirige le magasin, au niveau des achats, ainsi que le personnel.
– Excuse-moi Claire, je ne saisis pas bien la différence, dit-il d’un air moqueur.
– Où veux-tu en venir, Alex ?
– Moi, je peux t’offrir une vie de rêve. Tu ne travailleras plus, tu pourras t’adonner à tes passions – je sais que tu aimes peindre – tu auras des réceptions avec des gens cultivés, nous partirons en vacances au bout du monde.
– C’est formidable, tu organises ,non seulement ton avenir, mais aussi le mien ?
– Il ne tient qu’à toi qu’ils nous soient communs. Je t’aime, Claire et ça depuis le premier jour où je t’ai vue. Tu apprendras à m’aimer aussi, je ferai ce qu’il faut pour ça et de plus...
C’est la sonnerie du portable de Claire qui l’interrompit « – Excuse-moi, Alex. Oui, allô ?... Juju ? non, pas du tout ! tu vas bien ?
Alexandre se mit à tousser assez fort, pour que le garçon l’entende.
– Oui, je vais bien, dit Julien. Tu n’es pas seule, je te dérange ?
– Non, tu ne me déranges pas. C’est Alex qui passait dans le quartier, il est monté me dire bonjour. Tu m’appelais pourquoi ?
– J’avais envisagé qu’on se fasse un repas tous les deux dans mon nouvel appartement, avant qu’on entreprenne des travaux. Si tu es d’accord, je commande un traiteur et tu passes au magasin prendre les clés. À moins que tu sois... déjà prise pour la soirée ? Alexandre marchait de long en large, apparemment très énervé, et toussait de temps en temps comme pour rappeler sa présence.
– Non, je n’ai absolument rien de prévu, Juju, et j’accepte avec plaisir. À quelle heure veux-tu que je passe ?
– Quand tu veux, je suis là. Bon, je commande du Chinois, je sais que tu aimes. Bisou, à ce soir. Ah, j’allais oublier : dis à Alex qu’il soigne cette toux avant qu’elle n’empire. Claire étouffa un rire et raccrocha.
Alexandre se dirigea vers la porte et se tournant vers la jeune femme :
– Nous nous reverrons, Claire, je suis tenace. Nous nous reverrons !
***
Malgré le discours du médecin, Julien n’était guère rassuré sur l’état de santé de son beau-père. Il ne comprenait pas pourquoi on le laissait en soins intensifs, alors que la surveillance aurait pu se faire dans une autre chambre ; et de plus ça n’aurait pas entamé le moral de Robert. Il eut envie de l’appeler pour lui dire qu’il recevait Claire le soir même. Il était content et voulait partager sa joie avec lui. Il avait aussi averti Rose qui afficha un sourire radieux. Il composa le numéro de Robert.
– Allô, Papa, c’est moi. Tu sais quoi ? j’ai invité Claire à dîner ce soir et elle a accepté, je voulais que tu sois au courant. J’en profite pour te demander si tu es d’accord qu’on fasse ça dans ton appart’ ?
– Mon grand, je suis ravi pour toi et tu me remontes le moral. Par contre, je t’interdis formellement de me demander la permission pour l’appart’, comme tu dis. Il est à toi, Julien, je te l’ai donné ; qu’on n’en parle plus, une fois pour toutes.
– D’accord, Capitaine.
– Tu vas voir tes fesses, Capitaine. Non mais des fois ! plaisanta Robert. Ah, par contre, Juju, la prochaine fois que tu viens, apporte-moi mon répertoire téléphonique. J’ai des amis dans le bâtiment, je vais les contacter, faut qu’on refasse cet appartement, il en a besoin. La cuisine et la salle de bains, surtout, qui sont vétustes.
– Rien ne presse, Papa ; bon, je suis content de savoir que tu es content, je t’embrasse, à demain !
***
Le garçon jubilait. Claire avait accepté cette soirée, et qui plus est, devant Alexandre qui devait être vert de rage. Il savourait sa victoire contre un concurrent redoutable, socialement parlant. Et puis, il se disait qu’il avait choisi la bonne attitude vis à vis de la jeune femme. Il avait su faire valoir son indépendance sans pour autant couper les ponts. Bref, il était content de lui. Bien sûr, il restait sur ses gardes, rien n’était joué, mais il pensait que sa méthode était la bonne.
Claire passa prendre les clés vers dix-neuf heures, le traiteur devant livrer une demi-heure plus tard. Elle alla embrasser Rose qui, tout sourire, lui ouvrit les bras.
– Bonsoir Rose, comment va Robert ?
– Il reste en observation. Julien a parlé à son médecin, il semblerait que ce soit une surveillance de précaution ; j’espère qu’il va sortir rapidement car son moral en prend un coup. Nous nous relayons, avec mon fils, pour qu’il soit seul le moins souvent possible.
Julien sortit du bureau. Il vint embrasser Claire et lui remit les clés de l’appartement. « – Tu réceptionneras la livraison le temps que je ferme le magasin ; ne t’inquiète pas, tout est payé. Regarde dans le frigo, il devrait y avoir une demi bouteille de champagne que nous n’avons pas bu la dernière fois.
– Ok, minou, je préparerais la table en attendant. Bon, j’y vais, à tout à l’heure.
– À tout de suite, bébé...
Claire sortit et se dirigea vers la rue qui conduisait à l’appartement de Robert. Julien fut appelé par Bérénice pour un blocage de son système d’encaissement.
– Maman, tu peux prendre l’autre caisse, s’il te plait ? Je vais voir ce que je peux faire.
Rose considérait son fils comme le patron par intérim. Quand Robert n’était pas là, c’est lui qui prenait le commandement du navire. Elle en était très fière et s’étonnait du changement radical intervenu chez son fils, timide et réservé comme il était. Elle se dit que Julien devait ça à son ange gardien, Robert. L’homme avait su le révéler à lui-même. Il était dans ce lit d’hôpital et leur manquait à l’un comme à l’autre. Elle ouvrit la seconde caisse, alors que Julien s’affairait sur celle de Bérénice. Il réussit à la remettre en marche sous les yeux pleins d’admiration de sa mère. Il appela Claire sur son portable pour savoir si elle était bien arrivée à l’appartement ; elle lui confirma que oui.
– Ok bébé, dit-il, je fais vite !
Robert était ravi de ce que Julien venait de lui annoncer ; il souhaitait de tout son cœur que le couple se reforme. Ils allaient bien ensemble, ils étaient beaux tous les deux et auraient des enfants magnifiques. L’homme se prit à rêver. Il imaginait une plage, en méditerranée, où ils seraient en vacances tous ensemble ; il y avait lui, Rose, Claire et Julien et deux petits, une fille et un garçon ; il chahutait et jouait au ballon avec eux. Ses petits enfants ; lui, Robert Noguès, l’homme sans descendance, il aurait des petits enfants ; quel bonheur ! Il attendait chaque jour avec impatience la visite de Julien. Celui-ci restait environ deux heures pendant lesquelles ils parlaient du magasin, du personnel, de tout et de rien. Ils étaient heureux d’être ensemble. Souvent le garçon, assis à côté du lit, posait sa main sur celle de son beau-père, comme pour dire : « – Ne t’en fais pas, tout va bien, je suis là.
Ils aimaient l’un et l’autre ce contact physique où ils s’échangeaient leurs chaleurs réciproquement, jusqu’à ce qu’elles n’en fassent plus qu’une, qu’elles fusionnent. Robert, qui avait le temps de penser toute la journée, se remémora ce que Rose lui avait dit récemment à propos de Julien : le changement radical de son comportement. Lui qui était réputé sauvage s’ouvrait aux autres ; de plus, il s’était forgé une solide personnalité depuis que Robert lui avait confié la gérance du magasin. Il agissait en toute occasion avec une grande intelligence et sans ego démesuré. Outre sa mère, les deux employés l’aimaient bien. Il ne laissait rien passer, mais il était juste en toutes choses. Il avait un charisme incroyable, notamment avec la clientèle qui l’appréciait. Robert mesurait la chance inouïe qu’il avait avec ce garçon, car si Julien avait été son véritable fils, il n’aurait sans doute pas fait mieux. Robert, qui était croyant, se promit d’aller prier pour remercier Dieu de ce merveilleux cadeau.
***
Comme la fois précédente, Claire avait dressé et décoré la table, tamisé les lumières et préparé un CD de musique d’ambiance. Elle avait juste terminé ses préparatifs quand Julien arriva. Ils s’enlacèrent pour un très long baiser ; la jeune femme lui tenait la nuque et ébouriffait les cheveux bouclés du garçon. Ils étaient quasiment en transes tous les deux. Elle entraîna Julien sur le canapé et éteignit la lampe la plus proche d’eux. Ils étaient impatients l’un de l’autre. Ils se déshabillèrent rapidement. Julien caressa longuement le corps de sa partenaire qui haletait, puis il la pénétra. Claire enveloppa le garçon des ses bras en lui labourant le dos de ses ongles. Leurs langues se mélangeaient avec volupté ; Julien avait les yeux exorbités.
Ils changèrent de position ; le garçon s’allongea sur le dos et c’est elle qui le chevaucha. À chaque va et vient elle poussait de petits cris plaintifs ; Julien émettait une sorte de grognement diffus. Épuisée, la jeune femme s’allongea sur son partenaire, qui l’enlaça. De nouveau, leurs bouches se joignirent, l’une à l’autre. Claire posa sa tête sur la poitrine de Julien. Ils restèrent immobiles un long moment, puis reprirent leurs ébats.
– Mon Juju, mon amour, comme tu m’as manqué, tu sais... Je cherchais ton corps tous les soirs, dans notre lit.
– Personne n’a pris ma place, alors ? Le garçon vit le visage d’Alexandre.
– Non, personne...
Rose, restée seule à son appartement, se prépara sommairement un plateau et alluma la télévision. Ses deux hommes lui manquaient. À l’instant même elle éprouvait deux sentiments contradictoires : l’un de joie, pour son fils qui avait l’air heureux d’avoir retrouvé Claire, ce dont elle se félicitait également ; et l’autre de tristesse en pensant à l’homme de sa vie immobilisé dans cet hôpital. Les larmes lui montèrent aux yeux. En rentrant, elle avait appelé Robert ; ils avaient parlé ensemble des retrouvailles des deux jeunes gens. L’un et l’autre s’en réjouissaient. Robert ne tarissait pas d’éloges sur son fils qu’il trouvait exceptionnel et sur sa façon de gérer la situation en générale et celle du magasin en particulier. Il avait entamé un discours dithyrambique, comme si Rose ne connaissait pas le garçon. Elle le laissa exprimer ses sentiments, comprenant qu’il en avait envie, pour celui qui était devenu comme sa progéniture.
– Tu sais, Rose, je pensais à un truc l’autre jour – je n’ai que ça à faire – heureusement que Julien n’est pas une fille sur qui j’aurais flashé de la même façon. Tu imagines le genre de problème que ça aurait pu engendrer ? Même à ton niveau, d’ailleurs. Tu aurais eu des doutes sur le type de relations que j’aurais eu avec ma belle fille, non ? Tandis qu’avec Julien, au moins les choses sont plus simples. On s’aime comme père et fils et ça c’est génial. Finalement, tu as bien fait d’avoir un garçon, ah, ah, ah !
Cela fit rire Rose, également.
– Mon chéri, moi je vous aime tous les deux et la seule chose qui m’importe, c’est que vous soyez heureux d’être ensemble et que vous ayez reconstitué un noyau familial. Pour le reste, je ne me pose pas de questions.
Soyez heureux, je le serai également. Ceci étant tu as raison : Je crois que j’ai bien fait d’avoir un garçon, dit-elle en riant.
– Si ça pouvait tenir avec Claire, que Juju et elle soient heureux, qu’ils finissent tous les deux par nous faire des minots, cette fois-ci nous aurions réussi une véritable famille.
– Tu es si pressé d’être grand-père, mon chéri ? se moqua-t-elle.
– Non, je suis pressé que nous soyons tous heureux et aussi, pressé de sortir d’ici.
– Sois patient mon amour, ça ne saurait tarder ; moi aussi j’attends, tu me manques tellement, tu nous manques tellement !
– À moi aussi, vous me manquez terriblement.
– Repose-toi ; à demain mon chéri !
– À demain ma Rosy, fais de beaux rêves...
***
Après cette soirée amoureuse, Claire et Julien restèrent à dormir dans l’ex appartement de Robert. Ils avaient de nouveau fait l’amour en pleine nuit ; au matin, c’est Julien qui se leva le premier. Il passa à la cuisine, mit en marche la cafetière électrique et se rendit à la salle de bains pour prendre une douche et se raser. La chose faite il retourna dans la chambre. Claire dormait ; il la réveilla doucement en la couvrant de petits baisers sur le bras et sur l’épaule. Elle se tourna dans le lit, comme pour changer de position, afin de se rendormir.
– Bébé, tu vas être en retard à la banque, si tu ne te lèves pas !
– Humm, pas envie... suis fatiguée, tu m’as tuée, Juju.
– Je t’apporte du café tout frais et fait maison, dit le garçon.
Il prépara sur un plateau deux bols de café bien remplis et un paquet de madeleines qu’il avait rapporté du magasin. Claire sommeillait. Il fit tinter une cuiller sur l’un des deux bols.
– Les voyageurs à destination de la Banque Parisienne de Crédit sont priés de bien vouloir se réveiller. Un petit déjeuner est mis à leur disposition, par le chef de gare, tintintin tintin ! quinze minutes d’arrêt, pas plus.
Claire finit par s’asseoir dans le lit et cala un oreiller derrière son dos. Elle sourit au garçon.
– T’es un sacré chef de gare, mon Juju, dit-elle en riant. J’étais en wagon-couchette, et la nuit fut agitée. Approche, que je t’embrasse, voyou.
Julien posa le plateau sur le lit à côté de Claire et se penchant par dessus, il embrassa la jeune femme.
– Un p’tit café, madame la voyageuse ? il a été préparé avec amour, vous savez.
– Avec plaisir, monsieur le contrôleur. Claire consulta le réveil posé sur sa table de nuit : « –Mon Dieu, déjà huit heures ? Cette fois-ci, c’est sûr, je vais être en retard !
– Tant mieux ! j’espère que tu te feras virer, dit Julien en riant. Comme ça je te capture et je te séquestre.
Ils rirent de bon cœur tous les deux. Sa tasse de café avalée, Claire prit possession de la salle de bains.
***
Le Docteur Rénier accorda la permission de sortie pour le vendredi après-midi, sous condition que Robert soit suivi par un cardiologue et commence une rééducation, soit dans un établissement homologué, soit à domicile avec un kiné spécialisé. Robert, qui craignait de passer le week-end à l’hôpital devint euphorique. Il appela Julien. « – Juju, c’est moi. Je sors demain après-midi à partir de treize heures. Tu prendras la voiture au garage et tu viendras me chercher pendant la coupure du magasin.
– Super ! je suis content. Je vais le dire à Maman, elle va être heureuse. Tu sais, je t’avais dit que j’ai pris une option sur une chambre dans ce centre de rééducation fonctionnelle, en banlieue. Il faudrait juste que je précise la date d’entrée au moins soixante-douze heures à l’avance, tu veux qu’on fasse comme ça ?
– Non Juju, tu annules ta réservation, je ne veux plus être séparé de vous deux. J’ai vu avec le docteur pour un kiné spécialisé cardio à domicile. Et puis j’ai tellement envie de retourner au magasin, si tu savais.
– Bon, comme tu voudras ; c’est toi qui décides. C’est vrai que la solution du domicile est idéale, comme ça on va pouvoir te cocouner, Maman et moi, ah, ah !
– Fiston, tu as compris que je n’attends que ça ? alors, tu as tout compris ! Allez, bises, mon grand ; et surtout n’oublie pas de venir me chercher demain.
– Aucun risque que ça arrive, je serai à l’heure ; je t’aime, Papa...
***
Claire arriva avec vingt minutes de retard à la banque. C’est Bertrand Chaumette qui assurait son poste, dans la cage de verre du comptoir clientèle. Elle jeta un œil à droite, un autre à gauche, pour voir si son père était dans les parages. La porte de son bureau était fermée ; elle poussa un soupir de soulagement. Elle avait oublié que Jean-Claude Lambert, comme tout directeur de banque, avait dans son bureau une caméra vidéo braquée sur l’entrée de l’agence. Il avait donc vu sa fille arriver, mais ne se manifesta pas. Après tout, la jeune femme était toujours ponctuelle, et pour une fois...
– Ouf, Bertrand, bonjour ! excusez-moi, je me suis rendormie et du coup ça vous a obligé à occuper mon aquarium, je suis désolée.
– Pas grave, répondit l’homme laconiquement, et il se dirigea vers son bureau.
Claire s’installa rapidement, son père n’allait sûrement pas tarder à sortir. Elle se mit à penser à Julien ; comme elle avait été heureuse de retrouver le garçon. Comme il l’avait aimée, avec un mélange de fougue et de tendresse. Elle se rendit compte qu’elle était toujours amoureuse, et peut-être plus que jamais. Elle pensa que cette mini séparation avait finalement été bénéfique. Elle avait également compris que Julien ne reviendrait pas au studio, où il avait plus de mauvais souvenirs que de bons, à cause de son statut de chercheur d’emploi. Elle constatait que le garçon rayonnait de bonheur d’avoir retrouvé l’univers de son beau-père et de sa mère. Julien était réellement dans l’élément qui lui convenait ; donc il ne reviendrait pas vers elle.
Cependant, il lui avait prouvé qu’il était véritablement amoureux. Elle fit immédiatement le parallèle avec Alexandre : les deux hommes n’avaient rien à voir, l’un par rapport à l’autre ; contrairement au futur architecte, Julien était la simplicité même, la gentillesse, l’ouverture d’esprit, la bonne volonté, la politesse. Le doute n’existait plus ; entre les deux garçons, son choix était fait. Pourtant, Julien ne reviendrait pas. Cette réflexion fit germer en elle les prémices d’une solution. L’idée s’insinuait et grandissait dans son esprit. Elle savait ce qu’elle allait faire...
***
Julien laissa sa mère aller à l’hôpital à sa place afin qu’elle rassemble les affaires de Robert pour sa sortie du lendemain. Elle avait apporté deux sacs de voyage qui, normalement, devaient suffire. Elle trouva son mari debout, regardant par la fenêtre. Il se retourna au bruit de la porte et afficha son plus beau sourire. Elle laissa tomber les deux sacs et s’approcha de lui. Il l’enlaça et chercha sa bouche. Il l’embrassa fougueusement. Elle répondit de la même façon.
– Mon amour, dit-elle, je suis tellement heureuse que tu sortes. Nous allons pouvoir reprendre une vie normale. Enfin, surtout toi.
– Ma Rosy, je suis heureux, moi aussi. Je vais retrouver la maison, ma femme adorée et le magasin avec mon fiston. Elle est pas belle, la vie ?
– Très belle, mon chéri. Par contre, tu sais, pour le magasin, Julien a dit qu’il te faudra attendre un peu avant d’y retourner. Il a eu ton médecin au téléphone qui préfère que tu ne te fatigues pas. Tu penses si Juju est attentif à ces recommandations.
– J’en suis sûr ; j’espère que ça ne sera pas trop long, mes clients me manquent. Heureusement que nous allons être de nouveau ensemble, tous les trois. Et si, par miracle, Claire pouvait nous rejoindre, mon bonheur serait total.
***
Le lendemain de la visite de Rose, Robert était prêt, douché, rasé, habillé, à neuf heures du matin. Il avait dit à Julien qu’il ne pourrait sortir qu’à partir de treize heures, mais il était tellement heureux qu’il avait largement anticipé le moment de son départ. Rose avait préparé ses bagages et lui avait laissé un sac sur les deux qu’elle avait apporté. « – Pour que tu ranges ce dont tu vas te servir demain matin. Juju le prendra quand il viendra te chercher. Je te mets aussi un sac en plastique pour ton linge de corps à laver.
Alors, après sa toilette, il avait regroupé le reliquat de ses affaires dans le sac en question ; puis ne sachant plus quoi faire, comme la veille il alla jusqu’à la fenêtre de sa chambre. On n’était pas loin de Noël et la neige recouvrait les arbres et les trottoirs. Robert resta un moment à regarder tomber ces légers flocons. Il regardait sans voir, les yeux dans le vague ; ses pensées étaient loin du décor immaculé. Il réalisa tout à coup que ça serait son premier Noël en famille ; premier Noël avec son fils. Il savait quel cadeau il allait faire à Julien et à Rose par voie de conséquence.
Un cadeau étonnant, en vérité ; inattendu en tout cas. Jamais de la vie ses deux amours ne pourraient deviner, s’il leur posait la question. Et puis Robert estimait que c’était le moment de finaliser une telle opération. En effet, compte tenu de ce qui venait de lui arriver, il craignait la récidive. Sans doute à tort ; mais de toutes façons, ce Noël tombait à pic.
Sylvie entra dans la chambre. « – Monsieur Noguès ! Qu’est-ce que vous faites debout et habillé à cette heure là ? vous pensez qu’un train va s’arrêter pour vous ramener chez vous ? dit-elle en riant.
– Ce qui est fait, n’est plus à faire, disait mon père. Je perpétue la tradition.
– Eh bien... vous ne serez pas en retard, toujours ! qui vient vous chercher ?
– Mon fils, Julien.
– Ah, le beau Julien, quel charmeur ce jeune homme, un peu comme son Papa.
– Je ne vois pas ce que vous voulez dire, fit-il en sifflant entre ses dents, les yeux au ciel.
– Bon, passons. Puisque vous êtes prêt, vous devriez descendre à la réception, dans le hall du rez de chaussée, pour qu’on vous remette votre dossier médical. Et moi, comme cadeau de départ, je vous ai apporté ceci. Elle montra un sac en plastique qu’elle cachait derrière elle.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le stock de vos médicaments à prendre avant que vous ayez vu un cardiologue. Il n’y en n’a que douze par jour, bon courage Monsieur Noguès, se moqua-t-elle.
– Merci Sylvie, je suis ému, je ne m’y attendais pas, répondit Robert sur le même ton. Vous êtes vraiment un amour…
***
Enfermée dans sa bulle de verre, Claire commençait à échafauder sérieusement une stratégie pour reconquérir Julien. Elle laisserait passer les fêtes, d’autant qu’elle savait que Robert allait sortir et serait en convalescence. Mieux vaudrait donc attendre courant janvier pour mettre son plan à exécution. De plus Julien aurait certainement beaucoup de travail au magasin avec les deux fêtes successives et le soin tout particulier qu’il apporterait à la surveillance médicale de son beau-père. Rien que pour ça elle ne voulait pas le contrarier, vu son attachement de cœur pour cet homme. Elle en avait d’ailleurs pris son parti et se promettait de ne plus faire de réflexions à ce sujet. Et puis, elle même devrait passer au moins Noël avec ses parents, à qui elle avait fait comprendre que rien n’allait plus entre elle et Julien.
Les Lambert en avaient été réellement désolés, car l’un et l’autre adoraient ce garçon. Claire se préparait à faire ainsi une surprise à tout le monde et à son père en particulier. Comme il n’avait jamais su lui refuser quoi que ce soit, la jeune femme n’était pas très inquiète. La première étape serait de dire à ses parents qu’elle avait renoué avec Julien. Vu l’estime que ceux-ci portaient au jeune homme, elle était sûre de marquer un point. Elle devait aussi s’arranger pour que Julien vienne dîner un soir avec elle chez les Lambert, ça les mettrait en confiance pour qu’elle puisse alors entreprendre la suite de son plan. La jeune femme était sûre d’elle et envisageait cette stratégie avec sérénité. Un qui serait surpris aussi, c’est Julien. Elle prouverait au jeune homme qu’elle tenait à lui et qu’elle voulait qu’ils fassent leur vie ensemble. Claire prit une feuille de papier dans le bac de l’imprimante, la plia en deux et commença à résumer son scénario. Elle était attentive à ne rater aucune scène.
Après avoir récupéré son dossier médical, Robert acheta un journal et un magazine à la boutique qui jouxtait la cafétéria, dans laquelle il entra. Il s’assit et commanda un expresso. En passant la commande au serveur, il se demanda si il avait vraiment le droit de boire du café serré ; il n’avait pas pensé à en parler au cardiologue du service. Il se dit que, pour une fois, ça n’était sûrement pas bien grave. Il le dégusta lentement, avec volupté, tout en faisant la comparaison avec le café servi au petit déjeuner. C’est vrai qu’on était dans un hôpital, pas dans un hôtel de luxe. Il commença à parcourir le quotidien en commençant par la page des sports ; c’est ainsi qu’il procédait depuis des années. La seconde étape était celle de l’horoscope auquel il croyait quand il était favorable et dont il se moquait dans le cas contraire ; il disait alors : « Tout ça, c’est des carabistouilles ! »
Celui du jour lui annonçait un voyage avec une personne aimée. Il l’interpréta à sa façon : le voyage serait court, de l’hôpital à son domicile, et il aurait bien lieu avec la personne aimée : Julien. À propos du garçon, Robert se mit à repenser à ce cadeau exceptionnel qu’il devait lui faire pour leur premier Noël ensemble. Il faudrait qu’il lui demande de s’arrêter au magasin, car c’est dans le coffre-fort, sous la clayette qui stockait les rouleaux de monnaie, que se trouvait le cadeau en question. Il le garderait dans un endroit secret dans l’appartement, de façon à ce que ni Rose, ni Julien ne tombent dessus. Il se réjouissait de sa trouvaille. Il jeta un œil sur les titres en première page et pensa, ainsi qu’il le disait systématiquement : « On ferait mieux de faire des gros titres sur les pays dans le monde qui ne sont pas en guerre. Il est vrai que les articles seraient moins longs... et les journaux plus petits. ». Il allait ouvrir son magazine quand Sylvie fit son entrée dans l’établissement.
– Ah, Monsieur Noguès, je vois que vous avez trouvé de quoi tuer le temps.
– Si vous acceptiez de boire un café avec moi, il passerait d’autant plus vite.
– Je venais justement en prendre un, ce sera donc volontiers, merci.
Ils avaient passé cinq jours ensemble et paraissaient se connaître de toute éternité. Sylvie était rieuse et constamment enjouée, et ça plaisait beaucoup à Robert. Ils commencèrent à se raconter leurs vies, enfin des morceaux de leurs vies... Et ils riaient beaucoup tous les deux.
Les Lambert avaient invité leur fille à dîner, en lui recommandant de venir habiter de nouveau l’appartement familial, car depuis le départ de Julien ils n’aimaient pas la savoir seule. Claire promit de le faire et d’abandonner, un peu à regret, ce studio sur lequel elle avait flashé. Finalement, après réflexion elle se dit qu’il valait mieux profiter de la période des fêtes pour mettre son plan à exécution, contrairement à ce qu’elle avait pensé au départ. Elle profita donc de l’occasion pour faire une demande à son père qu’elle voyait dans de bonnes dispositions. Cela faisait partie du début de son plan.
– Papa, si je ne m’abuse, je crois qu’il me reste une semaine de vacances à prendre avant mai 2012 ?
– Oui, et alors ?
– Alors, j’aimerais la prendre juste avant Noël.
– Tu... tu veux dire, maintenant ? Enfin Claire, ça me désorganise. Il fallait m’en parler bien avant. Tu te rends compte de ce que tu me demandes à quelques jours de Noël ?
Monique Lambert intervint :
– Ton père a raison, Claire, ce n’est pas raisonnable !
– Écoutez-moi : c’est le seul moyen que j’ai de récupérer complètement Julien. Si j’ai cette semaine de congés, je vais lui proposer de travailler avec lui au magasin pour la période des fêtes. Julien est toujours amoureux de moi, mais il est de nouveau dans le contexte qui lui convient. Il ne reviendra plus au studio, j’en suis persuadée ; donc j’ai décidé d’aller vers lui. Il a un appartement que lui a donné son beau-père et que nous pourrons occuper durant cette période.
Jean-Claude et Monique se regardèrent. Il était vraisemblable qu’ils pensaient tous les deux la même chose. Elle cligna des yeux, en regardant son mari, comme pour lui signifier qu’il devait accepter.
– C’est bon, dit Jean-Claude, je vais m’arranger. C’est bien parce que je suis trop bête avec toi, tu ne crois pas ?
– Merci mon papounet ; non, t’es pas trop bête, t’es juste le meilleur des papas !
Claire se leva pour aller embrasser son père.
– Oh, doucement, les caresses de chien ça donne des puces! dit-il en riant. Va plutôt embrasser ta mère, elle y est pour beaucoup dans ma décision. J’espère que ta reconquête de Julien réussira, c’est un garçon que nous apprécions, tu le sais.
La jeune femme était heureuse. Elle avait gagné la première étape sans trop de difficultés. Elle connaissait effectivement l’intérêt que ses parents portaient au jeune homme. La seconde étape serait de faire la surprise à la famille Noguès. Le père, la mère et le fiston. Elle avait une petite idée de la façon dont elle allait s’y prendre ; tous les atouts étaient de son côté, et notamment le fait que Robert serait en convalescence pendant ce laps de temps. Rose et Julien devraient donc s’occuper de lui, en plus du magasin. La jeune fille pensa : « Finalement, tout ça tombe à merveille ! »
Vendredi 16 Décembre 2011.
Les deux hommes arrivèrent au magasin pendant l’heure de la pause. Julien se gara dans la cour arrière du bâtiment, réservée aux livraisons fournisseurs. Il était plutôt content que Robert ne soit pas obligé de raconter sa vie à un certain nombre de clients, qui risquaient de le fatiguer et de lui faire monter la tension ; ce n’était pas le but recherché pour un premier jour de convalescence. Son beau-père lui avait demandé les clés du coffre-fort, sous prétexte de récupérer un document dont il avait besoin. Julien était la discrétion même et ne chercha pas à savoir de quoi il s’agissait. Il rentra avec lui pour allumer le parcours jusqu’au bureau dans lequel se trouvait le coffre, mais resta en retrait en l’attendant. Robert récupéra une enveloppe sous la clayette des rouleaux de monnaie et referma le coffre. Ensemble, ils reprirent le véhicule en direction de l’appartement où les attendait Rose. Celle-ci fut tout sourire à l’entrée de ses deux hommes. Elle embrassa l’un et l’autre avec effusion comme s’ils ne s’étaient pas vus de six mois. En fait, ils étaient heureux tous les trois, de ce moment privilégié où ils recomposaient le noyau familial qui avait tant manqué aux uns comme aux autres.
– Quel plaisir de se retrouver ici, dit Robert. Je ne suis resté absent que cinq jours et pourtant j’ai l’impression de revenir d’un long voyage ! Encore que, faut pas que je me plaigne, ce voyage aurait pu être définitif.
Un frisson parcourut Julien quand il entendit ces mots. « – Papa, je t’ai pris rendez-vous avec le cardiologue pour lundi à quinze heures. Le magasin étant fermé, je t’y conduirai. Le kiné viendra en fin de matinée, lundi également.
Après déjeuner Julien se prépara pour rejoindre le magasin. Il dit a sa mère : « Finalement, tu n’as qu’à rester avec Papa, on verra pour demain samedi.
Rose obtempéra et fut soulagée, car elle craignait de laisser Robert tout seul. Une fois encore celui-ci leur rappela qu’il n’était pas en cristal et qu’il pouvait rester seul une demi journée, voire plus s’il le fallait.
– Je ne suis encore pas gaga ! ajouta-t-il.
La réflexion fit rire Julien.
– Bon p’pa, j’y vais ; à ce soir.
– À ce soir, fils, n’hésite pas à m’appeler si tu as besoin.
***
Rose était heureuse de rester en tête à tête avec son homme. Elle était aux petits soins, lui proposant de boire un café ou autre chose ; Robert accepta le café. C’est en se rendant à la cuisine que Rose décrocha le téléphone qui venait de sonner. « – Allô ? oui, c’est moi... Alain ? quelle surprise ! Je vais bien, merci et vous ? Oui, il est là je vais vous le passer. Donnez le bonjour à Solène de ma part, merci. Tiens Robert, c’est ton ami Alain, de Deauville.
Elle lui tendit le combiné sans fil et repartit vers la cuisine.
– Alain ! Que je suis content de t’entendre, comment vas-tu ?
– C’est à toi qu’il faut demander ça. Je viens d’appeler le magasin, pensant que tu y serais, et je suis tombé sur ton fiston qui m’a expliqué tes aventures.
– Aventures est un bien grand mot, ce n’est qu’un simple infarctus, tu sais.
– Un infarctus n’est jamais simple, Robert. Il laisse toujours quelques séquelles plus ou moins importantes. Julien me dit que tout s’est bien passé pour toi, j’en suis ravi. Ceci étant, quand j’entends parler de toi par ce garçon, je suis ébahi de voir la vénération qu’il te porte. C’est incroyable ! Où en es-tu, où en êtes-vous de vos interrogations ?
Robert ressentit une onde de bonheur aux paroles de son ami.
– Je pense que Julien et moi, nous avons fait le tour complet de la question, et que donc nous ne nous la posons plus. On se cherchait, on s’est trouvés. Tu sais qu’il m’appelle papa constamment, désormais ?
– Je sais, il n’a pas arrêté de le prononcer, pendant notre conversation.
Rose arrivait avec deux tasses de café sur un plateau. Elle entendit Robert dire « – Je l’aime, ce gamin ! Je n’aurais jamais pu espérer avoir un tel fils, si je l’avais fait moi-même.
Alain enchaîna :
– Je peux te dire qu’il t’adore aussi ; ça se sent quand il parle de toi.
Rose se pencha et embrassa Robert dans le cou.
***
Claire appela Julien vers dix sept heures trente, à sa sortie de la banque. Elle avait rejoint le studio pour être tranquille au téléphone.
– Juju, c’est moi ; tu vas bien, mon minou ?
– Quelle surprise, c’est gentil de m’appeler. Je suis un peu bousculé par l’approche des fêtes, mais si tu veux, je peux trouver un moment pour toi.
– T’inquiète pas, mon minou, je comprends et c’est justement à propos de ça que je t’appelle. Tu m’as bien dit que tu aurais besoin d’un extra, pendant cette période festive ?
– En effet, tu as bonne mémoire ; mais, hélas, je n’ai trouvé personne jusqu’à présent, malgré l’annonce que j’ai placardée à différents endroits dans le magasin.
– Ne cherche plus, j’ai ce qu’il te faut.
– Pas possible ?
– Si, c’est une fille. Elle n’a jamais travaillé dans la distribution, mais elle est pleine de bonne volonté et ne demande qu’à apprendre rapidement.
– Ah ? tu l’as dégottée où, cette perle rare ?
– Je ne peux rien te dire au téléphone ; si tu es d’accord, je fais un saut de métro ce soir avant la fermeture et je te la présente. Alors ?
– Ben, oui, passe toujours, c’est une copine à toi ? Tu es bien mystérieuse.
Claire ne répondit pas à la question.
– Vers dix-neuf heures, ça te va ?
– Ok, on dîne tous les trois et je vous raccompagne, j’ai la voiture de Papa.
– Bon, à tout à l’heure mon minou, bisous, je t’aime...
***
Elle arriva au magasin, pile à dix-neuf heures, alors que Julien et Stéphane finissaient de poser les ultimes décorations. C’est du haut de son escabeau qu’il accueillit la jeune femme. « – Ah, bébé, t’es là ? tu es seule ? – tendant ses ciseaux vers le jeune magasinier – tiens, Stéphane, continue, je te rejoins dans un moment.
– Oui, je suis venue seule, dit-elle. On peut se voir au bureau ?
– Bien sûr, viens.
La porte du bureau refermée, la jeune femme fut prise d’un fou rire qui, du coup, gagna Julien. « – Qu’est-ce que tu me fais, là, bébé ? elle est où ta copine ?
Claire, entre deux crises de rire, répondit : « – Tu l’as devant toi, je suis la stagiaire dont je t’ai parlé !
Julien ne savait plus s’il devait rire ou pas. Il resta bouche ouverte, attendant des explications. Claire reprit son sérieux. « – Mon Juju, j’ai demandé une semaine de vacances à mon père ; je devrais dire extorqué, car je lui ai quelque peu forcé la main, dit-elle en riant de nouveau. J’ai eu envie qu’on se retrouve et le meilleur moyen pour ça, c’était que je vienne travailler avec toi. Enfin, si tu veux m’embaucher, bien sûr. Ce ne sera que pour une semaine incluant Noël et Nouvel An, qu’en dis-tu ?
– J’en dis que tu m’as bien eue et que, évidemment, tu es embauchée... sur le champ. Je suis fou de joie. Par contre, comment ferons-nous pour ton trajet ? Les horaires du magasin ne sont pas ceux de la banque, tu es bien placée pour le savoir.
– J’avais plus ou moins envisagé que tu pourrais loger ta stagiaire et même éventuellement partager avec elle le même lit, mais je ne sais pas si c’est prévu au contrat. Ils éclatèrent de rire en même temps.
– On va immédiatement préparer un avenant dans ce sens, dit Julien. Je suis heureux ma chérie, si tu savais ! Quand je vais dire ça à Maman ! et à Papa, surtout...
– Mes congés partent du 22 au soir, c’est-à-dire jeudi prochain, ça ira, Capitaine ?
– Ça ira, moussaillon, vous commencerez par laver le pont !
– J’espère que Rose et Robert seront d’accord...
– Maman sera ravie ; quant à Papa il va jubiler, lui qui me parle si souvent de toi.
***
Julien était allé chez le comptable porter différents documents réclamés par celui-ci. Il avait prévenu Rose qu’il rentrerait directement à l’appartement, sans repasser par le magasin. Ce qui lui permit d’annoncer la nouvelle à son beau-père en réservant la surprise à sa mère qui l’avait vu parler à Claire, la veille au soir, sans en savoir plus.
– Rien ne pouvait me faire plus plaisir, dit Robert. Du coup, je suis sûr que je vais reprendre la forme plus vite que prévu. Vous êtes faits l’un pour l’autre, ça se voit, vous êtes beaux tous les deux, intelligents et...
– Oh, Papa, mollo, t’en fais pas un peu trop, là, non ? dit Julien en riant. Les parents voient toujours leurs enfants dix fois mieux qu’ils ne sont en réalité.
– Archi faux, en ce qui te concerne. Moi, je te vois cent fois mieux qu’en réalité !
Les deux hommes rirent de bon cœur. Rose, qui avait fait la fermeture de midi avec Stéphane et Bérénice, fit son entrée à l’appartement.
– On peut savoir ce que vous complotez derrière mon dos, les hommes ?
– Un complot, en effet, Maman. J’étais en train d’expliquer à Papa que j’avais embauché une stagiaire pour les fêtes.
– Une stagiaire ?
– Oui, Maman, une stagiaire. Elle m’a fait la meilleure impression, tu sais.
– Ah ? elle a de l’expérience ?
– Aucune, c’est ce qui fait son charme ;les deux hommes éclatèrent de rire.
– Qu’est-ce que vous manigancez exactement, tous les deux ?
– Maman, c’est Claire. Elle vient travailler avec nous, pour la période des fêtes.
Rose regarda son mari qui lui fit un clin d’œil, en levant le pouce.
– Je suis ravie, mon fils, rien ne pouvait me faire plus plaisir, dit-elle.
– Oui, dit Robert, la famille se recompose et s’agrandit, en attendant mieux...
***
L’après-midi, Robert était de nouveau seul à l’appartement. Rose et Julien devaient préparer la décoration finale de la partie Frais et la mise en place des derniers produits festifs les plus sensibles, au niveau des dates de péremption. Ils avaient, tous deux, demandé à Robert de ne pas se fatiguer et de téléphoner s’il avait le moindre problème ou malaise. Il était un peu agacé de ces recommandations permanentes ; en même temps il savait qu’elles étaient dictées par l’amour. Pourquoi s’en serait-il plaint ?
Il alla jusqu’à l’armoire de la chambre, qu’il ouvrit, et sortit de sous une pile de tricots de corps lui appartenant la fameuse enveloppe récupérée dans le coffre-fort du magasin. Il découpa deux morceaux de cartons rectangulaires qu’il avait mis de côté, à la mesure de celle-ci, et y joignit un rouleau de papier cadeau et une bobine de ruban bolduc. Il installa le tout sur la table de la salle à manger. Il sortit les documents et se mit à les relire, une fois de plus, pour vérifier que tout était conforme à ce qu’il souhaitait. Il estima que c’était en ordre et remit les papiers dans la grande pochette kraft, puis il la disposa entre les deux plaques cartonnées et enveloppa le tout du papier-cadeau. Il scotcha l’un des deux côtés et entoura le paquet d’une longueur de bolduc, qu’il noua et fronça le nœud du ruban à l’aide d’une des deux lames de ciseaux. Il examina son travail et en parut satisfait. Il porta le paquet à ses lèvres en l’embrassant et dit à voix haute : « – Et maintenant, à toi de jouer, fais ton œuvre !
Il débarrassa la table des déchets de papier, des rubans et des ustensiles dont il s’était servi. Le cadeau à la main il souleva de nouveau la pile de linge dans l’armoire et l’y inséra. Il était très plat et donc parfaitement invisible, rangé parmi les tee-shirts. Puis, il se rendit au salon, se plaça dans un fauteuil. Il ferma les yeux en essayant d’imaginer la stupeur de Julien à la découverte de ce cadeau. Une onde de bonheur lui parcourut l’échine. Il finit par s’endormir.
***
Alexandre Fargeot était resté sur un échec avec Claire et il avait du mal à digérer sa déconvenue. Il avait laissé plusieurs textos sur le mobile de la jeune femme qui ne lui répondait pas. Il devait rejoindre Bordeaux, pour passer Noël avec ses parents, et il aurait bien voulu revoir Claire avant de partir. N’obtenant plus de réponse à ses messages, à quelques jours de son départ, il vint attendre la jeune femme devant la banque à l’heure de sa sortie habituelle. Il vit passer devant lui,le sous directeur, Bertrand Chaumette, le jeune conseiller clientèle qui avait pris le poste abandonné par Julien, le conseiller professionnel et enfin le directeur, Jean-Claude Lambert. Celui-ci reconnut le garçon
– Tiens, bonjour, Alexandre, c’est bien Alexandre, n’est-ce pas ? Vous êtes venu avec mon neveu à l’anniversaire de ma fille, je me souviens.
– C’est exact, Monsieur Lambert, vous avez bonne mémoire. Je suis venu attendre Claire pour l’inviter à déjeuner, enfin... si vous permettez.
– Je regrette, cher ami, elle est en vacances et en a profité pour aller travailler chez Julien qui, comme vous le savez sans doute, est quasiment son fiancé.
Alexandre serra les dents, on pouvait voir saillir ses mâchoires.
– Ah, bien, bien... très bien. Bon, ce sera pour une autre fois, alors. C’est un gentil garçon ce Julien, il m’a tout de suite été sympathique. Merci monsieur Lambert, bonne journée.
– À vous aussi, merci, au revoir Alexandre, au plaisir.
***
13
Julien commençait à imaginer son avenir amoureux sous un nouveau jour. Quel changement radical dans le comportement de Claire ! Sans en tirer gloire outre mesure, le garçon se dit qu’il avait réellement adopté la bonne attitude vis-à-vis de la jeune femme. En effet, sentant qu’il allait lui échapper définitivement, c’est elle qui avait fait l’effort de se rapprocher de lui. Il en avait d’ailleurs parlé avec Robert, à qui il ne cachait rien, et qui en profitait pour lui donner ses conseils de père. « – Mon fils, les femmes, plus tu t’accroches à elles, plus elles s’éloignent. Joue l’indifférent, elles se demanderont s’il n’y a pas anguille sous roche, c’est à dire une concurrente ; et ça, elles ne le supportent pas. Tu as bien joué, Juju, bravo ! En plus, je vais te dire, je suis ravi pour toi, mais aussi pour ta mère et moi qui aimerions bien avoir Claire comme bru.
– Quel drôle de mot, bru ; c’est pas un peu ringardos, Papa ? plaisanta le garçon.
– Tu m’a pas l’air ringardos, toi, dit Robert en riant, attrapant le jeune homme par le cou.
– Papa, je suis heureux tu sais. J’ai retrouvé Maman, toi, Claire et le magasin ; que vouloir de plus à présent ?
– Des minots ! deux, un garçon, une fille.
– Décidément, t’as vraiment envie qu’on t’appelle papy... ah, ah !
– Tu ne peux pas savoir à quel point, mon grand. Bon, dis-moi, c’est pas tout ça : quand aurai-je la permission du boss de reprendre mon poste au magasin ?
– Le boss ? tu plaisantes, Papa, le boss, c’est toi et personne d’autre.
– Bon, je décide, alors. Je viens demain matin, on part ensemble.
– D’accord, mais pour commencer, seulement le matin, ok ?
– Bien, Docteur !
– Non, sans rire, je t’assure, il faut que tu reprennes progressivement pour ton moral, mais pas trop pour ton cœur.
– Tu as raison, mon fils, d’autant que celui-ci est mis à rude épreuve, avec tous les événements qui se bousculent depuis quelques jours.
– Bon, on fait comme ça alors. Si tu es d’accord, on laisse Maman à la maison demain matin, ça ne pourra que lui faire du bien.
– J’allais te le proposer.
***
Exceptionnellement, le magasin ouvrait tous les jours de la semaine de Noël : du lundi 19 au samedi 24, jour du réveillon. Une fois encore, l’enseigne nationale avait mis le paquet sur les promotions et les jeux de toutes sortes. Julien était partout à la fois, passant de la prise de commande par téléphone pour livraison à domicile, à la mise en rayon pour aider Stéphane et à la caisse pour remplacer Bérénice pendant sa pause. Il était euphorique, on le sentait heureux, les clients s’en rendaient compte.
De plus la présence de son beau-père le galvanisait, comme pour lui montrer que cette fois-ci il n’aurait pas de soucis à se faire. Julien, son fils, était là et bien là ! Claire commencerait le vendredi 23, sur les deux plus gros jours de chiffre d’affaires. Elle avait pris la précaution de venir tous les soirs à la sortie de la banque, pour que Julien lui indique ce qu’il attendait d’elle. À la fermeture, elle restait avec lui, au nouvel appartement de Julien, après qu’ils eurent dîné en famille avec Rose et Robert qui ne cachaient pas leur joie.
***
24 décembre 2011.
Le samedi 24, après une journée épuisante, Claire rejoignit ses parents comme prévu pour le réveillon, après avoir lu un texto d’Alexandre lui indiquant qu’il se rendait à Bordeaux, également pour passer les fêtes avec les siens. Il avait terminé son message par : Je compte bien que nous nous voyions après les fêtes, je t’embrasse, je suis fou de toi. Elle n’avait pas répondu. La jeune femme avait efficacement aidé Julien pendant les quelques jours précédant les fêtes. Robert avait insisté pour être présent au magasin.
– Même si je ne fais rien, je peux toujours surveiller.
En réalité, il était heureux de voir les deux jeunes gens travailler ensemble. De nouveau, des rêves de grandpèritude, comme disait Julien, lui effleuraient le cerveau. Il les voyait si beaux, tous les deux, si souriants, si à l’aise avec la clientèle et tellement actifs, qu’il les imaginait déjà remplacer Rose et lui-même, dans peu de temps. Claire n’était là que provisoirement, il le savait ; pourtant il se prenait à espérer. Le matin du 24 décembre il était resté au bureau ; Julien estimait qu’il s’était suffisamment fatigué la veille. Par les cloisons vitrées, il assistait au spectacle ; il répondait au téléphone et notait les commandes. Entre temps il pensa au cadeau qu’il ferait à Julien le soir même. Il en était tout excité, mais également très inquiet. En réalité, Robert n’en menait pas large. Cependant, comme cette idée lui trottait dans la tête depuis longtemps, il se dit qu’il irait jusqu’au bout, quoi qu’il en soit.
De temps en temps Julien venait le voir, souvent sous un prétexte fallacieux ; en fait pour s’assurer que son beau-père allait bien. Robert n’était pas dupe ; il faisait semblant de ne pas comprendre. Rose et Claire jouaient le même jeu. Si bien qu’il les vit défiler, les uns après les autres, qui détachant un fax, qui attrapant du scotch et des ciseaux, qui ayant subitement besoin d’un stylo. Il s’en amusait, au fond de lui et était heureux d’être entouré d’autant d’amour. Julien avait pris le temps d’acheter un cadeau pour Rose. Un coffret de six de films en noir et blanc des années cinquante, dont elle raffolait. Pour Robert, il avait trouvé sur internet un Dvd de la ville de Constantine en 3D. Il n’avait pas oublié Claire, à qui il offrirait une compilation de l’un de ses groupes préférés, Placebo, qu’il lui remettrait le 25 décembre puisqu’ils avaient décidé de déjeuner en tête à tête, dans l’appartement de Julien. Rose avait préparé à l’avance une table de fête, qu’elle avait joliment décoré. Ils étaient heureux de se retrouver de nouveau, tous les trois ; c’était leur véritable premier vrai Noël familial. Après dîner, les cadeaux furent distribués. C’est Julien qui commença le service.
– Je m’entraîne pour faire Papa Noël, ça risque de me servir un jour ou l’autre, ah, ah ! Tiens Maman, ça c’est pour toi, j’espère que ça te plaira ; ça, Papa c’est pour toi, je suis sûr que ça te plaira. Ça sent l’anisette... enfin, je crois.
Rose donna leurs paquets à chacun de ses deux hommes. Robert à son tour remit son cadeau à Rose, un parfum de grande marque qu’ils affectionnaient tous les deux. Puis vint le moment où, fébrilement, il passa les mains sous la table pour attraper la fameuse enveloppe en papier kraft, transformée en paquet-cadeau et qu’il avait scotché à cet endroit. Julien, le voyant faire, éclata de rire.
– Bravo Papa, ça c’est une super planque ! t’es vraiment doué pour faire Père Noël, toi aussi, je n’y aurais pas pensé.
Robert avait les mains qui tremblaient en remettant le paquet plat à Julien, et il sentait la sueur perler doucement sur le haut de son front.
– Tiens, mon fils, c’est pour toi... joyeux Noël.
– Merci, Papa. Voyons un peu, j’essaie de deviner avant d’ouvrir... hum, plat comme ça, c’est ou un livre, ou un disque... j’ai bon ?
Robert était à la limite du malaise.
– Ouvre, tu verras bien.
Le jeune homme commença à déchirer lentement le papier cadeau et découvrit l’enveloppe insérée dans une chemise transparente en plastique. Il sortit la pochette kraft en regardant Robert d’un air interrogateur.
– Eh bien, ouvre…
Julien sortit les documents et en commença la lecture. Rose, occupée à consulter la liste des films au dos des pochettes, ne vit pas Julien devenir pâle. C’est le soudain silence qui l’alerta. Elle regarda son mari, puis son fils. Le premier transpirait, rouge de visage, alors que Julien, yeux fixés sur le document, semblait médusé.
– Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle.
Julien ne répondit pas à la question. Les larmes lui montaient aux yeux. Incapable de prononcer le moindre mot, il tendit les documents à sa mère.
***
Julien
Je connais Robert depuis toujours. J’avais trois ans lorsque mon géniteur, Guy Touret, nous a quittés, Maman et moi, suite à un cancer. Mes grands-parents maternels remontèrent de leur Creuse profonde pour l’aider à supporter le choc et la soutenir dans sa nouvelle organisation forcée. Grand-mère voulut régenter la maisonnée, ce qui ne plut pas à mon grand-père Ludovic ; au bout d’un mois, il décida qu’ils rentreraient chez eux. Il avait vite compris que sa fille supportait mal cette mainmise sur sa vie et celle de son enfant. Maman reprit son travail de caissière chez Robert Noguès, l’épicier du quartier, qui l’avait déjà employée avant qu’elle se marie. Pendant ses heures de travail c’est notre voisine de palier qui me gardait, prenant ainsi le relais de Papy et Mamie. Elle a une fille du même âge que moi, Vanessa. Nous avons pratiquement été élevés ensemble. Simone nous emmenait avec elle quand elle faisait ses courses chez Robert, notre épicier, l’employeur de ma mère. L’homme a toujours été très gentil avec moi et aussi avec Maman ; il connaissait notre nouvelle situation familiale. Quand j’étais petit, il m’impressionnait. J’avais l’impression d’avoir affaire à un géant ; et puis il avait une grosse voix. Il riait tout le temps très fort, et parlait beaucoup avec les mains. Dès que j’arrivais au magasin, il venait de suite vers moi. Il m’embrassait en me décoiffant, ça le faisait rire ; moi ça m’énervait plutôt. J’étais réellement fasciné par cet homme qui, en même temps, me faisait peur. Il embrassait aussi Vanessa, ma copine de nurserie, et nous offrait à chacun une friandise ; pour moi, c’était un œuf surprise. Il savait que j’adorais monter ces petits personnages qu’on trouve à l’intérieur, assis par terre, silencieux et concentré, repoussant Vanessa qui aurait voulu m’aider. Quelquefois il donnait la permission à Maman de me garder près d’elle, à la caisse. Presque tous les clients me connaissaient et venaient m’embrasser ; je n’aimais pas ça. Je me frottais la figure, comme pour me débarrasser de ces marques d’affection. Robert avait compris que je détestais ces bisouillages intempestifs. Il m’extrayait alors des jupes de Maman, m’attrapait à bras le corps et me soulevait de terre en me faisant sauter dans ses bras. Je me souviens que j’adorais ça. Il me lançait dans le vide et me rattrapait aussitôt ; il riait beaucoup, et moi aussi. Un peu plus tard, quand je suis rentré au CP, je m’arrêtais au magasin embrasser Maman ; je ne restais pas longtemps. Robert essayait de me retenir en me racontant des blagues qui, je l’avoue, me faisaient bien rire ; Simone abrégeait nos rigolades. Elle faisait deux, trois achats et nous rentrions. Elle nous faisait goûter, Vanessa et moi. De suite après on attaquait les devoirs, sous sa surveillance. Je vis moins Robert après mon passage en 6ème, au collège. Je rentrais seul à la maison ; je m’arrêtais chez la voisine qui m’avait préparé une collation.
Elle voulait que je reste à faire mes devoirs avec sa fille, mais j’avais pris l’habitude, depuis quelque temps, de les faire chez moi, sur la table de la salle à manger. Maman arrivait vers dix-neuf heures trente et parfois me trouvait endormi, tête dans les bras posés sur mes cahiers, ou devant la télévision à regarder des dessins animés. Puis, mes visites à l’épicerie s’espacèrent et devinrent de plus en plus rares, dès mon entrée au lycée. Maman me disait souvent :
– Monsieur Noguès a demandé de tes nouvelles.
Invariablement, je répondais :
– Tu lui donneras le bonjour.
Rien, absolument rien, ne pouvait laisser présager, à l’époque, ce qui se produirait quelques années plus tard entre cet homme et moi.
Et notamment ce soir de réveillon...
***
Robert
Julien, Rose et moi, c’est une belle histoire. Une histoire pas banale, en vérité. Nous étions tous les trois en recherche active d’amour. Rose Charpentier avait été mon employée juste après mon divorce. Ma femme ayant déserté, en une seule fois, son poste d’épouse et celui de caissière, je passai une annonce de façon à pourvoir au moins le second. Plus tard, Rose démissionna pour se marier. Elle semblait heureuse et disait qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie. Elle me promit, cependant, de rester ma cliente. Un an plus tard elle venait faire ses courses, accompagnée d’un petit locataire dans son ventre. Pendant trois ans, elle vécut un bonheur sans faille entre Guy, son mari, et Julien, son minot ; puis ce fut le drame. Guy Touret, que je connaissais peu, fut emporté par un cancer, la laissant en plein désarroi. Ma caissière titulaire m’ayant donné son préavis, je promis le poste à Rose pour un mois plus tard. Je l’embauchai à mi-temps, ses parents, remontés de province, s’occupaient du gamin, à mi-temps également Il est bien évident que, pas une seconde, je n’aurais pu envisager à l’époque qu’elle deviendrait ma compagne et m’offrirait en même temps le fils que j’espérais. Dans ma quête de paternité ratée, Julien correspondait à mes rêves quotidiens les plus utopiques.
Quand il entrait dans mon magasin accompagné de sa nounou, voisine de Rose, c’était comme si d’un seul coup un rayon de soleil illuminait mon univers. J’adorais ce gamin, ses yeux rieurs et sa tignasse noire, sa gentillesse, sa timidité aussi. De ma première union je n’avais pas pu avoir d’enfants, et je savais que je ne pourrais jamais, biologiquement parlant. J’avais même envisagé l’adoption ; mais, seul, c’était impossible. Julien représentait le fils que j’aurais voulu avoir. Sa mère était courageuse et agréable. Nous nous sommes toujours bien entendus dans le travail , j’avais confiance en elle, c’était une employée modèle. Peu à peu je perdis Julien de vue quand, de l’école maternelle, il passa en primaire. Il venait de temps en temps au magasin, chapeauté par sa nounou. Quand il rentra au collège, je ne le vis pratiquement plus. J’avais donné à Rose le mercredi de congés afin qu’elle profite de son garçon. Au fil des ans, mes relations avec elle, d’amicales, devinrent amoureuses. J’avais compris que je ne lui étais pas indifférent. Nous commencions alors à nous voir en dehors du travail. Elle me recevait chez elle, hésitant à laisser seul son fils pourtant déjà majeur. Le jeune homme aurait pu se débrouiller seul, pourtant Rose avait la réaction d’une mère poule vis à vis de Julien. J’étais présent chez elle, de plus en plus souvent. À l’apéritif, puis à dîner et enfin à dormir. Nous étions très amoureux et retrouvions, l’un comme l’autre, ce qui nous faisait défaut depuis des années. J’étais heureux, également, de la présence du garçon. Malheureusement, celui-ci n’appréciait guère que j’envahisse son territoire et celui de sa mère. J’ai tout essayé pour me rapprocher de lui, sans succès . La situation m’exaspérait, je ne savais plus comment agir à son encontre. À l’heure du dîner, il désertait la table le plus rapidement possible. Il me fuyait. Les derniers temps il mangeait seul dans la cuisine ; j’étais désespéré. Julien avait passé ses dix-neuf ans et se considérait comme l’homme du foyer, réduit à lui et sa mère, ce que je comprenais parfaitement. Je sentais que Rose était mal à l’aise de cette situation et je me demandais constamment si je n’allais pas la perdre, et le gamin avec...
Un soir que j’allais monter chez Rose, avant de passer le porche j’aperçus au loin Julien qui revenait de sa salle de sports en courant, car il commençait à pleuvoir. Je voulais que ce garçon s’intéresse à moi. Sans aucune préméditation mon instinct me fit le guetter, caché dans ce renfoncement du hall mal éclairé. Aujourd’hui encore, je ne saurais expliquer complètement cette pulsion soudaine. J’ai deux sentiments contradictoires en moi : La honte de mon geste inconsidéré et le contentement de l’avoir fait. En quelques secondes, j’ai failli tout anéantir. Si Julien avait crié, résisté, si sa mère avait su ce qui s’était passé, j’aurais pu les perdre tous les deux. J’ai joué sans réfléchir, un énorme coup de poker ! Dieu merci, Julien est un garçon intelligent et après m’avoir entendu, il a parfaitement compris ce qui s’était passé dans ma tête.
Par ailleurs, cette agression pacifique nous a débloqués l’un par rapport à l’autre. Je l’ai dit, nous étions tous les trois en recherche active d’amour et de reconstitution familiale. Si au fond de moi je ne suis pas très fier de mon comportement impulsif, je me dis que s’il n’avait pas eu lieu, Julien ne serait jamais devenu mon fils.
Et moi, son père...
***
Rose
Robert Noguès, quand il était mon patron, a toujours été charmant avec moi, surtout à partir de ma seconde embauche. Nous venions, l’un et l’autre, de vivre des moments difficiles ; lui en divorçant d’une femme qui lui reprochait d’être stérile. Elle ne voulait pas entendre parler d’adoption, alors que Robert se sentait diminué par cet avis médical. Je venais pour ma part de perdre Guy, mon mari et père de Julien ; j’étais dans le désarroi le plus total. Robert m’a accueillie, réconfortée. Nous nous sentions plus forts en unissant nos malheurs. Peu à peu il retrouvait la jovialité que je lui avais connue par le passé. J’adorais sa faconde, sa façon de parler avec les mains et ses expressions pied-noir. Il aimait beaucoup Julien quand il venait avec sa nounou, Simone, ma voisine de palier. Elle faisait ses courses en sortant de l’école, avec sa fille Vanessa et mon Juju ; Robert gâtait de sucreries les deux enfants, qui en avaient pris l’habitude. Il me disait souvent « Vous avez un beau gamin, Rose, et poli en plus !
J’étais fière de mon petit bonhomme. Les années coulaient sans qu’il ne se passe rien dans ma vie ; je la trouvais dure et en même temps insipide. Quand l’été arrivait, Robert me faisait remplacer par une intérimaire. Nous partions en train, Julien et moi, pour passer trois semaines de vacances chez mes parents. Ils ont une maison dans un trou perdu de la Creuse où les distractions sont rares, pour ne pas dire inexistantes ; Julien aimait cet endroit quand il était petit. Curieux, il allait avec son grand-père, rendre visite aux paysans voisins, les Granier. Il restait de longs moments vers le poulailler et les cages à lapins ; pendant que les hommes buvaient un canon, madame Granier lui faisait faire le tour des animaux à l’heure où elle les nourrissait. Elle lui permettait de donner l’herbe aux lapins ; Julien était ravi. De retour à Paris, la vie monotone reprenait. Pourtant j’étais heureuse de travailler chez Robert. Je m’y sentais bien, comme en famille. Les clients étaient adorables avec moi, ainsi qu’avec Juju, qui n’aimait pas beaucoup tous ces gens qui voulaient absolument l’embrasser.
Dès qu’il le pouvait, Robert venait s’occuper de lui. Secrètement, j’étais amoureuse de cet homme ; j’aimais sa stature de rugbyman. Quand il me fit ses premières avances, je ne résistai pas longtemps. Il vint progressivement s’installer chez moi, quelques années plus tard, alors que Julien travaillait dans un cabinet d’architecture. Les débuts furent difficiles entre eux : mon fils ne supportait pas sa présence ; puis, peu à peu, ils arrivèrent à s’apprivoiser. Robert parvint à le convaincre de travailler avec nous au magasin. Lors d’un séjour chez mes parents, Julien tomba amoureux d’une belle et intelligente jeune femme, Claire Lambert ; il démissionna de son poste au magasin. Robert s’en rendit malade. L’infarctus qui suivit n’était sûrement pas étranger au stress généré par l’absence du garçon. Julien revint à la supérette pour remplacer Robert hospitalisé. Les deux hommes s’étaient retrouvés et ne juraient plus que l’un par l’autre. Définitivement, ils se considéraient comme père et fils. Julien ne savait que faire pour satisfaire son beau-père et réciproquement. Ce premier réveillon de Noël 2011, que nous passions tous les trois, pour la première fois comme une véritable famille, restera en ma mémoire jusqu’à la fin des temps. Au moment de la traditionnelle distribution des cadeaux, Robert offrit à Julien le plus extraordinaire présent qu’on puisse imaginer. Une simple enveloppe kraft, qui contenait des documents dont Julien prit connaissance. À la lecture de ceux-ci, mon fils devint pâle d’un seul coup et les larmes lui montèrent aux yeux. Robert, lui, transpirait. Comme je m’inquiétais de savoir de quoi il s’agissait, sans me répondre, Julien me tendit les documents. J’en pris connaissance et faillis m’évanouir en lisant les premières lignes.
24 décembre 2011, au cours du réveillon.
Rose prit les documents sortis de l’enveloppe kraft que lui tendait Julien. Tous les trois étaient parfaitement silencieux. Julien abasourdi, Robert anxieux de la réaction de sa femme et du garçon. Puis, elle commença la lecture des premières lignes à voix haute :
ADOPTION SIMPLE D’UN ADULTE.
Par acte notarié en date du :(compléter) Monsieur Robert Noguès, né le 3 Janvier 1957 à Constantine (Algérie) et demeurant : 27 rue Fernand Léger – Paris 20e arrondissement.
Requiert, sous condition d’acceptation du concerné, l’adoption simple de Monsieur Julien Touret, né le 5 avril 1992 à Paris, fils de Guy Touret et de Rose Touret, née Charpentier et demeurant 37 rue Houdart – Paris 20e arrondissement.
Article 360 : L’adoption simple est permise quel que soit l’âge de l’adopté. Si l’adopté est âgé de plus de treize ans, il doit consentir personnellement à l’adoption. • Article 343 : L’adoption peut être demandée par deux époux non séparés de corps, mariés depuis plus de deux ans ou âgés l’un et l’autre de plus de vingt-huit ans. • Article 343-1 : L’adoption peut être aussi demandée par toute personne âgée de plus de vingt-huit ans. Si l’adoptant est marié et non séparé de corps, le consentement de son conjoint est nécessaire à moins que ce conjoint ne soit dans l’impossibilité de manifester sa volonté. • Article 343-2 : La condition d’âge prévue à l’article précédent n’est pas exigée en cas d’adoption de l’enfant du conjoint. • Article 344 : Les adoptants doivent avoir quinze ans de plus que les enfants qu’ils se proposent d’adopter.
Suivaient une flopée d’autres articles que Rose ne lut pas.
Lundi 9 janvier 2012.
Le cimetière du Père-Lachaise baignait dans une douce torpeur en ce lundi matin. Il était à peine 10 heures. Malgré le froid de saison, quelques faibles rayons de soleil, tièdes, inondaient les allées. Robert et Julien marchaient d’un même pas tranquille, côte à côte. L’homme portait, de la main gauche, un sac en plastique rempli de terre aux trois quarts. Le garçon, lui, avait dans les bras une gerbe de fleurs.
– Tu sais quoi, Papa ?
– Dis-moi, fils.
– J’ai le trac !
– Penses-tu ! ça va bien se passer, tu verras.
– On voit bien que tu n’es pas à ma place.
– En effet. Je suis à la mienne et c’est déjà pas mal, ah, ah, ah !
– Je t’envie de pouvoir rire.
– Ne t’inquiète pas, je te dis, tout ira bien. Tu n’es pas un inconnu pour eux.
– Je sais bien ; mais là, c’est... particulier, quand même.
L’homme posa son bras droit sur les épaules de Julien. Ils continuèrent d’avancer en silence, seul le gravier crissait sous leurs pas. L’un et l’autre connaissaient par cœur le circuit des allées. Ils croisaient, ça et là, quelques promeneurs, visiteurs étrangers pour la plupart. Au bout de l’avenue de la Chapelle ils prirent à gauche le chemin Mont-Louis. À une dizaine de mètres sur la droite, ils s’arrêtèrent en même temps. Ils étaient tous deux face à la tombe de Charles et Émilie Noguès. Après avoir débarrassé la pierre tombale de feuilles et autres brindilles, Julien déposa la gerbe de fleurs. Robert sortit une petite pelle de sa poche, prit un peu de terre dans le sachet qu’il tenait contre lui. Il en déposa le contenu directement au pied de la gerbe, puis il répandit la totalité du sac autour de la tombe.
– Maman, Papa, j’ai deux grandes nouvelles pour vous. Pour commencer : je vous ai rapporté de la terre de notre pays. J’en ai entouré la tombe, votre demeure ; j’espère que ça vous fait plaisir. Ça, c’était la première nouvelle. Voici la seconde :
Vous connaissez Julien depuis quelques mois, maintenant. Vous savez l’attachement que nous avons l’un pour l’autre et aussi le sien à votre encontre, puisqu’il vous considère comme étant ses grands parents paternels. Je viens donc vous annoncer que nous avons officialisé la chose. Par acte notarié, signé le 4 de ce mois, le lendemain de mon anniversaire, Julien est devenu publiquement mon fils et votre petit fils.
Lundi 16 Janvier 2012
Claire Lambert avait démissionné de son poste d’hôtesse de caisse dans l’agence de son père. Elle l’avait fait avec la bénédiction de celui-ci, qui en connaissait la raison profonde. Entre temps, elle fut embauchée à la supérette par Julien, avec l’accord de Robert qui s’en félicitait. Celui-ci avait convoqué des artisans de ses amis – pieds-noirs pour la plupart – afin de refaire l’appartement qu’il avait légué de son vivant à celui qui était devenu officiellement son fils. Le jeune couple avait occupé la chambre du garçon, dans l’appartement familial, en attendant la fin des travaux commandés par Robert. Ils avaient emménagé depuis peu et Claire avait décoré l’appartement à son goût ; Julien la laissait faire à sa convenance. Robert avait repris progressivement son poste au magasin, au grand contentement de Rose qui lui trouvait meilleur moral. La supérette voyait grimper son chiffre d’affaires de jour en jour. D’une clientèle relativement âgée qu’il chouchoutait, Julien avait réussi, en partie grâce à la présence et au sourire de Claire, à faire venir de jeunes couples avec enfants, ainsi que quelques célibataires du quartier. Tout le monde aimait le dynamisme et la gentillesse de Julien, son professionnalisme également. Il était responsable à cent pour cent de tout ce qui se passait dans le magasin. Il avait enrichi sa personnalité, surtout depuis qu’il s’appelait Julien Touret-Noguès, ce dont il était plus que fier. Claire avait fini par trouver sa place dans le magasin, ainsi que dans la famille. Rose et Robert l’adoraient et voyaient leur fils totalement heureux.
Vus de l’intérieur de La Caravelle, éclairés par les spots de l’enseigne, les flocons serrés qui tombaient drus formaient comme un rideau blanc, à peine transparent. Quelques passants isolés pressaient le pas, souvent protégés d’un parapluie. Jacques, le patron de l’établissement, s’approcha de la table près de la vitre, occupée par quatre personnes : deux femmes, deux hommes.
– Ho, ho ! La famille Noguès au grand complet ! Quel honneur, je suis ravi, c’est rare de vous voir tous les quatre ensemble.
– Ça le deviendra de moins en moins, mon Jacquot, dit Robert, et puis c’est lundi, jour de relâche pour nous. Est-ce que tu veux bien nous passer la carte, celle des grands jours, pas le menu... fretin ! ou dois-je faire intervenir les forces de l’ordre ? ah, ah, ah !
– Ce ne sera pas nécessaire, monseigneur. Sandra, voulez-vous vous occuper de ces messieurs-dames, s’il vous plaît ? Tu veux l’apéro avant, Roberto mio ?
– J’adore quand tu fais le gondolier, mon Jacques. Oui, bien sûr ; les enfants, que désirez-vous ? Rosy, Martini ? Et toi, Claire ?
– Je prendrais comme Rose, monsieur Noguès, un Martini.
– Juju ?
– Comme toi, P’pa.
– Alors, deux anisettes en plus, Jacques. Ah, voilà la carte entre les mains de la charmante Sandra ! merci. Allez, les enfants, choisissez sans lésiner, aujourd’hui c’est fête.
– Fête ? quelle fête, mon chéri ? demanda Rose.
– Eh bien, simplement, d’être tous les quatre ensemble, pour moi c’est jour de fête !
Julien, assis à côté de Claire, se pencha pour l’embrasser. Elle lui tendit ses lèvres. Robert et Rose les regardaient, attendris.
– Est-ce que vous êtes bien installés, à présent, les enfants ? demanda Robert.
– Pratiquement à cent pour cent, répondit Claire. Le plombier doit repasser pour une bricole à la salle de bains, et le papier peint est terminé dans les deux chambres.
– Parfait ! il faudra remeubler la seconde chambre dans la foulée.
– Rien ne presse, Papa, dit Julien.
– On ne sait jamais, il vaut mieux prévoir !
Tous avaient parfaitement compris où voulait en venir Robert. Rose intervint :
– Tu n’as pas bientôt fini de les embêter avec tes histoires, mon chéri ?
– Je suis le seul prévoyant, ici, plaisanta Robert.
Cela les fit rire tous les quatre, alors que Sandra, la serveuse, venait prendre leur commande.
Revenu de Bordeaux, Alexandre réintégra sa chambre chez les parents de Jean-Marc. Après les civilités d’usage, il demanda à son ami des nouvelles de Claire.
– Je sais par mon oncle, son père donc, qu’elle a démissionné de la banque pour aller travailler avec Julien, dit Jean-Marc.
– Tiens donc ! Ce rustre a réussi son coup, finalement ; mais, ça ne tiendra pas. Claire a de la classe, elle, contrairement à ce vendeur de patates. Tu as l’adresse du magasin ?
– Oui, j’ai l’adresse, Alex, mais je ne te la donnerai pas. Je n’ai pas envie que tu ailles leur casser les pieds. Mon oncle et ma tante prétendent qu’elle est heureuse avec ce garçon, qu’au demeurant ils apprécient également.
– Il s’agit au contraire de la féliciter, voyons, cher ami ! Alex avait un regard mauvais.
– Tu n’obtiendras rien de moi, fous-leur la paix, Alex.
– Je trouverai bien sur internet, le beau père s’appelle Noguès, de mémoire
– Tu n’es pas raisonnable, Alexandre ; tu as perdu, tu as perdu, ça arrive à tout le monde.
– À tout le monde, sauf à moi. Cette fille deviendra ma femme.
– Tu veux l’épouser de force ? dit Jean-Marc, mi-figue mi-raisin.
– Non, je veux lui prouver qu’elle se trompe avec Julien, pas avec moi.
– J’ai bien peur que tu ne te fasses des illusions, Alex.
– C’est ce qu’on verra ; veux-tu parier ?
– Non, merci, je n’y tiens pas, toutefois, je reste incrédule.
– Je suis un vainqueur, ne l’oublie jamais, JM !
– Comment pourrais-je ? dit Jean-Marc en riant, tu passes ta vie à le répéter...
Lorsqu’Alexandre franchit le seuil de la supérette, Claire tenait la caisse numéro deux, en remplacement de Rose et à côté de Bérénice. Occupée avec une cliente, elle ne le vit pas rentrer. Il passa derrière elle et entreprit de visiter le magasin. Il s’arrêta dans tous les rayons, regardant de gauche et de droite s’il apercevait Julien. Arrivé près du bureau, au travers de la vitre, il distingua le jeune homme qui avait l’air de discuter âprement au téléphone et qui semblait ne pas l’avoir remarqué. Alexandre continua son chemin en faisant le tour du propriétaire. À proximité des caisses, au rayon chocolat, il saisit un sachet de Smarties double sur une étagère. Il prit sa place dans la file d’attente qui ne comptait que trois personnes avant lui. Bérénice, qui avait remercié sa dernière cliente, d’un geste l’invita à s’avancer vers elle. Il lui fit un signe négatif de la main, laissant passer un monsieur qui venait d’arriver derrière lui. Très souriante, Claire encaissait ses clients en terminant par un petit mot gentil et leur souhaitait une bonne journée. À l’avant-dernière personne, elle leva la tête de son clavier et reconnut Alex. Son cœur se mit à battre un peu plus vite, cependant elle ne montra aucune surprise en le regardant. Elle remercia la cliente qui précédait le jeune homme et l’accompagna du regard en souriant. Vint le tour du futur architecte.
– Bonjour, Claire.
– Bonjour, Alex. Ce n’est pas ton quartier habituel !
– En effet, je n’ai rien à faire par ici, si ce n’est venir te souhaiter une bonne année.
– Voilà donc qui est fait, bonne année à toi aussi. Comment vas-tu ?
– C’est à toi qu’il faut demander ça. Tu es aux galères ici, non ?
– Aux galères ? tu me fais rire, Alex. Pourquoi aux galères ?
– Si je comprends bien, tu as choisi ta carrière : caissière de supermarché ! quelle jolie fin de parcours, après tes études, vraiment, ah, ah !
– Écoute, Alex, si tu es venu faire du scandale, tu peux ressortir immédiatement, la porte est juste derrière toi et en plus elle s’ouvre toute seule. Je ne suis pas en galère, mon cher ami. Je travaille avec un homme que j’aime et qui m’aime et j’ai choisi de vivre avec lui, de me marier et d’avoir des enfants !
– Tu as raison, Claire, ils ne mourront pas de faim avec des parents épiciers. Combien je te dois pour les chocolats ? que je m’en aille...
– Deux euros quatre-vingt dix, s’il te plait.
Alexandre était décidé à provoquer un esclandre. « – Combien ? Deux euros quatre-vingt dix ! ah, c’est vrai qu’on est dans une épicerie pied-noir, donc de voleurs.
Julien, qui arrivait vers la caisse, reconnut le client et surtout entendit ses paroles. Il se jeta littéralement sur lui, l’attrapa par le col et, le secouant :
– Alex, tu retires immédiatement ce que tu viens de dire et tu vas foutre le camp d’ici, illico presto dans la foulée ! c’est compris ?
Le garçon était livide. Alexandre fut surpris par la virulence de l’attaque et des propos de Julien auxquels il ne s’attendait pas.
– Bon... bon, quoi, ça va ; j’ai dit ça, comme ça, pour rire, t’énerve pas, Julien ! C’est bon, je retire. Vous n’avez pas d’humour, vous autres, les épiciers.
– Pour rire ? Eh bien, figure-toi que moi, ça ne me fait pas rire du tout ! Alors, tu dégages d’ici, Alex, et que je ne te revoie plus tourner autour de Claire, compris ?
Il y avait une bonne dizaine de personnes à proximité des caisses ; c’était pour la plupart des habitués qui applaudirent Julien comme s’il venait de combattre un lion à mains nues. Alexandre, vexé, repoussa Julien dans un geste rageur et sortit du magasin. Puis, rentrant de nouveau, il jeta le sachet de Smarties sur la caisse de Claire et se dirigea vers la rue. C’est à ce moment précis que Robert et Rose firent leur entrée. Ils avaient pris l’habitude de venir plus tard depuis que le jeune couple faisait tourner le magasin. Robert s’étonna :
– Qu’est-ce qui s’est passé ? dit-il en regardant Julien.
– Oh, rien p’pa, c’est juste un type qui a été impoli avec Claire et ça ne m’a pas plu. Ne t’inquiète pas, l’incident est clos.
Claire se tourna vers Bérénice, ouvrit de grands yeux et ferma la bouche en O sur un chut muet. La jeune fille baissa les paupières en signe d’assentiment. Une fois encore, chacun cherchait à protéger Robert de la moindre contrariété. Rose, après s’être mise en tenue, remplaça Claire qui devait faire quelques emplettes pour le repas du soir, avec Julien, dans leur nouveau nid. Sa future belle-mère lui avait donné quelques cours et recettes de cuisine, à l’appartement familial. Le père et le fils se dirigèrent ensemble vers le bureau. Ils aimaient, l’un et l’autre, se retrouver ainsi face à face, les yeux dans les yeux. C’était comme si un halo de bonheur les enveloppait tous les deux.
Comme il le faisait régulièrement, Robert Noguès rendit visite à son ami Antoine Cesarini. Il portait avec lui un carton rigide ayant contenu des oranges et, outre la sempiternelle bouteille de Casanis, on pouvait y trouver également des conserves, genre cassoulet et choucroute, des biscuits, quelques fruits et des légumes frais, ainsi qu’un poulet cuit. Il savait son ami malade et sans grandes ressources. Chaque retrouvaille était une sorte de fête pour les deux hommes. On y parlait de là-bas, du pays, de Constantine. Antoine, de dix ans son aîné, avait des souvenirs plus précis que ceux de son ami, rapatrié avec ses parents à l’âge de cinq ans. Robert l’écoutait bouche bée, car il faisait dans son esprit des recoupements entre ce que lui disait Antoine, ce que lui avait légué son propre père comme souvenirs et le voyage qu’il avait fait en Algérie, l’année précédente, avec Julien.
– Oui, mon Bébert, mes souvenirs dépassent forcément les tiens, ainsi que les images d’Épinal, genre “ Les filles de mon pays ” d’Enrico Macias bien que, comme tu le sais, il soit né dans la communauté juive de Constantine. Il y avait aussi, et surtout dirai-je, les jours de marché du jeudi où j’accompagnais mon oncle, vendeur de fruits et légumes. Les jours où je faisais la route avec mon père par la rue Rahmani Achour, descendant vers le Bardo(1), alors qu’il se rendait à son travail, aux abattoirs. Et les soirées apéro chez Phiphi, où il retrouvait tous ses collègues et voisins. Des kémias impressionnantes et moi qui jouais sous les tables avec les copains, fils et filles des buveurs d’anisette. Le temps s’est arrêté sur ces images, définitivement, dans mon crâne. J’avais sept, huit ans, guère plus.
Antoine avait toujours les yeux humides lorsqu’il évoquait ces souvenirs, et changeait rapidement de conversation dès que les larmes menaçaient d’atteindre le cerveau. « – Bon, passons, disait-il, on n’est pas si mal à Paris. À part la météo, bien sûr, ah, ah ! bon, dis-moi, tu t’es bien remis apparemment de ta broutille cardiaque ? t’as l’air en pleine forme.
– Oui, tout va bien et je suis entouré de surveillants de santé, Rose, Julien et maintenant Claire, dit Robert en riant. Tu sais pas la meilleure ? Comme il savait que je venais te voir, Julien m’a fait promettre de ne pas trop boire de Casa avec toi ! Il est pas génial, mon fils ?
(1) – Bardo : le quartier ancien de la ville est en cours de démolition et de restructuration depuis plusieurs années pour création d’un réseau autoroutier.
– Tu es heureux d’avoir officialisé avec Julien ? tu n’as pas eu peur d’un refus ?
-- Bien sûr que si ! depuis le début je ne fais que prendre des risques avec lui. C’est pour ça qu’aujourd’hui, il est réellement devenu mon fils ; c’est comme si je l’avais fabriqué moi-même, en quelque sorte. De toute façon, je reste persuadé que si j’avais pu avoir un fils biologique, je ne serai jamais tombé sur une perle tel que lui.
***
– Claire, tends bien le panneau, monte sur l’escabeau à droite de la fenêtre, moi je grimpe sur celui de gauche, et on mesure après.
Rose était ravie que sa future belle-fille – comme Julien, elle détestait le mot bru – lui ait demandé un coup de main pour placer les rideaux qu’elle avait acheté la veille.
– J’ai l’impression que j’ai pris beaucoup trop long, dit la jeune femme.
– Ne t’inquiète pas ma belle, je sais faire les ourlets et j’ai une machine à coudre, chez moi, qui n’a plus servi depuis Napoléon 1er. Les deux femmes se mirent à rire.
– La couleur, vous en pensez quoi, Rose ?
– Bien choisie, c’est parfait, ça va bien avec la tapisserie. Par contre, tu sais que je n’ai pas encore vu ta nouvelle cuisine, Claire ?
– Ah, c’est vrai ! Ben, venez, on va prendre le thé. Elles lâchèrent ensemble le rideau et descendirent de leurs échelettes.
– Waouh ! c’est superbe ! high-tech et tout, et tout, dit Rose ; qui a choisi le modèle ?
– Julien et moi. Quand on a vu que c’était si cher, on voulait descendre de gamme, mais Robert, qui nous accompagnait, a dit : « Non, vous avez choisi, ce sera celle-là ! » Vous savez comment il est, je ne vous apprends rien, dit la jeune femme en posant une assiette de biscuits sur la table. Ah, l’eau frissonne, ça va être bon.
– Non, tu ne m’apprends rien Claire. Robert est très généreux et de plus, il ne sait que faire pour contenter Julien. Depuis que tu es là, c’est encore pire !
– C’est extraordinaire, dit la jeune femme, cet attachement quasi viscéral qu’ils ont l’un pour l’autre, tout de même. Ça me subjugue, par moments.
– Viscéral, oui c’est ça, c’est le mot. Robert dit que c’est une fusion. On peut dire qu’ils se sont trouvés, ces deux là ! et pourtant je te prie de croire que les débuts ont été plutôt catastrophiques. Moi-même, je n’y croyais plus et je voyais mon union avec Robert plus que compromise. Que s’est-il passé ? Ils disent, l’un et l’autre, que c’est un miracle.
– Croyons-les, dit la jeune femme en versant le thé dans les tasses. Je vous avouerai qu’au début, j’étais presque jalouse de cette osmose entre eux, ça me dérangeait vraiment. Julien a su trouver les mots pour m’expliquer, et finalement je trouve que c’est bien ainsi.
– Nous avons reconstitué, je crois, le noyau familial qui nous manquait à tous trois.
– Servez-vous, Rose, ce sont des biscuits bretons, on les a rapportés de Saint- Malo.
***
Les deux couples avaient trouvé la bonne vitesse de croisière, concernant leur permanence au magasin. Claire et Julien faisaient la matinée complète, le garçon reprenait à seize heures avec sa mère et Robert arrivait une heure plus tard, ce qui l’agaçait quelque peu, car il aurait souhaité être plus présent ; Julien et Rose le lui interdisaient. En allant prendre son tour de garde, il s’arrêtait boire un café à La Caravelle, c’était devenu comme une tradition. En se dirigeant vers le bar il reconnut de dos, et à grâce à sa blouse, son voisin le pharmacien qui prenait également un café.
– Ah ! ces commerçants, toujours à se plaindre et sans arrêt dans les bistrots ! plaisanta Robert. Comment vas-tu, Olivier ? Les deux hommes se serrèrent la main.
– Salut Robert. Tu as raison, toujours à se plaindre ! alors qu’on n’a aucune raison, hein ? dit ironiquement le pharmacien. Ça va, je te remercie. Toi aussi je vois, ça fait plaisir, tu t’es bien remonté depuis l’infarctus. C’est pas toujours évident, tu ne te sens pas trop fatigué ? qu’est-ce que tu bois ? c’est ma tournée.
– Jacques, mets-moi un café s’il te plaît. Oui, plus facilement fatigué qu’avant, c’est sûr. Seulement, tu as vu, je suis entouré d’une équipe d’enfer au magasin.
– Ça, c’est vrai, tout a changé depuis que tu as ces jeunes. Ils sont tous formidables et d’une gentillesse extrêmement rare dans les commerces, à notre époque. En plus, tu peux dire que ton fiston, il a des coucougnettes, celui-là !
– Pourquoi tu me dis ça, Olivier ?
– Ben, à cause du mec qu’il a viré du magasin, l’autre jour ; j’étais à la caisse à côté, aux premières loges, tu parles !
– Viré ? qu’est-ce que tu me racontes ?
– T’es pas au courant ? ah, c’est vrai, t’étais pas là. Julien ne t’a rien dit ?
Le pharmacien expliqua par le menu, à Robert, ce qui s’était passé lors du passage d’Alexandre, dans la supérette.
– Le gars, je te jure, costaud, une fois et demi Julien; il n’a pas fait un pli !
– Personne ne m’a rien dit, ils cherchent à me protéger des contrariétés, tous. Effectivement je me souviens de ce type qui sortait, passablement énervé, quand nous arrivions Rose et moi, l’autre après-midi. S’il a insulté les pieds- noirs, c’est sûr que Julien n’a pas dû apprécier, je m’en doute. Il a défendu mon honneur ; enfin, il dirait notre honneur ! Je suis fier de lui.
Ce lundi-là, Jean-Claude Lambert s’était fait remplacer par Bertrand Chaumette, son adjoint, sur l’invitation de sa fille et de son futur gendre. Claire voulait inaugurer l’appartement qu’elle occupait avec Julien. Elle souhaitait inviter son père et sa mère, ainsi que ses futurs beaux-parents, à déjeuner. Rose était venue, assez tôt le matin, pour l’aider à préparer le repas et veiller aux différentes choses dont Claire n’avait pas encore l’habitude en tant que nouvelle maîtresse de maison. Julien et son père avaient rendez-vous, magasin fermé, avec un fournisseur de produits italiens dont certains collègues leur avait dit le plus grand bien.
– Ne vous inquiétez pas, les femmes, on sera de retour vers onze heures trente au plus tard, dit Robert. Tu as dis quelle heure, à tes parents, Claire ?
– J’ai dit treize heures, j’avais peur de ne pas être prête avant ; mais avec Rose ça va tout seul, dit-elle. Bon, comme ça on est tranquilles.
– Ok, à tout à l’heure alors, dit Julien. Bébé, un bisou quand même, ton homme part à la guerre, ah, ah ! ben, oui, la guerre des prix.
– Tu m’as l’air d’un sacré guerrier, toi, dit Robert en riant ; allez, on y va.
***
Les Lambert furent ravis de voir que leur fille était installée dans le meilleur confort qui soit ; et d’autant plus qu’ils ne l’avaient pas revue depuis le Noël dernier. Monique Lambert embrassa sa fille avec effusion, semblant oublier les autres personnes présentes. C’est Claire qui le lui fit comprendre avec diplomatie.
– Mon Dieu ! Excusez-moi, je perds la tête ; je suis tellement contente de voir ma fille ! je suis désolée. Bonjour Rose, bonjour Robert ; et Julien ? ah, vous êtes là, venez me faire la bise !
Jean-Claude, comme sa fille, était toujours un peu gêné de l’étourderie récurrente de Monique. Les Noguès n’en prirent pas ombrage. Seuls les hommes sacrifièrent à l’apéritif, les femmes ayant préféré papoter dans la cuisine. Le repas se déroula dans les meilleures conditions, sous l’œil averti de Rose Noguès. Comme à son habitude quand il était heureux, Robert fut très enjoué et très volubile, parlant le plus possible avec les mains. Se penchant à l’oreille de Rose, Claire lui fit remarquer que Julien avait exactement les mêmes attitudes que son père. Les agapes s’étirèrent jusqu’en milieu d’après-midi, dans la joie et la bonne humeur. C’est au moment où Rose apportait le déssert que Claire dit : « – Ce gâteau a été préparé par Rose, cordon bleu s’il en fut. Je me suis permis de rajouter ma touche personnelle, une cerise. Voilà : Je suis enceinte.
15
Émilie Touret-Noguès naquit le 5 Octobre 2012. Une belle petite fille aux yeux bleus lumineux et aux cheveux anthracite. Claire était rentrée en clinique la veille au soir ; les Lambert n’en savaient rien. Rose était restée à dormir près d’elle. Il était onze heures du matin lorsque le téléphone du magasin sonna ; c’est Julien qui répondit. Il était nerveux et avait décroché avec fébrilité, s’attendant à tout moment à avoir des nouvelles de la maternité. C’est Rose qu’il entendit lui dire :
– Ah, Juju, attends, je vais te passer quelqu’un.
Le jeune homme avait le cœur en chamade. Il pressa un peu plus l’écouteur sur son oreille et là, il entendit : Ouin, ouin, ouin !
– C’est ta fille, Julien ! Le garçon qui était debout, se laissa tomber sur sa chaise.
Robert entra dans le bureau à ce moment. Il comprit qu’il se passait quelque chose. « – Alors ? dit-il.
– Ça y est, c’est fait. Maman a dit que tout allait bien. Elle m’a dit aussi le poids du bébé et... j’ai... j’ai oublié. Julien était troublé.
Robert étreignit son fils et l’embrassa avec force. « – Félicitations, mon fils. Je suis moi-même aux anges, tu penses. Les deux hommes avaient les larmes aux yeux. Robert avait mis au frais, en cachette de Julien, une bouteille de champagne qu’il ouvrit avec la complicité de Stéphane, le magasinier, qui lui apporta des gobelets en plastique. Robert servit les quelques clients présents à ce moment-là dans le magasin, ainsi que Bérénice, la caissière. En lui faisant un clin d’œil, il dit : « – N’en profite pas pour te tromper dans la caisse, si possible, ah, ah !
Tout le monde congratula Julien, qui ne savait plus trop où il était. Il se tourna vers son père. « – Papa, c’est génial, maintenant, on est une vraie famille ; vraie de vraie, pour de bon ! Et puis, tu te rends compte, on va pouvoir t’appeler Papy, à présent.
Cela les fit rire tous les deux, alors que quelques clients habituels qui rentraient, venaient aux renseignements et acceptèrent tous le gobelet que leur tendait le nouveau grand-père. Robert était également heureux que Julien ait insisté pour que le bébé porte le même prénom que sa propre mère, Émilie Noguès.
Lundi 5 novembre 2012.
Tout ce qui était à caractère familial se passait le lundi, chez les Noguès. C’était, en effet, le seul jour de la semaine où ils pouvaient se réunir, à part le dimanche après-midi, qui était souvent une plage de repos pour tous, le magasin étant ouvert le matin. Rose savait par Julien qu’il devait passer dans l’après-midi, avec Claire et leur fille Émilie qui venait tout juste d’avoir un mois. Robert était tout excité de recevoir ses enfants. Il tournait en rond dans l’appartement, comme un lion en cage, en attendant leur arrivée et s’inquiétait de tout.
– Rosy, tu as ce qu’il faut s’ils veulent du café, ou du thé ou une boisson fraîche ? Y a des biscuits ? Et la petite, qu’est-ce qu’elle va manger, tu as prévu ?
– Mon chéri, tu me saoules ! dit Rose en riant. Ne t’inquiète donc pas, il y a tout ce qu’il faut. Quand à Émilie, ce n’est pas encore aujourd’hui qu’elle va manger du cake. C’est trop tôt, tu sais ?
– Ben non, je ne sais pas, justement, c’est pour ça que je demande, ma Rosy.
– Viens plutôt m’embrasser, tu n’es qu’un grand gosse, finalement !
– Oui, un peu âgé le gosse, quand même, ah, ah ! Y a du bruit dans l’escalier, ça doit être eux. Je vais aller voir, on ne sait jamais, s’il faut monter un landau.
Robert se dirigea vers la porte. Rose sourit ; elle savait qu’il était impatient. Effectivement Julien montait, un couffin à la main, suivi de Claire.
– Tu vois, Rosy, je te disais bien. Mais, vous n’avez pas de landau ? Salut, Juju.
– Salut, p’pa ; non, elle est très confortablement installée dans son couffin, tu verras.
– Je n’en doute pas, mais de mon temps… ah, Claire, bisous ma belle. Rentrez, les enfants !
Rose avait beau jouer à la blasée par rapport à Robert, elle était aussi impatiente que lui de voir le bébé. Claire restant chez elle dans la semaine, elle-même occupée au magasin par roulement avec son mari et son fils, elle n’avait pas vu souvent la petite. Julien posa le couffin sur la table basse du salon et ils s’assirent tous les quatre autour de la merveille.
– Attention qu’elle ne soit pas en mauvais équilibre, dit Robert qui regardait, inquiet, si le couffin était bien centré.
Julien fit un clin d’œil à sa mère, qui lui sourit en réponse. Puis, la fillette étant réveillée et calme, Claire la sortit du panier. Trois paires d’yeux suivirent l’opération comme s’il s’agissait d’un transfert de haute précision. Émilie avait les yeux aussi bleus que ses cheveux étaient noirs.
– Les yeux de sa Maman, dit Robert, et les cheveux du Papa ! et du grand père, ajouta-t-il, en riant.
– Tenez, grand-Papa, prenez-là un peu, dit Claire. Robert la regarda comme si elle venait de proférer une incongruité.
– Je... je ne sais pas si...
Claire la lui mit dans les mains. Il tenait le bébé face à lui. La petite fille le regardait fixement dans les yeux. Son petit corps disparaissait, à moitié enveloppé par les grosses mains de son grand-père. Celui-ci ne savait plus quelle posture adopter. Les trois autres s’amusaient de le voir si emprunté. Il tenait l’enfant à bout de bras ; la fillette continuait, imperturbable, à darder son regard dans le sien. Robert était tétanisé. Il fixait aussi sa petite fille. Sans le quitter des yeux, elle esquissa un sourire. L’homme se sentit fondre...
***
15 décembre 2012.
Le Noël qui s’approchait à grands pas promettait d’être grandiose pour la famille Noguès, et pour Robert en particulier. En effet, il ne pouvait s’empêcher de penser que lui, l’homme sans descendance, allait fêter le 25 décembre avec sa famille, son fils et sa petite fille. Un Noël exceptionnel, il en était sûr. Claire émit le désir de revenir au magasin au moins en demi-journées. Rose lui proposa de garder la petite pendant ce temps. On pouvait dire qu’elle avait sauté sur l’occasion. La supérette était plus ou moins en effervescence à l’approche des fêtes. Stéphane, le magasinier, était en maladie depuis une semaine et Robert se demandait s’il serait là pour les jours les plus chargés de cette période. Julien dit :
– Ne t’inquiète pas, p’pa, on s’est toujours débrouillés, on fera face.
Il effectuait les livraisons à domicile des commandes que Robert prenait au téléphone et faisait aussi la mise en rayon aidé de Bérénice, lorsque Claire était en caisse. Il s’occupait également des réassorts auprès de la centrale d’achats et des promotions en cours ou à venir ; on avait l’impression qu’il était partout à la fois. Robert admirait son dynamisme.
Seul au bureau – on ne voulait pas qu’il fasse des efforts – il repensait souvent à cette scène de la cage d’escalier, le big-bang entre Julien et lui. Presque deux ans que ça s’était produit. Il s’en était passé des choses depuis ! et que des bonnes, globalement, à part son infarctus. Et encore même pas, se disait-il, ça a ramené Julien vers moi, finalement. Le ciel m’a comblé. Aujourd’hui, j’ai une vraie famille ; quelle merveille, cette petite Émilie !
Robert crut bon d’acheter un sapin de Noël qu’il agrémenta, entre autres, d’une guirlande électrique clignotante qui intéressa beaucoup la fillette. Elle tendait la main comme pour attraper ces lumières de toutes les couleurs. Robert était en extase devant elle. Il se rendait compte que l’achat du sapin était plus symbolique qu’autre chose, vu l’âge de sa petite fille ; il disait :
– Je m’entraîne pour l’année prochaine. Elle sera plus grande et moi plus vieux, on devrait pouvoir s’entendre, tous les deux !
Robert Noguès était heureux...
***
3 janvier 2013.
Les fêtes étaient terminées, au grand soulagement de la famille Noguès. Vu l’augmentation de la clientèle au cours de l’année précédente, leur chiffre d’affaires avait pratiquement doublé leur chiffre d’affaires par rapport l’an passé. Stéphane était toujours en maladie ; Robert avait donc décidé, contrairement à l’avis des siens, de faire des journées complètes au bureau pour que Julien soit libéré de cette contrainte. Le jeune homme était de toute façon plutôt un homme de terrain. Il n’avait pas le temps de rêver. Il adorait son travail et ne comptait pas sa peine. Aujourd’hui, 3 Janvier, c’était l’anniversaire de son père, cet homme qu’il avait haï deux ans auparavant.
Ils avaient reçu tant de bonheur l’un de l’autre, depuis, et surtout ils avaient comblé des manques de part et d’autres. Julien considérait ces deux ans comme une belle aventure qui ne faisait que commencer, surtout depuis la naissance du bébé qui avait renforcé, un peu plus, les liens déjà très forts qui unissaient ces deux hommes. Robert semblait plus fatigué que d’habitude, ce qui inquiétait Julien et sa mère ; ils auraient souhaité qu’il ne fasse que des demi-journées au magasin.
– Déjà que je m’ennuie à mourir, seul ici, et qu’en plus je sais qu’il vous manque un élément, vous allez me faire devenir chèvre, dit Robert. Je n’ai pas d’ancêtre breton mais je suis têtu comme une mule, vous ne me ferez pas changer d’avis ; et Claire doit s’occuper correctement de ma petite fille sans être constamment à la supérette.
– Le chef a parlé, hugh ! plaisanta Julien. Papa, on comprend, juste on ne veut pas que tu te fatigues inutilement, c’est tout.
– Tu parles, assis au bureau, on a vu pire comme travaux de force. Bon, assez de bla bla, tu l’as dit ; Grand Chef Noguès avoir parlé, ah, ah ! Alors, ces cadeaux, ça vient ? Le gâteau est très bon, mais je suis devenu capricieux à cause de vous tous, mes amours. Tiens, Claire, passe-moi un peu ma poupette s’il te plait, elle c’est mon cadeau permanent.
– Vous devrez attendre qu’elle termine son biberon et qu’elle fasse son rôt, dit la jeune femme.
– Comment ? ma petite fille rote ? qui lui apprend les bonnes manières, ici, alors ?
Le rire des quatre adultes importuna Émilie qui se mit à pleurer.
– Et voilà, dit Robert, c’est malin, vous me l’avez contrariée. C’est quoi, ça, Juju ?
– Mon cadeau, Papa ; bon anniversaire. Le garçon se leva et embrassa son père, suivi de Rose et de Claire qui lui tendit le bébé.
Oui, Robert Noguès était vraiment le plus heureux des hommes.
***
9 avril 2013.
Ce mardi matin, il avait été prévu que Rose et Robert feraient l’ouverture du magasin. Claire resterait au domicile, le matin avec sa fille. Julien, lui, devait prendre la route pour assister à une réunion d’enseigne à Versailles. Rose était toujours levée très en avance pour préparer le petit déjeuner, laissant Robert dormir au maximum. La cafetière électrique programmée, la table servie de pain grillé, de beurre et de confiture, elle se rendit à la salle de bains. En passant devant la chambre, dont la porte était entrouverte, elle cria :
– Le café de Monsieur est servi ! puis, chuchotant : « - Vas-y mon amour, je fais ma toilette et je te rejoins. Qu’on ne soit pas en retard pour l’ouverture. Elle n’obtint aucune réponse et entreprit de prendre sa douche. En sortant, quinze minutes plus tard, elle s’aperçut que son mari était toujours couché. Elle pencha la tête entre la porte et le chambranle :
– Coucou, Monsieur Noguès, on va être en retard si ça continue. Tu sais que Julien n’est pas là ce matin. Ou alors je fais l’ouverture seule et tu me rejoins. Hein ? dis, qu’est-ce que tu en penses ? Robert ? Robert ?
Elle s’approcha du lit et secoua son mari.
– Robert, qu’est-ce que je fais, alors ? Robert ? Robert ? Elle le secouait de plus en plus fort et son sang se glaça quand elle crut comprendre ce qui se passait. Malgré tout, le cœur battant à tout rompre, elle insistait, lui tapant les joues et continuant à le secouer. Elle dégrafa la veste de pyjama de l’homme et posa sa tête à l’emplacement du cœur. Un moment intense de panique l’envahit. Puis elle décrocha le téléphone et appela les pompiers. Entre temps, comme elle l’avait vu faire à la télévision, elle tenta la respiration artificielle.
Elle se mit à cheval au-dessus du corps de son mari et lui appuya de toutes ses forces sur la poitrine. Elle essaya aussi le bouche à bouche, sans savoir vraiment le faire. Rose était épuisée, mais continuait en désespoir de cause, à appuyer comme une forcenée sur le torse de son mari. Les pompiers ne purent que constater le décès. Le médecin qui les accompagnait fixa la mort à environ trois heures et demi du matin, suite à un brusque arrêt cardiaque. Ainsi, elle avait dormi à côté de l’homme qu’elle aimait, sans savoir que lui était déjà ailleurs. Elle appela Julien, qui était pratiquement prêt à partir pour sa réunion.
Elle vit son fils rentrer dans la chambre, livide, décomposé, les traits tirés. Il s’avança très lentement vers le lit où reposait son père. Arrivé à la hauteur du défunt, il se retourna vers sa mère.
– Maman, s’il-te-plait, laisse-moi seul avec lui.
Rose se retira et ferma la porte de la chambre. Julien s’approcha du lit. Il tomba à genoux près de son père, lui enlaça le torse. « -- Ainsi, tu me quittes une seconde fois, papa. Je t’ai à peine retrouvé et déjà tu t’en va.
Puis, se penchant, il posa doucement ses lèvres sur celles de l’homme. Ses larmes inondaient les deux visages. Il se releva lentement et passant la main sur la joue du défunt, il dit : « – Je devais te rendre ce baiser, Papa, voilà qui est fait. Tu as pris deux ans de bonheur intense, moi, j’en ai pris pour toute ma vie, grâce à toi. On se retrouvera, je te le promets. Je te le jure... Merci d’avoir fait de moi un homme.
Les allées du cimetière du Père Lachaise n’avaient jamais paru aussi étrangères à Julien, bien qu’il eut fait ce parcours plusieurs fois, avec Robert. Jacques, le patron de la Caravelle, Olivier, le pharmacien, quelques commerçants du quartier, deux très anciens clients du magasin, Rose, Monique et Jean-Claude Lambert, Stéphane, le magasinier, Bérénice, la caissière, étaient présents. Claire – elle avait confié le bébé à Simone, voisine de Rose, qui retrouvait ainsi provisoirement son rôle de nounou – Gilles, le comptable du magasin et ami d’enfance de Robert, tous suivaient le cercueil porté par quatre hommes jusqu’au caveau familial. Julien marchait en queue du cortège. C’est arrivé au chemin Mont-Louis, qu’il entendit derrière lui, des pas, que faisait crisser le gravier. Il se retourna.
L’homme s’aidait d’une canne.
– C’est pas normal, ce qu’il m’a fait là ! C’est moi qui devait partir avant lui, non, c’est pas normal, mon Noguès, dit Antoine Césarini, en se rapprochant de Julien.
Vence, le 12 Mars 2016.
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