Vous pensiez hier soir passer une soirée enfin seule, au coin du feu, lovée dans le creux de votre fauteuil préféré, votre chat siamois irradiant sa chaleur apaisante sur vos cuisses. Vous auriez branché en sourdine un concerto du divin Mozart et commencé la lecture de ce roman que je vous ai récemment fait découvrir... Rappelez-moi son titre ! Lambeaux... Oui c’est cela. Une merveille signée Charles Juliet. Mais je m’égare ! Vous vous seriez auparavant préparé un thé à la cannelle et vous l’auriez siroté avec délice, les yeux fermés, par petites gorgées brûlantes. Puis vous auriez enfin accordé toute votre attention à ce nouvel ouvrage. D’abord en le caressant. Vous passez toujours une main tendre et curieuse sur les couvertures tantôt glacées, tantôt rugueuses, ou encore satinées, des livres. La peau des mots. Un contact quasi charnel, en prélude à la défloration des pages, encore vierges de tout regard. Enfin, vos doigts se seraient immiscés au cœur des feuillets emplis de cette odeur un peu sauvage propre aux livres neufs, à la recherche du premier chapitre.
Je sais que vous espériez une telle soirée de toute votre âme. Je sais combien vous êtes fatiguée. Mais je suis sans pitié, c’est ainsi. Vous le savez pertinemment. Pourtant, vous m’avez une fois de plus suppliée à grands cris. Je vous ai vue parcourir votre chambre en tous sens à grandes enjambées, les poings crispés de rage. Vous avez maudit votre impuissance, votre faiblesse. Des larmes ont même débordé de vos grands yeux si noirs. Comme j’ai aimé le séisme de votre corps animé par la colère ! Elle vous rendait si belle, si désirable... Je l’avoue : je prends un malin plaisir à vous pousser dans vos retranchements. Car c’est cette image que vos millions d’admirateurs plébiscitent inlassablement : une lionne à la plastique superbe, toutes griffes dehors ! J’envie leur chance... Ils ne savent jamais à l’avance ce qu’il va vous arriver, le plaisir de la découverte est toujours au rendez-vous. Moi, je suis le scénariste et le metteur en scène de votre vie sentimentale. Je la dirige, j’en connais intimement chaque détail, forcément, puisque c’est moi qui le crée... Je vous vois sourire. Oui, vie sentimentale est un doux euphémisme. Je sais...
Mais ce matin, loin de moi l’idée de la moindre vulgarité. Je n’ai qu’un seul désir, sincère, passer quelques instants avec vous, sans aucun témoin. Oui, vous avez bien entendu, sans aucun témoin. Nous pourrions papoter, faire nos mauvaises langues, et qui sait, échanger quelques confidences ? Après tout, pourquoi pas ? Nous nous connaissons depuis si longtemps... Vous ne voulez pas ? Je vois, vous boudez encore. Vous n’êtes qu’une ingrate ! Le dîner que j’ai fait livrer chez vous hier soir n’était-il pas à votre convenance ? Tout de même ! Commandé chez Lenôtre ! Le partenaire que j’ai soigneusement sélectionné pour vous n’a-t-il pas su vous séduire ? Vous combler ? Voyons ! Le sosie de Sawyer, oui, celui de Lost ! Je sais très bien qu’il est votre type d’homme ! Que vous en rêviez... Vous l’avez trouvé très quelconque ! Ce n’est pourtant pas l’impression que vous donniez cette nuit, abandonnée dans ses bras, au cours de vos ébats torrides. Mon Dieu ! J’en ai encore le rose aux joues ! Mais... il y a autre chose, qui me trouble bien plus... Vous avez en effet eu l’audace d’aller bien au-delà de tout ce que j’avais planifié pour vous deux. Voilà bien évidemment qui ravira vos adorateurs les plus fervents, à n’en pas douter au paroxysme de leur extase lorsqu’ils découvriront ces images. Je devrais m’en réjouir, cependant, vous avez momentanément échappé à mon contrôle et cela m’a terrifiée...
Vous en avez assez ? Vous avez voulu vous rebeller ? Allons, n’inversez pas les rôles ! Je suis la maîtresse, vous êtes l’esclave. Vous resterez à jamais prisonnière entre ces murs, telle est ma volonté. Je décide. Vous obéissez. C’est injuste ? Non. C’est la vie. Ce matin, il est vrai, je m’étais levée de bonne humeur, avec l’intention de vous traiter en amie, d’égale à égale, de femme à femme. Fini ! Je reprends immédiatement les rênes. Comment ai-je pu à ce point me fourvoyer ? Discuter avec sa créature, sa chose ! Mais quelle aberration ! Dieu discute-t-il avec les hommes ? Vous reculez... Je vous effraie ? Tant mieux. Cela prouve que tout rentre dans l’ordre. Mon monde retrouve son équilibre. Mais que faites-vous si près de cette porte ? Vous croyez sans doute que vous allez pouvoir m’échapper ? Laissez-moi rire ! Vous n’êtes pas sans savoir que la clé qui pourrait l’ouvrir se trouve dans ma poche. Bon sang... Elle n’y est plus ! Voleuse ! Voleuse ! Tu t’enfuis ! Tu m’enfermes ! Tu n’en as pas le droit ! Comment ? Œil pour œil, dent pour dent ? Je t’ai volé ta vie, tu me voles la mienne ? Pitié... Pitié... Reviens ! Ne me laisse pas ici toute seule... C’est un malentendu...
Revenez chère enfant ! Revenez ! Nous pourrions discuter entre adultes, trouver un terrain d’entente... Elle ne répond pas... La garce ! Elle m’a abandonnée sans le moindre état d’âme. Quelle froideur. Quelle ingratitude. Après tout ce que j’ai fait pour elle. Mais que se passe-t-il encore ? Tout s’efface autour de moi... Tout devient éblouissant. Immaculé. Vierge. Je meurs ? Même pas. Revenez mon amie, je vous en supplie. Votre petit caprice est déjà pardonné, promis. Allons... Ce n’est pas possible, c’est inimaginable ! Non ! Vous ne pouvez pas me faire ça ! Vous ne pouvez pas me crucifier au beau milieu de cette page blanche : vous n’êtes qu’un personnage, et moi, je suis l’écrivain !
© Marie Fontaine 2011
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