Histoire du monsieur Quelconque
Longtemps, il vécut juste pour lui-même, un peu égoïstement. Son enfance avait été celle d’un enfant joyeux et malheureux à la fois. Joyeux parce que cette gaieté qui l’habitait depuis toujours était l’héritage de ses ancêtres, le cadeau qu’ils lui avaient transmis au travers de ses gènes ; malheureux, car autour de lui, des évènements de sa vie devenaient parfois difficiles comme quand son papa et sa maman se déchiraient dans un divorce féroce où il était plus question de haine et de revanche que de prendre soin des enfants qu’ils avaient eus ensemble. Cette séparation fut le seul véritable accident de sa jeune existence, mais elle prit les proportions d’une catastrophe terrible qui bouleversa sa conception de la vie. Jusqu’alors, il avait eu des parents, une fratrie, des amis, des bâtons solidement fichés en terre sur lesquels il pouvait prendre appui, mais lorsque la procédure juridique débuta, il se retrouva écartelé comme un morceau de viande que deux carnivores se disputent ; le sol se déroba alors sous ses pas et lui se referma sur lui-même petit à petit, comme une palourde à l’épaisse coquille.
Quand il atteignit l’âge adulte, alors que ses frères et ses sœurs avaient pris ce tournant sans difficulté et avaient adopté le style de vie qui sied à ce pays et au commun des gens qui l’habitent, c’est à dire en épousant l’élu de son cœur et s’empressant de faire un enfant ou deux, ou plus pour les plus vaillants ou les plus inconscients, lui avait continué seul son petit bonhomme de chemin. Il avait trouvé un travail, plutôt bien rémunéré, s’était installé dans un petit appartement et lentement, avait laissé passer les années.
Avec le temps, il devint un petit monsieur discret, un bonhomme insipide, invisible, un passe-muraille, avec comme seule distinction une fine moustache anachronique à la Hérold Flynn, le héros de sa petite enfance qui sous les habits de Robin des Bois, prenait la défense des opprimés et combattait les méchants.
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Un matin, en se regardant dans son miroir au moment de se raser, il avait découvert étonné quelques courts cheveux gris éclaircissant le brun de ses tempes. C’est également à ce moment qu’il remarqua deux longues rides qui lui barraient le front. Ainsi donc, l’heure de basculer dans un autre âge de la vie avait sonné. Il n’en éprouva pas de chagrin, la vie continuait son chemin et lui le parcourait sans regarder au loin, les yeux baissés, juste pour voir où il déposait le pied. Pourtant, à partir de cet instant-là, celui où il lui avait été rappelé qu’il n’était pas différent des autres, qu’il n’était pas voué à l’éternité, il avait commencé à avoir des difficultés à s’endormir le soir, à ressentir des palpitations incontrôlées aussi à certains moments de la journée, surtout le dimanche et les jours fériés, les jours où il n’y a rien à faire que tourner sur soi-même et ruminer des pensées en regardant une triste télévision. Il avait bien consulté, tenté d’en parler avec des médecins et toutes sortes de psys, mais tout ce qu’on lui avait proposé, ce fut d’avaler de petits cachets qui l’aideraient à cacher à lui-même le motif de sa mélancolie. « Proooozac, cool, cool, cool, cool, faut rester cool… » C’est ce genre de paroles qu’aurait chanté Guy Marchand s’il avait rencontré les mêmes thérapeutes que lui.
Et puis, un jour, petite lumière dans sa vie, il l’avait rencontrée, elle s’appelait Marie. Elle sortait d’une histoire compliquée avec un type qu’elle avait trop aimé et qui s’était en allé sans regret en lui laissant un enfant à élever. Une petite fille encore bébé. Désabusée, elle s’était réfugiée dans les bras du petit moustachu et lui, tout naturellement, il l’avait accueillie sans se poser de questions, agissant comme il ‘avait toujours fait, prenant les cadeaux de la vie sans jamais la remercier, ni rien donner en échange. Néanmoins, ces nouvelles venues lui faisaient du bien. C’est bon d’être seul, c’est meilleur d’aller sur la route à plusieurs.
Après quelques mois, il avait vendu son appartement, en avait acheté un autre, plus grand, puis lui et elles avaient commencé à construire une vie qu’on dit de famille, ou tout au moins, qui en avait l’apparence, car lui continuait à être seul au fond de lui malgré ses chaudes présences. Parfois, il regrettait un peu le temps de ses soirées solitaires, avec sa radio en sourdine, ses petits dessins, ses riches lectures et ses cahiers d’écritures. Mais il n’était plus temps de faire machine arrière, car s’il n’était pas un être aimant, il avait une qualité, elle s’appelle fidélité. Il n’aurait pas été capable de les abandonner, elle et sa petite fille. Si ce n’était pas la passion, il ressentait pourtant cet émoi qu’on appelle affection et qui grandissait peu à peu, faisant de lui quelqu’un d’un peu plus humain au fur et à mesure que le temps passait.
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Un soir, elle était rentrée plus heureuse qu’à son habitude. Léa, c’était le nom de son enfant, venait d’avoir cinq ans. « J’ai quelque chose à te dire », déclara-t-elle d’un ton sérieux alors que la gaieté allumait une flamme brillante derrière ses prunelles. Il était à l’écoute et, allez savoir pourquoi, ressentait la peur que fait naître le doute. Ce devait être de cette façon certainement que sa mère avait commencé l’annonce faite à son père lui révélant qu’elle allait le quitter. « J’attends ton enfant », lui dit-elle tout simplement en éclairant son visage du plus radieux des sourires. Il avait souri à son tour, poli et soulagé, mais sans rien véritablement ressentir de plus fort qu’un léger pincement au coeur.
Pendant les mois qui suivirent, il observa le ventre de Marie grossir. Parfois, quand il fut énorme et épanoui, elle lui disait de poser son oreille dessus et d’écouter, d’autres fois, elle prenait sa main et la guidait sur la peau distendue. Il sentait alors sous sa paume quelque chose de dur qui bougeait de sa propre volonté et qui répondait en poussant aux légères pressions que lui même exerçait. Ces moments furent rares, mais il les vécut plein d’une merveilleuse allégresse.
Le bébé naquit en été, en début de soirée. Lui n’avait pas désiré assister à l’accouchement. Il trouvait cette mode ridicule et refusait de la considérer comme une obligation. Pourtant, elle, en secret, aurait bien aimé le voir près d'elle à l'instant de la naissance et sentir la pression de sa main lors des ultimes contractions. À la suite de cet intermède, le temps reprit sa marche avec dans la maison un habitant de plus. Lui devint un père attentionné, plus engagé même dans l’éducation de Léa qu’il avait jusqu’alors négligée, mais il continuait en vérité à vivre d’une façon décalée, agissant comme il le fallait le plus souvent, mais sans croire à ce qu’il faisait, et refusant de s’investir au-delà des convenances.
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Alors survint l’évènement. Un de ces évènements anodins qui métamorphosent les êtres et qui sont bien souvent enclenchés par une peccadille. Celui n’échappa pas à la règle. Leur petit garçon avait passé deux ans et ce jour-là, ils l’avaient confié à la nourrice comme chaque jour où ils devaient aller, lui et Marie, gagner leur vie. Comme c’était sur son chemin, lui la déposait en voiture tous les matins devant la porte de l’entreprise où elle exerçait son métier avant de se rendre lui-même sur son lieu de travail, à quelques kilomètres de là.
Il était tôt, mais comme la scène se passe en été, le jour était levé et un ciel lumineux recouvrait la ville de son bleu encore pâle. Ils roulaient vers leurs habituelles destinations en écoutant en silence la radio Nostalgie et ses chansons vieillottes. Tout était calme et plat comme la surface de l’eau d’un étang un jour sans vent. Puis, Joe Dassin arriva avec un de ces petits airs dont il avait le secret, profond et sans prétention tout à la fois. Ils écoutèrent le début, machinalement, sans être plus troublés qu’au morceau précédent et tous ceux qu’ils avaient entendus auparavant. Pourtant, lorsque Joe entama la chanson en faisant retentir sa voix, lui commença à ressentir un étrange trouble qui alla grandissant au fur et à mesure que les paroles s’insinuaient en lui jusqu’à atteindre un étonnant paroxysme quand ces mots sortir des haut-parleurs : « A l’enfant qui viendra, qui nous ressemblera, qui sera à la fois toi et moi. » Il sentit alors une boule remonter du plus profond de son cœur et venir se coincer au milieu de sa gorge. Puis sans raison apparente, des larmes sortirent de ses yeux et roulèrent en grosses gouttes le long de ses joues. Vivement, il mit son clignotant, grimpa le trottoir, tira le frein à main, coupa le contact et là, éclata en sanglots sous les yeux ébahis de Marie. L’aurait-il imaginé qu’on puisse pleurer de bonheur ?
De ce jour, elle se mit à l’aimer comme il ne lui était jamais arrivé de le faire, le cœur gonflé de tendresse pour cet homme dont, jusqu’alors, elle s’était contentée d’apprécier la présence et les manières attentionnées. Lui devint différent, plus aimant, plus sensible ; en bref, ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être si sa vie avait pris le bon tournant, un homme avec un cœur battant.
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Cette histoire qui vient d’être contée, est faite de petits bouts de vérité hétérogènes assemblés. Elle n’est pas le reflet d’une vie, si cela est le cas, si quelqu’un s’y reconnaît, ce n’est que le résultat d’une coïncidence. Elle contient néanmoins un message, un message qui s’adresse à tous et qui pourrait être celui-ci :
« On a beau dresser des barricades, il arrive toujours un instant où la vie les fait éclater et pulvérise le miroir des apparences, d’un simple claquement, en débloquant d’un coup tous les verrous qu’on a patiemment mis en place pour se protéger de sa propre peur d’exister. »
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D.R.K
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