Attention, ce texte qui recouvre une conférence (1999/ ULB) et n’est pas véritablement «écrit» est néanmoins protégé par les règles et droits de la propriété intellectuelle -toute citation doit être accompagnée du nom de l’auteure, du titre et de la référence : 200112.
Déjà, il s’agira de repérer et de circonscrire ces «tiers» évoqués : de reconnaître les éléments épistémologiques, les structures conceptuelles ou psychologiques, les contraintes (pratiques, normatives, déontologiques ou coutumières), les guides référentiels ou casuistiques et les garants légaux ou conscientiels. Et encore, les constructions, Institutions et réalisations diverses – du mythologique à l’idéologique, du philosophique au politique. Sans omettre les faits et objets tant techniques que sociaux, tant juridiques qu’éthiques…
Savoir donc quels sont ces régulateurs, intermédiaires ou intercesseurs (et les outils dont ils disposent) qui s’immiscent dans ce face-à-face pour incurver la relation médecin/patient ?
- Quels sont les objets, au sens large, qui modulent comportements, propositions, actions, exigences ou attentes ?
- Quels sont les interférents qui rapprochent ou mettent à distance ; qui s’entre-mettent entre deux subjectivités et deux libertés (libertés relatives et différemment reconnues) - entre deux consciences (parfois suspendue, diminuée ou encore en devenir dès lors qu’il s’agit du patient) ? Deux consciences donc ; mais aussi deux entités charnelles sensibles… ?
- Et de penser très prosaïquement au stéthoscope, qui vint remplacer l’oreille.
- Ou, avant son apparition, de se rapporter au tissu séparant ladite oreille praticienne de la peau du patient.
- Sans omettre la tenue caractéristique du praticien de l’art : du costume archaïque au tablier blanc -l’un et l’autre contribuant semblablement à distancer soignant et soigné, et prenant part au masquage des intimités personnelles/personales pour subséquemment définir puis circonscrire lieu, domaine et comportements peu ou prou codifiés.
- Et encore et toujours plus, l’instrument optique, l’opérateur robotique, l’image, la statistique ou la moyenne (souvent pratique parfois assassine…).
Certes, les uns et les autres se donnent en incontestables progrès diagnostiques ou thérapeutiques, nul ne songe à contester ce donné-là ; mais leur intégration dans la pratique modifie les statuts, rôles et fonctions de chacun – pour le meilleur d’une guérison, pour le pire d’une dépersonnalisation.
Par ailleurs, notre listing n’est pas terminé, loin s’en faut : et de signaler le langage médical et technique, presque codé – en tout cas codifié.
- Et de noter le «savoir» du patient : ici inexistant, là surdéveloppé - parfois sur des bases fallacieuses puisées à l’emporte-pièce sur les différents sites Web (le malade chronique, encore lui, est à ce titre un patient «difficile» peu ou prou instruit de sa pathologie par la force des choses). N’empêche, réels ou illusionnés, ces savoirs modulent demandes ou exigences et, subséquemment, la perception du médecin (par le patient) : confiance accordée, conditionnée, conditionnelle… Réquisition ou appel… Discussion ou soumission… Echange ou quasi-monologue à dimension transcendante (la Science et son opérativité nouvellement acquise comme Référence absolue) ….
- Interférences donc ; des médias, d’Internet et des possibles connus, disponibles ou promis – ou encore, des associations de malades qui peuvent se transformer en groupes de pression (et orienter recherches et financements).
- Interférences de la Loi et des Codes.
- Interférences du social, du sociétal, de l’économique, de la Finance.
- Et encore, des assureurs, des groupes de recherches ou des entreprises pharmaceutiques.
- Et tout autant, des projets sociaux…
Sous ce titre, ce sont donc les liens intimes et toujours ambigus, car riches d’exigences contradictoires, liens reliant le médecin à son patient, que nous abordons. Des liens complexes et multiples qui, au-delà d’une relation plus ou moins personnelle entre soignant et soigné, relient également l’homme à l’idée d’humanité dès lors que se posent les questions du sens, de l’existence, du bien-être (et du bien naître) et du mourir.
A cette aune, c’est donc de médecine et d’anthropologie que nous traitons.
Car l’homme se cache ou se révèle sous sa médecine, sous ses limites et ses priorités -se cache sous ce qu’il omet ou insignifie, qu’il refuse ou exige, craint ou espère.
Car la société, et ses principes, et ses aspirations, se débusque derrière la médecine qu’elle propose ou impose.
Car les choix prioritaires et les sacrifices (plus ou moins perçus, plus ou moins oblitérés) esquissent une peinture des exigences individuelles et des attendus collectifs - des valeurs, des démissions, des convictions et des imaginaires. De fait, les prises en charges (techniques, médicales et sociales) dessinent l’idée dominante en matière d’humanité.
Donc, c’est par et sur cette scène, théâtrale presque, que constitue le cabinet médical que nous traiterons de l’homme et de sa dualité corps/esprit («dualité» où la matière corporéelle se fuit dans ses réalisations ; ses buts et ses projets : dans l’immatériel d’un monde d’idées, de symboles et de sens).
A l’observation, les liens rapprochant le patient et son médecin relèvent d’une relation étrange, unique sans doute, où se bousculent et se renversent confidences et méfiances, proximité et mise à distance, affirmation d’ego et abandons plus ou moins temporaires en des mains autres. Mais aussi reconnaissance gracieuse ou inféodation en dépendance ; et espoir, illusion, désillusion, déception, peur, rancœur ou admiration quand ce n’est fascination à l’égard de celui qui est supposé détenir une part du mystère de la vie et de la mort. Et encore, transcendance et immanence, jeu de séduction ou de pouvoir, «chantage» (à la vie, à la mort, à la guérison ou à l’échec) et pressions (paternalistes ou autoritaires…). Sans omettre fantasmes ; et archétypes ; et régressions plus ou moins importantes (à un stade personal en proie au magique – propre au psychisme de l’enfant et à la pensée primitive). A telle enseigne, Prométhée, Faust et Frankenstein s’immiscent avec plus ou moins de force -appelés, critiqués ou révoqués. Au bout du compte, dans les profondeurs de l’inconscient et de ses angoisses, le médecin est investi d’un rôle magique qui fait de lui le médium entre le désir, le besoin, voire la nécessité vitale, et le monde objectal.
N’empêche, la relation Patient/Médecin est une relation personnelle en proie au déséquilibre :
- D’un côté l’autorité, le savoir et le pouvoir ; de l’autre l’ignorance, l’attente et la dépendance factuelle.
- A un pôle, au vrai aux deux mais en proportions et expressions diverses et différentielles, une subjectivité et une liberté ; à l’autre un corps et des aliénations.
- D’une part la norme ; de l’autre le vécu.
- Le probable ; et ce qu’il en advient.
- Le général ; et le singulier très particulier….
Cela au cœur d’un lieu circonscrit et selon une pratique ritualisée où peuvent se décliner autoritarisme, paternalisme ou contractualisme. Et idéalisme ou pragmatisme. Et légalisme ou humanisme. Et confraternité peu ou prou sectaire. Et Loi, Codes ou Chartres. Et personnalités, et consciences singulières - et empathies ou sympathies.
Relation compliquée donc, et délicate. Devenant trop affective, elle risque d’inféoder le patient en dépendance trouble - et de perturber la pratique autant que le praticien (en son jugement, son objectivité, mais aussi en ses mécanismes de défenses face à la souffrance ou au risque thérapeutique toujours présent). Toutefois, devenant trop distante ou trop désaffectée, ou encore scientiste, elle réifie le patient qu’elle assimile à un cas, à un corps biologique ou à un pseudo-objet.
Au vrai, si l’on part d’un principe éthique kantien (commandant de traiter toujours l’humanité tant en sa propre personne qu’en celle d’autrui comme une Fin en soi et jamais seulement comme un moyen) ; si l’on prend en compte la réflexion philosophique de Gilbert Hottois proposant de traiter l’autre comme il le souhaite (et non pas comme nous souhaiterions être traités) ; si l’on y intègre les statuts, notions et états pluriels de la «personne» (état de fait biologique, état du droit, notion philosophique et morale, concept historique et soutenance personnelle mouvante) ; si encore on tient compte des statuts paradoxaux et de la nature du corps humain (qui est hors du champ des choses, qui est propre mais indisponible) ; si l’on est attentif à la dualité humaine (matière et matière qui se fuit dans ses actes, projets, attachements…) ; si par ailleurs l’on n’oublie jamais le principe fondamentale de la médecine (primum non nocere), on esquisse alors une relation interpersonnelle où doit s’assoir la présence (en sa force d’interpellation et d’éveil eu égard à l’affect et à l’éthique) d’un individu unique et un : s’asseoir l’empathie anthropologique, le respect des singularités toujours inscrites en des situations particulières faisant exception, et finalement la prise en considération et en conscience d’une liberté singulière.
Tout commence donc par un lien direct, ou presque, du médecin au patient. Et c’est là qu’interviennent Hippocrate et son serment (5°siècle avant notre ère):
«Je jure par Apollon médecin, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et déesses, les prenant à témoins… » : serment d’homme garanti par les dieux.
Faisant référence aux seuls «pairs» et maîtres, fussent-ils divins, le médecin, hors tout autre médiateur ou tout autre tiers, se faisait lui-même médiation : entre l’homme et les Dieux, l’homme et la «nature», l’homme et les différentes forces agissantes. Longtemps d’ailleurs, il fut assimilé à cet intermédiaire faisant lien entre deux mondes, deux dimensions ou deux états ; homme de l’art autant que des savoirs, proche de l’ordre divin et détenteur de pouvoir(s).
«…Dans quelque maison que j’entre, j’y entrerai pour l’utilité des malades (…). Je dirigerai le régime (…) à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice … » : serment des origines d’une médecine débutantes cherchant à se prémunir contre la mauvaise fortune via des promesses et des rites insérés dans un mouvement sectaire référé aux dieux.
«Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion (…). Si je viole ce serment et que je me parjure, puissè-je avoir un sort contraire » : appel, peut-être, à la bienveillance divine à l’égard d’une émancipation jugée périlleuse et réalisée dans une distanciation opposée aux donnés «naturels» de l’existence -la souffrance, la douleur, la maladie, la mort.
Aujourd’hui, c’est un serment laïcisé qui engage le médecin à aider, soigner et guérir – si faire se peut. Mais si l’on soigne ou guérit un individu compris comme un organisme fonctionnel, l’aide peut être entendue comme une prise en compte de la personne définie selon sa liberté, son libre-arbitre et une relation du corps et de l’esprit qu’elle-même, elle seule, soutient et évalue - dès lors, cette personne, lucide et informée, sera seule en mesure de déterminer les limites et impossibilités de son existence.
Telle notion (de personne) introduit l’une des premières intrusions au cœur de la relation paternaliste Médecin/Patient et fait ici office de régulation pour aboutir peu à peu au contractualisme : où l’acquis culturel du patient et la tendance sociale prônant l’autonomie écartent le paternalisme originel au profit d’un contrat tacite ou explicite qui entend un consentement libre et éclairé à tout acte médical (en principe car, quoi que l’on veuille, le médecin reste détenteur d’un savoir/pouvoir que ne possède pas le patient – patient en détresse et donc physiquement ou moralement fragilisé). Rappelons que c’est le code de Nuremberg (1947) qui répondit aux horreurs nazies en exigeant la mise en place d’un consentement libre et parfaitement éclairé (informé) avant toute expérimentation humaine. Ce Code précéda celui d’Helsinki et les Lois de Bioéthique (auxquelles s’ajoutent encore ici et là des chartres du malades hospitalisé).
Ingression de la bioéthique donc, pour le meilleur ou l’inutile. Car elle est trop souvent réduite à énoncer l’interdit, dire le licite. Car elle est trop souvent contrainte à adopter et à avaliser : justifiant théoriquement, circonscrivant quelquefois, la pratique mise en œuvre. Et cela quand elle devrait être logos et symbole et expression de l’humain – de l’humanitude. Qu’elle devrait être manifestation de la dualité (qui est aussi unité et unicité) humaine (unité d’étance et dualité de soutenance - par corps et par esprit). Quand elle devrait être mise au jour de ce qui fait lien, fait sens, fait humanicité : mise au jour de ce qui nous inscrit dans l’appartenance (appartenance à soi, au monde, à l’anthropos, à l’humanité spécielle et à l’aventure humaine)…
Mais le tiers au sens où nous l’entendons peut également prendre la forme ou la force d’une illusion :
Illusion, déjà, du marqueur génétique (gène de …… : de l’alcoolisme, de l’homosexualité, de l’autisme, de l’hyperactivité, de l’intelligence… …ou de la connerie) ? Gène de l’hypertension ou de la mucoviscidose : où tout se mêle et se perd - des maladies autosomiques dominantes (à gène d’expression dominante) aux récessives, des pluri-géniques aux mono-géniques, des plurifactorielles aux mono-factorielles. Et, pire, des dysfonctionnements organiques aux particularités, des différences métaboliques aux caractéristiques personales, du physiologique au relationnel et au comportemental….
Illusion, dès lors, d’une correspondance simpliste : réductionnisme extrême qui assimile l’instinct (murin ou autre) à la complexité humaine. Qui confond le ‘comment’ et le ‘pourquoi’ - mais aussi le moyen, le but et le sens. Ou encore, le substrat (matériel, génétique) et la réappropriation du substrat (en existenciation).
Et se profile en cela l’ingression du socio-économique, du probatoire et de la statistique. Car la relation Médecin/Patient est également supportée par la loi du marché. De fait, les soins sont payants et le choix du praticien est libre : «libre», c’est à dire soumis à des événements aléatoires et déterminé par des éléments financiers, pratiques, physico-physiologiques (eu égard aux déplacements supportables), sociaux, géographiques, philosophiques, émotionnels et enfin objectifs -tenant à la pathologie et à la spécialité du prestataire de soins. Relation, nous l’avons dit, basée sur la confiance (au moins relative), la confidentialité (supposée absolue) et la considération de l’intérêt supérieur du patient (à ne pas négliger son point de vue). Néanmoins le nombre d’interférents s’immisçant entre les deux protagonistes va croissant. Et déjà, l’Etat, l’INAMI, l’employeur et l’assureur (ouvrant ainsi la voie aux ingressions autrement violentes de l’idéologie ou de l’utopie, de l’économie ou de la productivité et de la transparence panoptique à ramifications totalitaires). Cat Etat, employeurs, assureurs emploient le médecin et lui demandent d’accomplir une tâche de contrôleur, d’examinateur ou de certificateur -risquant à plus ou moins long terme de prendre le pas sur le patient (sur son intérêt, son intimité et ses droits). A signaler de même les interventions et interférences des Ministères et Administrations, des budgets et des enveloppes fermées, des normes, des limites et des conditions organisant les dépistages, les préventions, les informations, les distributions de matériels divers, les remboursements, les séjours hospitaliers, les prescriptions et les répartitions thérapeutiques.
Tiers ou médiation (occultant la singularité métabolique, individuelle et situationnelle) du fait des correspondances établies (associant mécaniquement tel paramètre, tel dosage physiologique, tel traitement, telle exemption ou tel possible -en ce compris euthanasique) -et cela aux dépens de la déontologie proprement médicale, de la conscience individuelle (toujours située mais très bientôt soumise aux statistiques) et de l’intuition.
Partant et insidieusement, le patient se voit impliqué dans une relation nouvelle de dépendance : le médecin n’est plus seulement celui qui sait, celui qui soigne, mais encore celui qui autorise, dispense ou exclut. Une relation pour le coup «obligée» dont dépendra son devenir social, économique, professionnel, financier et existentiel (quand ce n’est proprement vital). Et le secret médical en sortira perdant. Secret fondamental pourtant ; non pas comme vérité cachée au patient mais comme discrétion qui arrime toute information à la diade soignant/soigné pour en exclure tout autre - parent, employeur, assureur ou Etat. Secret idéalement dressé en rempart face à toute atteinte portée à l’encontre de la liberté et de la dignité quand l’individu est, chaque lustre un peu plus, inséré dans des structures sociales inquisitrices et soumis à des lois économiques exigeantes ; qu’il est intégré dans des réseaux multiples qui le guident et le contraignent, dans des aménagements chronophages et liberticides des lieux et temps de vie -en ce compris des circuits de vidéo-surveillance, des contrôles médicaux et des examens d’aptitude. Secret essentiel donc, mis dès à présent à mal sous couvert trompeur d’exceptions régulées, de promesse de thérapies futures, de révélations très parcellaires et proprement statistiques, d’efficacité et de rentabilité (qui seraient seules susceptibles d’assurer à long terme solidarité et justice sociale). Secret menacé par l’informatisation et ses réseaux. Par la concurrence à l’emploi. Par les tests génétiques…. Ingression de la société que voilà : en sa violence, en sa volonté de contraindre et contrôler, en son exigence de percer/transpercer : voire et connaître…
Si donc aujourd’hui encore le médecin est guérisseur, il est également technicien d’une science de plus en plus spécialisée et mécanisée ; il est initiateur de l’être dans la FIV, et réparateur de l’individu par la greffe ; sauveur promis, vérificateur agréé, expert reconnu, répartiteur ou sélectionneur factuel ; mais aussi caution scientifique et médium symbolique aux portes de la vie et de la mort. Il est en outre maître de l’artifice, spécialiste de l’artificiel et producteurs d’artefacts : la vie et la mort comme phénomènes décisionnels - produits ou productions de la technique.
Par son savoir «mystérieux», il est également celui dont on attend conseils ou directives, postions éthiques, décisions ‘déresponsabilisantes’ et, d’une certaine façon, actes miraculeux ou rémissions des «pêchés» (à entendre en termes d’erreurs, d’imprudences, de choix incertains ou douloureux, de transgressions, de dysfonctionnement ou d’hérédité difficile). Et la médecine se surprend à écarter du devenir tel ou tel potentiel ou à édicter des règles de «bonne santé» - en extériorité. Elle pose ainsi d’une manière autre le normal et le pathologique qui cessent subséquemment d’être des moyennes référentielles pourvues d’un espace de variabilité individuelle (pour se faire Références a priori - désincarnées). Et cela nous conduit à envisager normalité et santé sous l’angle de l’ingression ou de la référence contraignante…
Ingression qui peut prendre plusieurs formes, dont celle de l’objectivité ou de l’objectivation : par l’image, les mesures, les chiffres, les statistiques, la norme ou la normalité (rigidifiée et traduite en Normatie). Avec cette conséquence immédiate d’une réduction de l’espace humain, de l’espace symbolique, de l’espace du langage, de la parole et du subjectif entre médecin et patient. Où une construction artificielle du «soi» du malade s’élabore corrélativement : soi médical ou médicalisé qui signe l’abdication de la singularité, de l’exception, du vécu… Qui signe l’abandon de soi en la technique et en l’idéologie médicale de l’autre. Avec l’intrusion associée de la mythologie de la santé parfaite : du corps jeune et beau –éternellement. Celle aussi du corps productif -utilitaire, décisionnel ou optionnel : fonctionnant ou fonctionnel mais insignifiant en sa liance intime et inscrit de surcroît dans une perspective a-temporelle….
Rappelons que si la normalité décrétée est une concordance ((à une moyenne normativisée et selon une variation –subjectivement- fixée par consensus)), la normalité vécue est quant à elle la possibilité de s’adonner aux activités communément réalisées (ou à portée de réalisation pour les semblables référentiels). Aux yeux du sujet souffrant, cette normalité vécue s’actualisera par un retour aux occupations coutumières et se matérialisera dans la participation aux mouvements communs… Mais point aujourd’hui la normatie : comme Etat objectif et immuable du «Normal» - comme référence contraignante pouvant être soit spécielle soit sociale (établie alors en fonction d’une moyenne statistique rigidifiée, d’une attente économique ou d’une exigence idéologique). Ainsi, la normatie collective ou instituée, qui est dotée d’une vocation universelle, s’oppose à la normalité vécue – qui est individuelle, a-statistique et inscrite dans l’ordre du pathos. A prendre en compte quand la normalisation préfiguré est partitive, et stigmatisante (de l’autre dissonant). Elle est abstraite et aliénante… Et tend à s’imposer, dans la reproduction, comme factrice d’ingressions nouvelles : d’une perspective trans-chronologique et trans-générationnelle :
En effet, devenant prédictive, la pratique médicale s’inscrit dans l’ère du virtuel et traite de l’invisible : aider, soigner, guérir –et prévoir, prédire, prévenir, présélectionner, prédestiner. A l’origine de l’être, cette interposition prend la forme de la médiation temporelle –celle d’une médecine probabiliste et spéculative qui doit intégrer le devenir individuel d’un potentiel et l’évolution médicale, sociale et sociétale. Là s’ébauche l’ingression du futur ; celle d’un devenir plus ou moins probable, plus ou moins certain. Et s’insère de la sorte dans le colloque Patient/Médecin un futur présentifié -ou un être virtuel matérialisé par l’imaginaire ouvrant la porte à un devoir compassionnel d’IThG…
Par ailleurs, les diagnostics prénataux inscrivent de nombreux intervenants dans le «colloque singulier» : toute une histoire familiale, toute une généalogie, toute une compacité d’existences plurielle, de souffrances et de hasards plus ou moins douloureux (vécus en destin). Mais également les générations futures et les descendants envisagés ou imaginés (jusqu’à l’élaboration d’un droit à ne pas naître : comme si les générations futures réclamaient, du fond de leur néant, tout un panel d’attitude tantôt précautionneuses tantôt compatissantes) - et faisant eux aussi ingression, intrusion ou pression.
Remarquons que la problématique de «vie préjudiciable» témoigne en outre de revendications, par suite d’ingressions, nouvelles : droit à la réussite personnelle, droit aux certitudes et aux garanties (assigné à rebours tel un devoir au praticien).
De fait, le «droit» se fait schème ou idéologie : droit de libre disposition de soi, droit de maîtrise, droit de procréer, droit de choisir. Et choisir son apparence, son but, son traitement, son praticien, mais également sa descendance : délivrée des handicaps et pathologies, des faiblesses ou dissonances - voire élue en ses spécificités, en son sexe masculin ou féminin et en ses voies d’obtention (plus ou moins naturelles, plus ou moins artificialisées : en ce compris bientôt par clonage et exogenèse…). Droit évidemment d’éviter (une naissance, des pathologies, des préjudices, des inconvenances, des gènes….). Droit encore à la mort digne. Droit de connaître, droit de savoir, droit d’ignorer, droit aux changements (d’identité sexuelle et civile, mais aussi des limites corporelle). Droit à la santé et au bonheur. Droits des hommes, Droits de l’homme. Droits du corps que l’on est, droits du corps que l’on a…
Ces diverses ingressions répondent et amplifient d’autres immixtions : celle de l’ordre à maintenir, celle de l’économie, celle du droit à la satisfaction du désir - celle du consommateur de soins.
Et encore, la médiation par un paradigme ou un modèle philosophique et anthropologique (plus logique qu’anthropique, sans doutes) tendant à l’utopie. Utopie d’une totale ou quasi-totale maîtrise, d’un bonheur transmissible, d’un type humain pleinement humain (désignant à revers des moins humains ???,). Avec le surgissement ou le retour sous d’autres masquages du mythe d’une essence préexistante : et donc d’un homme idéal à réaliser –et réalisable du fait d’une nature humaine non seulement ex-orbitée de la nature (substrat), mais également supposée perfectible au regard de ladite essence débusquée. Et désormais, sciences et génétique s’apprêtent de plus ou moins bonnes grâce à prendre en éprouvette la tâche de l’élaboration d’un homme enfin réalisé. Perspective ou perception étonnantes où l’on attribue à un invisible programme toutes les qualités d’une essence ou toute la puissance d’une transcendance (magique) portant en ses entrailles (moléculaires), et comme ultime finalité, un organisme toujours déjà spécifié. Approche inquiétante où l’on suggère un réel clairement partagé dans lequel l’on pourrait, à force d’interrogations et moyennant quelques précautions, discerner le Vrai, le Bien, le Normal, le Juste, le Vivable et l’Acceptable…( ???).
Et un autre élément encore fait ingression dans la relation Patient/Médecin, qui tient à une conception situant le «moi ultime» dans les profondeurs de l’inconscient, de l’esprit… ou… de la matière -comme tapi au cœur obscur de l’être et du corps. Conception qui dévalorise le dehors (en fait l’interface ou le médium) au profit du viscéral, et plus encore, au profit du génétique. Conception qui dévalorise ce qui se montre naturellement (la forme, la peau, le dehors) ; dévalorise ce qui se dit (la parole, la plainte) ; dévalorise ce qui se vit (sensation, sentiment, perception/interprétation intime) ; dévalorise ce qui se soutient à l’être en étance situationnelle (l’organisme faisant sa norme, l’individu subjectif et personal) ; dévalorise tout cela au profit de ce qui se cache (l’organe, le gène), de ce qui se tait (le potentiel, le risque, la probabilité) ; ou encore au profit de ce qui se processualise (la réaction chimique, la réplication/duplication) ou de ce qui se profile (présume, prédit, présage : l’avenir donc).
Ingression de la molécule, des donnés (ce qui est donné -ou imposé), de ce qui est hérité (héréditaire) et conséquemment du patrimoine génétique. Et attention portée, parfois focalisée, à un ensemble de possibles pour part virtuels (car tout ne pourra s’actualiser faute des facteurs environnementaux déclencheurs) ; pour part en puissance (car en «attente» d’activation future).
Ingression, donc, et hyper agissante, de ce qui est/serait/pourrait être logé au cœur de l’individu avant même son individuation – a fortiori avant son individualisation.
Certes, la médecine a toujours fonctionné selon l’exigence d’extériorisation (du fonctionnement viscéral, du dysfonctionnement) : écoute des bruits corporels (la main frappe la cage thoracique pour laisser l’oreille analyser les résonnances). Et usage du stéthoscope. Et analyse visuelle, parfois gustative, de l’urine. Attention portée aux bruits circulatoires. Et Rayons X, échographies, résonances magnétiques… Analyses génétiques…. Possibilité de détections très précoces –et d’interventions y subordonnées (soins médicamenteux, interventions chirurgicales, tris embryonnaires, interruptions de grossesse…).
Autant d’avancée épargnant bien des vies et des souffrances…
Autant de risques nouveaux…
Car, paradoxalement, l’exigence de mise au jour du corps en son état, en son agir, en sa réalité «oeuvrante», conduit aujourd’hui à un évincement ou à une négation du corps en dimension organisatrice, en sa singularité situationnelle et en son vécu intime - au profit de l’image, du numérique ou de l’inerte moléculaire…
Vient donc le moment d’aborder l’ingression technique…
Intrusion ou interférence de l’instrument optique ou du robot. Et effacement du corps souffrant par les chiffres peu ou prou objectifs rapportés aux seules statistiques. Et mise en place du règne de l’image (radios, échos, scanners, scintigraphies, endoscopies…). Comme le relève Didier Sicard : «La plainte n’est plus recevable tant qu’elle n’a pas de traduction objective technologique » (in « La médecine sans le corps », Plon, page 9).
Situation où le corps est transpercé tandis que l’apprentissage recours au virtuel. Mais l’instrument met à distance (sans dénier aucunement ses apports et supports vitaux) : il réduit la relation entre praticien et personne souffrante à des actes techniques et à la surveillance d’un fonctionnement mécanique ou informatique –or, la déshumanisation consiste justement à réduire l’acte médical à sa technicité et à assimiler le sujet à un cas ou à une « pathologie incarnée »…
Dans un autre champ, la médecine du fœtus plus spécifiquement, s’ajoute le corps de la mère ; qui fait obstacle là où il n’était naguère que matrice protectrice. Son corps et ses conceptions diverses et ses convictions profondes (en matière d’IVG, par exemple). Sans négliger, en procréation médicalement assistée, les perceptions multiples (de l’existence et du sens, de l’autonomie et des valeurs, de la souffrance, du handicap, de l’épanouissement personnel/personal et du bonheur au regard de ses conditions minimales de possibilité. Il s’agit là de l’idée que l’on se fait de la personne (et du fonds de possibles qu’il s’agit de lui garantir au regard d’une certaine jouissance de soi et de soi dans le monde).
Interférences et surgissement dans le présent (en cette médecine de la reproduction) d’un certain futur présentifié - lui qui se délite nécessairement en présent agi (où agir) et en passé intégré en mémoire pour faire histoire (qui donc, au propre n’existe pas hors la conscience qui le vivra en subjectivité et intersubjectivité. N’importe, et nécessairement au regard de la conscience affectée qui jauge et anticipe, devenir, potentiel, risques, susceptibilités, responsabilité et compassion, mais aussi fantasmes et principes éthiques sont autant d’éléments qui peu à peu sont intégrés dans la perception de ce patient très particulier qu’est l’embryon d’abord, le fœtus ensuite.
Interférence d’une connaissance probabiliste, d’un certain devoir de savoir, du regard de l’autre (du point de vue de l’autre), de l’attente familiale ou sociale…
Interférences et influences des «vécus» -du médecin ou du patient (ou de son représentant). Interférences de la famille élargie (comme généalogie). Interférences des angoisses et des peurs… Interférence d’un déni de la mort quand celle-ci glisse insidieusement de l’ontologique et du bio-logique au factuel ou à l’accidentel (à éliminer donc !). Et interférence grandissante d’un certain droit de guérir ou d’une exigence de satisfaction…
Et finalement, interférence des schèmes ancestraux : car l’attitude (du médecin envers son patient et du patient envers son médecin) varie selon qu’il subsiste ou non un fond d’animisme, quelque structure magique ou un fonds de religiosité (dans les profondeurs de l’inconscients, bien souvent).
De fait, les attitudes et relations diffère selon que le corps s’insère dans le sacré ou dans la matérialité ; qu’il est forteresse inviolable ou puzzle organique ; qu’il est mode et substrat et constituant personal/identitaire ou qu’il est inscrit dans le fonctionnel. Différences d’attitudes, de comportements et de choix thérapeutiques selon les compréhensions de l’embryon, de l’individu, de la personne, de la collectivité, de l’humanité (comme communauté d’espèce, tissages relationnels, constructions symboliques…). Différences selon que l’on centre l’homme au cœur de l’univers, ou non. Que l’on fait primer l’individu sur le groupe, ou l’inverse. Différence selon que la maladie est perçue et inscrite dans l’ordre accidentel, dans le hasard, dans un fatum, dans une intimité, dans une culpabilité…
En fait, en son fonds comme en ses ressorts, la médecine recouvre des traits humains fondamentaux ; curiosité ouverte aux questions essentielles (celle du sens de la souffrance, de l’existence). Mais aussi curiosité envers la nature, le substrat, la chair vivante, la force vitale, la pulsion(de)vie. Curiosité envers la matrice, la donnée causale, l’élément structurant…
De surcroît, ladite médecine est révolte : contre la nature et ses hasards (devenant pour la conscience souffrante véritable fatum), contre la douleur, contre le manque et contre la mort. Et attention portée à l’autre. Et compassion, et empathie. A cet égard, analysant le recours au médecin, Lévinas parle de l’une des premières formes de la prière et de la culture (entendue comme surgissement d’humanité) : où l’homme singulier se démet de lui-même pour s’en remettre à un autre, où s’instituent des échanges, où se codifient des attitudes, où le concret s’ouvre à l’abstrait. Où, également, le renoncement et la soumission aux déterminismes et aux forces de la Nature reculent face à la volonté humaine d’une affirmation.
La relation médecin/patient délimite conséquemment un lieu -celui de l’humanité, celui du désir et de l’idéal. Et s’y confrontent pouvoir, savoir, devoir. Et s’y parlent corps et symboles, souffrances et espérances, sens et absurdité, grandeur et finitude. Et s’y écrivent quelques chapitres du sens, du devenir et de l’avenir. Et s’y répondent également l’homme et la machine. Les coûts et les objectifs. Les demandes, exigences, prévoyances, précautions et finances. Et s’y affirme la médicalisation toujours plus grande des problèmes sociaux, des questions existentielles, des angoisses humaines…
Et s’y affrontent praticiens et malades : les premiers enserrés dans des lois économiques, des règles de déontologie, des codes légaux ou coutumiers, des demandes exigeantes ou impossibles, des prises en charges démultipliées, des traitements divers, des changements incessants, des connaissances en perpétuelle évolution, des médiatisations triomphalistes, des promesses optimistes et des conflits éthiques ou d’intérêts. Les seconds enfermés dans des cadres qui les nient : où l’accueil de l’inquiétude ou de la douleur n’est plus humain mais normativé/standardisé ; où ils vivent le gouffre qui sépare un savoir global croissant hyper médiatique et le doute pratique qui s’attache à «leur cas» personnel/vécu.
Et s’y perd désormais le corps comme corps vivant. Et semblablement l’individu comme personne unique, comme exception à la norme. Et encore la parole : corps, personne et parole se trouvent effectivement peu à peu écartés du champ de la médecine.
Se confrontent finalement le corps-soi et le corps de/du «Soi». L’intime contre l’extériorisé (mis au jour). Le vécu contre le perçu (mais perçu et avalisé par l’autre et ses mises en chiffres ou en images). Et le patient lui-même en appelle et se réfère toujours plus à son taux de glucose, à son cholestérol, sa radio, sa mammographie… : référence médicale universelle, et référence médicale du «moi ». Il s’agit là un transfert identitaire dé-identifiant : un abandon de soi pour un moi objectifié et objectivé.
Donc, le tiers s’interpose toujours plus entre le médecin et son patient. Mais, plus grave sans doute, le patient lui-même se vit en tiers et par un tiers ou des tiers -qui lui confirment qu’il est et qui (ou quoi) il est. Tiers qu’est le médecin. Tiers de la parole diagnostique. Tiers de la pathologie qui dérobe proprement au malade son être pluriel et libre et subjectif. Cela constitue une perte d’identité où le patient se fait enveloppe ou réceptacle ou incarnation d’une pathologie qui «lui vole la vedette»).
Bref, de la fivète à l’euthanasie, la responsabilité et la faculté d’intervention du praticien s’étendent, son champ d’action également, mais quelquefois pour se voir confrontés à des actes bureaucratiques qui limitent sa réflexion.
Son pouvoir d’action, pouvoir technique, est immense et tentaculaire. Mais cette technicité en prise avec le social, l’économique, l’exigence individuelle, les revendications collectives, les mythologies contemporaines et les jugements de pairs ne signe-t-elle pas la fin d’une liberté de conscience et d’une liberté thérapeutique ? Et encore, la fin d’une relation humaine ? Ne vivons-nous pas alors l’avènement du médecin se faisant, lui aussi, tiers ou intermédiaire : entre l’entreprise et son employé, entre la productivité (rentabilité, efficacité) et son agent voulu conforme (adapté), entre laboratoire et demandeur d’information, entre l’industrie pharmaceutique et le demandeur de soins, entre le couple et son exigence d’un enfant transparent, entre le robot opérateur et la chair souffrante, entre le modèle utopique et sa réalisation, entre le désir et sa satisfaction, entre l’individu et son actualisation, entre l’homme et son intériorité (bientôt sans intimité ni attache identitaire), entre la personne et son but…. ?
Rem: ce ne sont là que quelques réflexions éparses trouvant leur mise en place, leur intégration à d'autres problématiques et leurs développements dans un chapitre y réservé de "L'éthique sur la paillasse ou l'aporie bioéthique?"
J.W.
Publications perso:
• L’intrépide tour des mondes d’un touriste entreprenant, Edilivre, 2010
• Contes et fables d’une Terre presque ronde , Edilivre, 2011
• L’humanité à l’épreuve de la génétique et des technosciences. Aporétique humanité ?, Éditions Universitaires Européennes, 2011
• Ce petit rien, ce petit lien ? L’identité humaine face à l’opérativité technoscientifique , Le Manuscrit, 2007
. Du désir d’enfant au désir de soi ? L’homme à l’épreuve de la génétique et des technosciences , Le Manuscrit, 2007
. L'éthique sur la paillasse ou l'aporie bioéthique, Edilivre, 2011
Thèse (version commerciale)
Nouvelles "Grand public"
L'instant d'après, Edilivre, collection "Coup de coeur", 2012
Essais
Littérature pour la jeunesse – contes philosophiques
Les lauréats du Prix Mare Nostrum 2024 vient de livrer la liste de ses lauréats. Chaque lauréat recevra une dotation de 2 000 € pour sa c
Légende photo : en haut de gauche à droite : Deloupy (Les Arènes), Carole Maurel (Glénat), Pierre Van Hove (Delcourt/La Revue Dessinée), Sébast
La Centrale Canine décerne chaque année son Prix Littéraire aux 3 meilleurs ouvrages mettant à l'honneur la relation humain-chien.